Système des Beaux-Arts/Livre premier/8

Gallimard (p. 40-42).

CHAPITRE VIII

DU CÉRÉMONIAL

L’inflexible ordre extérieur est toujours assez connu par l’expérience des moindres métiers, pour que l’esprit observateur s’y puisse reposer des rêveries informes, et se reprendre et composer en percevant. Toutefois cet ordre n’est jamais le premier connu. L’ordre humain est nécessairement le premier univers, dont l’enfant attend tout, et sur quoi il se règle. Et l’on sait que, principalement dans les climats où la vie est aisément assurée, et où l’industrie se trouve réduite à quelques faciles travaux, l’ordre humain domine toujours comme objet. De toute façon, puisque l’ordre humain est le premier connu, toutes nos idées se forment de là, comme l’ambiguïté des mots loi et ordre, pour ne citer que ceux-là, le montre assez. Aussi toute pensée conçoit d’abord l’ordre extérieur d’après l’ordre humain, ordre bien plus flexible que l’autre, et où le désir et la prière peuvent beaucoup. Mais il suffit de dire, en bref, que l’ordre humain est naturellement sujet aux désordres d’imagination, encore grossis par la contagion des affections, en sorte que l’emportement, l’irritation, la convulsion s’y développent aisément, comme l’expérience le fait voir en tous temps par les paniques, fureurs et délires des foules.

On sait que même les peuples les plus ignorants, et on pourrait dire surtout ceux-là, ont toujours ordonné la foule humaine selon de strictes cérémonies, en vue de discipliner les passions. Peut-être faut-il dire que, dans les pays froids, l'industrie solitaire a réglé et formé l'esprit autrement. Ici les arts qui changent la chose se seraient développés les premiers ; mais le souvenir des anciennes cérémonies aurait toujours dirigé ce travail des artisans, s'il est vrai que l'homme ait remonté de l'équateur vers le pôle en emportant le feu. Toujours est-il que le cérémonial, qui a pour fin principale de disposer le corps humain selon une règle, est par lui-même esthétique, et domine presque partout les arts solitaires. La danse, le chant, la parure, le culte ont dessiné l'édifice, dont la sculpture, la peinture, le dessin se sont ensuite séparés. Toutefois, dans cette histoire imaginaire des Beaux-Arts, il ne faut point chercher au-delà du vraisemblable, car toutes les choses humaines ont plus d'une origine. Un signe, comme de se mettre à genoux ou de faire oui de la tête, s'établit par des causes concordantes ; et l'on peut dire que, pour ce qui est institution, ce n'est pas assez d'une cause. Toute histoire se fait par retours, concordances et entrecroisements. Le dessin fut certainement une écriture, mais vraisemblablement aussi une abstraction de la sculpture ; car le dessin est le geste fixé, mais le geste signifie deux choses au moins, l'objet et l'homme ; ainsi le dessin a pu signifier aussi bien une affection qu'un objet ; le signe magique est donc naturellement aussi ancien que le signe descriptif. Pareillement l'architecture a certainement été souvent comme un tracé pour la danse et une cérémonie fixée. Mais l'art du constructeur a pu s'exercer d'abord, selon les cas, dans les huttes ou cavernes, l'utile l'emportant alors sur le signe. C'est pourquoi il suffit d'ordonner les beaux-arts et de les définir d'après la nature humaine telle que nous la connaissons ; c'est le meilleur moyen de rassembler, en chaque sujet, toutes les causes, et chacune selon son importance propre.

Il faut seulement noter ici que le cérémonial a pour fin de remédier aux improvisations déréglées qui caractérisent les passions et même les émotions, et, par là, de fournir un objet en même temps qu’une règle aux jeux d’imagination solitaires, qui vont à l’égarement, même chez les hommes les plus cultivés. Et, selon la nature, cette règle des passions, par l’expression composée, est bien la première, puisque c’est ainsi que tout homme apprend la pensée en même temps que la parole. Et c’est par la pensée commune que chacun arrive à la pensée propre. Hors de l’imitation réglée, et de la sympathie composée qui est politesse, il n’y a point d’humanité à proprement parler, mais bien l’animalité seule, et même sans conscience suivie. Prenons donc la cérémonie, primitivement et toujours, comme élaboration du souvenir, du sentiment et de la pensée ; en sorte qu’il n’y a point de distinction à faire entre l’expression ou échange des sentiments et la puissance de les éprouver. Ces idées reviendront, mais il fallait les marquer ici, afin d’orienter les réflexions du lecteur, communément trop peu préparé, par la société des livres, à considérer ce qu’il doit aux fêtes publiques et privées et à toutes les espèces de culte.