Système des Beaux-Arts/Livre huitième/6

Gallimard (p. 293-296).

CHAPITRE VI

DU PORTRAIT

Un portrait exécuté par les seuls procédés du dessin peut être reconnu, et même, en un sens, vivre, comme vit un homme qui court, lutte, ou mange la soupe, ou bien un homme qui rit, menace ou chante. Mais le dessin, par sa nature, ne saisit bien qu’un moment, un geste, un signe de l’homme. Le vrai portrait vise plus loin ; il veut exprimer une suite d’actions, de sentiments et de projets, mais ramassés dans un moment du souvenir, sans tragédie ni comédie, sans jugement sur soi. Toute nature, quand les événements font trêve, se repose en elle-même et se réjouit d’elle-même un court instant ; la politesse et la cérémonie, loin d’y nuire, favorisent au contraire cet état naissant de la rêverie, en supprimant comme peu convenable toute mimique voulue. La bouche alors revient au repos, et l’attention du spectateur remonte à cette lumière colorée dont les yeux sont le centre. C’est là qu’apparaît cette ressemblance selon le peintre, visible aux autres dans le portrait seulement.

Le dessin souligne trop les formes sculpturales, et les fixe toujours en une certaine perspective, d’où, malgré la plus savante étude, et souvent surchargée, quelque expression d’un moment, répondant trop aux circonstances, et qui ne donne qu’une ressemblance d’un moment. On n’aimerait point le portrait d’un homme penché en avant, ou vu d’en bas ; ces perspectives déforment en marquant trop le front ou la mâchoire ; c’est comme une sculpture vue toujours d’un même point. On se lasse de cette expression violente, et qui est plus tyrannique à mesure qu’on l’observe davantage. À quoi le dessin remédie par la légèreté, on dirait presque par le vide et l’abstrait qui lui sont propres. Il invite l’attention à courir. Mais la couleur la retient, surtout la couleur travaillée et composée qui alourdit un trait heureux. C’est pourquoi les procédés du dessin, qui préparent le portrait, doivent toujours céder à la couleur ; aussi y a-t-il fort loin d’une belle esquisse à un beau portrait. Enfin le trait dominant choque dans une œuvre finie, par exemple une verrue sur le nez, mais aussi, par les mêmes causes, un sourcil froncé, un front en coupole, un mauvais pli du coin des lèvres, et jusqu’à l’expression d’une barbe en broussaille, qui, dans le fond, n’exprime rien. Ces traits font caricature.

Les peintres ont coutume, avant de mettre un portrait en place, de dessiner le modèle en beaucoup de poses. En quoi faisant ils se le rendent familier ; mais il faut dire aussi que chacun des croquis corrige l’autre, et que le portrait devra dire à la fois ce qu’ils expriment par leur succession, et encore plus. Prenant donc le dessin pour ce qu’il est, l’artiste parvient à saisir cet équilibre du visage qui convient aux recherches du peintre. Il faut considérer que l’esquisse finale du portrait, prise comme dessin, est la moins ressemblante de toutes pour l’œil du spectateur, car tous les moyens vulgaires de ressemblance en sont éliminés ; ce n’est que la forme exacte des apparences colorées sans aucun trait ni ombre sculpturale. La forme solide en est presque effacée ; elle reviendra peu à peu, mais par la couleur surtout, jusqu’à ce que l’expression du sentiment total, qui assure la ressemblance, lui donne la réalité. Le long travail du peintre n’a point d’autre règle qu’une imitation des apparences colorées, par des retouches qui parcourent l’ensemble, jusqu’à ce qu’un premier reflet, mais durable, de l’expression non pensée, serve désormais de modèle pour y accorder le reste. Cette lumière croît et décroît par les hasards du pinceau ; et tout le secret de cet art est dans une attention constante à saisir sur le modèle l’expression picturale, si fugitive, et à la reconnaître dans l’œuvre ; par quoi il arrive que tous les tâtonnements sont utiles, et que les honnêtes recherches du dessous soutiennent la couleur, et assurent la victoire. Aussi on n’improvise point un portrait. Et cet accord entre la patience d’esprit qu’il y faut, et les exigences de la matière que l’on met en œuvre, explique assez pourquoi la meilleure copie est si loin de l’original ; car le copiste ignore cette longue naissance. Et cette impossibilité de faire le portrait d’un portrait met en valeur le travail propre du peintre, qui fait le portrait d’un homme ; car on est mieux assuré, d’après cela, que la vraie ressemblance ne tient pas à ce qui est forme, et qui est mécaniquement imitable, mais aux jeux de la couleur soutenue et comme nourrie par la patiente recherche du peintre ; en sorte que dans les dessous, dans les épaisseurs, dans les entrelacements de l’huile sèche et de l’huile fraîche, rien n’est cherché à proprement parler, mais rien non plus n’est inutile.

Comme il y a de la pensée dans le travail du sculpteur, à quoi répond la pensée sculptée, ainsi il y a de l’amour dans le travail du peintre, à quoi répond le sentiment peint. Aussi l’action clairvoyante domine dans le travail du sculpteur ; dans celui du peintre plutôt l’espérance et la prière. L’ascétisme est commun aux deux, car l’un et l’autre doivent d’abord rejeter les moyens faciles et le désir de plaire. Mais, au lieu que le sculpteur agit par décrets, plus assuré le lendemain de ce qu’il fera par ce qu’il a fait, le peintre n’a pas d’autre secours qu’un pressentiment fort et la constance ; c’est comme un miracle qu’il attend. Ainsi les grâces du sentiment s’échangent entre son modèle, son œuvre et lui. Il y a donc une mystique de la peinture, comme Balzac l’a marqué dans Le Chef-d’Œuvre Inconnu. Et, par une réaction naturelle, puisque le sentiment appelle le sentiment, il y a toujours quelque chose de mystique dans un beau portrait. Souvent à la lettre, comme l’art religieux l’a fait voir ; mais le lyrisme y est toujours, qui grandit l’amour profane, l’ambition, la mélancolie, et jusqu’à la frivolité. Bien loin donc que ce soit le mérite d’un portrait de ressembler au modèle, c’est plutôt l’honneur du modèle de ressembler à l’œuvre. Par quoi les dons de l’amour sont symbolisés, car l’amour fait être ce qu’il aime. Aussi l’amour maternel est le modèle préféré du peintre.