Système de la nature/Partie 2/Chapitre 2

(Tome 2p. 27-55).


CHAPITRE II

De la mythologie & de la théologie.


la nature, les élémens furent, comme on vient de le voir, les premières divinités des hommes ; ils ont toujours commencé par adorer des êtres matériels, & chaque individu, comme on a dit, & comme on peut le voir dans les nations sauvages, se fait un dieu particulier de tout objet physique qu’il suppose être la cause des événemens qui l’intéressent ; jamais il ne va chercher hors de la nature visible la source de ce qui lui arrive ou des phénomènes dont il est témoin ; comme il ne voit par tout que des effets matériels, il les attribue à des causes du même genre ; incapable dans sa simplicité primitive de ces rêveries profondes & de ces spéculations subtiles, qui sont les fruits du loisir, il n’imagine point une cause distinguée des objets qui le frappent, ni d’une essence totalement différente de tout ce qu’il apperçoit.

L’observation de la nature fut la première étude de ceux qui eurent le loisir de méditer ; ils ne pûrent s’empêcher d’être frappés des phénomènes du monde visible. Le lever & le coucher des astres, le retour périodique des saisons, les variations de l’air, la fertilité & la stérilité des champs, les avantages & les dommages causés par les eaux, les effets tantôt utiles & tantôt terribles du feu, furent des objets propres à les faire penser. Ils durent naturellement croire que des êtres qu’ils voyoient se mouvoir d’eux-mêmes agissoient par leur propre énergie ; d’après leurs influences bonnes ou mauvaises sur les habitans de la terre, ils leur supposèrent le pouvoir & la volonté de leur faire du bien ou de leur nuire. Ceux qui les premiers sçurent prendre de l’ascendant sur des hommes sauvages, grossiers, dispersés dans les bois, occupés de la chasse ou de la pêche, errans & vagabonds, peu attachés au sol dont ils ne sçavoient point encore tirer parti, furent toujours des observateurs plus expérimentés, plus instruits des voies de la nature que les peuples, ou plutôt que les individus épars, qu’ils trouvèrent ignorans & dénués d’expérience. Leurs connoissances supérieures les mirent à portée de leur faire du bien, de leur découvrir des inventions utiles, de s’attirer la confiance des malheureux à qui ils venoient tendre une main secourable ; des sauvages nuds, affamés, exposés aux injures de l’air & aux attaques des bêtes, dispersés dans des cavernes & des forêts, occupés du soin pénible de chasser ou de travailler sans relâche pour se procurer une subsistance incertaine, n’avoient point eu le loisir de faire des découvertes propres à faciliter leurs travaux : ces découvertes sont toujours les fruits de la société ; des êtres isolés & séparés les uns des autres ne trouvent rien, & songent à peine à chercher. Le sauvage est un être qui demeure dans une enfance perpétuelle, & qui n’en sortiroit point, si l’on ne venoit le tirer de sa misère. Farouche d’abord, il s’apprivoise peu-à-peu avec ceux qui lui font du bien ; une fois gagné par leurs bienfaits, il leur donne sa confiance, à la fin il va jusqu’à leur sacrifier sa liberté.

Ce fut communément du sein des nations civilisées que sont sortis tous les personnages qui ont apporté la sociabilité, l’agriculture, les arts, les loix, les dieux, les cultes & les opinions religieuses à des familles ou hordes encore éparses & non réunies en corps de nation. Ils adoucirent leurs mœurs, ils les rassemblèrent, ils leur apprirent à tirer parti de leurs forces, s’entre-aider mutuellement pour se procurer leurs besoins avec plus de facilité. En rendant ainsi leur existence plus heureuse, ils s’attirèrent leur amour & leur vénération, ils acquirent le droit de leur prescrire des opinions, ils leur firent adopter celles qu’ils avoient eux-mêmes inventées ou puisées dans les pays civilisés d’où ils étoient sortis. L’histoire nous montre les plus fameux législateurs comme des hommes qui, enrichis des connoissances utiles que l’on trouve au sein des nations policées, portèrent à des sauvages privés d’industrie & de secours, des arts que jusque là ceux-ci avoient ignorés. Tels ont été les Bacchus, les Orphées, les Triptolêmes, les Moïses, les Numas, les Zamolxis, en un mot les premiers qui donnèrent aux nations l’agriculture, les sciences, les divinités, les cultes, les mysteres, la théologie, la jurisprudence.

L’on demandera peut-être si les nations que nous voyons aujourd’huy rassemblées ont toutes été dispersées dans l’origine ? Nous dirons que cette dispersion peut avoir été produite à plusieurs reprises par les révolutions terribles dont, comme on a vu ci-devant, notre globe fut plus d’une fois le théatre, dans des tems si reculés que l’histoire n’a pu nous en transmettre les détails. Peut-être que les approches de plus d’une comete ont produit sur notre terre plusieurs ravages universels, qui ont à chaque fois anéanti la portion la plus considérable de l’espèce humaine. Ceux qui purent échapper à la ruine du monde, plongés dans la consternation & la misère, ne furent guère en état de conserver à leur postérité des connoissances effacées par les malheurs dont ils avoient été les victimes & les témoins : accablés de frayeurs eux-mêmes, ils n’ont pu nous faire passer qu’à l’aide d’une tradition obscure leurs affreuses avantures, ni nous transmettre les opinions, les systêmes & les arts antérieurs aux révolutions de la terre. Il y eut peut-être, de toute éternité des hommes sur la terre, mais en différens périodes ils furent anéantis, ainsi que leurs monumens & leurs sciences ; ceux qui survécurent à ces révolutions périodiques, ont formé à chaque fois une nouvelle race d’hommes, qui à force de tems, d’expérience & de travaux, ont peu-à-peu retiré de l’oubli les inventions des races primitives. C’est peut-être à ces renouvellemens périodiques du genre-humain qu’est due l’ignorance profonde dans laquelle nous le voyons encore plongé sur les objets les plus intéressans pour lui. Voilà peut-être la vraie source de l’imperfection de nos connoissances, des vices de nos institutions politiques & religieuses auxquelles la terreur a toujours présidé, de cette inexpérience & de ces préjugés puériles qui font que l’homme est encore partout dans un état d’enfance, en un mot si peu susceptible de consulter sa raison & d’écouter la vérité. à en juger par la foiblesse & la lenteur de ses progrès à tant d’égards, on diroit que la race humaine ne fait que de sortir de son berceau, ou qu’elle fut destinée à ne jamais atteindre l’ âge de raison ou de virilité[1].

Quoi qu’il en soit de ces conjectures ; soit que la race humaine ait toujours existé sur la terre, soit qu’elle y soit une production récente & passagère de la nature, il nous est facile de remonter jusqu’à l’origine de plusieurs nations existentes ; nous les voyons toujours dans l’état sauvage, c’est-à-dire composées de familles dispersées ; celles-ci se rapprochent à la voix de quelques législateurs ou missionnaires dont elles reçoivent les bienfaits, les loix, les opinions & les dieux. Ces personnages dont les peuples reconnurent la supériorité, fixèrent les divinités nationales, en laissant à chaque individu les dieux qu’il s’étoit formés d’après ses propres idées, ou en leur en substituant de nouveaux apportés des régions d’où ils venoient eux-mêmes.

Pour mieux imprimer leurs leçons dans les esprits, ces hommes, devenus les docteurs, les guides & les maîtres des sociétés naissantes, parlèrent à l’imagination de leurs auditeurs. La poësie par ses images, par ses fictions, par ses nombres, son harmonie & son rythme frappa l’esprit des peuples & grava dans leur mémoire les idées qu’on voulut leur donner ; à sa voix la nature entière fut animée, elle fut personnifiée ainsi que toutes ses parties ; la terre, les airs, les eaux, le feu prirent de l’intelligence, de la pensée, de la vie ; les élémens furent divinisés. Le ciel, cet immense espace qui nous entoure, devint le premier des dieux ; le tems son fils, qui détruit ses propres ouvrages, fut une divinité inexorable, qu’on craignit & que l’on révéra sous le nom de saturne ; la matière éthérée, ce feu invisible qui vivifie la nature, qui pénètre & féconde tous les êtres, qui est le principe du mouvement & de la chaleur, fut appellé Jupiter ; il épousa Junon la déesse des airs ; ses combinaisons avec tous les êtres de la nature furent exprimées par ses métamorphoses & ses fréquens adultères ; on l’arma de la foudre, par où l’on voulut indiquer qu’il produisoit les météores. Suivant les mêmes fictions le soleil, cet astre bienfaisant qui influe d’une façon si marquée sur la terre, devint un Osiris, un Belus, un Mithras, un Adonis, un Appollon ; la nature attristée de son éloignement périodique fut une Isis, une Astarté, une Vénus, une Cybèle. Enfin toutes les parties de la nature furent personnifiées ; la mer fut sous l’empire de Neptune ; le feu fut adoré sous les égyptiens sous le nom de Serapis ; sous celui d’Ormus ou d’Oromaze par les perses ; sous les noms de Vesta & de Vulcain chez les romains.

Telle est donc la véritable origine de la mythologie. Fille de la physique embellie par la poesie, elle ne fut destinée qu’à peindre la nature & ses parties. Pour peu que l’on daigne consulter l’antiquité, on s’appercevra sans peine que ces sages fameux, ces législateurs, ces prêtres, ces conquérans qui instruisirent les nations dans l’enfance, adoroient eux-mêmes ou faisoient adorer au vulgaire la nature agissante ou le grand tout, envisagé suivant ses différentes opérations ou qualités[2] ; c’est ce grand tout qu’ils ont divinisé ; ce sont ses parties qu’ils ont personnifiées ; c’est de la nécessité de ses loix qu’ils ont fait le destin ; l’allégorie masqua sa façon d’agir & enfin ce furent les parties de ce grand tout que l’idolâtrie représenta sous des symboles & des figures[3].

Pour compléter la preuve de ce qui vient d’être dit, & pour faire voir que c’étoit le grand tout, l’univers, la nature des choses qui étoit le véritable objet du culte de l’antiquité payenne, donnons ici le commencement de l’hymne d’Orphée, adressée au dieu Pan.

" ô Pan ! Je t’invoque, ô Dieu puissant, ô nature universelle ! Les cieux, les mers, la terre qui nourrit tout, & le feu éternel ; car ce sont là tes membres, ô Pan tout puissant ; etc. Rien n’est plus propre à confirmer ces idées que l’explication ingénieuse qu’un auteur moderne nous donne de la fable de Pan… laquelle on l’avait représenté. « Pan, dit-il, suivant la signification de son nom, est l’emblême sous lequel les anciens ont désigné l’ensemble des choses : il représente l’univers, et dans l’esprit des plus savans philosophes de l’antiquité, il passait pour le premier et le plus ancien des dieux. Les traits sous lesquels on le peint, forment le portrait de la nature et de l’état sauvage où elle se trouvait au commencement. La peau mouchetée du léopard dont ce Dieu se couvrait, était l’image des cieux remplis d’étoiles et de constellations. Sa personne était composée de parties dont les unes conviennent à l’animal raisonnable, c’est-à-dire à l’homme, et d’autres à l’animal dépourvu de raison, tel qu’est le bouc. C’est ainsi, dit-il, que l’univers est composé d’une intelligence qui gouverne tout, et des élémens féconds et prolifiques du feu, de l’eau, de la terre et de l’air. Pan aime à poursuivre les nymphes, ce qui annonce le besoin que la nature a de l’humidité pour toutes ses productions, et que ce Dieu, comme la nature, est fortement enclin à la génération. Selon les Egyptiens et les plus anciens des sages de la Grèce, Pan n’avait ni père ni mère ; il était sorti de Démogorgon, au même instant que les Parques ses soeurs,fatales : belle façon d’exprimer que l’univers était l’ouvrage d’un pouvoir inconnu, et qu’il avait été formé d’après les rapports invariables et les lois éternelles de la nécessité ! mais son symbole le plus significatif et le plus propre à exprimer l’harmonie de l’univers, c’est son chalumeau mystérieux, composé de sept tuyaux inégaux, mais propres à produire les accords les plus justes et les plus parfaits. Les orbes que décrivent les sept planètes dans notre système solaire, ont des diamètres différens, et sont parcourus en des temps divers, par des corps inégaux pour la masse ; cependant c’est de l’ordre de leurs » nionvemens que résulte l’harmonie que nous » voyons dans les sphères. » etc. [4].

Voilà donc le grand tout, l’ensemble des choses adoré & divinisé par les sages de l’antiquité ; tandis que le vulgaire s’arretoit à l’emblême, au symbole sous lesquels on lui montroit la nature, ses parties & ses fonctions personnifiées : son esprit borné ne lui permit jamais de remonter plus haut ; il n’y eût que ceux qu’on jugea dignes d’être initiés aux mystères qui connurent la réalité masquée sous ces emblêmes.

En effet les premiers instituteurs des nations & leurs successeurs dans l’autorité ne leur parlèrent que par des fables, des énigmes, des allégories qu’ils se réservèrent le droit de leur expliquer. Ce ton mystérieux étoit nécessaire, soit pour masquer leur propre ignorance, soit pour conserver leur pouvoir sur un vulgaire qui ne respecte pour l’ordinaire que ce qu’il ne peut comprendre. Leurs explications furent toujours dictées par l’intérêt, par l’imposture, ou par l’imagination en délire ; elles ne firent de siécles en siécles que rendre plus méconnoissable la nature & ses parties, que dans l’origine l’on avoit voulu peindre ; elles furent remplacées par une foule de personnages fictifs, sous les traits desquels on les avoit représentées ; les peuples les adorèrent sans pénétrer le vrai sens des fables emblêmatiques qu’on en racontoit ; ces personnages idéaux & leurs figures matérielles, dans lesquelles on crut que résidoit une vertu divine & mystérieuse, furent les objets de leur culte, de leurs craintes, de leurs espérances ; leurs actions étonnantes & incroyables furent une source inépuisable d’admiration & de rêveries, qui se transmirent d’ âges en âges, & qui, nécessaires à l’existence des ministres des dieux, ne firent que redoubler l’aveuglement du vulgaire ; il ne devina point que c’étoit la nature, ses parties, ses opérations, les passions de l’homme & ses facultés qu’on avoit accablées sous un amas d’allégories[5] ; il n’eût des yeux que pour les personnages emblématiques qui leur servoient de voile ; il leur attribua ses biens & ses maux ; il tomba dans toutes sortes de folies & de fureurs pour les rendre propices à ses vœux ; ainsi faute de connoître la réalité des choses, son culte dégénéra souvent dans les plus cruelles extravagances & dans les folies les plus ridicules.

Tout nous prouve donc que la nature & ses parties diverses ont été par-tout les premières divinités des hommes. Des physiciens les observèrent bien ou mal, & saisirent quelques-unes de leurs propriétés & de leurs façons d’agir ; des poëtes les peignirent à l’imagination & leur prêtèrent du corps & de la pensée ; le statuaire exécuta les idées des poëtes ; des prêtres ornèrent ces divinités de mille attributs merveilleux & terribles ; le peuple les adora ; il se prosterna devant ces êtres si peu susceptibles d’amour ou de haine, de bonté ou de méchanceté ; &, comme nous le verrons par la suite, il devint méchant & pervers pour plaire à ces puissances, qu’on lui peignit toujours sous des traits odieux.

A force de raisonner & de méditer sur cette nature ainsi ornée, ou plutôt défigurée, les spéculateurs subséquens ne reconnurent plus la source d’où leurs prédécesseurs avoient puisé les dieux & les ornemens fantastiques dont ils les avoient parés. De physiciens & de poëtes transformés par le loisir & par de vaines recherches en Métaphysiciens ou en théologiens, ils crurent avoir fait une importante découverte en distinguant subtilement la nature d’elle-même, de sa propre énergie, de sa faculté d’agir. Ils firent peu-à-peu de cette énergie un être incompréhensible qu’ils personnifièrent, qu’ils appellèrent le moteur de la nature, qu’ils désignèrent sous le nom de Dieu, & dont jamais ils ne purent se former d’idées certaines. Cet être abstrait & métaphysique, ou plutôt ce mot, fut l’objet de leurs contemplations perpétuelles[6]. Ils le regardèrent non seulement comme un être réel, mais encore comme le plus important des êtres ; & à force de rêver & de subtiliser la nature disparut, elle fut dépouillée de ses droits, elle fut regardée comme une masse privée de force & d’énergie, comme un amas ignoble de matières purement passives, qui, incapable d’agir par elle-même, ne put plus être conçue agissante sans le concours du moteur qu’on lui avoit associé. Ainsi l’on préféra une force inconnue à celle que l’on eût été à portée de connoître, si l’on eût daigné consulter l’expérience ; mais l’homme cesse bien-tôt de respecter ce qu’il entend, & d’estimer les objets qui lui sont familiers ; il se figure du merveilleux dans tout ce qu’il ne conçoit pas ; son esprit travaille sur tout pour saisir ce qui semble échapper à ses regards, & au défaut de l’expérience il ne consulte plus que son imagination, qui le repaît de chimeres.

En conséquence les spéculateurs, qui avoient subtilement distingué la nature de sa force, ont successivement travaillé à revêtir cette force de mille qualités incompréhensibles ; comme ils ne virent point cet être, qui n’est qu’un mode, ils en firent un esprit, une intelligence, un être incorporel, c’est-à-dire une substance totalement différente de tout ce que nous connoissons[7]. Ils ne’apperçurent jamais que toutes leurs inventions, & les mots qu’ils avoient imaginés ne servoient que de masque à leur ignorance réelle, & que toute leur science prétendue se bornoit à dire par mille détours qu’ils se trouvoient dans l’impossibilité de comprendre comment la nature agissoit. Nous nous trompons toujours faute d’étudier la nature ; nous nous égarons toutes les fois que nous voulons en sortir ; mais bien-tôt nous sommes forcés d’y rentrer, ou de substituer des mots que nous n’entendons pas aux choses que nous connoitrions bien mieux si nous voulions les voir sans préjugés.

Un théologien peut-il en bonne foi se croire plus éclairé pour avoir substitué les mots vagues d’esprit, de substance incorporelle, de divinité, etc., aux mots intelligibles de matière, de nature, de mobilité, de nécessité ? Quoiqu’il en soit, ces mots obscurs une fois imaginés, il fallut leur attacher des idées ; on ne put les puiser que dans les êtres de cette nature dédaignée, qui sont toujours les seuls que nous puissions connoître. Les hommes les puisèrent donc en eux-mêmes ; leur ame servit de modèle à l’ame universelle ; leur esprit fut le modèle de l’esprit qui règle la nature ; leurs passions & leurs desirs furent le prototype des siens ; leur intelligence fut le moûle de la sienne ; ce qui leur convenoit à eux-mêmes fut nommé l’ordre de la nature ; cet ordre prétendu fut la mesure de sa sagesse ; enfin les qualités que les hommes appellent des perfections en eux-mêmes furent les modèles en petit des perfections divines. Ainsi, malgré tous leurs efforts, les théologiens furent & seront toujours des antropomorphites, ou ne pourront s’empêcher de faire de l’homme le modèle unique de leur divinité[8].

En effet l’homme dans son dieu ne vit & ne verra jamais qu’un homme ; il a beau subtiliser, il a beau étendre son pouvoir & ses perfections, il n’en fera jamais qu’un homme gigantesque, exagéré, qu’il rendra chimérique à force d’entasser sur lui des qualités incompatibles : il ne verra jamais en Dieu qu’un être de l’espèce humaine, dont il s’efforcera d’aggrandir les proportions au point d’en faire un être totalement inconcevable. C’est d’après ces dispositions que l’on attribue l’intelligence, la sagesse, la bonté, la justice, la science, la puissance à la divinité, parce que l’homme est intelligent lui-même ; parce qu’il a l’idée de la sagesse dans quelques êtres de son espèce ; parce qu’il aime à trouver en eux des dispositions favorables pour lui-même ; parce qu’il estime ceux qui montrent de l’équité ; parce qu’il a lui-même des connoissances qu’il voit plus étendues dans quelques individus qu’en lui ; enfin parce qu’il jouit de certaines facultés qui dépendent de son organisation. Bientôt il étend ou exagère toutes ces qualités ; la vue des phénomènes de la nature, qu’il se sent incapable de produire ou d’imiter, le force à mettre de la différence entre son dieu & lui ; mais il ne sçait où s’arrêter ; il craindroit de se tromper s’il osoit fixer les bornes des qualités qu’il lui assigne ; le mot infini est le terme abstrait & vague dont il se sert pour les caractériser. Il dit que sa puissance est infinie, ce qui signifie qu’il ne conçoit pas où son pouvoir peut s’arrêter à la vue des grands effets dont il le fait l’auteur. Il dit que sa bonté, sa sagesse, sa science, sa clémence sont infinies ; ce qui veut dire qu’il ignore jusqu’où ses perfections peuvent aller dans un être dont la puissance surpasse autant la sienne. Il dit que ce dieu est éternel, c’est-à-dire infini pour la durée, parce qu’il ne comprend pas qu’il ait pu commencer ni qu’il puisse jamais cesser d’exister, ce qu’il estime un défaut dans les êtres transitoires qu’il voit se dissoudre & sujets à la mort. Il présume que la cause des effets dont il est témoin est nécessaire, immuable, permanente, & non sujette à changer comme toutes ses œuvres passagères qu’il connoit soumises à la dissolution, à la destruction, au changement de formes. Ce moteur prétendu étant toujours invisible pour l’homme, agissant d’une façon impénétrable & cachée, il croit que, semblable au principe caché qui anime son propre corps, un dieu est le mobile de l’univers, en conséquence il en fait l’ame, la vie, le principe du mouvement de la nature. Enfin quand à force de subtiliser il est parvenu à croire que le principe qui meut son corps est un esprit, une substance immatérielle, il fait son dieu spirituel ou immatériel ; il le fait immense, quoique privé d’étendue ; il le fait immuable quoique capable de mouvoir la nature, & quoiqu’il le suppose l’auteur de tous les changemens qui se font dans la nature.

L’idée de l’unité de Dieu fut une suite de l’opinion que ce dieu étoit l’ame de l’univers : cependant elle ne put être que le fruit tardif des méditations humaines[9]. La vue des effets opposés & souvent contradictoires qui s’opéroient dans le monde dut persuader qu’il devoit y avoir un grand nombre de puissances ou de causes distinctes & indépendantes les unes des autres ; les hommes ne purent imaginer que les effets si divers qu’ils voyoient partissent d’une seule & même cause ; ils admirent donc plusieurs causes ou plusieurs dieux agissans sur des principes différens ; les uns furent regardés comme des puissances amies, les autres comme des puissances ennemies du genre-humain. Telle est l’origine du dogme si ancien & si universel qui suppose dans la nature deux principes ou deux puissances opposées d’intérêts, & perpétuellement en guerre, à l’aide desquelles on crut expliquer ce mêlange constant de biens & de maux, de prospérités & d’infortunes, en un mot ces vicissitudes auxquelles le genre-humain est sujet en ce monde. Voilà la force des combats que toute l’antiquité supposa entre des dieux bons & méchans, entre Osiris & Typhon ; Orosmade & Arimane ; Jupiter & les titans, Jehovah & Satan. Cependant pour leur propre intérêt les hommes ont toujours promis tout l’avantage de cette guerre à la divinité bienfaisante, celle-ci, selon eux, devoit à la fin rester en-possession du champ de bataille ; il fut de l’intérêt des hommes que la victoire lui demeurât.

Lors même que les hommes ne reconnurent qu’un seul dieu, ils supposèrent toujours que les différens départemens de la nature étoient par lui confiés à des puissances soumises à ses ordres suprêmes ; sur lesquelles le souverain des dieux se déchargeoit des soins de l’administration du monde. Ces dieux subalternes furent multipliés à l’infini ; chaque homme, chaque ville, chaque contrée eurent leurs divinités locales & tutélaires ; chaque événement heureux ou malheureux eut une cause divine, & fut la suite d’un décret souverain ; chaque effet naturel, chaque opération, chaque passion dépendirent d’une divinité que l’imagination théologique, disposée à voir des dieux par-tout & à toujours méconnoitre la nature, embellit ou défigura, que la poesie exagéra & anima dans ses peintures, que l’ignorance avide reçut avec empressement & soumission.

Telle est l’origine du polythéisme ; tels sont les fondemens & les titres de l’hiérarchie que les hommes établirent entre les dieux, parce qu’ils se sentirent toujours incapables de s’élever jusqu’à l’être incompréhensible qu’ils avoient reconnu pour le souverain unique de la nature, sans jamais en avoir des idées bien distinctes. Telle est la vraie généalogie de ces dieux d’un ordre inférieur, que les peuples placèrent comme des moyennes proportionelles entre eux & la cause première de toutes les autres causes. Chez les grecs & les romains nous voyons en conséquence les dieux partagés en deux classes ; les uns furent appellés les grands dieux[10], & formèrent un ordre aristocratique que l’on distingua des petits dieux, ou de la foule des divinités payennes. Cependant les premiers comme les derniers furent soumis au fatum, c’est-à-dire, au destin, qui n’est visiblement que la nature agissante par des loix nécessaires, rigoureuses immuables : ce destin fut regardé comme le dieu des dieux mêmes. On voit qu’il n’est autre chose que la nécessité personnifiée, & qu’il y avoit de l’inconséquence dans les payens à fatiguer de leurs sacrifices & de leurs prières des divinités, qu’ils croyoient soumises elles-mêmes au destin inexorable, dont il ne leur étoit jamais possible d’enfreindre les décrets. Mais les hommes cessent toujours de raisonner dès qu’il est question de leurs notions théologiques.

Ce qui vient d’être dit nous montre encore la source commune d’une foule de puissances mitoyennes, subordonnées aux dieux, mais supérieures aux hommes, dont on a rempli l’univers[11]. Elles furent vénérées sous les noms de nymphes, de demi dieux, d’anges, de démons, de bons & de mauvais génies, d’esprits, de héros, de saints, etc. Ces êtres constituèrent différentes classes de divinités intermédiaires qui devinrent les objets des espérances & des craintes, des consolations & des frayeurs des mortels ; ceux-ci ne les inventèrent que dans l’impossibilité de concevoir l’être incompréhensible qui gouvernoit le monde en chef, & dans le désespoir de pouvoir traiter directement avec lui.

Néanmoins à force de méditer, quelques penseurs sont parvenus à n’admettre dans l’univers qu’une seule divinité dont la puissance & la sagesse suffisoient pour le gouverner. Ce dieu fut regardé comme le monarque jaloux de la nature ; on se persuada que ce seroit l’offenser que de donner des rivaux & des associés au souverain à qui seul étoient dus les hommages de la terre ; on crut qu’il ne pouvoit s’accommoder d’un empire divisé ; on supposa qu’un pouvoir infini & qu’une sagesse sans bornes n’avoient besoin ni de partage ni de secours. Ainsi quelques penseurs plus subtils que les autres n’ont admis qu’un seul dieu, & se sont flattés d’avoir fait en cela une découverte très importante. Cependant dès le premier pas leur esprit dut être jetté dans les plus grands embarras par les contrariétés dont il fallut supposer ce dieu l’auteur ; en conséquence on fut forcé d’admettre dans ce dieu monarque des qualités contradictoires, incompatibles, disparates, qui s’excluoient les unes les autres, attendu qu’on lui voyoit produire à chaque instant des effets très opposés, & démentir évidemment les qualités qu’on lui avoit assignées. En supposant un dieu unique l’auteur de toute chose on ne put se dispenser de lui attribuer une bonté, une sagesse, un pouvoir sans limites, d’après ses bienfaits, d’après l’ordre que l’on crut voir régner dans le monde, d’après les effets merveilleux qu’il y opéroit : mais d’un autre côté comment s’empêcher de lui attribuer de la malice, de l’imprudence, du caprice à la vue des désordres fréquens & des maux sans nombre dont le genre-humain est si souvent la victime & dont ce monde est le théâtre ? Comment éviter de le taxer d’imprudence en le voyant continuellement occupé à détruire ses propres ouvrages ? Comment ne pas soupçonner en lui de l’impuissance en voyant l’inexécution perpétuelle des projets qu’on lui supposoit.

On crut trancher ces difficultés en lui créant des ennemis, qui, quoique subordonnés au dieu suprême, ne laissoient pas de troubler son empire & de frustrer ses vues : on en avoit fait un roi, on lui donna des adversaires, qui malgré leur impuissance voulurent lui disputer sa couronne. Telle est l’origine de la fable des titans ou des anges rebelles que leur orgueil fit plonger dans un abîme de misères, & qui furent changés en démons ou génies malfaisans ; ceux-ci n’eurent d’autres fonctions que de rendre inutiles les projets du tout-puissant, de séduire & de soulever contre lui les hommes ses sujets[12].

En conséquence de cette fable si ridicule le monarque de la nature fut perpétuellement aux prises avec les ennemis qu’il s’étoit créés à lui-même ; malgré sa puissance infinie il ne voulut, ou ne put, totalement les réduire : jamais il n’eut des sujets bien soumis ; il fut continuellement occupé à lutter, à récompenser ses sujets lorsqu’ils obéissoient à ses loix, à les punir quand ils avoient le malheur d’entrer dans les complots des ennemis de sa gloire. Par une suite de ces idées, empruntées de l’état de guerre où les rois sont presque toujours sur la terre, il se trouva des hommes qui se donnèrent pour les ministres de Dieu, qui le firent parler, qui dévoilèrent ses intentions cachées, qui montrèrent la violation de ses loix comme le plus affreux des crimes ; les peuples ignorans reçurent ses decrets sans examen ; ils ne virent point que c’étoit l’homme, & non le dieu, qui leur parloit ; ils ne sentirent point qu’il devoit être impossible à de foibles créatures d’agir contre le gré d’un dieu que l’on supposoit le créateur de tous les êtres & qui ne pouvoient avoir d’ennemis dans la nature que ceux qu’il s’étoit lui-même créés. On prétendit que l’homme malgré sa dépendance propre & la toute puissance de son dieu pouvoit l’offenser, étoit capable de le contrarier, de lui déclarer la guerre, de renverser ses desseins, de troubler l’ordre qu’il avoit établi ; on supposa que ce dieu, pour faire sans doute parade de sa puissance, s’étoit fait des ennemis à lui-même, afin d’avoir le plaisir de les combattre, sans vouloir ni les détruire ni changer leurs dispositions malheureuses. Enfin l’on crut qu’il avoit accordé à ses ennemis rebelles, ainsi qu’aux hommes, la liberté de violer ses ordres, d’anéantir ses projets, d’allumer sa bile, de faire taire sa bonté pour armer sa justice. Dès lors on regarda tous les biens de cette vie, comme des récompenses, & les maux, comme des châtimens mérités. Le systême de la liberté de l’homme ne semble inventé que pour le mettre à portée d’offenser son dieu, & pour justifier celui-ci du mal qu’il fit à l’homme pour avoir usé de la liberté funeste qu’il lui avoit donnée.

Ces notions ridicules & contradictoires servirent néanmoins de base à toutes les superstitions du monde ; toutes ont cru par là rendre compte de l’origine du mal, indiquer la cause pour laquelle le genre-humain éprouvoit des misères. Cependant les hommes ne purent se dissimuler que souvent ils souffroient ici bas sans qu’aucun crime de leur part, sans qu’aucune transgression connue eût provoqué la colère de leur dieu ; ils virent que ceux-mêmes qui remplissoient le plus fidélement ses ordres prétendus, étoient souvent enveloppés dans une ruine commune avec les téméraires violateurs de ses loix. Accoutumés à plier sous la force, à la regarder comme donnant des droits, à trembler sous leurs souverains terrestres, à leur supposer la faculté d’être iniques, à ne jamais leur disputer leurs titres, à ne point critiquer la conduite de ceux qui ont la puissance en main, les hommes osèrent encore bien moins critiquer la conduite de leur dieu ou l’accuser d’une cruauté non motivée. D’ailleurs les ministres du monarque céleste inventèrent des moyens de le disculper, & de faire retomber sur les hommes eux-mêmes la cause des maux ou des châtimens qu’ils éprouvoient ; en conséquence de la liberté qu’ils prétendirent avoir été donnée aux créatures, ils supposèrent que l’homme avoit péché, que sa nature s’étoit pervertie, que toute la race humaine portoit la peine encourue par les fautes de ses ancêtres, dont le monarque implacable se vengeoit encore sur leur innocente postérité. On trouva cette vengeance très légitime, parce que d’après des préjugés honteux les hommes proportionnent bien plus les châtimens à la puissance & à la dignité de l’offensé, qu’à la grandeur ou à la réalité de l’offense. En conséquence de ce principe on pensa qu’un dieu avoit indubitablement le droit de venger sans mesure & sans termes les outrages faits à sa majesté divine. En un mot l’esprit théologique se mit à la torture pour trouver les hommes coupables & pour disculper la divinité des maux que la nature leur fait nécessairement éprouver. On inventa mille fables pour rendre raison de la façon dont le mal étoit entré dans ce monde ; & les vengeances du ciel parurent toujours très motivées, parce que l’on crut que les fautes commises contre un être infiniment grand & puissant devoient être infiniment punies.

D’ailleurs on voit que les puissances de la terre, même quand elles commettent les injustices les plus criantes, ne souffrent point qu’on les taxe d’être injustes, qu’on doute de leur sagesse, qu’on murmure de leur conduite. On se garda donc bien d’accuser d’injustice le despote de l’univers, de douter de ses droits, de se plaindre de ses rigueurs ; on crut qu’un dieu pouvoit tout se permettre contre les foibles ouvrages de ses mains, qu’il ne devoit rien à ses créatures, qu’il étoit en droit d’exercer sur elles un empire absolu & illimité. C’est ainsi qu’en usent les tyrans de la terre, & leur conduite arbitraire servit de modèle à celle que l’on prêta à la divinité ; ce fut sur leur façon absurde & déraisonnable de gouverner qu’on fit à Dieu une jurisprudence particulière. D’où l’on voit que les plus méchans des hommes ont servi de modèles à Dieu, & que le plus injuste des gouvernemens fut le modèle de son administration divine. Malgré sa cruauté & sa déraison l’on ne cessa jamais de le dire très juste & rempli de sagesse.

Les hommes en tout pays ont adoré des dieux bizarres, injustes, sanguinaires, implacables dont jamais ils n’osèrent examiner les droits. Ces dieux furent par-tout cruels, dissolus, partiaux ; ils ressemblèrent à ces tyrans effrénés qui se jouent impunément de leurs sujets malheureux, trop foibles ou trop aveugles pour leur résister ou pour se soustraire au joug qui les accable. C’est un dieu de cet affreux caractère que même aujourd’huy l’on nous fait adorer ; le dieu des chrétiens, comme ceux des grecs & des romains, nous punit en ce monde, & nous punira dans l’autre, des fautes dont la nature qu’il nous a donnée nous a rendus susceptibles. Semblable à un monarque enivré de son pouvoir il fait une vaine parade de sa puissance, & ne paroît occupé que du plaisir puérile de montrer qu’il est le maître & qu’il n’est soumis à aucunes loix. Il nous punit pour ignorer son essence inconcevable & ses volontés obscures. Il nous punit des transgressions de nos pères ; ses caprices despotiques décident de notre sort éternel ; c’est d’après ses décrets fatals que nous devenons ses amis ou ses ennemis, en dépit de nous-mêmes : il ne nous fait libres que pour avoir le plaisir barbare de nous châtier de l’abus nécessaire que nos passions ou nos erreurs nous font faire de notre liberté. Enfin la théologie nous montre dans tous les âges les mortels punis pour des fautes inévitables & nécessaires, & comme les jouets infortunés d’un dieu tyrannique, & méchant[13].

Ce fut sur ces notions déraisonnables que les théologiens par toute la terre ont fondé les cultes que les hommes devoient rendre à la divinité, qui, sans être liée envers eux, avoit le droit de les lier eux-mêmes : son pouvoir suprême la dispensa de tout devoir envers ses créatures, elles s’obstinèrent à se regarder comme coupables toutes les fois qu’elles éprouvèrent des calamités. Ne soyons donc point étonnés si l’homme religieux fut dans des frayeurs & des transes-continuelles ; l’idée de Dieu lui rappella sans cesse celle d’un tyran impitoyable, qui se faisoit un jeu du malheur de ses sujets ; ceux-ci, même sans le sçavoir, pouvoient à chaque instant encourir sa disgrace ; cependant ils n’osèrent jamais le taxer d’injustice, parce qu’ils crurent que la justice n’étoit point faite pour régler les actions d’un monarque tout puissant que son rang élevé mettoit infiniment au dessus de l’espèce humaine, tandis que néanmoins on s’étoit imaginé qu’il avoit formé l’univers uniquement pour elle.

C’est donc faute de regarder les biens & les maux comme des effets également nécessaires ; c’est faute de les attribuer à leurs véritables causes, que les hommes se sont créé des causes fictives, des divinités malfaisantes, dont rien ne put les désabuser. Cependant en considérant la nature ils auroient pu voir que le mal physique est une suite nécessaire des propriétés particulières à quelques êtres ; ils auroient reconnu que les pestes, les contagions, les maladies sont dues à des causes physiques, à des circonstances particulières, à des combinaisons qui, quoique très naturelles, sont funestes à leur espèce, & ils auroient cherché dans la nature elle-même les remèdes propres à diminuer ou faire cesser les effets qui les faisoient souffrir. Ils auroient vu pareillement que le mal moral n’étoit qu’une suite nécessaire de leurs mauvaises institutions ; que ce n’étoit point aux dieux du ciel, mais à l’injustice des princes de la terre qu’étoient dues les guerres, les disettes, les famines, les revers, les calamités, les vices & les crimes dont ils gémissent si souvent. Ainsi pour écarter ces maux ils n’eussent point inutilement étendu leurs mains tremblantes vers des phantômes incapables de les soulager, & qui ne sont point les auteurs de leurs peines ; ils eussent cherché dans une administration plus sensée, dans des loix plus équitables, dans des institutions plus raisonnables les remèdes à ces infortunes qu’ils attribuent faussement à la vengeance d’un Dieu, qu’on leur peint comme un tyran, en même temps qu’on leur défend de douter de sa justice & de sa bonté.

En effet on ne cesse de répéter aux hommes que leur dieu est infiniment bon, qu’il ne veut que le bien de ses créatures, qu’il n’a tout fait que pour elles : malgré ces assûrances si flatteuses l’idée de sa méchanceté sera nécessairement la plus forte ; elle est bien plus propre à fixer l’attention des mortels que celle de sa bonté ; cette idée noire est toujours celle qui se présente la première à l’esprit, toutes les fois qu’il s’occupe de la divinité. L’idée du mal fait nécessairement sur l’homme une impression bien plus vive que celle du bien ; parconséquent le dieu bienfaisant sera toujours éclipsé par le dieu redoutable. Ainsi, soit qu’on admette plusieurs divinités opposées d’intérêts, soit qu’on ne reconnoisse qu’un seul monarque dans l’univers, le sentiment de la crainte l’emportera nécessairement sur celui de l’amour ; on n’adore le dieu bon que pour l’empêcher d’exercer ses caprices, ses fantaisies, sa malice ; c’est toujours l’inquiétude & la terreur qui mettent l’homme à ses pieds ; c’est sa rigueur & sa sévérité qu’il cherche à désarmer. En un mot, quoique par-tout l’on nous assûre que la divinité est remplie de miséricorde, de clémence, de bonté, c’est toujours à un génie malfaisant, à un maître capricieux, à un démon redouté à qui l’on rend par-tout des hommages serviles & un culte dicté par la crainte.

Ces dispositions n’ont rien qui doive nous surprendre ; nous ne pouvons sincérement accorder notre confiance & notre amour qu’à ceux en qui nous trouvons une volonté permanente de nous faire du bien ; dès que nous avons lieu de soupçonner en eux la volonté, le pouvoir ou le droit de nous nuire, leur idée nous afflige, nous les craignons & nous prenons de la défiance contre eux ; nous les haïssons au fond du cœur, même sans oser nous l’avouer. Si la divinité doit être regardée comme la source commune des biens & des maux qui arrivent en ce monde ; si elle a tantôt la volonté de rendre les hommes heureux & tantôt de les plonger dans la misère ou de les punir avec rigueur, les hommes doivent nécessairement redouter ses caprices ou sa sévérité, & en être bien plus occupés que de sa bienfaisance, qu’ils voient se déterminer si souvent. Ainsi l’idée de leur monarque céleste doit toujours les inquiéter ; la sévérité de ses jugemens doit les faire trembler bien plus que ses bienfaits ne peuvent les consoler ou les rassûrer.

Si l’on fait attention à cette vérité, on sentira pourquoi toutes les nations de la terre ont tremblé devant les dieux & leur ont rendu des cultes bizarres, insensés, lugubres & cruels ; ils les ont servis comme des despotes peu d’accord avec eux-mêmes, ne connoissans d’autres règles que leurs fantaisies, tantôt favorables, & plus souvent nuisibles, à leurs sujets ; en un mot comme des maîtres inconstans, moins aimables par leurs bienfaits que redoutables par leurs châtimens, par leur malice, par leurs rigueurs que l’on n’osa jamais trouver injustes ou excessives. Voilà pourquoi nous voyons les adorateurs d’un dieu que l’on montre sans cesse comme le modèle de la bonté, de l’équité & de toutes les perfections, se livrer aux plus cruelles extravagances contre eux-mêmes dans la vue de se punir & de prévenir la vengeance céleste, & commettre contre les autres les crimes les plus affreux, quand ils croient par là désarmer la colère, appaiser la justice & rappeller la clémence de leur dieu. Tous les systêmes religieux des hommes, leurs sacrifices, leurs prières, leurs pratiques & leurs cérémonies n’ont eu jamais pour objet que de détourner la fureur de la divinité, de prévenir ses caprices & d’exciter en elle le sentiment de la bonté dont on la voyoit se départir à tout moment. Tous les efforts, toutes les subtilités de la théologie n’ont eu pour but que de concilier dans le souverain de la nature les idées discordantes qu’elle avoit elle-même fait naître dans l’esprit des mortels. L’on pourroit justement la définir l’art de composer des chimeres en combinant ensemble des qualités impossibles àconcilier.


  1. Ces hypothèses paraîtront sans doute hasardées à ceux qui n’ont point assez médité sur la nature. Il peut y avoir eu non seulement un déluge universel, mais encore un très-grand nombre d’autres déluges depuis que notre globe existe. Ce globe lui-même, peut être une production nouvelle dans la nature, et n’avoir point toujours occupé la place qu’il occupe maintenant. V. Partie. VI, Chap. I. Quelqu’idée que l’on adopte là-dessus, il est certain qu ’indépendamment des causes extérieures qui peuvent changer totalement sa face, comme l’impulsion d’une comète peut le faire, il est certain, dis-je, que ce globe renferme en lui même une cause qui peut totalement le changer. En effet, outre le mouvement diurne et sensible de la terre, elle en a un très-lent et presque insensible par lequel tout doit changer, en elle ; c est le mouvement d’où dépendent les précisions des équinoxes observées par Hipparque et par d’autres mathématiciens ; par ce mouvement, la terre doit au bout de plusieurs milliers d’années changer totalement, et les mers doivent à la longue finir par occuper la place qu’occupent maintenant les terres du continent. D’où l’on voit que notre globe est dans une disposition continuelle à changer ainsi que tous les êtres de la nature. Les anciens ont connu ce mouvement de la terre dont je parle ; il paraît que c’est ce qui a donné lieu à l’idée de leur grande année que les uns ont fixée à 36525. années chez les Egyptiens, à 36425. Chez les Sabiens, etc., tandis que d’autres ont fixé ce période à 100000. ans et jusqu’à 753200. ans. Vojez le Tome XXIII des mémoires de l’Académie des Inscriptions.

    Aux révolutions générales que notre terre a éprouvées en différens temps, l’on peut encore joindre les révolutions particulières, telles que les inondations des mers, les tremblemens de terre, les embrâsemens souterrains qui ont pu affecter des nations particulières, au point de les disperser et de leur faire oublier toutes les sciences qu’elles connaissaient auparavant.

  2. Les Grecs appelaient la nature une divinité qui avait mille noms (Μυριόνομα.) Toutes les divinités du paganisme n’étaient autre chose que la nature envisagée suivant ses différentes fonctions et sous ses différens points de vue. Les emblèmes dont on ornait ces divinités prouvent encore cette vérité. Ces différentes manières d’envisager la nature ont fait naître le polythéisme et l’idolâtrie. Voyez les remarques critiques contre Toland, par Benoist, pag. 258.
  3. Pour se convaincre de cette vérité, l’on n’a qu’à ouvrir les auteurs anciens. Je crois, dit Varron, que Dieu est l’ame de l’univers, que les Grecs ont nommé ΚΟΣΜΟΣ, et que l’univers lui-même est Dieu. Cicéron dit, eos qui dii appellantur rerum naturas esse. Vot. De Natura Deorum, Lib. III. Cap. a4 Le même Cicéron dit que dans les Mystères de Samotrace, de Lemnos et d’Eleusis c’était bien plus la nature que les dieux que l’on expliquait aux initiés. Rerum magis natura cognoscitur quarn deorum. Joigniez à ces autorités le livre de la sagesse, Chap. XIII, vs. 10 et Chap. XIV, vs 15 et 22. Pline dit d’un ton très dogmatique : il faut croire que.le monde, ou ce qui est renfermé sous la vaste étendue des cieux, est La Divinité même, éternelle, immense, sans commencement ni fin. V. Plin. Hist. Nat. Lib. II, Cap. 1 init.
  4. Ce passage est tiré d’un livre anglais intitule letters Concerning Mythology. L’on ne peut guère douter que les plus sages d’entre les païens n’aient adoré la nature, que la Mythologie ou la Théologie païenne désignaient sous une infinité de noms et d’emblèmes différens. Apulée, tout Platonicien qu il était et accoutumé aux notions mystiques & intelligibles de son maître, appelle la nature rerum natura parens, elementorum omnium Domina, sceculorum promeuves inilialis matrem siderwn, pareniem lemporum, or bisque totius dominant. C’est cette nature, que les uns adoraient sous te nom de la mère des Dieux, d’autres sous le nom de Venus, de Cérès, de Minerve, etc. Enfin le polythéisme des païens est parfaitement prouvé par ces paroles remarquables de Maxime de Madaure j qui, en parlant de la nature, dit, ita fit ut, de ejus quasi membra carptim, variis supplicationibus presequijnur, totum colère profecto videamur.
  5. Les passions des hommes et leurs facultés furent divinisées, parce que les hommes ne purent en deviner les causes véritables. Comme les passions fortes semblent entraîner l’homme malgré lui, on attribua ces passions à un Dieu où on les divinisa : c’est ainsi que l’amour devint Dieu. L’éloquence, la poésie, l’industrie furent divinisées sous le nom de Hermès, de Mercure, d’Apollon. Les remords furent appelés furies. Chez les chrétiens la raison est encorei divinisée sous le nom de verbe éternel.
  6. Le mot grec ΘΕΟΣ vient de τίθημι, pono, facio, ou plutôt de ΘΕΑΟΜΑΙ, specto, contemplor.
  7. Voyez ce qui a été dit sur le système de la spiritualité dans la première partie de cet ouvrage, et voyez la seconde note du Chap. VI de celle-ci.
  8. L’homme, dit Montaigne, ne peut être que ce qu’il est, ni imaginer que selon sa portée ; il a beau s évertuer, il ne connaît d’ame que la sienne. On disait à un homme très célèbre que Dieu avait fait l’homme à son image, l’homme le lui a bien rendu, répliqua ce philosophe. Xenophanes disait que, si le bœuf ou l’éléphant savaient sculpter ou peindre, ils ne manqueraient pas de représenter la divinité sous leur propre figure, et qu’en cela ils auraient autant de raison que Polyclete ou Phidias en lui donnant la forme humaine. Nous voyons, dit Lamotte le Vayer, que la Théantrophie sert de fondement à tout le Christianisme.
  9. L’idée de l’unité de Dieu, comme on sait, coûta la vie à Socrate. Les Athéniens traitèrent en Athée un homme qui ne croyait qu’un Dieu. Platon n’osa pas rompre entièrement avec le polythéisme, il conserva Venus, créatrice, Pattas, déesse du pays, un Jupiter tout puissant. Les chrétiens furent regardés comme des athées par les païens parce qu’ils n’adoraient qu’un seul Dieu.
  10. Les Grecs nommaient les grands dieux Θεοι Καβιροι — Cabiri, les Romains les appelaient Dii majorum gentium ou Dii consentes, parce que toutes les nations s’étaient accordées à diviniser les parties les plus frappantes et les plus agissantes de la nature comme le soleil, le feu, la mer, le temps, etc., tandis que les autres dieux, étaint purement locaux, c’est-à-dire, n’étaient révérés que dans des contrées particulières, ou par des particuliers ; on sait qu’à Rome chaque citoyen avait des dieux pour lui tout seul qu’il adorait sous le nom de Penates, de Lares etc.
  11. Ce sont les Dieux que les Romains nommaient dii medioxumi ; ils les regardaient comme des intercesseurs, des médiateurs, des puissances qu’il fallait révérer pour obtenir leurs faveurs ou pour détourner leur colère ou leur malin vouloir.
  12. La fable des Titans ou des Agens rebelles est trèsancienne et très-répandue dans le monde : elle sert de fondement à la théologie des Bramines de l’indostan, ainsi qu’à celles des prêtres Européens. Selon les Bramines, tous les corps vivans sont animés par des anges déchus, qui sous ces formes expient leur rébellion. Cette fable, ainsi que celle des Démons, fait jouer un rôle bien ridicule à la divinité ; en effet elle suppose qu’elle se fait des adversaires pour s’exercer, se tenir en haleine, et pour faire éclater son pouvoir. Cependant ce pouvoir n’éclate aucunement, vû que, suivant les notions théologiques, le Diable a bien plus d’adhérens que la Divinité.
  13. La théologie payenne ne montrait au peuple dans la personne de leurs dieux que des hommes dissolus, injustes, adultères, vindicatifs, punissant avec rigueur des crimes nécessaires et prédits par les oracles. La théologie judaïque et chrétienne montre un Dieu partial qui choisit ou rejette, qui aime ou qui hait suivant son caprice ; en un mot un tyran qui se joue de ses créatures, qui punit en ce monde tout le genre humain pour la faute d’un seul homme, qui prédestine le plus grand nombre des mortels à être ses ennemis, afin de les punir pendant l’éternité, pour avoir reçu de lui la liberté de se déclarer contre lui. Toutes les religions du monde ont pour base la toute-puissance de Dieu sur l’homme, le despotisme de Dieu sur l’homme, et la déraison divine. Delà, parmi les chrétiens, le dogme du péché véniel ; delà les opinions theologiques sur la grâce, sur la nécessité d’un médiateur ; en un mot, delà cet océan d’absurdités dont la théologie chrétienne est remplie. Il paraît en général qu’un Dieu raisonnable ne conviendrait nullement aux intérêts des prêtres.