Système des Beaux-Arts/Livre cinquième/11

Gallimard (p. 190-193).

CHAPITRE XI

LES LEÇONS DE LA COMÉDIE

J’invite le lecteur à réfléchir sur un contraste qu’il n’a peut-être pas assez remarqué entre la comédie moyenne ou tempérée et la grande comédie. Dans la comédie moyenne, qui n’est qu’un jeu de société, la satire s’exerce souvent contre un homme en place que l’on connaît et que l’on reconnaît, mais sans dépasser la médisance de bon ton ; et tout reste en ordre ; ce ne sont que de légers travers, presque toujours adhérents au personnage, et des malentendus bientôt réparés. Pourtant, de cet ensemble si convenable, il résulte, si l’on y pense, un jugement inquiet ; on ne sait plus assez ce qui est permis et défendu, car tout y est arrangé ingénieusement pour que le succès modère les passions. Ce qui y règne, à vrai dire, c’est une fatalité heureuse qui voudrait désarmer le sage, en prouvant que dans un monde bien organisé les sottises et même les fautes ne vont jamais loin. Mais dans la grande comédie, toujours la même depuis les anciens âges, on voit au contraire que tous les pouvoirs sont méprisés, tous les tuteurs dupés, tous les barbons cocus et tous les valets fripons ; tout cela est cru et sans nuances, tel que Satan le voudrait ; en revanche la jeunesse et l’amour y vont leur train, mais avec une sorte d’ivresse rieuse encore, comme si le sentiment était objet de parodie, le plaisir restant roi. Certes ce spectacle ne ressemble en rien à la vie ordinaire, où chacun dissimule si bien que l’avare y fait l’aumône et que l’amour y compte les héritages. Et c’est par une image de cette apparence, mais adoucie encore, que la comédie moyenne sait plaire un petit moment. La grande comédie ne ménage rien ; elle est cynique, féroce, sans respect, sans pitié ; mais, chose remarquable, le sage n’en est point blessé du tout ; au contraire il est délivré, allégé, heureux, comme tous. La morale commune est en déroute certainement, mais la vraie éthique éclaire la scène ; l’innocence éclate dans ces passions sans hypocrisie ; car, dans ce jeu d’où la raison s’est retirée, personne n’est choqué de voir la friponnerie répondre à l’avarice, et Figaro à Bartolo. L’amour même se trouve allégé, par ce voisinage, de cette passion triste qu’il traîne toujours ; cette importance sans raison ne le touche point ; aussi il y retrouve sa grâce de nature et son insouciance héroïque. Pour mieux dire il n’y a point de péché dans la comédie, parce que le péché est entre deux, mélange de nature et de raison. La jeunesse et la pureté ornent ces amours sans mémoire et sans prévoyance. J’aime ces discours d’amoureux comme on en voit dans Shakespeare « la folle Jessica jure à son amant, qui n’en croit pas un mot, qu’elle l’aimera toujours, par une belle nuit au clair de la lune » ; dans ces discours légers il semble que le poète se moque de l’amour aussi.

C’est une vertu rare et charmante que de ne point trop dire si l’on aime et si l’on est bon. J’y vois la dernière précaution contre ces mensonges à l’usage des cœurs secs, et qui, même pour les plus sincères, disent encore trop. L’amour vrai a ses trésors ; il n’en fait point le compte ; il promet moins qu’il ne tiendra ; ses escalades de nuit prouvent mieux que les serments ; aussi bien est-il bon que les amoureux se sachent gardiens d’un bonheur fragile et ne se croient point dispensés par contrat d’être aimables. C’est un grand secret que de compter sur la jeunesse, et c’est le moyen de la conserver ; au lieu que les amoureux de la comédie moyenne n’ont qu’un plat avenir, et un amour rentier.

Encore bien mieux ces passions sans masque et cette importance vide, ces portraits enfin de nous-mêmes tels que nous pourrions être, tels que nous serions un petit moment si nous ne sauvions comme par un recul notre liberté jeune, ces portraits nous rassurent et nous délivrent, par ce rire qui nous rend à nous-mêmes, entiers, neufs, renouvelés. On a dit que les avares ne vont pas au théâtre ; mais aussi il n’y a point d’avares selon la comédie ; seulement des mouvements, des raisonnements, des éclairs de l’avarice en tous. Et de même la folie amoureuse, qui veut l’amour par contrainte et précautions, est en tous et se développe en tous autant qu’ils y cèdent, surtout autant qu’ils la couvrent d’un vêtement raisonnable. L’École des Femmes n’est point pour instruire quelque Arnolphe ; un fou de ce modèle n’est pas plus vraisemblable que ne sont tous ces tours de valets toujours à point derrière les portes. Mais ces jeux bouffons expriment pourtant la vérité la plus profonde, j’entends que les passions sont seulement risibles, dès que l’esprit les regarde. Car que veut le jaloux ? Qu’espère-t-il ? De même il n’existe point de médecins de Molière ; mais toute science, surtout utile et respectée, s’appuie toujours un peu sur le respect et sur les insignes, toujours assez, toujours trop. C’est pourquoi le plus grand médecin rira ici de lui-même, et se sauvera de lui-même par ce rire, éprouvant tout d’un coup sa puissance d’être, tout d’un coup et par ce seul regard. Car que me fait un respect volé ? Si pauvre que je sois, je n’en suis jamais réduit à me payer d’une importance à laquelle je ne crois pas. Heureux celui qui ne sait pas être important sans être ridicule ; mais ces bonnes chances ne vont pas sans un peu d’humeur. La comédie nous guérit mieux, sans la honte ; car la force du spectacle fait que personne ne pense au voisin. Ainsi le rire n’est point gâté par la pensée que l’on rit des autres, ni par la pensée qu’ils rient de nous. Il est donc rigoureusement vrai de dire que la comédie nous délivre des passions par le rire.