Système de la nature/Partie 1/Chapitre 7

s. n. (Tome 1p. 90-102).


CHAPITRE VII

De l’ame & du systême de la spiritualité.


Après avoir gratuitement supposé deux substances distinguées dans l’homme, on prétendit, comme on a vu, que celle qui agissoit invisiblement au-dedans de lui-même étoit essentiellement différente de celle qui agissoit au-dehors ; on désigna la première, comme nous avons dit, sous le nom d’esprit ou d’ame. Mais si nous demandons ce que c’est qu’un esprit ? Les modernes nous répondent que le fruit de toutes leurs recherches métaphysiques s’est borné à leur apprendre que ce qui fait agir l’homme est une substance d’une nature inconnue, tellement simple, indivisible, privée d’étendue, invisible, impossible à saisir par les sens, que ses parties ne peuvent être séparées même par abstraction ou par la pensée. Mais comment concevoir une pareille substance qui n’est qu’une négation de tout ce que nous connoissons ? Comment se faire une idée d’une substance privée d’étendue & néanmoins agissante sur nos sens, c’est-à-dire sur des organes matériels qui ont de l’étendue ? Comment un être sans étendue peut-il être mobile & mettre de la matiere en mouvement ? Comment une substance dépourvue de parties peut-elle répondre successivement à différentes parties de l’espace ?

En effet, comme tout le monde en convient, le mouvement est le changement successif des rapports d’un corps avec différens points d’un lieu ou de l’espace ou avec d’autres corps ; si ce qu’on appelle esprit est susceptible de recevoir ou de communiquer du mouvement, s’il agit, s’il met en jeu les organes du corps, pour produire ces effets, il faut que cet être change successivement ses rapports, sa tendance, sa correspondance, la position de ses parties relativement aux différens points de l’espace, ou relativement aux différens organes de ce corps qu’il met en action : mais pour changer ses rapports avec l’espace & les organes qu’il meut, il faut que cet esprit ait de l’étendue, de la solidité & par conséquent des parties distinctes dès qu’une substance a ces qualités elle est ce que nous appellons de la matiere & ne peut être regardée comme un être simple au sens des modernes[1].

Ainsi l’on voit que ceux qui ont supposé dans l’homme une substance immatérielle distinguée de son corps ne se sont point entendus eux-mêmes, & n’ont fait qu’imaginer une qualité négative dont ils n’ont point eu de véritable idée ; la matiere seule peut agir sur nos sens, sans lesquels il nous est impossible que rien se fasse connoître à nous. Ils n’ont point vu qu’un être privé d’étendue ne pouvoit se mouvoir lui-même ni communiquer le mouvement au corps, puisqu’un tel être n’ayant point de parties, est dans l’impossibilité de changer ses rapports de distance rélativement à d’autres corps, ni d’exciter le mouvement dans le corps humain qui est matériel. Ce qu’on appelle notre ame se meut avec nous ; or le mouvement est une propriété de la matiere. Cette ame fait mouvoir notre bras, & notre bras mu par elle fait une impression, un choc qui suit la loi générale du mouvement. Ensorte que si la force restant la même, la masse étoit double, le choc seroit double. Cette ame se montre encore matérielle dans les obstacles invincibles qu’elle éprouve de la part des corps. Si elle fait mouvoir mon bras, quand rien ne s’y oppose ; elle ne fera plus mouvoir ce bras si on le charge d’un trop grand poids. Voilà donc une masse de matiere qui anéantit l’impulsion donnée par une cause spirituelle qui n’ayant nulle analogie avec la matiere devroit ne pas trouver plus de difficulté à remuer le monde entier qu’à remuer un atôme, & un atôme que le monde entier. D’où l’on peut conclure qu’un tel être est une chimere, un être de raison. C’est néanmoins d’un pareil être simple ou d’un esprit semblable que l’on a fait le moteur de la nature entière ! [2]

Dés que j’apperçois ou que j’éprouve du mouvement, je suis forcé de reconnoître de l’étendue, de la solidité, de la densité, de l’impénétrabilité dans la substance que je vois se mouvoir ou de laquelle je reçois du mouvement ; ainsi dès qu’on attribue de l’action à une cause quelconque, je suis obligé de la regarder comme matérielle. Je puis ignorer sa nature particulière & sa façon d’agir, mais je ne puis me tromper aux propriétés générales & communes à toute matiere ; d’ailleurs cette ignorance ne fera que redoubler, lorsque je la supposerai d’une nature, dont je ne puis me former aucune idée & qui de plus la priveroit totalement de la faculté de se mouvoir & d’agir. Ainsi une substance spirituelle qui se meut & qui agit, implique contradiction, d’où je conclus qu’elle est totalement impossible.

Les partisans de la spiritualité croient résoudre les difficultés dont on les accable en disant que l’ame est toute entière sous chaque point de son étendue. Mais il est aisé de sentir que ce n’est résoudre la difficulté que par une réponse absurde. Car il faut, après tout, que ce point, quelqu’insensible & quelque petit qu’on le suppose, demeure pourtant quelque chose.[3] Mais quand il y auroit dans cette réponse autant de solidité qu’il y en a peu, de quelque façon que mon esprit ou mon ame se trouve dans son étendue, lorsque mon corps se meut en avant, mon ame ne reste point en arrière ; elle a donc alors une qualité tout-à-fait commune avec mon corps & propre à la matiere, puisqu’elle est transférée conjointement avec lui. Ainsi quand même l’ame seroit immatérielle, que pourroit-on en conclure ? Soumise entiérement aux mouvemens du corps, elle resteroit morte, inerte sans lui. Cette ame ne seroit qu’une double machine nécessairement entraînée par l’enchaînement du tout : elle ressembleroit à un oiseau qu’un enfant conduit à son gré par le fil qui le tient attaché.

C’est faute de consulter l’expérience & d’écouter la raison que les hommes ont obscurci leurs idées sur le principe caché de leurs mouvemens. Si dégagés de préjugés, nous voulons envisager notre ame, ou le mobile qui agit en nous-mêmes, nous demeurerons convaincus qu’elle fait partie de notre corps, qu’elle ne peut être distinguée de lui que par l’abstraction, qu’elle n’est que le corps lui-même considéré rélativement à quelques-unes des fonctions ou facultés dont sa nature & son organisation particulière le rendent susceptible. Nous verrons que cette ame est forcée de subir les mêmes changemens que le corps, qu’elle naît & se développe avec lui, qu’elle passe comme lui par un état d’enfance, de foiblesse, d’inexpérience ; qu’elle s’accroît & se fortifie dans la même progression que lui, que c’est alors qu’elle devient capable de remplir certaines fonctions, qu’elle jouit de la raison, qu’elle montre plus ou moins d’esprit, de jugement, d’activité. Elle est sujette comme le corps aux vicissitudes que lui font subir les causes extérieures qui influent sur lui ; elle jouit & elle souffre conjointement avec lui, elle partage ses plaisirs & ses peines ; elle est saine, lorsque le corps est sain, elle est malade lorsque le corps est accablé par la maladie ; elle est, ainsi que lui, continuellement modifiée par les différens dégrés de pesanteur de l’air, par les variétés des saisons, par les alimens qui entrent dans l’estomac ; enfin nous ne pouvons nous empêcher de reconnoître que dans quelques périodes elle montre les signes visibles de l’engourdissement, de la décrépitude & de la mort.

Malgré cette analogie ou plutôt cette identité continuelle des états de l’ame & du corps, on a voulu les distinguer pour l’essence, & l’on a fait de cette ame un être inconcevable dont, pour s’en former quelque idée, l’on fut pourtant obligé de recourir à des êtres matériels & à leur façon d’agir. En effet le mot esprit ne nous présente d’autre idée que celle du soufle, de la respiration, du vent ; ainsi quand on nous dit que l’ame est un esprit, cela signifie que sa façon d’agir est semblable à celle du soufle qui invisible lui-même, opere des effets visibles, ou qui agit sans être vu. Mais le soufle est une cause matérielle, c’est de l’air modifié ; ce n’est point une substance simple telle que celle que les modernes désignent sous le nom d’ esprit[4].

Quoique le mot esprit soit fort ancien parmi les hommes, le sens qu’on y attache est nouveau, & l’idée de la spiritualité qu’on admet aujourd’hui est une production récente de l’imagination. Il ne paroit point en effet que Pythagore ni Platon, quelqu’ait été d’ailleurs la chaleur de leur cerveau & leur goût pour le merveilleux, aient jamais entendu par un esprit une substance immatérielle ou privée d’étendue, telle que celle dont les modernes ont composé l’ame humaine & le moteur caché de l’univers. Les anciens par le mot esprit ont voulu désigner une matiere très subtile & plus pure que celle qui agit grossiérement sur nos sens. En conséquence les uns ont regardé l’ame comme une substance aërienne, les autres en ont fait une matiere ignée ; d’autres l’ont comparée à la lumiere. Démocrite la faisoit consister dans le mouvement & par conséquent il en faisoit un mode. Aristoxène, musicien lui-même, en fit une harmonie. Aristote a regardé l’ame comme une force motrice de laquelle dépendoient les mouvemens des corps vivans.

Il est évident que les premiers docteurs du christianisme[5] n’ont eu pareillement de l’ame que des idées matérielles ; Tertullien, Arnobe, Clément d’Alexandrie, Origene, Justin, Irenée etc. En ont parlé comme d’une substance corporelle. Ce fut à leurs successeurs qu’il étoit réservé de faire longtems après de l’ame humaine & de la divinité, ou de l’ame du monde, de purs esprits, c’est-à-dire, des substances immatérielles dont il est impossible de se former une idée véritable : peu-à-peu le dogme incompréhensible de la spiritualité, plus conforme, sans doute, aux vues d’une théologie qui se fait un principe d’anéantir la raison, l’emporta sur toutes les autres[6] ; on crut ce dogme divin & surnaturel parce qu’il étoit inconcevable pour l’homme ; l’on regarda comme des téméraires & des insensés tous ceux qui osèrent croire que l’ame ou la divinité pouvoient être matérielles. Quand les hommes ont une fois renoncé à l’expérience & abjuré la raison, ils ne font plus que subtiliser de jour en jour les délires de leur imagination, ils se plaisent à s’enfoncer de plus en plus dans l’erreur ; ils se félicitent de leurs découvertes & de leurs lumieres prétendues, à mesure que leur entendement est plus environné de nuages. C’est ainsi qu’à force de raisonner d’après de faux principes, l’ame ou le principe moteur de l’homme, de même que le moteur caché de la nature, sont devenus de pures chimeres, de purs esprits, de purs êtres de raison.[7]

Le dogme de la spiritualité ne nous offre en effet qu’une idée vague ou plutôt qu’une absence d’idées. Qu’est-ce que présente à l’esprit une substance qui n’est rien de ce que nos sens nous mettent à portée de connoître ? Est-il donc vrai que l’on puisse se figurer un être qui, n’étant point matiere, agit pourtant sur la matiere sans avoir ni points de contact ni analogie avec elle, & reçoit elle-même les impulsions de la matiere par les organes matériels qui l’avertissent de la présence des êtres ? Est-il possible de concevoir l’union de l’ame & du corps, & comment ce corps matériel peut-il lier, renfermer, contraindre, déterminer un être fugitif qui échappe à tous les sens ? Est-ce de bonne foi résoudre ces difficultés que de dire que ce sont là des mysteres, que ce sont des effets de la toute puissance d’un être encore plus inconcevable que l’ame humaine & que sa façon d’agir ? Résoudre ces problêmes par des miracles & faire intervenir la divinité n’est-ce pas avouer son ignorance ou le dessein de nous tromper ?

Ne soyons donc point surpris des hypotheses subtiles, aussi ingénieuses que peu satisfaisantes, auxquelles les préjugés théologiques ont forcé les plus profonds des spéculateurs modernes de recourir, toutes les fois qu’ils ont tâché de concilier la spiritualité de l’ame avec l’action physique des êtres matériels sur cette substance incorporelle, sa réaction sur ces êtres, son union avec le corps. L’esprit humain ne peut que s’égarer lorsque renonçant au témoignage de ses sens, il se laissera guider par l’enthousiasme & l’autorité.[8]

Si nous voulons nous faire des idées claires de notre ame, soumettons la donc à l’expérience, renonçons à nos préjugés, écartons les conjectures théologiques, déchirons des voiles sacrés qui n’ont pour objet que d’aveugler nos yeux & de confondre notre raison. Que le physicien, que l’anatomiste, que le medecin réunissent leurs expériences & leurs observations pour nous montrer ce que nous devons penser d’une substance qu’on s’est plû à rendre méconnoissable ; que leurs découvertes apprennent au moraliste les vrais mobiles qui peuvent influer sur les actions des hommes ; aux législateurs les motifs qu’ils doivent mettre en usage pour les exciter à travailler au bien-être général de la société ; aux souverains les moyens de rendre véritablement & solidement heureuses les nations soumises à leur pouvoir. Des ames physiques & des besoins physiques demandent un bonheur physique & des objets réels & préférables aux chimeres dont depuis tant de siécles on repaît nos esprits. Travaillons au physique de l’homme, rendons le agréable pour lui, & bientôt nous verrons son moral devenir & meilleur & plus fortuné ; son ame rendue paisible & sereine, sa volonté déterminée à la vertu par les motifs naturels & palpables qu’on lui présentera. Les soins que le législateur donnera au physique formeront des citoyens sains, robustes & bien constitués qui, se trouvant heureux, se prêteront aux impulsions utiles que l’on voudra donner à leurs ames. Ces ames seront toujours vicieuses quand les corps seront souffrans & les nations malheureuses. mens sana in corpore sano. voilà ce qui peut constituer un bon citoyen.

Plus nous réfléchirons & plus nous demeurerons convaincus que l’ame, bien loin de devoir être distinguée du corps, n’est que ce corps lui-même envisagé relativement à quelques-unes de ses fonctions, ou à quelques façons d’être & d’agir dont il est susceptible tant qu’il jouit de la vie. Ainsi l’ame est l’homme considéré relativement à la faculté qu’il a de sentir, de penser & d’agir d’une façon résultante de sa nature propre, c’est-à-dire, de ses propriétés, de son organisation particulière & des modifications durables ou transitoires que sa machine éprouve de la part des êtres qui agissent sur elle.[9]

Ceux qui ont distingué l’ame du corps, ne semblent avoir fait que distinguer son cerveau de lui-même. En effet le cerveau est le centre commun où viennent aboutir & se confondre tous les nerfs répandus dans toutes les parties du corps humain : c’est à l’aide de cet organe intérieur que se font toutes les opérations que l’on attribue à l’ame ; ce sont des impressions, des changemens, des mouvemens communiqués aux nerfs qui modifient le cerveau ; en conséquence il réagit, & met en jeu les organes du corps, ou bien il agit sur lui-même & devient capable de produire au dedans de sa propre enceinte une grande variété de mouvemens, que l’on a désignés sous le nom de facultés intellectuelles.

D’où l’on voit que c’est de ce cerveau que quelques penseurs ont voulu faire une substance spirituelle. Il est évident que c’est l’ignorance qui a fait naître & accrédité ce systême si peu naturel. C’est pour n’avoir point étudié l’homme que l’on a supposé dans lui un agent d’une nature différente de son corps : en examinant ce corps on trouvera que pour expliquer tous les phénomenes qu’il présente, il est très inutile de recourir à des hypotheses qui ne peuvent jamais que nous écarter du droit chemin. Ce qui met de l’obscurité dans cette question c’est que l’homme ne peut se voir lui-même ; en effet il faudroit pour cela qu’il fut à la fois en lui & hors de lui. Il peut être comparé à une harpe sensible qui rend des sons d’elle-même & qui se demande qu’est-ce qui les lui fait rendre ; elle ne voit pas qu’en sa qualité d’être sensible elle se pince elle-même & qu’elle est pincée & rendue sonore par tout ce qui la touche.

Plus nous ferons d’expériences & plus nous aurons occasion de nous convaincre que le mot esprit ne présente aucun sens, même à ceux qui l’ont inventé, & ne peut être d’aucun usage ni dans la physique ni dans la morale ; ce que les métaphysiciens modernes croient entendre par ce mot, n’est dans le vrai qu’une force occulte, imaginée pour expliquer des qualités & des actions occultes, & qui au fond n’explique rien. Les nations sauvages admettent des esprits pour se rendre compte des effets qu’ils ne savent à qui attribuer ou qui leur semblent merveilleux. En attribuant à des esprits les phénomenes de la nature & ceux du corps humain, faisons-nous autre chose que raisonner en sauvages ? Les hommes ont rempli la nature d’esprits, parce qu’ils ont presque toujours ignoré les vraies causes. Faute de connoître les forces de la nature on l’a cru animée par un grand esprit : faute de connoitre l’énergie de la machine humaine on l’a supposée pareillement animée par un esprit. D’où l’on voit que par le mot esprit l’on ne veut indiquer que la cause ignorée d’un phénomene qu’on ne sçait point expliquer d’une façon naturelle. C’est d’après ces principes que les américains ont cru que c’étoient leurs esprits ou divinités qui produisoient les effets terribles de la poudre à canon. D’après les mêmes principes l’on croit encore aujourd’hui aux Anges, aux Démons, & nos ancêtres ont cru jadis aux dieux, aux mânes, aux génies & en marchant sur leurs traces nous devons attribuer à des esprits la gravitation, l’électricité, les effets du magnétisme.[10] &c.


  1. Ceux qui prétendent que l’ame est un être simple ne manqueront pas de nous dire que les matérialistes & les physiciens eux-mêmes admettent des élémens, des atomes, des êtres simples & indivisibles dont tous les corps sont composés ; mais ces êtres simples ou atomes des physiciens ne sont pas la même chose que les ames des métaphysiciens modernes. Lorsque nous disons que les atômes sont des êtres simples, nous indiquons par là qu’ils sont purs, homogènes, sans mélanges ; mais néanmoins qu’ils ont de l’étendue & par consequent des parties, séparables par la pensée, quoiqu’aucun agent naturel ne puisse les séparer : des êtres simples de cette espece sont susceptibles de mouvement, tandis qu’il est impossible de concevoir comment les êtres simples inventés par les théologiens pourroient se mouvoir eux-mêmes ou mouvoir d’autres corps.
  2. On a imaginé l’esprit universel d’aprés l’ame humaine, l’intelligence infinie d’aprés l’intelligence fini puis on s’est servi de la premiere pour expliquer la liaison de l’ame humaine avec le Corps. On ne s’est point apperçu que ce n’étoit là qu’un cercle vicieux ; & l’on n’a pas vu non plus que l’esprit ou l’intelligence, soit qu’on les suppose finis ou infinis n’en seront pas plus propres à mouvoir la matiere.
  3. On voít que, suivant cette réponse, une infinité d’inétendues ou la même inétendue répétée une infinité de fois, constitueroit de l’étendue, ce qui est absurde ; d’ailleurs on prouveroit aisément d’aprés ce principe que l’ame humaine est aussi infinie que Dieu, vu que Dieu est un être inétendu qui est une infinité de fois tout entier sous chaque partie de l’univers ou de son étendue, de même que l’ame humaine ; d’où l’on seroit forcé de conclure que Dieu & l’ame de lhomme sont également infinis ; à moins que l’on supposât des inétendues de différentes étendues, ou un Dieu inétendu plus étendu que l’ame humaine. Ce sont pourtant de pareilles inepties que l’on voudroít faire admettre à des êtres pensans ! Dans l’idée de rendre l’ame humaine immortelle ; les Théologiens en ont fait un être spirituel & inintelligible ; Eh ! que n’en faisoient-ils le dernier terme possible de la division de la matiere ; au moins eút-elle été pour lors intelligible ; elle eût encore été immortelle, puisqu’elle eût été un atome, un élément indissoluble.
  4. (24) Le mot hébreu Rovah signifie spiritus, spiraculum vitæ, soufle, respiration. Le mot grec ΠΝΕΥΜΑ signifie la même chose & vient de ΠΝΕΥΩ, spiro. Lactance prétend que le mot latin anima vient du mot grec Ανερος qui signifie vent. Quelques philosophes, craignant, sans doute, de voir trop clair dans la nature humaine, l’ont fait triple, & ont prétendu que l’homme étoit composé de corps, d’ame & d’entendement ; Σωμα, ψυχη, Νους. V. Marc Antonin, Lib. III. §. 16.
  5. Selon Origene ΑΣΩΜΑΤΟΣ incorporeus, épithete qu’on donne à Dieu, signifie une substance plus subtile que celle des corps grossiers. Tertullien dit positivement, quis autem negabit Deum esse corpus, etsi Deus spiritus ? Le même Tertullien dit Nos autem animam corporalem & hic profitemur, & in suo volumine probamus, habentem proprium genus substantiæ, solidatis, per quam quid & sentire & pati possit. V. de resurrectione Carnis.
  6. Le systeme de la spiritualité tel qu’on l’admet aujourd’hui, doit à Descartes toutes ses prétendues preuves : quoiqu’avant lui l’on eut regardé l’ame comme spirituelle ; il est le premier qui ait établi que ce qui pense doit être distingué de la matiere, d’où il conclut que notre ame, ou ce qui pense en nous, est un esprit, c’est-à-dire, une substance simple & indivisible. N’eût-il pas été plut naturel de conclure que puisque l’homme, qui est matiere & qui n’a d’idées que de la matiere, jouit de la faculté de penser, la matiere peut penser ou est susceptible de la modification particuliere que nous nommons pensée. Voyez le Diction. de Bayle aux articles Pomponace & Simonide.
  7. S’il y a peu de raison & de philosophie dans le systême de la spiritualité, on ne peut disconvenir que ce systême ne soit l’effet d’une politique tres-profonde & tres-intéressée dans les théologiens. Il fallut imaginer un moyen pour soustraire une portion de l’homme à la dissolution, afin de la rendre susceptible de récompenses & de châtimens. D’où l’on voit que ce dogme étoit très-utile aux Prêtres pour intimider, gouverner & dépouiller les ignorans, & même pour embrouiller les idées des personnes plus éclairées, qui sont également incapables de rien comprendre à ce qu’on leur dit sur l’ame & sur la divinité. Cependant les prêtres assurent que cette ame immatérielle sera brûlée ou souffrira l’action du feu matériel dans l’enfer ou dans le purgatoire, & on les croit sur leur parole !
  8. Si l’on veut se faire une idée des entraves que la Théologie a données aux génies des philosophes chrétiens, l’on n’a qu’à lire les romans métaphysiques de Leibnitz de Descartes, de Malebranche, de Cudworth, &c & examiner de sang froid les ingénieuses chîmeres connues sous les noms de systemes de l’harmonie préétablie, des causes occasionnelles, de la prémotion physique, &c.
  9. Lorsqu’on demande aux théologiens, obstinés à admettre deux substances essentiellement différentes, pourquoi ils multiplient les êtres sans nécessité, c’est, disent-ils, parce que la pensée ne peut être une propriété de la matiere. On leur demande alors si Dieu ne peut pas donner à la matiere la faculté de penser ? ils répondent que non, vu que Dieu ne peut pas faire des choses impossibles. Mais dans ce cas les théologiens, d’apres ces assertions, se reconnoissent pour de vrais Athées ; en effet, d’après leurs principes, il est aussi impossible que l’esprit ou la pensée produisent la matiere qu’il est impossible que la matiere produise l’esprit ou la pensée ; & l’on en conclura contr’eux que le monde n’a point été fait par un esprit, pas plus qu’un esprit par le monde ; que le monde est éternel ; & que s’il existe un esprit éternel, il y a deux êtres éternels selon eux, ce qui seroit absurde ; ou s’il n’y a qu’une feula substance éternelle, c’est le monde, vu que le monde existe comme on n’en peut douter.
  10. Il est évident que la notion des Esprits, imaginée par des sauvages & adoptée par des ignorans, est de nature a retarder nos connoissances vu qu’elle nous empêche de chercher les vraies causes des effets que nous voyons, & qu’elle entretient l’esprit humain dans sa paresse. Cette paresse & l’ignorance peuvent être très utiles aux Théologiens, mais elles sont très désavantageuses à la société. Les Prêtres ont de tout tems persécuté ceux qui ont les premiers donné des explications naturelles des Phénomenes de la nature, témoins Anaxagore, Aristote, Galilée, Descartes &c. La vraie physique ne peut qu’amener la ruine de la Théologie.