Système de la nature/Partie 1/Chapitre 10

s. n. (Tome 1p. 157-186).

CHAPITRE. X.

Notre ame ne tire point ses idées d’elle-même. Il n’y a point d’idées innées.

Tout ce qui précède suffit pour nous prouver que l’organe intérieur, que nous apellons notre ame est purement matériel. On a pu se convaincre de cette vérité par la maniere dont elle acquiert ses idées d’après les impressions que les objets matériels font successivement sur nos organes, matériels eux-mêmes ; nous avons vu que toutes les facultés que l’on nomme intellectuelles, sont dues à la faculté de sentir ; enfin nous venons d’expliquer d’après les loix nécessaires d’un méchanisme très simple les différentes qualités des êtres que l’on nomme moraux ; il nous reste encore à répondre à ceux qui s’obstinent à faire de l’ame une substance distinguée du corps ou d’une essence totalement différente de la sienne ; ils se fondent sur ce qu’ils prétendent que cet organe intérieur a le pouvoir de tirer des idées de son propre fond ; ils veulent que même en naissant l’homme apporte des idées, qu’ils ont appellées innées d’après cette notion merveilleuse[1]. Ils ont donc cru que l’ame par un privilège spécial jouissoit, dans une nature où tout est lié, de la faculté de se mouvoir d’elle-même, de se créer des idées, de penser à quelque objet sans y être déterminée par aucune cause extérieure, qui en remuant ses organes lui fournit l’image de l’objet de ses pensées. En conséquence de ces prétentions, qu’il suffit d’exposer pour les réfuter, quelques spéculateurs très habiles, mais prévenus de leurs préjugés religieux, ont été jusqu’à dire que sans modele ou prototype qui agit sur ses sens, l’ame étoit en état de se peindre l’univers entier & tous les êtres qu’il renferme. Descartes & ses disciples ont assûré que le corps n’entroit absolument pour rien dans les sensations ou idées de notre ame, & qu’elle sentiroit, verroit, entendroit, goûteroit & toucheroit, quand même il n’existeroit rien de matériel ou de corporel hors de nous.

Que dirons-nous d’un Berkekey, qui s’efforce de nous prouver que tout dans ce monde n’est qu’une illusion chimérique ; que l’univers entier n’existe que dans nous-mêmes & dans notre imagination, & qui rend l’existence de toutes choses problématique à l’aide de sophismes insolubles pour tous ceux qui soutiennent la spiritualité de l’ame[2].

Pour justifier des opinions si monstrueuses on nous dit que les idées sont les seuls objets de la pensée. Mais en dernière analyse ces idées ne peuvent nous venir que des objets extérieurs qui en agissant sur nos sens ont modifié notre cerveau, ou des êtres matériels renfermés dans l’intérieur de notre machine qui font éprouver à quelques parties de notre corps des sensations dont nous nous appercevons, & qui nous fournissent des idées que nous rapportons bien ou mal à la cause qui nous remue. Chaque idée est un effet, mais quelque difficile qu’il puisse être de remonter à sa cause, pouvons-nous supposer qu’il ne soit point dû à une cause ? Si nous ne pouvons avoir d’idées que de substances matérielles, comment pouvons-nous supposer que la cause de nos idées puisse être immatérielle ? Prétendre que l’homme sans le secours des objets extérieurs & des sens peut avoir des idées de l’univers, c’est dire qu’un aveugle né peut avoir l’idée vraie d’un tableau représentant quelque fait dont jamais il n’auroit entendu parler.

Il est facile de voir la source des erreurs dans lesquelles des hommes, profonds & très éclairés d’ailleurs, sont tombés quand ils ont voulu parler de notre ame & de ses opérations. Forcés par leurs préjugés ou par la crainte de combattre les opinions d’une théologie impérieuse, ils sont partis du principe que cette ame étoit un pur esprit, une substance immatérielle, d’une essence très différente des corps ou de tout ce que nous voyons : cela posé, ils n’ont jamais pu concevoir comment des objets matériels, des organes grossiers & corporels pouvoient agir sur une substance qui ne leur étoit nullement analogue, & la modifier en lui portant des idées ; dans l’impossibilité d’expliquer ce phénomène, & voyant pourtant que l’ame avoit des idées, ils en conclurent que cette ame devoit les tirer d’elle-même & non des êtres dont, suivant leur hypothèse, ils ne pouvoient concevoir l’action sur elle ; ils s’imaginèrent donc que toutes les modifications de cette ame étoient dues à sa propre énergie, lui étoient imprimées dès le moment de sa formation par l’auteur de la nature qui étoit immatériel comme elle, & ne dépendoit aucunement des êtres que nous connoissons ou qui agissent sur nous par la voie grossière des sens.

Il est pourtant quelques phénomènes qui, envisagés superficiellement, sembleroient appuyer l’opinion de ces philosophes, & annoncer dans l’ame humaine la faculté de produire des idées en elle-même, sans aucuns secours extérieurs ; ce sont les songes, dans lesquels notre organe intérieur, privé d’objets qui le remuent visiblement, ne laisse pas d’avoir des idées, d’être mis en action, & d’être modifié d’une façon assez sensible pour influer même sur le corps. Mais pour peu qu’on réfléchisse, on trouvera la solution de cette difficulté ; nous verrons que durant le sommeil même notre cerveau est meublé d’une foule d’idées que la veille lui a fournies ; ces idées lui ont été portées par les objets extérieurs & corporels, qui l’ont modifié ; nous trouverons que ces modifications se renouvellent en lui, non par quelque mouvement spontané ou volontaire de sa part, mais par une suite des mouvemens involontaires qui se passent dans la machine & qui déterminent ou excitent ceux qui se font dans le cerveau ; ces modifications se renouvellent avec plus ou moins d’exactitude ou de conformité avec celles qu’il avoit antérieurement éprouvées. Quelquefois en rêvant nous avons de la mémoire, & nous nous retraçons pour lors fidélement des objets qui nous ont frappé ; d’autres fois ces modifications se renouvellent sans ordre, sans liaison ou différemment de celles que des objets réels ont excitées auparavant dans notre organe intérieur. Si dans un rêve je crois voir un ami, mon cerveau se renouvelle les modifications ou les idées que cet ami excitoit en lui, dans le même ordre qu’elles se sont arrangées lorsque mes yeux le voyoient, ce qui n’est qu’un effet de la mémoire. Si dans un rêve je vois un monstre qui n’a point de modele dans la nature, mon cerveau est modifié de la même façon qu’il l’étoit par des idées particulières & détachées dont il ne fait alors que composer un tout idéal en rapprochant ou en associant ridiculement des idées éparses qui s’étoient consignées en lui ; & alors j’ai en rêvant de l’imagination.

Les rêves fâcheux, bizarres, décousus sont communément les effets de quelque désordre dans notre machine, tels qu’une digestion pénible, un sang trop échauffé, une fermentation nuisible, etc. ; ces causes matérielles excitent dans notre corps des mouvemens désordonnés qui empêchent que le cerveau ne soit modifié de la même maniere qu’il l’avoit été durant la veille ; en conséquence de ces mouvemens peu réglés, le cerveau lui-même est troublé, il ne se représente ses idées que confusément & sans liaison. Lorsqu’en rêve je crois voir un sphinx, ou j’en ai vu la représentation éveillé, ou bien l’irrégularité des mouvemens de mon cerveau est cause qu’il combine des idées ou des parties dont il résulte un tout sans modele, ou dont les parties ne sont pas faites pour être réunies. C’est ainsi que mon cerveau combine la tête d’une femme dont il a l’idée, avec le corps d’une lionne dont il a pareillement l’idée. En cela ma tête agit de la même maniere que lorsque par quelque vice dans l’organe mon imagination déréglée me peint quelques objets tandis que je suis éveillé. Nous rêvons souvent sans être endormis : nos songes ne produisent jamais rien de si étrange qui n’ait quelque ressemblance avec des objets qui ont agi sur nos sens ou qui ont porté des idées à notre cerveau. Les théologiens éveillés ont composé à loisir les phantômes dont ils se servent pour effrayer les hommes ; ils n’ont fait que rassembler les traits épars qu’ils ont trouvés dans les êtres les plus terribles de notre espece ; en exagérant le pouvoir & les droits des tyrans que nous connoissons, ils en ont fait les dieux devant qui nous tremblons.

On voit donc que les songes, loin de prouver que notre ame agisse par sa propre énergie, ou tire des idées de son propre fond, prouvent au contraire que dans le sommeil elle est totalement passive & qu’elle ne se renouvelle ses modifications que d’après le désordre involontaire que des causes physiques produisent dans notre corps, dont tout nous montre l’identité & la consubstantialité avec l’ame. Ce qui paroit avoir donné le change à ceux qui ont soutenu que l’ame tiroit ses idées d’elle-même, c’est qu’ils ont regardé ces idées comme des êtres réels, tandis que ce ne sont que des modifications produites en nous par des objets étrangers à notre cerveau ; ce sont ces objets qui sont les vrais modeles ou les archétypes auxquels il falloit remonter ; voilà la source de leurs erreurs.

Dans l’homme qui rêve l’ame n’agit pas plus par elle-même que dans l’homme ivre, c’est-à-dire modifié par quelque liqueur spiritueuse ; ou que dans le malade en délire, c’est-à-dire modifié par des causes physiques qui troublent sa machine dans ses fonctions ; ou enfin que dans celui dont la cervelle est dérangée ; les rêves, ainsi que ces différens états, n’annoncent qu’un désordre physique dans la machine humaine, d’après lequel le cerveau n’agit point d’une façon régulière & précise : ce désordre est dû à des causes physiques telles que des alimens, des humeurs, des combinaisons, des fermentations peu analogues à l’état salubre de l’homme, dont le cerveau est nécessairement troublé, dès que son corps est agité d’une façon extraordinaire.

Ainsi ne croyons point que notre ame agisse d’elle-même ou sans cause dans aucun des instans de notre durée : elle est conjointement avec notre corps soumise aux impressions des êtres qui agissent en nous nécessairement & d’après leurs propriétés. Le vin pris en trop grande quantité trouble nécessairement nos idées & met le désordre dans nos fonctions corporelles & intellectuelles.

S’il existoit dans la nature un être vraiment capable de se mouvoir par sa propre énergie, c’est-à-dire de produire des mouvemens indépendans de toutes les autres causes, un pareil être auroit le pouvoir d’arrêter lui seul ou de suspendre le mouvement dans l’univers, qui n’est qu’une chaîne immense & non interrompue de causes liées les unes aux autres, agissantes & réagissantes par des loix nécessaires & immuables, loix qui ne peuvent être altérées ou suspendues sans que les essences & les propriétés de toutes les choses soient changées ou même anéanties. Dans le systême général du monde nous ne voyons qu’une longue suite de mouvemens reçus & communiqués de proche en proche par les êtres mis à portée d’agir les uns sur les autres ; c’est ainsi que tout corps est mû par quelque corps qui le frappe ; les mouvemens cachés de notre ame sont dûs à des causes cachées au dedans de nous-mêmes ; nous croyons qu’elle se meut d’elle-même, parce que nous ne voyons point les ressorts qui la remuent, ou parce que nous supposons ces mobiles incapables de produire les effets que nous admirons ; mais concevons-nous beaucoup mieux comment une étincelle en allumant de la poudre est capable de produire les terribles effets que nous appercevons ? La source de nos erreurs vient de ce que nous regardons notre corps comme de la matiere brûte & inerte, tandis que ce corps est une machine sensible, qui a nécessairement la conscience momentanée dans l’instant qu’elle reçoit une impression, & qui a la conscience du moi par la mémoire des impressions successivement éprouvées ; mémoire qui ressuscitant une impression antérieurement reçue, ou arrêtant comme fixe, ou faisant durer une impression qu’on reçoit, tandis qu’on y en associe une autre, puis une troisieme etc. Donne tout le méchanisme du raisonnement.

Une idée, qui n’est qu’une modification imperceptible de notre cerveau, met en jeu l’organe de la parole, ou se montre par les mouvemens qu’elle excite dans la langue ; celle-ci fait à son tour naître des idées, des pensées, des passions dans des êtres pourvus d’organes susceptibles de recevoir des mouvemens analogues, en conséquence desquels, les volontés d’un grand nombre d’hommes font que leurs efforts combinés produisent une révolution dans un état, ou même influent sur notre globe entier. C’est ainsi qu’un Alexandre décide du sort de l’Asie ; c’est ainsi que Mahomet change la face de la terre ; c’est ainsi que des causes imperceptibles produisent les effets les plus terribles & les plus étendus par une suite nécessaire des mouvemens imprimés aux cerveaux des hommes.

La difficulté de comprendre les effets de l’ame de l’homme lui a fait attribuer les qualités incompréhensibles que l’on a examinées. à l’aide de l’imagination & de la pensée cette ame semble sortir de nous-mêmes, se porter avec la plus grande facilité vers les objets les plus éloignés ; parcourir & rapprocher en un clin d’œil tous les points de l’univers : on crut donc qu’un être susceptible de mouvemens si rapides devoit être d’une nature très différente de tous les autres ; on se persuada que cette ame faisoit réellement tout le chemin immense nécessaire pour s’élancer jusqu’à ces objets divers ; on ne vit pas que pour le faire en un instant, elle n’avoit qu’à se parcourir elle-même, & rapprocher des idées consignées dans elle par le moyen de ses sens.

En effet ce n’est jamais que par nos sens que les êtres nous sont connus ou produisent des idées en nous ; ce n’est qu’en conséquence des mouvemens imprimés à notre corps que notre cerveau se modifie ou que notre ame pense, veut & agit. Si, comme Aristote l’a dit il y a plus de deux-mille ans, rien n’entre dans notre esprit que par la voie des sens, tout ce qui sort de notre esprit doit trouver[3] quelque objet sensible auquel il puisse rattacher ses idées, soit immédiatement, comme homme, arbre, oiseau, etc. ; soit en dernière analyse ou décomposition comme plaisir, bonheur, vice & vertu, etc. Or toutes les fois qu’un mot ou son idée ne fournit aucun objet sensible auquel on puisse le rapporter, ce mot ou cette idée sont venus de rien, sont vuides de sens ; il faudroit bannir l’idée de son esprit & le mot de la langue, puisqu’il ne signifieroit rien. Ce principe n’est que l’inverse de l’axiome d’Aristote ; la directe est évidente, il faut donc que l’inverse le soit pareillement.

Comment le profond Locke qui, au grand regret des théologiens, a mis le principe d’Aristote dans tout son jour ; & comment tous ceux qui, comme lui, ont reconnu l’absurdité du systême des idées innées, n’en ont-ils point tiré les conséquences immédiates & nécessaires ? Comment n’ont-ils pas eu le courage d’appliquer ce principe si clair à toutes les chimeres dont l’esprit humain s’est si longtems & si vainement occupé ? N’ont-ils pas vu que leur principe sappoit les fondemens de cette théologie qui n’occupe jamais les hommes que d’objets inaccessibles aux sens, & dont par conséquent il leur étoit impossible de se faire des idées ? Mais le préjugé, quand il est sacré sur-tout, empêche de voir les applications les plus simples des principes les plus évidens ; en matiere de religion les plus grands hommes ne sont souvent que des enfans, incapables de pressentir & de tirer les conséquences de leurs principes !

M Locke, & tous ceux qui ont adopté son systême si démontré, ou l’axiome d’Aristote, auroient dû en conclure que tous les êtres merveilleux dont la théologie s’occupe sont de pures chimeres ; que l’esprit ou la substance inétendue & immatérielle, n’est qu’une absence d’idées ; enfin ils auroient dû sentir que cette intelligence ineffable que l’on place au gouvernail du monde & dont nos sens ne peuvent constater ni l’existence ni les qualités, est un être de raison.

Les moralistes auroient dû, par la même raison, conclure que ce qu’ils nomment sentiment moral, instinct moral, idées innées de la vertu antérieures à toute expérience ou aux effets bons ou mauvais qui en résultent pour nous, sont des notions chimériques, qui, comme bien d’autres, n’ont que la théologie pour garant & pour base[4]. Avant de juger il faut sentir, il faut comparer avant de pouvoir distinguer le bien du mal.

Pour nous détromper des idées innées ou des modifications imprimées à notre ame au moment de sa naissance ; il ne s’agit que de remonter à leur source, & nous verrons pour lors que celles qui nous sont familières & qui se sont comme identifiées avec nous, nous sont venues par quelques-uns de nos sens, se sont gravées quelquefois très difficilement dans notre cerveau, n’ont jamais été fixes, & ont perpétuellement varié en nous : nous verrons que ces prétendues idées inhérentes à notre ame sont des effets de l’éducation, de l’exemple & sur-tout de l’habitude, qui par des mouvemens réitérés, fait que notre cerveau se familiarise avec des systêmes & associe ses idées claires ou confuses d’une certaine maniere. En un mot nous prenons pour des idées innées celles dont nous oublions l’origine ; nous ne nous rappellons plus ni l’époque précise ni les circonstances successives où ces idées se sont consignées dans notre tête : parvenus à un certain âge nous croyons avoir toujours eu les mêmes notions ; notre mémoire chargée pour lors d’une multitude d’expériences ou de faits, ne nous rappelle plus ou ne peut plus distinguer les circonstances particulières qui ont contribué à donner à notre cerveau sa façon d’être & de penser, ses opinions actuelles. Personne de nous ne se souvient de la première fois que le mot Dieu par exemple a frappé son oreille, des premières idées qu’il s’en est formé, des premières pensées que ce son a produit en lui : cependant il est certain que dès-lors nous avons cherché dans la nature quelqu’être à qui rapporter les idées que nous nous en sommes formé ou que l’on nous en a suggéré : accoutumés depuis à entendre toujours parler de Dieu, les personnes, les plus éclairées d’ailleurs, regardent quelquefois son idée comme infuse par la nature, tandis qu’elle est visiblement dûe aux peintures que nos parens ou nos instituteurs nous en ont faites, & que nous avons ensuite modifiées d’après notre organisation & nos circonstances particulières ; c’est ainsi que chacun se fait un dieu dont lui-même est le modele ou qu’il modifie à sa maniere[5].

Nos idées en morale, quoique plus réelles que celles de la théologie, ne sont pas plus que les siennes, des idées innées ; les sentimens moraux, ou les jugemens que nous portons sur les volontés & les actions des hommes, sont fondés sur l’expérience, qui seule peut nous faire connoître celles qui sont utiles ou nuisibles, vertueuses ou vicieuses, honnêtes ou deshonnêtes, dignes d’estime ou de blâme. Nos sentimens moraux sont les fruits d’une foule d’expériences souvent très longues & très compliquées. Nous les recueillons avec le tems ; elles sont plus ou moins exactes en raison de notre organisation particulière & des causes qui la modifient, enfin nous appliquons ces expériences avec plus ou moins de facilité, ce qui est dû à l’habitude de juger. La célérité avec laquelle nous appliquons nos expériences où nous jugeons des actions morales des hommes est ce que l’on a nommé l’instinct moral.

Ce que l’on nomme l’ instinct en physique n’est que l’effet de quelque besoin du corps, de quelque attraction ou répulsion dans les hommes ou dans les animaux. L’enfant qui vient de naître téte pour une première fois ; on lui met dans la bouche le bout de la mamelle, par l’analogie naturelle qui se trouve entre les houpes nerveuses dont sa bouche est tapissée & le lait qui découle du sein de la nourrice par le bout de cette mamelle, l’enfant presse cette partie pour en exprimer la liqueur appropriée à le nourrir dans l’ âge tendre ; de tout cela il résulte une expérience pour l’enfant, bientôt les idées du téton, du lait & du plaisir s’associent dans son cerveau ; & toutes les fois qu’il apperçoit le téton, il le saisit par instinct & en fait avec promptitude l’usage auquel il est destiné.

Ce qui vient d’être dit peut encore nous faire juger de ces sentimens prompts & subits que l’on a désigné sous le nom de la force du sang. Les sentimens d’amour que les pères & les mères ont pour leurs enfans, & que les enfans bien nés ont pour leurs parens, ne sont point des sentimens innés, ils sont des effets de l’expérience, de la réflexion, de l’habitude dans les cœurs sensibles. Ces sentimens ne subsistent point dans un grand nombre d’êtres de l’espece humaine. Nous ne voyons que trop souvent des parens tyranniques occupés à se faire des ennemis de leurs enfans qu’ils ne semblent avoir faits que pour être la victime de leurs caprices insensés.

Depuis l’instant où nous commençons, jusqu’à celui où nous cessons d’exister, nous sentons, nous sommes agréablement ou désagréablement remués, nous recueillons des faits, nous faisons des expériences qui produisent des idées riantes ou déplaisantes dans notre cerveau : aucun de nous n’a ces expériences présentes à la mémoire ou ne s’en représente tout le fil ; ce sont pourtant ces expériences qui nous dirigent machinalement ou à notre insçu dans toutes nos actions ; c’est pour désigner la facilité avec laquelle nous appliquons ces expériences, dont souvent nous avons perdu la liaison & dont nous ne pouvons quelquefois pas nous rendre compte à nous-mêmes, que l’on a imaginé le mot instinct ; il parait l’effet d’un pouvoir magique & surnaturel à la plûpart des hommes, c’est un mot vuide de sens pour bien d’autres, mais pour le philosophe c’est l’effet d’un sentiment très vif & il consiste dans la faculté de combiner promptement une foule d’expériences & d’idées très compliquées. C’est le besoin qui fait l’instinct inexplicable que nous voyons dans les animaux, que l’on a sans raison privés d’une ame, tandis qu’ils sont susceptibles d’une infinité d’actions, qui prouvent qu’ils pensent, qu’ils jugent, qu’ils ont de la mémoire, qu’ils sont susceptibles d’expérience, qu’ils combinent des idées, qu’ils les appliquent avec plus ou moins de facilité pour satisfaire les besoins que leur organisation particulière leur donne, enfin qu’ils ont des passions & qu’ils sont capables d’être modifiés.[6]

On sçait les embarras que les animaux ont donnés aux partisans de la spiritualité : en effet en leur accordant une ame spirituelle ils ont craint de les élever à la condition humaine ; d’un autre côté en la leur refusant ils autorisoient leurs adversaires à la refuser pareillement à l’homme qui se trouvoit ainsi ravalé à la condition de l’animal. Les théologiens n’ont jamais sçu se tirer de cette difficulté : Descartes a cru la trancher en disant que les bêtes n’ont point d’ames & sont de pures machines. Il est aisé de sentir l’absurdité de ce principe. Quiconque envisagera la nature sans préjugé reconnoîtra facilement qu’il n’y a d’autre différence entre l’homme & la bête que celle qui est due à la diversité de leur organisation.

Dans quelques êtres de notre espece, qui paroissent doués d’une sensibilité d’organes plus grands que les autres, nous voyons un instinct à l’aide duquel ils jugent très promptement des dispositions les plus cachées des personnes à la seule inspection de leurs traits. Ceux que l’on nomme physionomistes ne sont que des hommes d’un tact plus fin que les autres, qui ont fait des expériences dont ceux-ci, soit par la grossiérete de leurs organes, soit par leur peu d’attention, soit par quelque défaut dans leur sens, sont entiérement incapables ; ces derniers ne croient point à la science des physionomies qui leur paroit totalement idéale. Cependant il est certain, que les mouvemens de cette ame, que l’on a fait spirituelle, font des impressions très marquées sur le corps ; ces impressions s’étant continuellement réitérées, leurs empreintes doivent rester ; ainsi les passions habituelles des hommes se peignent sur leurs visages, & mettent un homme attentif & doué d’un tact fin à portée de juger très promptement de leur façon d’être, & même de pressentir leurs actions, leurs inclinations, leurs penchans, leur passion dominante, etc. Quoique la science des physionomies paroisse une chimere à bien des gens, il en est peu qui n’aient des idées nettes d’un regard attendri, d’un œil dur, d’un air austère, d’un air faux & dissimulé, d’un visage ouvert, etc. ; des yeux fins & exercés acquiérent, sans doute, la faculté de reconnoître les mouvemens cachés de l’ame aux traces visibles qu’ils laissent sur un visage qu’ils ont continuellement modifié. Nos yeux subissent sur-tout des changemens très prompts d’après les mouvemens qui s’excitent en nous ; ces organes si délicats s’altérent visiblement par les moindres secousses qu’éprouve notre cerveau. Des yeux sereins, nous annoncent une ame tranquille ; des yeux hagards nous indiquent une ame inquiete ; des yeux enflammés nous annoncent un tempérament colérique & sanguin ; des yeux mobiles nous font soupçonner une ame allarmée ou dissimulée. Ce sont ces différentes nuances que saisit un homme sensible & exercé ; & sur le champ il combine une foule d’expériences acquises pour porter son jugement sur les personnes qu’il voit. Son jugement n’a rien de surnaturel & de merveilleux ; un tel homme ne se distingue que par la finesse de ses organes & par la rapidité avec laquelle son cerveau remplit ses fonctions.

Il en est de même de quelques êtres de notre espece dans lesquels nous trouvons quelquefois une sagacité extraordinaire, qui paroit divine & miraculeuse au vulgaire[7]. En effet nous voyons des hommes susceptibles d’apprécier en un clin d’œil une foule de circonstances & de pressentir quelquefois des événemens très éloignés ; cette espece de talens prophétiques n’a rien de surnaturel ; il indique seulement de l’expérience & une organisation très délicate qui les mettent à portée de juger avec facilité des causes & de prévoir leurs effets de très loin. Cette faculté se trouve pareillement dans les animaux, qui beaucoup mieux que les hommes pressentent les variations de l’air & les changemens du tems. Les oiseaux ont été longtems les prophetes & les guides de plusieurs nations qui se prétendoient fort éclairées.

C’est donc à leur organisation particulière exercée que nous devons attribuer les facultés merveilleuses qui distinguent quelques êtres. Avoir de l’instinct ne signifie que juger promptement & sans avoir besoin de faire de longs raisonnemens. Nos idées sur le vice & la vertu ne sont point des idées innées ; elles sont acquises comme toutes les autres, & les jugemens que nous en portons sont fondés sur des expériences vraies ou fausses qui dépendent de notre conformation & des habitudes qui nous ont modifiés. L’enfant n’a point d’idées de la divinité ni de la vertu ; c’est de celui qui l’instruit qu’il reçoit ces idées ; il en fait un usage plus ou moins prompt suivant que son organisation naturelle ou ses dispositions ont été plus ou moins exercées. La nature nous donne des jambes, la nourrice nous apprend à nous en servir, leur agilité dépend de leur conformation naturelle & de la maniere dont nous les avons exercées.

Ce que l’on appelle le goût dans les beaux arts n’est dû pareillement qu’à la finesse de nos organes exercés par l’habitude de voir, de comparer & de juger certains objets, d’où résulte dans quelques hommes la faculté d’en juger très promptement ou d’en saisir en un clin d’œil les rapports & l’ensemble. C’est à force de voir, de sentir, de mettre les objets en expérience que nous apprenons à les connoitre ; c’est à force de réitérer ces expériences que nous acquérons le pouvoir & l’habitude de les juger avec célérité. Mais ces expériences ne nous sont point innées ; nous n’en avons point fait avant de naître, nous ne pouvons ni penser, ni juger, ni avoir d’idées avant que d’avoir senti ; nous ne pouvons ni aimer ni haïr, ni approuver ni blâmer avant que d’avoir été agréablement ou désagréablement remués. C’est néanmoins ce que doivent supposer ceux qui veulent nous faire admettre des notions innées, des opinions infuses par la nature soit dans la morale soit dans la théologie, soit dans quelque science que ce puisse être. Pour que notre esprit pense & s’occupe d’un objet il faut qu’il connoisse ses qualités ; pour qu’il ait connoissance de ces qualités il faut que quelques-uns de nos sens en aient été frappés ; les objets dont nous ne connoissons aucunes qualités sont nuls ou n’existent point pour nous.

On nous dira peut-être que le consentement universel des hommes sur certaines propositions comme celle que le tout est plus grand que sa partie, & comme toutes les démonstrations géométriques, semble supposer en eux certaines notions premières, innées, non acquises. On peut répondre que ces notions sont toujours acquises & sont des fruits d’une expérience plus ou moins prompte, il faut avoir comparé le tout à sa partie avant d’être convaincu que le tout est plus grand que sa partie. L’homme n’apporte point en naissant l’idée que deux & deux font quatre, mais il en est très promptement convaincu. Il faut avoir comparé avant de porter aucun jugement quelconque.

Il est évident que ceux qui ont supposé des idées innées ou des notions inhérentes à notre être, ont confondu l’organisation de l’homme ou ses dispositions naturelles avec l’habitude qui le modifie, & le plus ou le moins d’aptitude qu’il a pour faire des expériences & pour les appliquer dans ses jugemens. Un homme qui a du goût en peinture a sans doute apporté en naissant des yeux plus fins & plus pénétrans qu’un autre ; mais ces yeux ne le feront point juger avec promptitude s’il n’a point eu occasion de les exercer ; bien plus, à quelques égards les dispositions que nous nommons naturelles ne peuvent être-elles-mêmes regardées comme innées. L’homme n’est point à vingt ans le même qu’il étoit en venant au monde ; les causes physiques qui agissent continuellement sur lui influent nécessairement sur son organisation & font que ses dispositions naturelles ne sont point elles-mêmes dans un tems ce qu’elles étoient dans un autre[8]. Nous voyons tous les jours des enfans montrer jusqu’à un certain âge beaucoup d’esprit, d’aptitude aux sciences, & finir par tomber dans la stupidité. Nous en voyons d’autres qui après avoir montré dans l’enfance des dispositions peu favorables se développent par la suite & nous étonnent par des qualités dont nous les avions jugés peu susceptibles ; il vient un moment où leur esprit fait usage d’une foule d’expériences qu’il avoit amassées sans s’en appercevoir, & pour ainsi dire à son insçu.

Ainsi, on ne peut trop le répéter ; toutes les idées, les notions, les façons d’être & de penser des hommes sont acquises. Notre esprit ne peut agir & s’exercer que sur ce qu’il connoît, & il ne peut connoître bien ou mal que les choses qu’il a senties. Les idées qui ne supposent hors de nous aucun objet matériel qui en soit le modele, ou auquel on puisse les rapporter, & qu’on a nommé idées abstraites, ne sont que des façons dont notre organe intérieur envisage ses propres modifications, dont il choisit quelques-unes sans avoir égard aux autres. Les mots que nous employons pour désigner ces idées tels que ceux de bonté, de beauté, d’ordre, d’intelligence, de vertu, etc. Ne nous offrent aucun sens, si nous ne les rapportons ou si nous ne les expliquons à des objets, que nos sens nous ont montrés susceptibles de ces qualités, ou à des façons d’être & d’agir qui nous sont connues. Qu’est-ce que me représente le mot vague de beauté, si je ne l’attache à quelque objet qui a frappé mes sens d’une façon particulière & auquel en conséquence j’ai attribué cette qualité ? Qu’est-ce que me représente le mot intelligence, si je ne l’attache à une façon d’être & d’agir déterminée ? Le mot ordre signifie-t-il quelque chose, si je ne le rapporte à une suite d’actions ou de mouvemens qui m’affectent d’une certaine maniere ? Le mot vertu n’est-il pas vuide de sens, si je ne l’applique à des dispositions dans les hommes qui produisent des effets connus, différens de ceux qui partent d’autres dispositions contraires ? Qu’est-ce que les mots douleur & plaisir offrent à mon esprit au moment où mes organes ne souffrent ni ne jouissent, sinon des façons d’être dont j’ai été affecté, dont mon cerveau conserve la réminiscence ou l’impression & que l’expérience m’a montré comme utiles ou nuisibles ? Mais quand j’entends prononcer les mots spiritualité, immatérialité, incorporéité, divinité, etc. Ni mes sens, ni ma mémoire ne me sont d’aucun secours ; ils ne me fournissent aucun moyen d’avoir idée de ces qualités ni des objets auxquels je dois les appliquer ; dans ce qui n’est point matiere, je ne vois que le néant & le vuide, qui ne peut être susceptible d’aucunes qualités.

Toutes les erreurs & les disputes des hommes viennent de ce qu’ils ont renoncé à l’expérience & au témoignage de leurs sens, pour se laisser guider par des notions, qu’ils ont cru infuses ou innées, quoiqu’elles ne fussent réellement que les effets d’une imagination troublée, des préjugés dont leur enfance s’est imbue, avec lesquels l’habitude les a familiarisés, & que l’autorité les a forcés de conserver. Les langues se sont remplies de mots abstraits auxquels l’on attache des idées vagues & confuses, & dont, quand on veut les examiner, l’on ne trouve aucun modele dans la nature ni d’objets auxquels on puisse les attacher. Quand on se donne la peine d’analyser les choses, on est tout surpris de voir que les mots qui sont continuellement dans la bouche des hommes, ne présentent jamais une idée fixe & déterminée : nous les voyons sans cesse parler d’ esprits, d’ ame & de ses facultés, de divinité & de ses attributs de durée, d’ espace, d’ immensité, d’ infinité, de perfection, de vertu, de raison, de sentiment, d’ instinct & de goût, etc. Sans qu’ils puissent nous dire précisément ce qu’ils entendent par ces mots. Cependant les mots ne semblent inventés que pour être les images des choses, ou pour peindre à l’aide des sens, des objets connus que l’esprit puisse juger, apprécier, comparer & méditer.

Penser à des objets qui n’ont agi sur aucuns de nos sens, c’est penser à des mots, c’est rêver à des sens ; c’est chercher dans son imagination des objets auxquels on puisse les attacher. Assigner des qualités à ces mêmes objets, c’est, sans doute, redoubler d’extravagance. Le mot dieu est destiné à me représenter un objet qui ne peut agir sur aucun de mes organes, & dont par-conséquent il m’est impossible de constater ni l’existence ni les qualités : cependant pour suppléer aux idées qui me manquent, mon imagination, à force de se creuser, composera un tableau quelconque, avec les idées ou couleurs qu’elle est toujours forcée d’emprunter des objets que je connois par mes sens. En conséquence je me peindrai ce dieu sous les traits d’un vieillard vénérable, ou sous ceux d’un monarque puissant, ou sous ceux d’un homme irrité, etc. L’on voit que c’est évidemment l’homme & quelques-unes de ses qualités qui ont servi de modele à ce tableau. Mais si l’on me dit que ce dieu est un pur esprit, qu’il n’a point de corps, qu’il n’a point d’étendue, qu’il n’est point contenu dans l’espace, qu’il est hors de la nature qu’il meut, etc. Me voilà replongé dans le néant, mon esprit ne sçait plus sur quoi il médite, il n’a plus aucune idée. Voilà, comme nous le verrons par la suite la source des notions informes que les hommes se feront toujours sur la divinité ; ils l’anéantissent eux-mêmes à force de rassembler en elle des qualités incompatibles & des attributs contradictoires[9]. En lui donnant des qualités morales & connues, ils en font un homme ; en lui assignant les attributs négatifs de la théologie, ils en font une chimere ; ils détruisent toutes les idées antécédentes, ils en font un pur néant. D’où l’on voit que les sciences sublimes que l’on nomme théologie, psychologie, métaphysique deviennent de pures sciences de mots ; la morale & la politique, que trop souvent elles infectent, deviennent pour nous des énigmes inexplicables dont il n’y a que l’étude de la nature qui puisse nous tirer.

Les hommes ont besoin de la vérité ; elle consiste à connoitre les vrais rapports qu’ils ont avec les choses qui peuvent influer sur leur bien-être : ces rapports ne sont connus qu’à l’aide de l’expérience ; sans expérience il n’est point de raison ; sans raison nous ne sommes que des aveugles qui se conduisent au hazard. Mais comment acquérir de l’expérience sur des objets idéaux que jamais nos sens ne peuvent ni connoitre ni examiner ? Comment nous assûrer de l’existence & des qualités d’êtres que nous ne pouvons sentir ? Comment juger si ces objets nous sont favorables ou nuisibles ? Comment sçavoir ce que nous devons aimer ou haïr, chercher ou fuir, éviter ou faire ? C’est pourtant de ces connoissances que notre sort dépend dans ce monde, le seul dont nous ayons idée ; c’est sur ces connoissances que toute morale est fondée. D’où l’on voit qu’en faisant intervenir dans la morale ou dans la science des rapports certains & invariables qui subsistent entre les êtres de l’espece humaine, les notions vagues de la théologie ; ou en fondant cette morale sur des êtres chimériques qui n’existent que dans notre imagination, on rend cette morale incertaine & arbitraire, on l’abandonne aux caprices de l’imagination, on ne lui donne aucune base solide.

Des êtres essentiellement différens pour l’organisation naturelle, pour les modifications qu’ils éprouvent, pour les habitudes qu’ils contractent, pour les opinions qu’ils acquiérent, doivent penser différemment. Le tempérament, comme on a vu, décide des qualités mentales des hommes, & ce tempérament lui-même est diversement modifié chez eux : d’où il suit nécessairement que leur imagination ne peut être la même ni leur créer les mêmes phantômes. Chaque homme est un tout lié, dont toutes les parties ont une correspondance nécessaire. Des yeux différens doivent voir différemment & donner des idées très variées sur les objets, même réels, qu’ils envisagent. Que sera-ce donc si les objets n’agissent sur aucun des sens ! Tous les individus de l’espece ont en gros les mêmes idées des substances qui agissent vivement sur leurs organes, ils sont tous assez d’accord sur quelques qualités qu’ils apperçoivent à-peu-près de la même maniere ; je dis, à-peu-près, parce que l’intelligence, la notion, la conviction d’aucune proposition, quelque simple, évidente & claire qu’on la suppose, ne sont ni ne peuvent être rigoureusement les mêmes dans deux hommes. En effet un homme n’étant point un autre homme, le premier ne peut avoir rigoureusement & mathématiquement la même notion de l’unité, par exemple, que le second ; vû qu’un effet identique ne peut être le résultat de deux causes différentes. Ainsi lorsque les hommes sont d’accord dans leurs idées, leurs façons de penser, leurs jugemens, leurs passions, leurs desirs & leurs goûts, leur consentement ne vient point de ce qu’ils voient ou sentent les mêmes objets précisément de la même manière, mais à-peu-près de la même manière, & de ce que leur langue n’est ni ne peut-être assez abondante en nuances pour désigner les différences imperceptibles qui se trouvent entre leurs façons de voir & de sentir. Chaque homme a pour ainsi dire une langue pour lui tout seul, & cette langue est incommunicable aux autres. Quel accord peut-il donc y avoir entre eux, lorsqu’ils s’entretiennent d’êtres qu’ils ne connoissent que par leur imagination ? Cette imagination dans un individu peut-elle être jamais la même que dans un autre ? Comment peuvent-ils s’entendre lorsqu’à ces mêmes êtres ils assignent des qualités qui ne sont dues qu’à la maniere dont leur cerveau est affecté ?

Exiger d’un homme qu’il pense comme nous, c’est exiger qu’il soit organisé comme nous ; qu’il ait été modifié comme nous dans tous les instans de sa durée ; qu’il ait reçu le même tempérament, la même nourriture, la même éducation ; en un mot c’est exiger qu’il soit nous-mêmes. Pourquoi ne point exiger qu’il ait les mêmes traits ? Est-il plus le maitre de ses opinions ? Ses opinions ne sont-elles pas des suites nécessaires de sa nature & des circonstances particulieres qui ont dès l’enfance nécessairement influé sur sa façon de penser & d’agir ? Si l’homme est un tout lié, dès qu’un seul de ses traits différe des nôtres, ne devrions-nous pas en conclure que son cerveau ne peut ni penser, ni associer des idées, ni imaginer ou rêver de la même façon que le nôtre ?

La diversité des tempéramens des hommes est la source naturelle & nécessaire de la diversité de leurs passions, de leurs goûts, de leurs idées de bonheur, de leurs opinions en tout genre. Ainsi cette même diversité sera la source fatale de leurs disputes, de leurs haines & de leurs injustices toutes les fois qu’ils raisonneront sur des objets inconnus, auxquels ils attacheront la plus grande importance. Jamais ils ne s’entendront en parlant ni d’une ame spirituelle, ni d’un dieu immatériel distingué de la nature ; ils cesseront dès-lors de parler la même langue, & jamais ils n’attacheront les mêmes idées aux mêmes mots. Quelle sera la mesure commune pour décider quel est celui qui pense avec le plus de justesse, dont l’imagination est la mieux réglée, dont les connoissances sont les plus sûres, lorsqu’il s’agit d’objets que l’expérience ne peut examiner, qui échappent à tous nos sens, qui n’ont point de modeles & qui sont au dessus de la raison ? Chaque homme, chaque législateur, chaque spéculateur, chaque peuple se sont toujours formé des idées diverses de ces choses, & chacun a cru que ses rêveries propres devoient être préférées à celles des autres, qui lui ont paru aussi absurdes, aussi ridicules, aussi fausses que les siennes leur pouvoient paroître. Chacun tient à ses opinions parce que chacun tient à sa propre façon d’être, & croit que son bonheur dépend de son attachement à ses préjugés, qu’il n’adopte jamais que parce qu’il les croit utiles à son bien-être. Proposez à un homme fait de changer sa religion pour la vôtre, il croira que vous êtes un insensé ; vous ne ferez qu’exciter son indignation & son mépris ; il vous proposera à son tour de prendre ses propres opinions ; après bien des raisonnemens vous vous traiterez tous deux de gens absurdes & opiniâtres, & le moins fol sera celui qui cédera le premier. Mais si les deux adversaires s’échauffent dans la dispute (ce qui arrive toujours quand on suppose la matière importante ou quand on veut défendre la cause de son amour propre) dès-lors les passions s’aiguisent, la querelle s’anime, les disputans se haïssent & finissent par se nuire. C’est ainsi que pour des opinions futiles nous voyons le bramine mépriser & haïr le mahométan, qui l’opprime & le dédaigne ; nous voyons le chrétien persécuter & brûler le juif, dont il tient sa religion ; nous voyons les chrétiens ligués contre l’incrédule & suspendre pour le combattre les disputes sanglantes & cruelles qui subsistent toujours entre eux.

Si l’imagination des hommes étoit la même, les chimeres qu’elle enfanteroit seroient les mêmes par-tout ; il n’y auroit point de disputes entr’eux s’ils rêvoient tous de la même manière ; ils s’en épargneroient un grand nombre, si leur esprit ne s’occupoit que des êtres possibles à connoître, dont l’existence fut constatée, dont on fût à portée de découvrir les qualités véritables par des expériences sûres & réïtérées. Les systêmes de la physique ne sont sujets à dispute que lorsque les principes dont on part ne sont point assez constatés, peu-à-peu l’expérience en montrant la vérité met fin à ces querelles. Il n’y a point de disputes entre les géometres sur les principes de leur science ; il ne s’en élève que quand les suppositions sont fausses ou les objets trop compliqués. Les théologiens n’ont tant de peine à convenir entr’eux que parceque dans leurs disputes ils partent sans cesse, non de propositions connues & examinées, mais des préjugés dont ils se sont imbus dans l’éducation, dans l’école, dans les livres, etc. : ils raisonnent continuellement, non sur des objets réels ou dont l’existence soit démontrée, mais sur des êtres imaginaires, dont jamais ils n’ont examiné la réalité ; ils se fondent, non sur des faits constans, sur des expériences avérées, mais sur des suppositions dépourvues de solidité. Trouvant ces idées établies de longue main, & que très peu de gens refusent de les admettre, ils les prennent pour des vérités incontestables, que l’on doit recevoir sur l’énoncé ; & lorsqu’ils y attachent une grande importance, ils s’irritent contre la témérité de ceux qui ont l’audace d’en douter ou même de les examiner.

Si l’on eût mis les préjugés à l’écart, on eût découvert que les objets qui ont fait naître les plus affreuses & les plus sanglantes disputes parmi les hommes sont des chimeres, l’on eût trouvé qu’ils se battoient & s’égorgeoient pour des mots vuides de sens ; ou du moins l’on eût appris à douter, & l’on eût renoncé à ce ton impérieux & dogmatique qui veut forcer les hommes à se réunir d’opinions. La réflexion la plus simple eût montré la nécessité de la diversité des opinions & des imaginations des hommes, qui dépendent nécessairement de leur conformation naturelle diversement modifiée, & qui influent nécessairement sur leurs pensées, leurs volontés & leurs actions. Enfin si l’on consultoit la morale & la droite raison, tout devroit prouver à des êtres qui se disent raisonnables, qu’ils sont faits pour penser diversement, sans cesser pour cela de vivre paisiblement, de s’aimer, de se prêter des secours mutuels, quelques soient leurs opinions sur des êtres impossibles à connoître ou à voir des mêmes yeux. Tout devroit convaincre de la tyrannique déraison, de l’injuste violence, & de l’inutile cruauté de ces hommes de sang, qui persécutent leurs semblables pour les forcer de plier sous leurs opinions ; tout devroit ramener les mortels à la douceur, à l’indulgence, à la tolérance ; vertus, sans doute, plus évidemment nécessaires à la société, que les spéculations merveilleuses qui la divisent & la portent souvent à égorger les prétendus ennemis de ses opinions révérées.

L’on voit donc de quelle importance il est pour la morale d’examiner les idées auxquelles on est convenu d’attacher tant de valeur, & auxquelles, sur les ordres fantasques & cruels de leurs guides, les mortels sacrifient continuellement & leur propre bonheur & la tranquillité des nations. Que l’homme rendu à l’expérience, à la nature, à la raison ne s’occupe donc plus que d’objets réels & utiles à sa félicité. Qu’il étudie la nature, qu’il s’étudie lui-même ; qu’il apprenne à connoître les liens qui l’unissent à ses pareils, qu’il brise ses liens fictifs qui l’enchaînent à des phantômes. Si toutefois son imagination a besoin de se repaître d’illusions, s’il tient à ses opinions, si ces préjugés lui sont chers, qu’il permette du moins à d’autres d’errer à leur maniere ou de chercher la vérité, & qu’il se souvienne toujours que toutes les opinions, les idées, les systêmes, les volontés & les actions des hommes sont des suites nécessaires de leur tempérament, de leur nature & des causes qui les modifient constamment ou passagérement, vérité que nous allons prouver encore dans le chapitre suivant l’homme n’est pas plus libre de penser que d’agir.


  1. Quelques anciens philosophes se sont imaginés que l’ame contenoit originairement les principes de plusieurs notions ou doctrines : c’est ce que les Stoïciens appelloient prolepses, & les mathématiciens grecs Κοινὰς Ἐννοίας. Scaliger les nomme Zopyra, semina æternitatis. Les Juifs ont une doctrine semblable qu’ils ont empruntée des Chaldéens : leurs Rabbins enseignent que chaque ame, avant d’être unie à la semence qui doit former un enfant dans la matrice d’une femme, est confiée à un Ange, qui lui fait voir & le ciel, & la terre, & l’enfer ; le tout à l’aide d’une lampe qui s’éteint des que l’enfant vient au monde, v. Gaulmin, de vita et morte Mosis.
  2. Voyez les entretiens de Hylas & de Philonoüs. Cependant on ne peut nier que l’idée extravagante de l’évêque de Cloyne. ainsi que le systéme du P. Malebranche, (qui voyoit tout en Dieu, ce qui soutenoit les idées innées) ne se lient très bien avec la notion extravagante de la spiritualité de l’ame. Les théologiens ayant imaginé une substance tout-à-fait hétérogène au corps de l’homme, à laquelle ils ont fait honneur de toutes les pensées, le corps est devenu superflu ; il a fallu tout voir en foi ; il a fallu voir en Dieu ; il a fallu que Dieu devint l’intermede, le lien commun de l’ame & du corps ; il a fallu que l’univers entier, sans excepter notre propre corps, ne fut qu’un rêve varié & nécessaire, le réve d’un seul homme : il a fallu que chaque homme se prit pour le tout, pour le seul être existant & nécessaire, pour Dieu lui-même. Enfin il a fallu que le plus extravagant des systêmes (celui de Berkeley) fût le plus difficile à combattre. Abyssus abyssum invocat. Mais si l’homme voit tout en lui même, ou s’il voit tout en Dieu, si Dieu est le lien commun de l’ame & du corps, d’où viennent tant d’idées fausses, tant d’erreurs dont l’esprit humain se remplit ? D’où viennent ces opinions qui, suivant les théologiens, sont si déplaisantes à Dieu ? ne pourroit-on pas demander au P. Malebranche. si c’en en Dieu que Spinosa a pu voir son systême.
  3. Ce principe si vrai, si lumineux, si important par les conséquences qui en découlent nécessairement, a été développé & mis dans tout son jour par l’anonyme qui a fourni à l’Encyclopédie les articles incompréhensible, & Locke (philosophie de) on ne peut rien lire de plus sensé, de plus philosophique & de plus propre à étendre la sphere des idées & du vrai que ce savant anonyme dit à ce sujet dans les deux articles que je viens d’indiquer, & auxquels je renvoie le lecteur pour ne point trop multiplier les citations. Note de l’Editeur.
  4. Ce fut sur cette base théologique ou imaginaire qu’un grand nombre de Philosophes, a prétendu fonder la morale, qui, comme nous le prouverons dans le chapitre XV, ne peut être fondée que sur l’intérêt, les besoins, le bien être de l’homme, connus par l’expérience, dont la nature nous a rendus susceptibles. La morale, est une science de faits ; c’est la rendre incertaine que de la fonder sur des hypotheses dont nos sens ne peuvent pas constater la réalité, & sur lesquelles les hommes se disputeront sans fin, parce qu’ils ne s’entendront jamais. Dire que les idées de morale font innées ou l’effet d’un instinct, c’est prétendre qu’un homme sait lire avant de connoître les lettres de l’Alphabet.
  5. Voyez la II. partie chapitre 4.
  6. C’est le comble de la folie de refuser les facultés intellectuelles aux animaux, ils sentent, ils ont des idées, ils jugent & comparent, ils choisissent & déliberent, ils ont de la mémoire, ils montrent de l’amour & de la haine & souvent leurs sens sont bien plus fins que les nôtres. Les poisons se rendent périodiquement à l’endroit où l’on est dans l’usage de leur jetter du pain.
  7. Il paroit que les plus habiles praticiens dans la médecine ont été des hommes doués d’un tact très fin, semblable à celui des physionomistes, à l’aide duquel ils jugeoient très promptement des maladies & tiraient facilement leurs prognostiques.
  8. Nous pensons, dit la Motte le Vayer, bien autrement des choses en un tems qu’en un autre ; jeunes que vieux ; affamés que rassasiés ; de nuit que de jour ; fâchés que joyeux. Variants ainsi à toute heure par mille autres circonstances qui nous tiennent en une perpétuelle inconstance & instabilité. Voyez le banquet sceptique pag. 17.
  9. Voyez partie II. Chap. 4.