Système des Beaux-Arts/Livre cinquième/9

Gallimard (p. 183-185).

CHAPITRE IX

LA FORCE COMIQUE

On peut se moquer de tout et rire de tout. Je dis d’un rire sain et libre, sans aigreur, sans tristesse, sans la moindre trace de méchanceté. Je veux considérer ici, afin de ne pas m’égarer, l’innocente et belle figure de Molière et cette prose sans grimaces. Une âme pure, si ce n’est celle d’un enfant ou d’une nonne, est une âme qui a surmonté le médiocre en elle ; car les passions nous tiennent tous, mais un jugement fort se secoue et s’échappe, laissant les passions accomplir leur cours mécanique. C’est ce qu’un esprit enchaîné n’ose point faire, cherchant toujours à couvrir la passion d’un vêtement de sagesse. Et les passions ainsi habillées, quand on les voit du dehors, ne peuvent être que bien ennuyeuses, si elles ne vont au tragique ; et c’est là qu’elles vont toujours dans le fait, quoique bien souvent on ne le voit point. Un homme mûr, qui est amoureux et qui sera trompé, est assez triste pour lui-même, et aussi pour un spectateur impartial et qui n’est pas féroce. Mais quand un jugement sévère refuse de suivre, et regarde aller la passion nue, cette machine parlante ne va pas loin. C’est ce que le passionné ne veut point croire tant qu’il n’essaie pas. En revanche dans ce court moment où la passion va à ses vraies fins et sans secours, il y a un mouvement de rire jeune, qui avoue et désavoue, et ensuite un jeu par lequel on se prend et on se reprend, afin de faire durer la preuve et de se reconnaître jeune, heureux et neuf. Mais ici tout âge a besoin d’aide. Ce n’est que la plus rare force de l’esprit qui ose, et encore livrée aux passions ; car la vertu commune, qui nous garde du mal, nous garde aussi du remède. Par exemple il est clair que les femmes si bien gardées toujours par tous les genres de prudence, sont séparées naturellement du génie comique par ce souci qu’elles ont toujours d’orner et de modérer leurs passions ; et bien des hommes aussi, qui retrouvent si bien toute leur passion dans le repentir. Mais le rire n’use point ; dès qu’il prend les passions pour objet, ce qui est directement son affaire, il est le plus hardi mouvement d’esprit. Cela n’a pas échappé aux anciens critiques, qui voulurent appeler Force Comique ce génie sans finesse, sans hypocrisie et sans malice qui plaît à tous sans épargner personne. Et il faut reconnaître que les quelques scènes immortelles qui suffisent à tout sont bien au-dessus des œuvres de la comédie tempérée, qui nous réduit au maigre plaisir de rire des autres ; la marque de la grande comédie, c’est que l’on n’y rit que de soi.

Toute la puissance du vrai comique viendrait donc de ce qu’il tiendrait debout, par la seule force des passions, quelque folle image de nous-mêmes, mais loin de nous et comme détachée, déplaisante un peu et touchante en même temps, comme de nous, mais plaisante parce que nous en sommes soudain détachés comme de grands sages d’un petit moment. Plaisir d’autant plus libre qu’il n’y a pas ici de défiance. Dans cette grande salle, chacun de nous est mis tout nu sur la scène, mais pour lui seul ; car, remarquez-le, il n’y a que le ridicule intérieur des passions et le plus secret de nos pensées qui ressemble à ces terribles personnages. C’est par ce jeu hardi que l’auteur se moque de tous sans blesser jamais personne ; ainsi la réflexion ne détruit et n’altère jamais le plaisir vif de rire de ce qu’on aurait pu être, de ce qu’on fut en pensée un petit moment. Car je ne crois point du tout qu’il faille être avare pour rêver de faire bonne chère avec peu d’argent ; et le Sans Dot est une de ces raisons qu’on ne dit jamais et qui se cachent sous les autres belles ; seulement ici notre naïveté a pris corps et se développe en caractère. Tout l’art du véritable comique est de préparer ces saillies énormes et sans aucune vraisemblance au moyen d’une fable acceptable ; mais ici il n’invente point, ce n’est pas son travail. Tandis que les auteurs faibles veulent être ingénieux, et intéresser par les événements, l’intrigue et la peinture des caractères, le comique suit ici les traditions et les auteurs ; il faut même dire que la peinture des caractères n’est pas plus sa fin que l’intrigue ou le dénouement. Tout cela n’est que moyen et machine, comme le décor et les coulisses ; dès que l’auditeur sait de quoi on parle, il est prêt pour le rire. Mais il est vrai aussi que le grand comique peut rechercher l’approbation des critiques, qui communément comprennent très mal la vraie comédie et se reprochent d’y rire si bien. Alors le vrai comique invente une intrigue et des caractères et souvent mieux qu’un autre ; mais il n’est pas à l’aise alors, il ne développe pas toute sa grandeur. Molière est plus libre dans la vieille fable de don Juan que dans celle du Misanthrope qu’il invente et conduit seul. Le danger du naturel et de la vraisemblance, dans le théâtre comique, c’est que l’on s’y enferme et qu’on n’en sait plus sortir. Et l’on vient à faire dire aux personnages ce que l’on dit d’ordinaire, au lieu de leur faire dire justement ce que personne ne dit jamais ; ce que pourtant l’auditeur accepte aussi bien que ces maisons auxquelles il manque un mur et dans lesquelles il voit sans être vu, comme un Dieu.