Symbolistes et Décadents/Études/Le Roman socialiste
Le roman socialiste.
Il est assez particulier que le roman français, une fois entré dans sa phase expérimentale, n’ait pas, tout de suite, fixé son attention sur le socialisme, sur les questions ouvrières, sur la révolte en armes ou l’organisation militante du prolétariat. Cela donnerait à croire que nos grands romanciers furent plus habiles à noter des faits, à constater des événements qu’à prévoir. Seul, Stendhal, dans un roman que tout récemment republiait M. de Milly, dans Lucien Leuwen, place, dans les préoccupations désagréables d’un jeune officier de service à Nancy, la crainte d’être un jour forcé d’aller sabrer des ouvriers affamés et mécontents dans des villages industriels de Lorraine.
Balzac, si attentif, dans sa Comédie humaine, à décrire le jeu des institutions de la monarchie de Juillet, la poussée, vers les honneurs et la fortune, de la bourgeoisie, ne s’est pas avisé de prédire le prolétariat. Évidemment, les idées réactionnaires et catholiques de ce grand écrivain, qui regrettait le droit d’aînesse, la pairie, les majorats, et en somme, le faisceau des puissances aristocratiques, lui masque cet avenir qui, pourtant, éclatait dans le présent, auprès de lui, à coups de fusil souvent, ou avec le fracas des machines infernales.
Il faut dire que, comme l’a si bien démontré M. Paul Louis dans son Histoire du Socialisme français, le prolétariat ne prend sa forme complète qu’après l’installation dans tous les centres industriels de la machine ; n’importe, les émeutes de Lyon en 1832, la rue Transnonain, le souvenir vivant chez tant de groupes, de la conspiration de Gracchus Babœuf, auraient dû éveiller l’attention de Balzac ; le grand analyste qui a tant étudié les modes de puissance et les modalités génératrices de l’argent n’a point eu conscience ni connaissance de tout un substrat de l’histoire qui se concrétait sous ses yeux ; M. Paul Louis nous indique bien qu’avant que ce fût l’ouvrier qui fût l’acteur principal du drame socialiste, toute l’attention des réformateurs se portait sur le paysan. Là, Balzac, si contestable soit sa théorie de la grande propriété, a jeté son coup de sonde, et la petite bourgeoisie rurale qui, au moyen des paysans, exproprie par force et par astuce le général Moncornet, est définie de main de maître ; mais c’est surtout la défense de la grande propriété que Balzac a entreprise là.
Il y a vu un drame de foule, une ruée de ce héros à mille têtes, un canton, contre cette entité : le Château. Cette exception, dans son œuvre, n’empêche que, tout préoccupé par l’imbroglio présent de la politique, par le coup de baguette de juillet, pour adapter son expression sur le coup de baguette de la Restauration, Balzac ait négligé d’ajouter à son ample comédie un acte social, et si sa réputation d’historien en demeure intacte, sa gloire d’intuitif et de divinateur ne s’en peut accroître.
Ni Champfleury, ni Duranty, les chefs, après lui, du roman d’observation, ne portent là leur attention. Flaubert en son génie synthétique s’aperçut de ce mouvement. Flaubert n’était pas homme à traverser la tourmente de 1848 sans nous en garder une notation ; et du temps que Théophile Gautier passa à tourner ces admirables ronds de serviettes poétiques que sont les Émaux et Camées, Flaubert garda les pages qui devinrent l’Éducation sentimentale. Mais Flaubert, peu sociologue (le mot lui eût déplu), vit la Révolution de 1848 à la façon d’un Daumier. D’un œil aussi exercé que le génial caricaturiste, d’un outil au moins aussi acéré, il nous sertit tous les fantoches bêtes ou cruels, versatiles, cupides, ambitieux, qui furent les caméléons de cette époque, et il nous laissa une fresque admirablement brossée des terreurs de la bourgeoisie et de la férocité de la répression durant les émeutes, de la chute du Roi au rétablissement de l’Empire.
Du côté du roman idéaliste, il y eut plus de clairvoyance. George Sand, ce grand lac tranquille où se mirèrent tant de reflets, traduisit les idées de Pierre Leroux ; l’intention du roman social et du roman socialiste exista chez elle, après qu’elle eut terminé sa série de romans féministes. Hugo avait, dans les Misérables, des pages d’histoire, à la vérité, par le mode de présentation et la largeur voulue de la phrase, un peu visionnaires.
Mais c’est dans Zola que pour la première fois le roman social, inconnu à Goncourt, fermé à Daudet, prend de l’ampleur. Roman politique encore quand il dit la résistance des insurgés de province au coup d’Etat, son roman s’élève au roman social avec Germinal, où il étudie tout pittoresquement, il est vrai, mais avec profondeur, l’état de la mine et l’histoire de la grève. On trouve corollaire à lui la même étude dans le Happe-Chair de Camille Lemonnier, dans quelques nouvelles de Léon Cladel. Et tout récemment dans Travail, Zola abordait le roman purement socialiste, une des manières d’être du roman socialiste, l’hypothèse du bonheur pour tous dans Travail.
Ce genre de roman, il ne l’a pas développé le premier. Il existe un certain nombre de ces romans utopiques, dont le sujet, généralement traité de façon similaire, suppose qu’un homme du xixe siècle, qui s’est endormi un beau soir de xixe siècle, se réveille un beau matin de l’an 2000, et assiste à une vie toute renouvelée, avec laquelle il confronte tous ses souvenirs de civilisé arriéré de notre temps. Ainsi l’Américain Bellamy fait assister son héros à une vie corporative et communiste, dont (son imagination n’étant pas d’une débordante richesse) nous connaissons tous les éléments. Théâtres gratuits, théâtrophone chez soi, magasins généraux où l’on paie en bons de rémunération de travail, grands jardins où se délassent les enrégimentés de l’armée industrielle et où se chauffent au soleil, tant qu’ils le veulent, les invalides, les retraités de cette armée, où le service est obligatoire pour tous les citoyens, et aussi l’union libre désormais généralisée, tel est le programme.
L’Anglais William Morris, artiste d’un tout autre talent, poète, dessinateur, industriel, nous fait assister à un semblable réveil dans une cité de verdure, de générosité, de richesse généralisée ; la thèse contraire a été développée, avec son grand talent, par l’Anglais Wells, la thèse pessimiste, qui met tous les capitaux aux mains de quelques trusts, et enfourne dans des galeries souterraines la population ouvrière ilotisée et même idiotisée. Ce n’est plus le bagne capitaliste, c’est l’Enfer capitaliste.
De jeunes écrivains se sont voués, ces temps-ci, à l’édification du roman socialiste. Ce n’est point que, parmi leurs aînés immédiats, le roman politique n’ait point reçu d’excellents apports, au premier rang desquels je mettrais Bonnet Rouge, de Jules Case, qui a aussi, dans l’Ame en peine, touché d’une main délicate et forte, le problème religieux. Paul Adam, dans le Mystère des Foules, a également donné une vision, à plusieurs égards remarquable, de la vie électorale, politique, militaire, et a donné, encore pittoresquement, des aspects d’élections et d’orages politiques. Le gros effort historique et romanesque de Maurice Barrès, les Déracinés, doit être signalé. Il est déparé par l’insertion d’articles de journaux, par de la politique trop usuelle, par du pamphlet contre les parlementaires qui sent sa petite presse, et aussi par la thèse même de la déracination, par une sorte de fédéralisme nuageux. Pas assez historique, ce n’est pas non plus assez politique, et l’agrément de forme n’est pas assez considérable pour parer aux défauts des idées fondamentales. Les jeunes romanciers qui abordent ces questions y sont plus libres et d’une adaptation plus complète, qui s’explique par leur jeunesse plus récente et par une contemporanéité plus exacte de leurs années d’apprentissage et de formation intellectuelle, avec le mouvement socialiste, tel qu’il se présente, théorisé et urgent, ayant choisi ses moyens, en voie d’exécution de plusieurs parties du programme socialiste.
M. Louis Lumet compte parmi ce jeune groupe de romanciers. M. Lumet est un militant de l’art social et de l’art pour tous. Dans les coins différents du Paris populaire, il convie, moyennant le plus bas droit d’entrée, de quoi payer la location de la salle choisie et la lumière, les gens du quatrième Etat, désireux d’entendre des vers, des fragments de romans, et cette tentative d’éducation populaire, par l’œuvre d’art, donne de beaux résultats moraux. Dans des romans dont deux ont été accueillis par le succès, la Fièvre d’abord, et le Chaos, il explique la vie du jeune homme de l’heure présente dont l’ambition est de vivre pour un but élevé, de faire de l’art sous forme créatrice ou sous forme appliquée, d’être un promoteur d’idées, ou au moins un remueur d’idées, ou un producteur intelligent dans l’ordre artistique et industriel, et aussi de contribuer à répandre autour de lui la plus grande somme de bonheur et de lumière possible.
Louis Léclat, le héros de M. Lumet, naît dans une petite ville, d’une souche de vignerons qui ont pris naissance politiquement et intellectuellement lors de la Révolution, lors de la création des magistratures municipales, et de la création des juges de paix. La famille Léclat est républicaine et les proscriptions ne l’ont pas épargnée. Ataviquement, Louis Léclat est républicain. Dans la Fièvre, il se débat contre les mauvaises habitudes de notre vie politique, dans sa petite ville de province, semblable à toutes. Il fait la campagne électorale et le journal républicain, pour le candidat de son choix, ou au moins de son parti, car ce candidat ne le satisfait guère. Il se rend compte que, sur cette petite scène, la vie politique est tarée de toutes les compétitions particulières, par des formes nouvelles de candidature officielle, par toutes les ambitions et toutes les manœuvres suspectes que met en branle l’obtention, par la faveur du suffrage, des fonctions de député, et il part écœuré pour Paris, pour la ville large, au désintéressement plus grand.
Le Chaos nous décrit, et c’est sa meilleure qualité, de la façon la plus vive, la plus nette et la plus colorée, ces nouveaux milieux qu’a créés dans la vie politique le mouvement ouvrier. Ce sont, dans les nouveaux quartiers qui se sont aérés sur l’emplacement des anciens terrains vagues et des îlots de bâtisses poudreuses et malsaines, des réunions populaires. Il nous y présente, outre cette nouvelle classe d’ouvriers avertis, affranchis, aptes à saisir le mouvement d’idées générales, en tant qu’elles touchent à leur situation et à leur rôle politique, les meneurs des petits centres : petits patrons ratiocinateurs, employés qui utilisent leurs loisirs à lire les philosophes et les économistes ; il donne une idée juste de cette classe qui se forme, résultat de la diffusion des études primaires, sur la lisière du prolétariat et de la petite bourgeoisie. Ses personnages sont dessinés d’un contour très net ; ils ont de la vie, et sont marqués d’un trait caractéristique, soit qu’il note le vieil ouvrier chez qui un amalgame de vieux fouriérisme, d’un peu même de Saint-Simonisme, s’est cimenté avec les opinions qu’a répandues le Capital de Karl Marx, ou qu’il nous révèle les nouveaux agissants, ceux de demain, ceux qui se préparent dans des réunions et dans des comités électoraux, devant les syndicats réunis, à paraître au congrès socialiste et dans les grandes assemblées délibérantes que commence à tenir le quatrième État.
Sans nous occuper ici de la valeur ni des chances de succès des diverses théories sociales en présence, en ce temps que trouble justement l’indécision qui fait osciller entre tant de panacées et de palliatifs proposés, il faut reconnaître tout l’intérêt qui s’attache à ces questions. Il est très curieux d’assister ainsi à la genèse de groupes nouveaux, et à l’arrivée au grand jour politique de ceux qui contribueront à faire l’histoire de demain.