Système des Beaux-Arts/Livre huitième/1

Gallimard (p. 275-278).

CHAPITRE PREMIER

DE L’APPARENCE

La sculpture imite le plus réel de l’objet, qui est la forme, dépouillée du mouvement et de la couleur ; ainsi une statue est elle-même une source d’apparences, mais purifiées ; par exemple on peut prendre d’une statue comme d’un monument autant de vues en perspective que l’on voudra ; et les changements de la lumière multiplient encore cette variété des aspects. En quoi la peinture s’oppose à la sculpture, puisqu’elle imite au contraire toute l’apparence d’un moment, traduisant la forme uniquement par le contour sur un plan, la couleur, le clair et l’obscur. Chacun sait que les yeux ne connaissent jamais que des signes de la forme solide, et que voir des formes c’est interpréter des ombres, des profils et des grandeurs relatives. Seulement comme le but est, pour l’ordinaire, de connaître par les yeux la vraie distance, la vraie forme, et même la vraie couleur, ce qui n’est que signe est communément détaché de l’objet ; par exemple au lieu de voir les ombres, on pense le relief, et au lieu d’apprécier les grandeurs relatives d’apparence qui font la perspective, on pense la distance ; on ne voit point un homme diminuer ou grossir, mais bien s’éloigner et se rapprocher ; et personne n’hésite à retrouver sous le jeu des ombres la vraie couleur de la chose. Or le premier travail du peintre est de retrouver cette apparence, et de réduire la perception qu’il a des objets à des taches diversement colorées n’ayant d’autre forme que le contour. Ainsi, exprimant l’objet par un seul de ses aspects, il termine par cela même cette recherche des apparences qui met si naturellement le spectateur en mouvement. Un tableau ne change point selon le lieu d’où on le regarde ; on le voit seulement plus ou moins bien ; par exemple les arbres d’une forêt peinte, ou les colonnades d’un palais peint, n’offrent point de ces courses et de ces éclipses qui donnent au promeneur une idée plus saisissante des distances et des grandeurs vraies. Au contraire on pourrait dire que le moindre mouvement du spectateur ramène pour un moment la peinture au rang d’un objet parmi les objets, par l’éclairage, les reflets, le recul, le cadre, mais, qu’ainsi la peinture s’affirme comme apparence fixée, ce qui commande aussitôt un genre d’exploration indivisible. Le spectateur, en présence d’un tableau, cherche donc le point le plus favorable, et il s’y arrête.

Telle est la première prise de la peinture, et ce n’est pas peu. La sculpture nous laisse plus libres, et nous conseille seulement ; la pensée règle ici l’attention, choisit l’heure et le point, domine enfin les apparences. Au lieu que, devant la peinture, c’est l’apparence qui nous saisit et nous arrête. Ce saisissement qui vient du dehors est une émotion déjà ; ainsi les nuances du sentiment contenu sont en quelque sorte invitées ; l’homme est aussitôt occupé de soi ; il s’interroge en face de cette apparence qui attend tout de lui, forme, vie et pensée. Et en même temps l’expression est disciplinée ; tout est ramené au respect et à l’attente ; c’est comme une cérémonie en solitude. La statue est plus familière.

On discerne déjà, d’après cette sommaire description, quelle est la puissance propre du peintre, et quel genre de langage il devra parler ; du même coup on est tout à fait détourné d’expliquer la beauté des peintures par la perfection même de l’apparence, qui nous tromperait comme on dit que le peintre antique trompait les oiseaux. Car il serait bien facile de conduire la peinture dans cette voie, soit par un mélange de choses réelles et de choses peintes, soit par des surfaces peintes situées à diverses distances, comme on voit au théâtre, soit par des artifices stéréoscopiques, ou bien en réalisant le mouvement apparent des choses ; les figures de cire seraient ainsi des peintures plus complètes et plus saisissantes. L’expérience a déjà prononcé que les vrais peintres ne visent pas là. Si un visage peint n’avait pas une autre puissance que le visage vivant, la peinture serait un pauvre art. Mais il faut comprendre que la peinture a son langage propre et ses moyens, que n’ont point les choses réelles ni les personnes, en sorte qu’elle n’est point empêchée par ses conditions, mais au contraire aidée et fortifiée, comme la sculpture par les siennes, la musique par les siennes, la prose par les siennes. Ainsi il est essentiel à la peinture de présenter en objet durable ce qui n’est pourtant qu’impression, et reste tel. Et cette condition, bien loin de faire obstacle à cette profondeur qui est propre au peintre, au contraire la définit sans aucune ambiguïté ; car il faut que le spectateur passe de l’impression au sentiment, sans aucun commentaire extérieur. On admirera cette analyse de la nature humaine, que les Beaux-Arts conduisent sans faute, pourvu qu’ils se soumettent aux conditions de métier qui assurent les pas de cette dialectique naturelle. On oserait dire que les Beaux-Arts ont fait plus pour le progrès de la pensée humaine que les leçons abstraites des philosophes. Donc, comme la prose ne cherche pas au delà du noir sur blanc, qui lui suffit, ainsi le vrai peintre ne cherche pas autre chose que cette forme plane et colorée, qui suffira à ses affirmations sans paroles. Mais les ressources de cet art sont si étendues, et le savoir-faire s’y développe si naturellement, que peu d’artistes renoncent tout à fait à ces artifices qui trompent l’œil. C’est de la même manière que les écrivains et les poètes ne se privent pas toujours assez d’imiter les bruits. Les maîtres ont d’autres secrets.