Système de la nature/Partie 1/Chapitre 4

s. n. (Tome 1p. 41-55).


CHAPITRE IV

Des loix du mouvement communes à tous les êtres de la nature. De l’attraction & de la répulſion. De la force d’inertie. De la Néceſſité.


Les hommes ne ſont point ſurpris des effets dont ils connoiſſent les cauſes ; ils croient connoître ces cauſes dès qu’ils les voient agir d’une maniere uniforme & immédiate, ou dès que les mouvemens qu’elles produiſent ſont ſimples : la chûte d’une pierre qui tombe par ſon propre poids, n’eſt un objet de méditation que pour un philoſophe, pour qui la façon d’agir des cauſes les plus immédiates, & les mouvemens les plus ſimples ne ſont pas des myſtères moins impénétrables que la façon dont agiſſent les cauſes les plus éloignées & que les mouvemens les plus compliqués. Le vulgaire n’eſt jamais tenté d’approfondir les effets qui lui ſont familiers ni de remonter à leurs premiers principes. Il ne voit rien dans la chute de la pierre qui doive le ſurprendre ou mériter ſes recherches ; il faut un Newton pour ſentir que la chûte des corps graves est un phénomène digne de toute ſon attention ; il faut la ſagacité d’un phyſicien profond pour découvrir les loix ſuivant lesquelles les corps tombent & communiquent à d’autres leurs propres mouvemens : enfin l’eſprit le plus exercé a ſouvent le chagrin de voir que les effets les plus ſimples & les plus ordinaires échappent à toutes ſes recherches & demeurent inexplicables pour lui.

Nous ne ſommes tentés de rêver & de méditer ſur les effets que nous voyons que lorſqu’ils ſont extraordinaires, inuſités, c’eſt-à-dire, lorſque nos yeux n’y ſont point accoutumés ou quand nous ignorons l’énergie de la cauſe que nous voyons agir. Il n’eſt point d’Européen qui n’ait vu quelques-uns des effets de la poudre à canon ; l’ouvrier qui travaille à la faire n’y soupçonne rien de merveilleux, parce qu’il manie tous les jours les matieres qui entrent dans la compoſition de cette poudre ; l’Amériquain regardoit autrefois ſa façon d’agir comme l’effet d’un pouvoir divin & sa force comme ſurnaturelle. Le Tonnerre, dont le vulgaire ignore la vraie cauſe, eſt regardé par lui comme l’inſtrument de la vengeance céleſte ; le phyſicien le regarde comme un effet naturel de la matiere électrique qui est cependant elle-même une cauſe qu’il eſt bien éloigné de connoître parfaitement.

Quoiqu’il en ſoit, dès que nous voyons une cauſe agir nous regardons ſes effets comme naturels ; dès que nous nous ſommes accoutumés à la voir ou familiarisés avec elle, nous croyons la connoître & ſes effets ne nous ſurprennent plus. Mais dès que nous appercevons un effet inusité ſans en découvrir la cauſe, notre esprit ſe met en travail, il s’inquiéte en raiſon de l’étendue de cet effet ; il s’agite ſurtout lorsqu’il y croit notre conſervation intéreſſée, & ſa perplexité augmente à meſure qu’il ſe perſuade qu’il eſt eſſentiel pour nous de connoître cette cauſe dont nous ſommes vivement affectés. Au défaut de nos ſens, qui ſouvent ne peuvent rien nous apprendre ſur les cauſes & les effets que nous cherchons avec le plus d’ardeur, ou qui nous intéreſſent le plus, nous avons recours à notre imagination, qui troublée par la crainte devient un guide ſuſpect, & nous crée des chimeres ou des cauſes fictives auxquelles elle fait honneur des phénomenes qui nous allarment. C’eſt à ces diſpoſitions de l’eſprit humain que ſont dues, comme nous verrons par la ſuite, toutes les erreurs religieuſes des hommes, qui, dans le déſeſpoir de pouvoir remonter aux cauſes naturelles des phénomènes inquiétans dont ils étoient les témoins & ſouvent les victimes, ont créé dans leur cerveau des cauſes imaginaires, devenues pour eux des ſources de folies.

Néanmoins dans la nature il ne peut y avoir que des cauſes & des effets naturels. Tous les mouvemens qui s’y excitent ſuivent des loix conſtantes & néceſſaires ; celles des opérations naturelles que nous ſommes à portée de juger ou de connoître ſuffisent pour nous faire découvrir celles qui ſe dérobent à notre vue ; nous pouvons au moins en juger par analogie ; & ſi nous étudions la nature avec attention, les façons d’agir qu’elle nous montre nous apprendront à n’être point ſi déconcertés de celles qu’elle refuſe de nous montrer. Les cauſes les plus éloignées de leurs effets agiſſent indubitablement par des cauſes intermédiaires, à l’aide deſquelles nous pouvons quelquefois remonter aux premieres ; ſi dans la chaîne de ces cauſes il ſe trouve quelques obſtacles qui s’oppoſent à nos recherches, nous devons tâcher de les vaincre ; & ſi nous ne pouvons y réuſſir, nous ne ſommes jamais en droit d’en conclure que la chaîne eſt briſée, ou que la cauſe qui agit est ſurnaturelle ; contentons-nous pour lors d’avouer que la nature a des reſſources que nous ne connoiſſons pas ; mais ne ſubſtituons jamais des phantômes, des fictions ou des mots vuides de ſens aux cauſes qui nous échappent ; nous ne ferions par là que nous confirmer dans l’ignorance, nous arrêter dans nos recherches, & nous obſtiner à croupir dans nos erreurs.

Malgré l’ignorance où nous ſommes des voies de la nature ou de l’eſſence des êtres, de leurs propriétés, de leurs élémens, de leurs proportions & combinaiſons, nous connoiſſons pourtant les loix ſimples & générales ſuivant leſquelles les corps se meuvent, & nous voyons que quelques-unes de ces loix, communes à tous les êtres ne ſe démentent jamais ; lorſqu’elles ſemblent ſe démentir dans quelques occaſions, nous ſommes ſouvent à portée de découvrir les cauſes qui, venant à ſe compliquer en ſe combinant avec d’autres, empêchent qu’elles n’agiſſent de la façon que nous nous croyions en droit d’en attendre. Nous ſçavons que le feu appliqué à la poudre doit néceſſairement l’allumer : dès que cet effet ne s’opere point, quand même nos ſens ne nous l’apprendroient pas, nous ſommes en droit de conclure que cette poudre eſt mouillée ou ſe trouve jointe à quelque ſubſtance qui empêche ſon exploſion. Nous ſcavons que l’homme dans toutes ſes actions tend à ſe rendre heureux ; quand nous le voyons travailler à ſe détruire ou à ſe nuire à lui-même, nous devons en conclure qu’il eſt mû par quelque cauſe qui s’oppoſe à ſa tendance naturelle, qu’il eſt trompé par quelque préjugé, que faute d’expériences il ne voit point où ſes actions peuvent le mener.

Si tous les mouvemens des êtres étoient simples ils ſeroient très faciles à connoître, & nous ſerions aſſurés des effets que les cauſes doivent produire, ſi leurs actions ne ſe confondoient point. Je ſçais qu’une pierre qui tombe, doit tomber perpendiculairement ; je ſcais qu’elle ſera forcée de ſuivre une route oblique ſi elle rencontre un autre corps qui change ſa direction ; mais je ne ſçais plus quelle eſt la ligne qu’elle décrira ſi elle eſt troublée dans ſa chûte par pluſieurs forces contraires qui agiſſent alternativement ſur elle : il peut ſe faire que ces forces l’obligent à décrire une ligne parabolique, circulaire, ſpirale, elliptique &c.

Les mouvemens les plus compoſés ne ſont pourtant jamais que les réſultats de mouvemens ſimples qui ſe ſont combinés ; ainſi dès que nous connoîtrons les loix générales des êtres & de leurs mouvemens, nous n’aurons qu’à décompoſer & & analyſer pour découvrir ceux qui ſont combinés ; & l’expérience nous apprendra les effets que nous pouvons en attendre : nous verrons alors que des mouvemens très ſimples ſont les cauſes de la rencontre néceſſaire des différentes matieres dont tous les corps ſont compoſés ; que ces matieres variées pour l’eſſence & les propriétés ont chacunes des façons d’agir ou des mouvemens qui leur ſont propres, & que leur mouvement total eſt la ſomme des mouvemens particuliers qui ſe ſont combinés.

Parmi les matieres que nous voyons, les unes ſont conſtamment diſpoſées à s’unir, tandis que d’autres ſont incapables d’union : celles qui ſont propres à s’unir, forment des combinaiſons plus ou moins intimes & durables, c’eſt à dire plus ou moins capables de perſévérer dans leur état & de réſiſter à la diſſolution : les corps que nous nommons ſolides ſont compoſés d’un plus grand nombre de parties homogenes, ſimilaires, analogues dispoſées à s’unir, & dont les forces conſpirent ou tendent à une même fin. Les êtres primitifs ou les élémens des corps ont beſoin de s’étayer, pour ainſi dire, les uns les autres afin de ſe conſerver, d’acquérir de la conſiſtence & de la ſolidité ; vérité également conſtante dans ce qu’on appelle le phyſique & dans ce qu’on appelle le moral.

C’est ſur cette dispoſition des matieres & des corps les uns rélativement aux autres que ſont fondées les façons d’agir que les phyſiciens déſignent ſous les noms d’attraction & de répulſion, de ſympathie & d’antipathie, d’affinités ou de rapports [1]. Les moraliſtes déſignent cette dispoſition & les effets qu’elle produit ſous le nom d’amour & de haine, d’amitié ou d’averſion. Les hommes, comme tous les êtres de la nature, éprouvent des mouvemens d’attraction & de répulſion ; ceux qui ſe paſſent en eux ne different des autres que parce qu’ils ſont plus cachés, & que ſouvent nous ne connoiſſons point les cauſes qui les excitent, ni leur façon d’agir.

Quoiqu’il en ſoit, il nous ſuffit de ſçavoir que par une loi conſtante certains corps ſont dispoſés à s’unir avec plus ou moins de facilité, tandis que d’autres ne peuvent point ſe combiner. L’eau ſe combine avec les ſels & ne ſe combine point avec les huiles. Quelques combinaiſons sont très fortes, comme dans les métaux, d’autres ſont plus foibles & très faciles à décompoſer. Quelques corps, incapables par eux-mêmes de s’unir, en deviennent ſuſceptibles à l’aide de nouveaux corps qui leur ſervent d’intermedes ou de liens communs ; c’eſt ainſi que l’huile & l’eau ſe combinent & font du ſavon à l’aide d’un ſel alcalin. De tous ces êtres diverſement combinés dans des proportions très variées, il réſulte des corps, des touts phyſiques ou moraux dont les propriétés & les égalités ſont eſſentiellement différentes, & dont les façons d’agir ſont plus ou moins compliquées ou difficiles à connoître en raiſon des élémens ou matieres qui ſont entrées dans leur compoſition, & des modifications diverſes de ces mêmes matieres.

C’est ainſi qu’en s’attirant réciproquement, les molécules primitives & inſenſibles dont tous les corps ſont formés, deviennent ſenſibles, forment des mixtes, des maſſes aggrégatives, par l’union de matieres analogues & ſimilaires que leur eſſence rend propres à ſe raſſembler pour former un tout. Ces mêmes corps ſe diſſolvent, ou leur union eſt rompue, lorſqu’ils éprouvent l’action de quelque ſubſtance ennemie de cette union. C’eſt ainſi que peu à peu ſe forment une plante, un métal, un animal, un homme, qui chacuns dans le ſyſtême ou le rang qu’ils occupent, s’accroiſſent, ſe ſoutiennent dans leur exiſtence reſpective, par l’attraction continuelle de matieres analogues ou ſimilaires qui s’uniſſent à leur être, qui le conſervent & le fortifient. C’eſt ainſi que certains alimens conviennent à l’homme tandis que d’autres le tuent ; quelques uns lui plaiſent & le fortifient, d’autres lui répugnent & l’affoibliſſent. Enfin, pour ne jamais ſéparer les loix de la phyſique de celles de la morale, c’eſt ainſi que les hommes, attirés par leurs beſoins les uns vers les autres, forment des unions que l’on nomme mariages, familles, ſociétés, amitiés, liaiſons, & que la vertu entretient & fortifie, mais que le vice relâche ou diſſout totalement.

Quelque ſoient la nature & les combinaiſons des êtres, leurs mouvemens ont toujours une direction ou tendance : ſans direction, nous ne pouvons avoir d’idée du mouvement : cette direction eſt réglée par les propriétés de chaque être ; dès qu’il a des propriétés données, il agit néceſſairement, c’eſt-à-dire il ſuit la loi invariablement déterminée par ces mêmes propriétés, qui conſtituent l’être ce qu’il eſt & ſa façon d’agir, qui eſt toujours une ſuite de ſa façon d’exiſter. Mais qu’elle eſt la direction ou tendance générale & commune que nous voyons dans tous les êtres ? Quel eſt le but viſible & connu de tous leurs mouvemens ? C’eſt de conſerver leur exiſtence actuelle, c’eſt d’y perſévérer, c’eſt de la fortifier, c’eſt d’attirer ce qui lui eſt favorable, c’eſt de repouſſer ce qui peut lui nuire, c’eſt de réſiſter aux impulſions contraires à ſa façon d’être & à ſa tendance naturelle.

Exister, c’eſt éprouver les mouvemens propres à une eſſence déterminée. Se conſerver, c’eſt donner & recevoir des mouvemens dont réſulte le maintien de l’exiſtence ; c’eſt attirer les matieres propres à corroborer ſon être, c’eſt écarter celles qui peuvent l’affoiblir ou l’endommager. Ainſi tous les êtres que nous connoiſſons tendent à ſe conſerver chacuns à leur maniere. La pierre par la forte adhéſion de ſes parties oppoſe de la réſiſtance à ſa deſtruction. Les êtres organiſés ſe conſervent par des moyens plus compliqués, mais qui ſont propres à maintenir leur exiſtence contre ce qui pourroit lui nuire. L’homme tant phyſique que moral, être vivant, ſentant, penſant & agiſſant ne tend à chaque inſtant de ſa durée qu’à ſe procurer ce qui lui plaît, ou ce qui eſt conforme à son être, & s’efforce d’écarter de lui ce qui peut lui nuire. [2]

La conſervation eſt donc le but commun vers lequel toutes les énergies, les forces, les facultés des êtres ſemblent continuellement dirigées. Les phyſiciens ont nommé cette tendance ou direction gravitation ſur ſoi; Newton l’appelle force d’inertie ; les moraliſtes l’ont appellé dans l’homme amour de ſoi ; qui n’eſt que la tendance à ſe conſerver, le deſir du bonheur, l’amour du bien être & du plaiſir, la promptitude à ſaiſir tout ce qui paroît favorable à ſon être, & l’averſion marquée pour tout ce qui le trouble ou le menace : ſentimens primitifs & communs de tous les êtres de l’eſpece humaine, que toutes leurs facultés s’efforcent de ſatisfaire, que toutes leurs paſſions, leurs volontés, leurs actions ont continuellement pour objet & pour fin. Cette gravitation ſur ſoi eſt donc une diſpoſition néceſſaire dans l’homme & dans tous les êtres, qui, par des moyens divers, tendent à perſévérer dans l’exiſtence qu’ils ont reçue, tant que rien ne dérange l’ordre de leur machine ou ſa tendance primitive.

Toute cauſe produit un effet ; il ne peut y avoir d’effet ſans cauſe. Toute impulſion eſt ſuivie de quelque mouvement plus ou moins ſensible, de quelque changement plus ou moins remarquable, dans le corps qui la reçoit. Mais tous les mouvemens, toutes les façons d’agir ſont, comme on a vu, déterminés par leurs natures, leurs eſſences, leurs propriétés, leurs combinaiſons ; il faut donc en conclure que tous les mouvemens ou toutes les façons d’agir des êtres étant dus à quelques cauſes, & ces cauſes ne pouvant agir & ſe mouvoir que d’après leur façon d’être ou leurs propriétés eſſentielles, il faut en conclure, dis-je, que tous les phénomenes ſont néceſſaires, & que chaque être de la nature dans des circonſtances & d’après des propriétés données ne peut agir autrement qu’il ne fait.

La néceſſité eſt la liaiſon infaillible & conſtante des cauſes avec leurs effets. Le feu brûle néceſſairement les matieres combuſtibles qui ſont placées dans la ſphere de ſon action. L’homme deſire néceſſairement ce qui eſt, ou ce qui paroît, utile à ſon bien être. La nature dans tous ſes phénomenes agit néceſſairement d’après l’eſſence qui lui eſt propre ; tous les êtres qu’elle renferme agiſſent néceſſairement d’après leurs eſſences particulieres ; c’eſt par le mouvement que le tout a des rapports avec ſes parties & celles-ci avec le tout ; c’eſt ainſi que tout eſt lié dans l’univers ; il n’eſt lui même qu’une chaîne immenſe de cauſes & d’effets, qui ſans ceſſe découlent les unes des autres. Pour peu que nous réfléchiſſions, nous ſerons donc forcés de reconnoître que tout ce que nous voyons eſt néceſſaire, ou ne peut être autrement qu’il n’eſt ; que tous les êtres que nous appercevons, ainſi que ceux qui ſe dérobent à notre vue agiſſent par des loix certaines. D’après ces loix les corps graves tombent, les corps légers s’élèvent, les ſubſtances analogues s’attirent, tous les êtres tendent à ſe conſerver, l’homme ſe chérit lui-même, il aime ce qui lui eſt avantageux dès qu’il le connoît, & déteſte ce qui peut lui être défavorable. Enfin nous ſommes forcés d’avouer qu’il ne peut y avoir d’énergie indépendante, de cauſe iſolée, d’action détachée dans une nature où tous les êtres agiſſent ſans interruption les uns ſur les autres, & qui n’eſt elle-même qu’un cercle éternel de mouvemens donnés & reçus ſuivant des loix néceſſaires.

Deux exemples ſerviront à nous rendre plus ſenſible le principe qui vient d’être poſé ; nous emprunterons l’un du phyſique & l’autre du moral. Dans un tourbillon de pouſſiere qu’éleve un vent impétueux, quelque confus qu’il paroiſſe à nos yeux ; dans la plus affreuſe tempête excitée par des vents oppoſés qui ſoulevent les flots, il n’y a pas une ſeule molécule de pouſſiere ou d’eau qui ſoit placée au hazard, qui n’ait ſa cauſe ſuffisante pour occuper le lieu où elle ſe trouve, & qui n’agiſſe rigoureuſement de la maniere dont elle doit agir. Un géometre, qui connoîtroit exactement les différentes forces qui agiſſent dans ces deux cas, & les propriétés des molécules qui sont mues, démontreroit que, d’après des cauſes données, chaque molécule agit préciſément comme elle doit agir, & ne peut agir autrement qu’elle ne fait.

Dans les convulſions terribles qui agitent quelquefois les ſociétés politiques, & qui produiſent ſouvent le renverſement d’un empire, il n’y a pas une ſeule action, une ſeule parole, une ſeule pensée, une ſeule volonté, une ſeule paſſion dans les agens qui concourent à la révolution comme deſtructeurs ou comme victimes, qui ne ſoit néceſſaire, qui n’agiſſe comme elle doit agir, qui n’opere infailliblement les effets qu’elle doit opérer, ſuivant la place qu’occupent ces agens dans ce tourbillon moral. Celà paroîtroit évident pour une intelligence qui ſeroit en état de ſaiſir & d’apprécier toutes les actions & réactions des eſprits & des corps de ceux qui contribuent à cette révolution.

Enfin, ſi tout eſt lié dans la nature ; ſi tous les mouvemens y naiſſent les uns des autres, quoique leurs communications ſecretes échappent ſouvent à notre vue, nous devons être aſſûrés qu’il n’eſt point de cauſe ſi petite ou ſi éloignée qui ne produiſe quelquefois les effets les plus grands & les plus immédiats ſur nous-mêmes. C’eſt peut-être dans les plaines arides de la Lybie que s’amaſſent les premiers élémens d’un orage, qui porté par les vents viendra vers nous, appeſantira notre atmoſphere, influera ſur le tempérament & ſur les paſſions d’un homme, que ſes circonſtances mettent à portée d’influer ſur beaucoup d’autres, & qui décidera d’après ſes volontés du ſort de pluſieurs nations.

L’homme en effet ſe trouve dans la nature & en fait une partie ; il y agit ſuivant des loix qui lui ſont propres, & il reçoit d’une façon plus ou moins marquée l’action ou l’impulſion des êtres qui agiſſent ſur lui d’après les loix propres à leur eſſence. C’eſt ainſi qu’il eſt diverſement modifié, mais ſes actions ſont toujours en raiſon compoſée de ſa propre énergie & de celle des êtres qui agiſſent ſur lui, & qui le modifient. Voilà ce qui détermine ſi diverſement & ſouvent ſi contradictoirement ſes penſées, ſes opinions, ſes volontés, ſes actions, en un mot les mouvemens ſoit viſibles ſoit cachés qui ſe paſſent en lui. Nous aurons occaſion par la ſuite de mettre cette vérité, aujourd’hui ſi conteſtée, dans un plus grand jour ; il nous ſuffit ici de prouver en général que tout dans la nature eſt néceſſaire, & que rien de ce qui s’y trouve ne peut agir autrement qu’il n’agit.

C’est le mouvement communiqué & reçu de proche en proche, qui établit de la liaiſon & des rapports entre les différens ſyſtêmes des êtres ; l’attraction les rapproche lorſqu’ils ſont dans la ſphere de leur action réciproque, la répulſion les diſſout & les ſépare ; l’une les conſerve & les fortifie, l’autre les affoiblit & les détruit. Une fois combinés ils tendent à perſévérer dans leur façon d’exiſter en vertu de leur force d’inertie ; mais ils ne peuvent y réuſſir, parce qu’ils ſont ſous l’influence continuelle de tous les autres êtres qui agiſſent ſucceſſivement & perpétuellement ſur eux : leurs changemens de formes, leurs diſſolutions, ſont néceſſaires à la vie, à la conſervation de la nature, qui eſt le ſeul but que nous puiſſions lui aſſigner, vers lequel nous la voyons tendre ſans ceſſe, qu’elle ſuit ſans interruption par la deſtruction & la réproduction de tous les êtres subordonnés, forcés de ſubir ſes loix, & de concourir à leur maniere au maintien de l’exiſtence active eſſentielle au grand tout.

Ainsi chaque être eſt un individu, qui, dans la grande famille, remplit ſa tâche néceſſaire dans le travail général. Tous les corps agiſſent ſuivant des loix inhérentes à leur propre eſſence, ſans pouvoir s’écarter un ſeul inſtant de celles ſuivant leſquelles la nature agit elle-même : force centrale à laquelle toutes les forces, toutes les eſſences, toutes les énergies ſont ſoumiſes, elle regle les mouvemens de tous les êtres ; par la néceſſité de ſa propre eſſence, elle les fait concourir de différentes manieres à ſon plan général ; & ce plan ne peut être que la vie, l’action, le maintien du tout par les changemens continuels de ſes parties. Elle remplit cet objet en les remuant les uns par les autres, ce qui établit & détruit les rapports ſubſiſtants entre eux, ce qui leur donne & leur ôte des formes, des combinaiſons, des qualités d’après leſquelles ils agiſſent pour un tems, & qui leur ſont enlevées bientôt après pour les faire agir d’une toute autre maniere. C’eſt ainſi que la nature les accroît & les altere, les augmente & les diminue, les rapproche ou les éloigne, les forme & les détruit, ſuivant qu’il eſt néceſſaire pour le maintien de ſon enſemble, vers lequel cette nature eſt eſſentiellement néceſſitée de tendre.

Cette force irréſiſtible, cette néceſſité univerſelle, cette énergie générale, n’eſt donc qu’une ſuite de la nature des choſes en vertu de laquelle tout agit ſans relâche d’après des loix conſtantes & immuables ; ces loix ne varient pas plus pour la nature totale que pour les êtres qu’elle renferme. La nature eſt un tout agiſſant ou vivant, dont toutes les parties concourent necéſſairement & à leur inſçu à maintenir l’action, l’exiſtence & la vie : la nature exiſte & agit néceſſairement, & tout ce qu’elle contient conſpire néceſſairement à la perpétuité de ſon être agiſſant. [3] Nous verrons par la ſuite combien l’imagination des hommes a travaillé pour ſe faire une idée de l’energie de la nature qu’ils ont perſonnifiée, & diſtinguée d’elle même. Enfin nous examinerons les inventions ridicules & nuiſibles que, faute de connoître la Nature, ils ont imaginées pour arrêter ſon cours, pour ſuſpendre ſes loix éternelles, pour mettre des obſtacles à la néceſſité des choſes.


  1. Empédocle diſoit, ſelon Diogene Laërce, qu’il y avoit une ſorte d’amitié par laquelle les élémens s’uniſſoient, & une ſorte de diſcorde par laquelle ils s’éloignoient. D’où l’on voit que le Syſtême de l’attraction eſt fort ancien, mais il falloit un Newton pour le développer. L’amour à qui les anciens attribuoient le débrouillement du Cahos, ne paroît être que l’attraction perſonnifiée. Toutes les allégories & les fables des anciens ſur le cahos n’indiquent viſiblement que l’accord & l’union qui ſe trouve entre les ſubſtances analogues ou homogenes, d’où réſulte l’exiſtence de l’univers, tandis que la répulſion ou la diſcorde, que les anciens nommoient ερις étoit la cauſe de la diſſolution, de la confuſion, du déſordre. Voilà ſans doute l’origine du dogme des deux principes.
  2. S. Auguſtin admet, comme nous, une tendance à ſe conſerver dans tous les êtres ſoit organiſés, ſoit non organiſés. Voyez ſon traité de Civitate Dei Lib. XI. cap. 28.
  3. Platon dit que la matiere & la néceſſite ſont la même choſe, & que cette néceſſité eſt la mere du monde. En effet la matiere agit parcequ’elle exiſte, & elle exiſte pour agir, nous ne pouvons aller au delà. Si l’on demande comment ou pourquoi la matiere exiſte ? Nous dirons qu’elle exiſte néceſſairement ou parce qu’elle renferme la raiſon ſuffiſante de ſon exiſtence. En la ſuppoſant produite ou créée par un être diſtingué d’elle-même & plus inconnu qu’elle, il faudra toujours dire que cet être, quel qu’il ſoit, eſt néceſſaire ou renferme la cause ſuffiſante de ſa propre exiſtence. En ſubſtituant la matiere ou la nature à cet être, on ne fait que ſubſtituer un agent connu, ou poſſible à connoître, au moins à quelques egards, à un agent inconnu, totalement impoſſible à connoître & dont l’exiſtence eſt impoſſible à démontrer.