Système des Beaux-Arts/Livre dixième/2

Gallimard (p. 348-351).

CHAPITRE II

DE LA POÉSIE ET DE LA PROSE

La prose n’est pas la poésie. Je n’entends pas par là qu’elle soit quelque chose de moins, avec moins de rythme, moins d’images, et moins de force, mais bien qu’elle n’a rien de la poésie, et qu’elle s’affirme en niant et repoussant tout ce qui est propre à la poésie. La poésie est soumise à la loi du temps, comme on l’a vu ; aussi doit-elle être entendue plutôt que lue. Le nombre y détermine d’avance des formes vides où les mots viennent se placer ; l’accord, le désaccord et finalement l’accord entre les mots et le rythme assurent le nombre et y ramènent l’attention ; un mouvement sans retour emporte l’auditeur avec le poète. La vraie prose, tout au contraire, doit être lue par les yeux ; et non seulement elle est affranchie du nombre, mais elle repousse le nombre. En cela elle s’oppose en même temps à la poésie et à l’éloquence. Ces principes sont cachés. Dans beaucoup d’écrivains le mouvement oratoire revient trop souvent, car la prose est jeune encore, et non assez purifiée. Toutefois observons que, dans les œuvres où le mouvement oratoire n’a point de raison, toute mesure de la phrase que l’on arriverait à prévoir choque aussitôt le lecteur ; et c’est une faute de goût insupportable si les mots semblent choisis pour remplir un temps mesuré ; l’art de la prose résiste à cet entraînement ; il faut que la terminaison y trompe toujours l’oreille ; l’équilibre de la phrase veut que le mouvement y soit rompu sans cesse, de façon que l’attention ne se porte jamais au temps, mais reste libre toujours de s’arrêter et de revenir.

Ce n’est pas un petit changement que cette lecture par les yeux et sans paroles, qui est un signe si remarquable de la vraie culture. Une page de prose imprimée s’offre toute. Un œil exercé y saisit des masses, des centres et des accessoires. L’idée se montre et bientôt se détermine. Et les raisons de ce qui est d’abord posé apparaissent justement comme on les cherche. Aussi y a-t-il des traits dans la belle prose, des bonheurs d’expression, et des surprises, mais sous cette condition que c’est l’idée toujours qui les montre ; un des secrets de la prose est de ne plaire que par l’accord imprévu entre les liaisons de mots et l’examen scrupuleux de l’idée ; au lieu que la poésie plaît d’abord, et aussi l’éloquence, et conduit à l’idée par le plaisir. On voit que la prose n’entraîne pas, mais au contraire retient et ramène. C’est assez dire que la prose doit vaincre l’ordre de succession, qui domine dans le langage parlé, et qui s’affirme comme une loi formelle dans l’éloquence et surtout dans la poésie. Ainsi la poésie et l’éloquence ressemblent plutôt à la musique, et la prose plutôt à l’architecture, à la sculpture, à la peinture, qui ne parlent que si on les interroge. Mais le lecteur est quelquefois inquiet de ne pas se sentir conduit ; il suivrait mieux ces coureurs passionnés, le corps toujours en avant. C’est pourquoi l’esprit spectateur ne va pas aisément de la poésie à la prose, si les arts en repos ne l’y ont pas assez préparé ; à défaut du rythme, il cherche les preuves, le résumé, la conclusion. Le devoir de juger sans aucun secours du raisonnement est ce qui étonne le plus l’affranchi. Aussi le lecteur de prose, comme un promeneur en terrain difficile, assure son aplomb à chaque pas. En bref, comme la vraie pensée ne force point, ainsi la vraie prose refuse d’attirer et de prendre ; je vois une belle pudeur dans ses cadences rompues. Aussi, dans cet art fait pour les yeux, tout ce qui sollicite l’oreille est en vérité de mauvais ton ; et non pas seulement les mots qui n’arrivent que pour l’harmonie, mais encore, dans une prose sobre, ces formules de même coupe et d’ampleur égale ; ce sont des flatteries qui détournent ; aussi peut-on faire l’épreuve de la belle prose par la lecture parlée ; l’art du lecteur n’y peut rien ajouter ; de lui-même il s’arrête, reprend, revient. La prose de Montaigne et celle de Stendhal sont sans doute, sous ce rapport, les plus pures.

Un autre trait de la prose, par quoi elle s’oppose aussi à la poésie, c’est qu’elle ne vise point à un mouvement commun. Il est bien clair qu’une poésie veut mouvoir des foules, et que le plus ignorant marche alors avec moi, sans savoir où. En cela la poésie dépasse l’éloquence, qui parle évidemment à une foule d’hommes et l’évoque naturellement. La poésie est plus grande quand elle se fait solitaire, car tous les hommes l’écoutent ensemble toujours. La prose non ; car par sa structure elle offre mille chemins, et chacun s’y plaît selon sa nature ; aussi fait-elle toujours silence et solitude ; comme une statue, que jamais deux hommes ne peuvent voir de même, au même moment. Aussi l’auteur semble écrire pour lui seul, au lieu que le poète veut plaire. Cela ne signifie point que la prose ne se plaise pas à elle-même. Au contraire ce que l’on appelle si bien le bonheur d’expression semble convenir à cet art seul. Et, comme un homme heureux attire et retient, sans y penser, ainsi une prose heureuse console mieux que la consolation du poète, toujours annonciatrice d’adieux et d’irréparable, par cette loi du temps. Disons que la prose détache les objets et les personnages de ce temps réel où la poésie les fait mouvoir toujours, et qu’ainsi elle est moins propre à représenter les jeux du destin, mais plutôt destinée en revanche à remonter des événements aux passions, et des passions aux vraies causes. C’est par là que se distingueraient encore et même s’opposeraient l’un à l’autre le poète et le romancier, quand ils peindraient les mêmes actions et les mêmes personnages. Mais aussi une pensée sans art est presque toujours errante. Et nous n’apprenons à penser que par ces fortes décisions que la forme, en tout art, nous impose. En ce sens le beau est le juge du vrai.