Système de la nature/Partie 2/Chapitre 11

(Tome 2p. 321-338).


CHAPITRE XI

Apologie des sentimens contenus dans cet ouvrage. De l’impiété. Existe-t-il des athées ?


Tout ce qui vient d’être dit dans le cours de cet ouvrage devroit suffire pour détromper les hommes capables de raisonner, des préjugés auxquels ils attachent tant d’importance. Mais les vérités les plus claires sont forcées d’échouer contre l’enthousiasme, l’habitude & la crainte ; rien de plus difficile que de détruire l’erreur quand une longue prescription l’a mise en possession de l’esprit humain. Elle est inattaquable quand elle est appuyée du consentement général, propagée par l’éducation, invétérée par la coutume, fortifiée par l’exemple, maintenue par l’autorité, & sans cesse alimentée par les espérances & les craintes des peuples, qui regardent leurs erreurs mêmes comme le remède de leurs maux. Telles sont les forces réunies qui soutiennent l’empire des dieux en ce monde, & qui paroissent devoir y rendre leur trône inébranlable.

Ne soyons donc point surpris de voir le plus grand nombre des hommes chérir son aveuglement & craindre la vérité. Nous trouvons par tout les mortels obstinément attachés à des phantômes dont ils attendent leur bien-être, tandis que ces phantômes sont évidemment les sources de tous leurs maux. épris du merveilleux, dédaignant ce qui est simple & facile à comprendre, peu instruit dans les voies de la nature, accoutumé à ne point faire usage de la raison, le vulgaire d’ âge en âge se prosterne devant les puissances invisibles qu’on lui fait adorer. Il leur adresse ses vœux fervens, il les implore dans ses malheurs, il se dépouille pour elles du fruit de son travail, il est sans cesse occupé à remercier de vaines idoles des biens qu’il n’en a pas reçus, ou à leur demander des faveurs qu’il n’en peut obtenir. Ni l’expérience ni la réflexion ne peuvent le désabuser ; il ne s’apperçoit pas que ses dieux ont toujours été sourds ; il s’en prend à lui-même, il les croit trop irrités, il tremble, il gémit, il soupire à leurs pieds, il couvre leurs autels de présens, il ne voit pas que ces êtres si puissans sont soumis à la nature, & ne sont jamais propices que quand cette nature est favorable. C’est ainsi que les nations sont complices de ceux qui les trompent, & sont aussi opposées à la vérité que ceux qui les égarent.

En matière de religion il est très-peu de gens qui ne partagent, plus ou moins, les opinions du vulgaire. Tout homme qui s’écarte des idées reçues, est généralement regardé comme un frénétique, un présomptueux qui se croit insolemment bien plus sage que les autres. Au nom magique de religion & de divinité, une terreur subite & panique s’empare des esprits ; dès qu’on les voit attaqués la société s’allarme, chacun s’imagine voir déjà son monarque céleste lever son bras vengeur contre le pays où la nature rébelle a produit un monstre assez téméraire pour braver son courroux. Les personnes mêmes les plus modérées taxent de folie & de sédition celui qui ose contester à ce souverain imaginaire des droits que le bon sens n’a jamais discutés. En conséquence quiconque entreprend de déchirer le bandeau des préjugés, paroît un insensé, un citoyen dangereux ; sa sentence est prononcée d’une voix presqu’unanime ; l’indignation publique, attisée par le fanatisme & l’imposture, fait qu’on ne veut point l’entendre ; chacun se croiroit coupable, s’il ne faisoit éclater sa fureur contre lui, & son zèle en faveur du dieu terrible dont on suppose la colère provoquée. Ainsi l’homme qui consulte sa raison, le disciple de la nature est regardé comme une peste publique ; l’ennemi d’un phantôme nuisible est regardé comme l’ennemi du genre-humain ; celui qui voudroit établir une paix solide entre les hommes est traité comme un perturbateur de la société ; on proscrit tout d’une voix celui qui voudroit rassurer les mortels effrayés en brisant les idoles sous lesquelles le préjugé les oblige de trembler. Au seul nom d’un athée, le superstitieux frissonne, le déiste lui-même s’allarme, le prêtre entre en fureur, la tyrannie prépare ses buchers, le vulgaire applaudit aux châtimens que les loix insensées décernent contre le véritable ami du genre-humain.

Tels sont les sentimens auxquels doit s’attendre tout homme qui osera présenter à ses semblables la vérité que tous semblent chercher ; mais que tous craignent de trouver, ou méconnoissent quand on la leur veut montrer. Qu’est-ce, en effet, qu’un athée ? C’est un homme qui détruit des chimeres nuisibles au genre-humain pour ramener les hommes à la nature, à l’expérience, à la raison. C’est un penseur, qui ayant médité la matière, son énergie, ses propriétés & ses façons d’agir, n’a pas besoin pour expliquer les phénomènes de l’univers & les opérations de la nature, d’imaginer des puissances idéales, des intelligences imaginaires, des êtres de raison, qui, loin de faire mieux connoître cette nature, ne font que la rendre capricieuse, inexplicable, méconnoissable, inutile au bonheur des humains.

Ainsi les seuls hommes qui peuvent avoir des idées simples & vraies de la nature, sont regardés comme des spéculateurs absurdes ou de mauvaise foi ! Ceux qui se forment des notions intelligibles de la force motrice de l’univers, sont accusés de nier l’existence de cette force : ceux qui fondent tout ce qui s’opére dans ce monde sur des loix constantes & sûres, sont accusés d’ attribuer tout au hazard, ils sont taxés d’aveuglement & de délire par des enthousiastes dont l’imagination, toujours égarée dans le vuide, attribue les effets de la nature à des causes fictives, qui n’existent que dans leur propre cerveau, à des êtres de raison, à des puissances chimériques, que l’on s’obstine à préférer à des causes réelles & connues. Nul homme dans son bon sens ne peut nier l’énergie de la nature, ou l’existence d’une force en vertu de laquelle la matière agit & se met en mouvement ; mais nul homme, à moins de renoncer à la raison, ne peut attribuer cette force à un être placé hors de la nature, distingué de la matière, n’ayant rien de commun avec elle. N’est-ce pas dire que cette force n’existe pas, que de prétendre qu’elle réside dans un être inconnu, formé par un amas de qualités inintelligibles, d’attributs incompatibles, d’où résulte nécessairement un tout impossible ? Les élémens indestructibles, les atômes d’Epicure, dont le mouvement, le concours & les combinaisons ont produit tous les êtres, sont, sans doute, des causes plus réelles que le dieu de la théologie. Ainsi, pour parler exactement, ce sont les partisans d’un être imaginaire, contradictoire, impossible à concevoir, que l’esprit humain ne peut saisir par aucun côté, qui n’offre qu’un vain nom, dont on peut tout nier, dont on ne peut rien affirmer ; ce sont, dis-je, ceux qui font d’une pareille chimere le créateur, le moteur, le conservateur de l’univers, qui sont des insensés. Des rêveurs, incapables d’attacher aucune idée positive à la cause dont ils parlent sans cesse, ne sont-ils pas de vrais athées ? Des penseurs qui font du pur néant la source de tous les êtres, ne sont-ils pas de vrais aveugles ? N’est-ce pas le comble de la folie de personnifier des abstractions ou des idées négatives, & de se prosterner ensuite devant la fiction de son propre cerveau ?

Ce sont néanmoins des hommes de cette trempe qui règlent les opinions du monde, & qui défèrent à la risée & à la vengeance publique des hommes plus sensés qu’eux. à en croire ces profonds rêveurs, il n’y a que la démence & la frénésie qui puissent faire rejetter dans la nature un mobile totalement incompréhensible. Est-ce donc un délire de préférer le connu à l’inconnu ? Est-ce un crime de consulter l’expérience, d’en appeller au témoignage des sens dans l’examen de la chose la plus importante à connoître ? Est-ce un affreux attentat de s’adresser à la raison, & de préférer ses oracles aux décisions sublimes de quelques sophistes, qui conviennent eux-mêmes qu’ils ne comprennent rien au dieu qu’ils nous annoncent ? Cependant, selon eux, il n’est point de forfait plus digne de châtiment, il n’est point d’entreprise plus dangereuse contre la société, que de dépouiller le phantôme qu’ils ne connoissent point des qualités inconcevables, & de l’appareil imposant dont l’imagination, l’ignorance, la crainte & l’imposture l’ont à l’envi entouré ; il n’est rien de plus impie & de plus criminel, que de rassurer les mortels contre un spectre, dont l’idée seule fut la source de tous leurs maux ; il n’est rien de plus nécessaire que d’exterminer des audacieux, assez téméraires pour tenter de rompre le charme invisible qui tient le genre-humain engourdi dans l’erreur ; vouloir briser ses fers, ce fut briser pour lui ses plus sacrés liens.

En conséquence de ces clameurs, sans cesse renouvellées par l’imposture, & répétées par l’ignorance, les nations, que dans tous les siècles la raison voulut détromper, n’osèrent jamais écouter ses leçons bienfaisantes. Les amis des hommes ne furent point entendus, parce qu’ils furent les ennemis de leurs chimeres. Ainsi les peuples continuent à trembler ; peu de sages ont le courage de les rassurer ; presque personne n’ose braver l’opinion publique infectée par la superstition ; on redoute le pouvoir de l’imposture & les menaces de la tyrannie qui cherche toujours à s’appuyer par des illusions. Les cris de l’ignorance triomphante & du fanatisme hautain, étouffèrent en tout tems la foible voix de la nature ; elle fut forcée de se taire, ses leçons furent bientôt oubliées ; & lorsqu’elle osa parler, ce ne fut le plus souvent que dans un langage énigmatique, inintelligible pour le plus grand nombre des hommes. Comment le vulgaire, qui saisit avec tant de peines les vérités les plus claires & les plus distinctement énoncées, eût-il pu comprendre les mystères de la nature présentés sous des emblêmes & sous des mots entrecoupés !

En voyant le déchaînement qu’excitent parmi les théologiens les opinions des athées, & les supplices qui, à leur instigation, furent souvent décernés contre eux, ne seroit-on pas autorisé de conclure que ces docteurs, ou ne sont pas aussi sûrs qu’ils le disent de l’existence de leur dieu, ou ne regardent pas les opinions de leurs adversaires comme aussi absurdes qu’ils le prétendent ? Ce n’est jamais que la défiance, la foiblesse & la crainte qui rendent cruel ; on n’a point de colère contre ceux qu’on méprise : on ne regarde point la folie comme un crime punissable ; on se contenteroit de rire d’un insensé qui nieroit l’existence du soleil, on ne le puniroit pas si l’on n’étoit soi-même insensé. La fureur théologique ne prouvera jamais que la foiblesse de sa cause ; l’inhumanité de ces hommes intéressés dont la profession est d’annoncer des chimeres aux nations, nous prouve qu’eux seuls tirent parti de ces puissances invisibles, dont ils se servent avec succès pour effrayer les mortels[1]. Ce sont pourtant ces tyrans des esprits qui, peu conséquens dans leurs principes, défont d’une main ce qu’ils élèvent de l’autre : ce sont eux qui, après avoir fait une divinité remplie de bonté, de sagesse & d’équité, la diffament, la décrient, l’anéantissent tout-à-fait, en disant qu’elle est cruelle, qu’elle est capricieuse, injuste & despotique, qu’elle est altérée du sang des malheureux. Cela posé ce sont les vrais impies.

Celui qui ne connoît point la divinité ne peut lui faire injure, ni par conséquent être appellé un impie. être impie, dit épicure, ce n’est point ôter au vulgaire les dieux qu’il a, c’est attribuer à ces dieux les opinions du vulgaire. être impie, c’est insulter un dieu qu’on croit, c’est l’outrager sciemment. être impie, c’est admettre un dieu bon, tandis qu’on prêche en même tems la persécution & le carnage. être impie, c’est tromper les hommes au nom d’un dieu que l’on fait servir de prétexte à ses indignes passions. être impie, c’est dire qu’un dieu souverainement heureux & tout-puissant peut être offensé par ses foibles créatures. être impie, c’est mentir de la part d’un dieu que l’on suppose l’ennemi du mensonge. être impie enfin, c’est se servir de la divinité pour troubler les sociétés, pour les asservir à des tyrans ; c’est leur persuader que la cause de l’imposture est la cause de Dieu ; c’est imputer à Dieu des crimes qui anéantiroient ses perfections divines. être impie & insensé à la fois, c’est faire une pure chimere du dieu que l’on adore.

D’un autre côté, être pieux c’est servir la patrie, c’est être utile à ses semblables, c’est travailler à leur bien-être : chacun peut y prétendre suivant ses facultés ; celui qui médite, peut se rendre utile, lorsqu’il a le courage d’annoncer la vérité, de combattre l’erreur, d’attaquer les préjugés qui s’opposent par tout au bonheur des humains ; il est vraiment utile, & c’est même un devoir, d’arracher des mains des mortels les couteaux que le fanatisme leur distribue, d’ ôter à l’imposture & à la tyrannie l’empire funeste de l’opinion dont elles se servent avec succès en tout tems, en tous lieux, pour s’élever sur les ruines de la liberté, de la sureté, de la félicité publique. être vraiment pieux, c’est observer religieusement les loix saintes de la nature, & suivre fidèlement les devoirs qu’elle nous prescrit ; être pieux, c’est être humain, équitable, bienfaisant, c’est respecter les droits des hommes ; être pieux & sensé, c’est rejetter des rêveries qui pourroient faire méconnoître les conseils de la raison.

Ainsi quoi qu’en disent le fanatisme & l’imposture, celui qui nie l’existence d’un dieu, en voyant qu’elle n’a d’autre base que l’imagination allarmée ; celui qui rejette un dieu perpétuellement en contradiction avec lui-même ; celui qui bannit de son esprit & de son cœur un dieu continuellement aux prises avec la nature, la raison, le bien-être des hommes, celui, dis-je, qui se détrompe d’une si dangereuse chimere, peut être réputé pieux, honnête & vertueux, quand sa conduite ne s’écartera point des règles invariables que la nature & la raison lui prescrivent. De ce qu’un homme refuse d’admettre un dieu contradictoire, ainsi que les oracles obscurs qu’on débite en son nom, s’ensuit-il donc qu’un tel homme refuse de reconnoître les loix évidentes & démontrées d’une nature dont il dépend, dont il éprouve le pouvoir, dont les devoirs nécessaires l’obligent sous peine d’être puni dans ce monde ? Il est vrai que si la vertu consistoit par hazard dans un honteux renoncement à la raison, dans un fanatisme destructeur, dans des pratiques inutiles, l’athée ne peut point passer pour vertueux ; mais si la vertu consistoit à faire à la société tout le bien dont on est capable, l’athée peut y prétendre ; son ame courageuse & tendre ne sera point criminelle en faisant éclater son indignation légitime contre des préjugés fatales au bonheur du genre-humain.

Écoutons néanmoins les imputations que les théologiens font aux athées ; examinons de sang-froid & sans humeur les injures qu’ils vomissent contre eux : il leur semble que l’athéisme soit le dernier degré du délire de l’esprit & de la perversité du cœur : intéressés à noircir leurs adversaires, ils ne montrent l’incrédulité absolue que comme l’effet du crime ou de la folie. On ne voit pas, nous disent-ils, tomber dans les horreurs de l’athéisme des hommes qui ont lieu d’espérer que l’état à venir sera pour eux un état de bonheur. En un mot, selon nos théologiens c’est l’intérêt des passions qui fait que l’on cherche à douter de l’existence d’un être, à qui l’on est comptable de l’abus de cette vie ; c’est la crainte du châtiment qui fait seule les athées : on nous répéte sans cesse les paroles d’un prophête hébreu, qui prétend qu’il n’y a que la folie qui puisse faire nier l’existence de la divinité[2]. À en croire quelques autres rien de plus noir que le cœur d’un athée, rien de plus faux que son esprit : l’athéisme, selon eux, ne peut être que le fruit d’une conscience bourrelée, qui cherche à se débarrasser de la cause qui la trouble. On a raison, dit Derham, de regarder un athée comme un monstre parmi les êtres raisonnables ; comme une de ces productions extraordinaires qu’on rencontre à peine dans tout le genre humain, 81 qui, soppofant à tous les autres hommes, se révolte, non seulement contre la raison & la nature humaine, mais contre la Divinité même.”

Nous répondrons à toutes ces injures en disant que c’est au lecteur à juger si le systême de l’athéisme est aussi absurde que voudroient le faire croire ces profonds spéculateurs, perpétuellement en dispute sur les productions informes, contradictoires & bizarres de leur propre cerveau[3]. Il est vrai que peut-être jusqu’ici le systême du naturalisme n’avoit point encore été développé dans toute son étendue ; des personnes non prévenues seront au moins à portée de reconnoître si l’auteur a bien ou mal raisonné, s’il s’est dissimulé les plus importantes difficultés, s’il a été de mauvaise foi, si, comme les ennemis de la raison humaine, il a recours à des subterfuges, à des sophismes, à des distinctions subtiles, qui doivent toujours faire soupçonner ou que l’on ne connoit pas ou que l’on craint la vérité. C’est donc à la candeur, à la bonne foi, à la raison qu’il appartient de juger si les principes naturels qui viennent d’être rapprochés sont destitués de fondement ; c’est à ces juges intègres qu’un disciple de la nature soumet ses opinions ; il est en droit de récuser le jugement de l’enthousiasme, de l’ignorance présomptueuse, & de la fourberie intéressée. Les personnes accoutumées à penser trouveront du moins des raisons pour douter de tant de notions merveilleuses qui ne paroissent des vérités incontestables qu’à ceux qui ne les ont jamais examinées d’après les règles du bon sens.

Nous conviendrons avec Derham que les athées sont rares ; la superstition a tellement fait méconnoître la nature & ses droits ; l’enthousiasme a tellement ébloui l’esprit humain ; la terreur a tellement troublé le cœur des hommes ; l’imposture & la tyrannie ont tellement enchaîné la pensée ; enfin l’erreur, l’ignorance & le délire ont tellement embrouillé les idées les plus claires, que rien n’est moins commun que de trouver des hommes assez courageux pour se détromper des notions que tout conspiroit à identifier avec eux. En effet, plusieurs théologiens, malgré les invectives dont ils accablent les athées, semblent souvent avoir douté s’il en existoit dans le monde, ou s’il y avoit des gens qui pussent nier de bonne foi l’existence d’un Dieu[4]. Leur doute étoit, sans doute, fondé sur les idées absurdes qu’ils prêtoient à leurs adversaires, qu’ils ont sans cesse accusés de tout attribuer au hazard, à des causes aveugles, à une matière inerte & morte, incapable d’agir par elle-même. Nous avons, je pense, suffisamment justifié les partisans de la nature de ces accusations ridicules ; nous avons par tout prouvé, & nous le répétons, que le hazard est un mot vuide de sens qui, ainsi que le mot dieu, n’annonce que l’ignorance des vraies causes. Nous avons démontré que la matière n’étoit point morte, que la nature essentiellement agissante & nécessairement existante avoit assez d’énergie pour produire tous les êtres qu’elle renferme & tous les phénomènes que nous voyons. Nous avons fait sentir par tout que cette cause étoit bien plus réelle & plus facile à concevoir que la cause fictive, contradictoire, inconcevable, impossible à qui la théologie fait honneur des grands effets qu’elle admire. Nous avons représenté que l’incompréhensibilité des effets naturels n’étoit point une raison pour leur assigner une cause plus incompréhensible encore que toutes celles que nous pouvons connoître. Enfin si l’incompréhensibilité de Dieu n’autorise pas à nier son existence, il est au moins certain que l’incompatibilité des attributs qu’on lui donne autorise à nier que l’être qui les réunit soit autre chose qu’une chimere dont l’existence est impossible.

Cela posé, nous pourrons fixer le sens que l’on doit attacher au nom d’ athée, que cependant en d’autres occasions les théologiens prodiguent indistinctement à tous ceux qui s’écartent en quelque chose de leurs opinions révérées. Si par athée l’on désigne un homme qui nieroit l’existence d’une force inhérente à la matière & sans laquelle l’on ne peut concevoir la nature, & si c’est à cette force motrice que l’on donne le nom de dieu, il n’existe point d’athées, & le mot sous lequel on les désigne n’annonceroit que des fous. Mais si par athées, l’on entend des hommes dépourvus d’enthousiasme, guidés par l’expérience & le témoignage de leurs sens, qui ne voient dans la nature que ce qui s’y trouve réellement ou ce qu’ils sont à portée d’y connoître ; qui n’apperçoivent & ne peuvent appercevoir que de la matière essentiellement active & mobile, diversement combinée, jouissante par elle-même de divers propriétés, & capable de produire tous les êtres que nous voyons. Si par athées l’on entend des physiciens convaincus que sans recourir à une cause chimérique l’on peut tout expliquer par les seules loix du mouvement, par les rapports subsistans entre les êtres, par leurs affinités, leurs analogies, leurs attractions & leurs répulsions, leurs proportions, leurs compositions & leurs décompositions[5]. Si par athées l’on entend des gens qui ne savent point ce que c’est qu’un esprit & qui ne voient point le besoin de spiritualiser ou de rendre incompréhensibles des causes corporelles, sensibles & naturelles qu’ils voient uniquement agir ; qui ne trouvent pas que ce soit un moyen de mieux connoître la force motrice de l’univers que de l’en séparer pour la donner à un être placé hors du grand tout, à un être d’une essence totalement inconcevable, & dont on ne peut indiquer le séjour. Si par athées l’on entend des hommes qui conviennent de bonne foi que leur esprit ne peut ni concevoir ni concilier les attributs négatifs & les abstractions théologiques avec les qualités humaines & morales que l’on attribue à la divinité ; ou des hommes qui prétendent que de cet alliage incompatible il ne peut résulter qu’un être de raison, vu qu’un pur esprit est destitué des organes nécessaires pour exercer des qualités & des facultés humaines. Si par athées, l’on désigne des hommes qui rejettent un phantôme dont les qualités odieuses & disparates ne sont propres qu’à troubler & à plonger le genre-humain dans une démence très-nuisible. Si, dis-je, des penseurs de cette espèce sont ceux que l’on nomme des athées, l’on ne peut douter de leur existence ; & il y en auroit un très-grand nombre, si les lumières de la saine physique & de la droite raison étoient plus répandues ; pour lors ils ne seroient regardés ni comme des insensés ni comme des furieux, mais comme des hommes sans préjugés, dont les opinions, ou si l’on veut l’ignorance, seroient bien plus utiles au genre-humain, que les sciences & les vaines hypothèses qui depuis longtems sont les vraies causes de ses maux.

D’un autre côté, si par athées, l’on vouloit désigner des hommes forcés eux-mêmes d’avouer qu’ils n’ont aucune idée de la chimere qu’ils adorent ou qu’ils annoncent aux autres ; qui ne peuvent se rendre compte ni de la nature ni de l’essence de leur phantôme divinisé ; qui ne peuvent jamais s’accorder entre eux sur les preuves de l’existence, sur les qualités, sur la façon d’agir de leur dieu ; qui à force de négations en font un pur néant ; qui se prosternent, ou font prosterner les autres, devant les fictions absurdes de leur propre délire ; si, dis-je, par athées l’on désigne des hommes de cette espèce ; on sera obligé de convenir que le monde est rempli d’athées, & l’on pourra même placer dans ce nombre les théologiens les plus exercés, qui raisonnent sans cesse de ce qu’ils n’entendent pas ; qui se disputent sur un être dont ils ne peuvent démontrer l’existence ; qui par leurs contradictions sappent très-efficacement cette existence ; qui anéantissent leur dieu parfait à l’aide des imperfections sans nombre qu’ils lui donnent ; qui révoltent contre ce dieu par les traits atroces sous lesquels ils le dépeignent. Enfin l’on pourra regarder comme de vrais athées ces peuples crédules, qui sur parole & par tradition se mettent à genoux devant un être dont ils n’ont d’autres idées que celles que leur en donnent leurs guides spirituels, qui reconnoissent eux-mêmes qu’ils n’y comprennent rien. Un athée est un homme qui ne croit pas l’existence d’un dieu ; or personne ne peut être sûr de l’existence d’un être qu’il ne conçoit pas & que l’on dit réunir des qualités incompatibles.

Ce qui vient d’être dit prouve que les théologiens eux-mêmes n’ont pas toujours connu le sens qu’ils pouvoient attacher au mot d’athées ; ils les ont vaguement injuriés & combattus comme des gens dont les sentimens & les principes étoient opposés aux leurs. Nous voyons en effet que ces sublimes docteurs, toujours entêtés de leurs opinions particulières ont souvent prodigué les accusations d’athéisme à tous ceux à qui ils vouloient nuire, qu’ils vouloient dénigrer, dont ils cherchoient à rendre les systêmes odieux : ils étoient sûrs d’allarmer le vulgaire imbécille par une imputation vague, ou par un mot auquel l’ignorance attache une idée de terreur, parce qu’il n’en connoit pas le vrai sens. En conséquence de cette politique, on a vu souvent les partisans des mêmes sectes religieuses, les adorateurs du même dieu se traiter réciproquement d’athées dans la chaleur de leurs querelles théologiques : dans ce sens être athée, c’est n’avoir pas en tout point les mêmes opinions que ceux avec qui l’on dispute sur la religion. De tout tems le vulgaire a regardé comme des athées ceux qui ne pensoient pas sur la divinité comme les guides qu’il s’étoit habitué de suivre. Socrate, l’adorateur d’un seul dieu, ne fut qu’un athée aux yeux du peuple athénien.

Bien plus, comme nous l’avons déjà fait observer, l’on a souvent accusé d’athéisme les personnes mêmes qui s’étoient donné le plus de peines pour établir l’existence d’un dieu, mais qui n’avoient point allégué des preuves satisfaisantes : comme en pareille matière les preuves sont caduques, il fut aisé à leurs ennemis de les faire passer pour des athées, qui avoient malignement trahi la cause de la divinité en la défendant trop foiblement. Je ne m’arrête point à faire sentir ici le peu de fondement d’une vérité que l’on dit si évidente, tandis qu’on tente si souvent de la prouver & que jamais on ne la prouve au gré même de ceux qui se vantent d’en être intimement convaincus ; au moins est-il certain qu’en examinant les principes de ceux qui ont essayé de prouver l’existence de Dieu on les a communément trouvés foibles ou faux, parce qu’ils ne pouvoient être ni solides ni vrais ; les théologiens eux-mêmes ont été forcés d’entrevoir que leurs adversaires pourroient en tirer des inductions contraires aux notions qu’ils ont intérêt de maintenir ; en conséquence ils se sont souvent très hautement élevés contre ceux-mêmes qui croyoient avoir trouvé les preuves les plus fortes de l’existence de leur dieu ; ils ne s’appercevoient pas, sans doute, qu’il est impossible de ne pas prêter le flanc en établissant des principes ou des systêmes visiblement fondés sur un être imaginaire, contradictoire, que chaque homme voit diversement[6].

En un mot, l’on a taxé d’athéisme & d’irréligion presque tous ceux qui ont pris le plus vivement en main la cause du dieu théologique ; ses partisans les plus zélés ont été regardés comme des tranfuges & des traîtres ; les théologiens les plus religieux n’ont pu se garantir de ce reproche ; ils se le sont mutuellement prodigué, & tous l’ont, sans doute, mérité si par athées l’on désigne des hommes qui n’ont de leur dieu aucune idée qui ne se détruise dès qu’on veut en raisonner.


  1. Lucien suppose Jupiter qui, disputant avec Menippe, veut le foudroyer ; surquoi le philosophe lui dit, ah ! tu le fâches ; tu prens ton foudre ? Tu as donc tort.
  2. Dixit insipiens in corde suo non est Deus. En retranchant la négation la proposition seroit plus vraie. Ceux qui voudront voir les injures que le fiel théologien sait répandre sur les athées, n’ont qu’à lire un ouvrage du Dr. Bentley, traduit en latin sous le titre De Stultitiâ Athéismi. in 8vo.
  3. En voyant les théologiens accuser si souvent les athées d’être absurdes, on serait tenté de croire qu’ils n’ont aucune idée de ce que les athées ont à leur opposer : il est vrai qu’ils y ont mis bon ordre ; les prêtres disent et publient ce qu’ils veulent, tandis que leurs adversaires ne peuvent jamais se montrer.
  4. Les mêmes gens qui trouvent que l’athéisme est un système si étrange aujourd’hui, avouent qu’il a pu y avoir des athées autrefois. Quoi donc ? Est-ce que la nature nous a moins doués de raison que les hommes d’autrefois ? Où serait-ce que le Dieu d’aujourd’hui serait moins absurde que les dieux de l’antiquité ? Le genre humain aurait-il acquis des lumieres sur le compte de ce moteur caché de la nature ? Le dieu de la mythologie moderne, rejeté par Vanini, Hobbes, Spinosa et quelques autres, est-il donc plus croyable que les dieux de la mythologie payenne rejetés par Epicure, Straton, Théodore, Diagoras, etc ? Tertulien prétendait que le christianisme avait dissipé l’ignorance dans laquelle les Payens étaient sur l’essence divine, et qu’il n’y avait pas d’artisans parmi les chrétiens qui ne vît Dieu et qui ne le connût. Cependant Tertulien lui-même admettait un Dieu corporel, et partant était un athée, d’après les notions de la théologie moderne. Voyez la note 1 du Chap. VI, page 181 de ce volume.
  5. Le Docteur Cudworth, dans son Systema intellectualle, Ch. II, compte chez les anciens quatre espèces d’Athées. 1. les disciples d’Anaximandre, appelés Hylopathiens, qui attribuaient la formation de tout à la matière privée de sentiment. 2. les Atomistes, ou disciples de Démocrite, qui attribuoient tout au concours des atômes. 3. les Athées Stoïciens qui admettoient une nature aveugle, mais agissante selon des règles sûres. 4. les Hylozoïstes ou disciples de Straton, qui attribuoient à la matière de la vie. Il est bon d’observer que les plus habiles physiciens de l’antiquité ont été des athées, avoués ou cachés ; mais leur doctrine fut toujours opprimée par la superstition du vulgaire, et presque totalement éclipsée par la philosophie fanatique et merveilleux de Pythagore, et surtout de Platon. Tant il est vrai que le vague, l’obscur, l’enthousiasme l’emportent communément sur le simple, le naturel, l’intelligible. V. le Clerc Biblioth. choisie Tome 2.
  6. Que peut-on penser des sentimens d’un homme comme Pascal, article 8 de ses Pensées, où il montre au moins une incertitude très-complète sur l’existence de Dieu ? J’ai recherché, dît-il, si ce Dieu, dont tout le monde parle, n’aurait point laissé quelques marques de lui. Je regarde de toutes parts ; et ne vois partout qu’obscurité. La nature ne m’offre rien qui ne soit matière de doute et d’inquiétude. Si je n’y voyais rien qui marquât une divinité, je me déterminerais à ne rien croire. Si je voyais partout les marques d’un créateur, je reposerais en paix dans la foi. Mais voyant trop pour nier, et trop peu pour m’assurer, je suis dans un état à plaindre, et où j’ai souhaité cent fois que, si un DIEU soutient la nature, elle le marqua sans équivoque, et que si les marques qu’elle en donne sont trompeuses, elle les supprimât tout-àJait : qu’elle dit tout ou rien, afin que je visse quel parti je dois suivre. Voilà l’etat d’un bon esprit luttant contre les préjuges qui l’enchaînent.