Système des Beaux-Arts/Livre huitième/3

Gallimard (p. 283-286).

CHAPITRE III

DES FORMES

Il faut convenir que la peinture et le dessin se mélangent aisément, sans que l’on puisse s’en plaindre. Il y a une manière de peindre qui détermine les formes par des lignes ; et la ligne est un moyen propre du dessin. Inversement il y a des dessins sans lignes, qui sont réellement des peintures en blanc, noir et gris. Or, même s’il n’existait pas une peinture à l’état de pureté, sans aucune ligne, il faudrait encore dire que l’œuvre propre du peintre est toujours de présenter la forme par le moyen de la couleur seulement ; en quoi la peinture se distingue du dessin et même s’y oppose ; car le dessin est une sorte de sculpture des profils ; et le pur dessin ne cherche rien de plus qu’une ligne bien nette, comme on verra. Le dessin ombré ajoute à ce contour bien défini l’apparence du relief sculptural ; mais cette traduction de la sculpture est encore assez loin de la peinture véritable ; on pourrait dire qu’elle dessine toujours des statues, et qu’elle sculpte en pensée. Et l’on ne citerait pas un tableau peint de quelque valeur qui saisisse ainsi par le relief. Il me semble au contraire que le vrai peintre, à toutes les époques, exprime les parties principales dans une lumière douce et égalisée, qui fait oublier ce relief, et favorise le langage propre aux couleurs. En ce sens, l’ombre sculpturale est dominée. Mais, d’un autre côté, les contours de l’objet sont dévorés aussi par la couleur ; à quoi la sculpture ne consent jamais. On pourrait appeler ombre picturale ce jeu des lumières colorées, sombres ou éclatantes, qui efface si bien toute apparence de sculpture et même de dessin. Je ne sais si la peinture pourra jamais s’affranchir tout à fait du dessin par lignes, ou par surfaces ombrées selon le relief ; mais je remarque qu’elle y tend toujours, dans son patient travail, et qu’elle y parvient souvent dans la reproduction des parties les plus expressives. Cette peinture à l’état de pureté se montre dans les portraits les plus célèbres. Mais surtout chacun pourra apercevoir une erreur de métier dans ces portraits à grand relief qui, malgré une grande dépense de couleur, n’existent que par l’opposition du noir et du blanc. La couleur des chairs y est alors comme étrangère et, de reflet ; et tout ce rouge n’enlève pas la teinte cadavérique. La couleur n’y est pas incorporée, elle n’y est qu’accessoire. Le mieux qu’on puisse dire là-dessus est que les sentiments ainsi exprimés sont toujours de l’espèce dramatique, et aisément traduits en paroles, comme menace, fourberie, vengeance, cruauté. Et il faut remarquer encore une fois que ces signes grossiers sont bien trompeurs. Un sourcil épais, un front plissé, une grande barbe, un œil fortement ombré donnent aisément un air de résolution et de force à des hommes réellement faibles ; et ce contraste va souvent au ridicule. La vraie peinture efface d’abord sur un visage tous ces traits de hasard et toutes ces ombres étrangères. Aussi ne peut-on jamais dire d’un beau portrait ce qu’il exprime précisément, quoique la forme colorée, en son langage propre, le dise très bien.

Il faut insister sur l’ombre, qui, par des procédés presque mécaniques, donne si bien l’illusion d’un objet solide. Le pur dessin se détourne de ce langage vulgaire ; mais la peinture, naturellement si tâtonnante quand elle est réduite à ses moyens propres, ne méprise pas assez la recherche du relief par les ombres. À vrai dire elle ne peut guère s’en passer tout à fait. Mais les grands artistes font un tout autre usage des ombres. Ce sont de grandes ombres, alors, qui couvrent les formes accessoires. Elles sont comme le vêtement de l’œuvre picturale ; elles circonscrivent la forme colorée plutôt qu’elles ne la dessinent. Comme les formes sculpturales sortent du monument, mais y tiennent encore, et par là se relient au monde des choses, ainsi les formes peintes sortent de l’ombre, mais y sont toujours engagées et y ont en quelque sorte leurs racines. Le célèbre problème des valeurs, qui voudrait faire correspondre à toutes les touches colorées un certain degré de blanc ou de noir, résulte d’un préjugé de dessinateur ou de graveur qui n’a guère cessé de poursuivre le peintre. Si l’on y joint cet autre préjugé que la peinture a pour fin d’imiter exactement les apparences, on s’explique les lents progrès de la peinture, et la décadence dont elle est frappée dès que les peintres méditent autrement que le pinceau à la main. Car la peinture est l’expression immédiate du sentiment par la forme colorée ; et comme le sentiment ainsi rassemblé en sa transparence n’est pas exprimable par le discours, le peintre ne peut rien préméditer ; il cherche seulement à traduire en force affirmative cette expression qui est parfois saisie dans le regard, autour du front et des tempes et sur le bord des lèvres, et que l’art du sculpteur efface d’abord. Or cette victoire du peintre n’est possible que par préparations, essais et retouches pendant un long temps, et sa fin est de retrouver et fixer sur la toile ce que son modèle montre et dérobe d’instant en instant. Ces remarques assez obscures peuvent retenir néanmoins quelque observateur de portraits, assuré depuis longtemps qu’aucun procédé photographique n’approche de la peinture, et qu’au surplus un portrait véritable parle aussi bien, et peut-être mieux, à ceux qui n'ont point connu le modèle. Mais si l’on comprend que la forme peinte est expressive par la couleur seulement, on comprendra aussi combien cette pâte colorée doit être riche et profonde en ses dessous, afin de donner force d’objet à ce qui est fait naturellement des plus fugitives apparences. Qu’il soit permis de n’en dire pas plus long sur ce difficile sujet.