Les Parisiennes de ParisMichel Lévy Frères (p. 259-285).

SYLVANIE



Il y a aux portes de Paris, à Villeneuve-Saint-Georges, de beaux paysages au milieu desquels la Seine se déroule si blanche et si limpide qu’on la prendrait pour la Loire, et sur les bords enchantés du fleuve, des châteaux si paisibles et si bien entourés de parcs touffus, qu’on les croirait ensevelis dans les solitudes féodales de l’Allier ou du Berry.

Par une chaude soirée de mai, où le soleil noyait d’or toute la campagne, au fond d’une de ces retraites quasi-royales que le voyageur admire en passant, deux personnes étaient réunies dans un petit salon situé au premier étage et donnant sur le parc assombri par les masses bleuâtres des arbres séculaires.

L’une de ces deux personnes était une femme de trente-cinq ans, encore belle, qui, depuis quelques instants déjà, semblait lutter silencieusement contre l’obsession d’une crainte amère.

Par intervalles, elle jetait de longs regards pleins de tendresse et de mélancolie sur Raoul de Créhange, son fils, beau jeune homme de dix-huit ans à peine, qui, assis les bras nus devant un petit piano moderne, promenait avec distraction ses doigts sur le clavier, et semblait trahir ses pensées intimes par des mélodies confuses et inachevées. On voyait que madame de Créhange avait dû être d’une beauté parfaite. Elle était brune ; ses traits fins et arrêtés, ses cheveux abondants, ses grands cils, sa lèvre supérieure légèrement estompée, sa bouche rouge comme une fleur, ses dents blanches, et deux ou trois signes noirs jetés au hasard sur ses joues comme les mouches du XVIIIe siècle, tout en elle contribuait à répandre ce charme infini qui émane des femmes brunes, quand l’expression de leur visage n’est pas trop dure ou trop sensuelle. On ne pouvait pas même reprocher à cet ensemble harmonieux le léger embonpoint amené par l’âge ; car il aidait encore à faire ressortir, par une heureuse opposition, les extrémités finement attachées et la grâce calme des mouvements.

Raoul de Créhange était le portrait exact de sa mère, que cette ressemblance rendait justement orgueilleuse. Seulement, la bouche de Raoul avait les extrémités plus spirituelles, ses yeux jetaient plus de flammes, son front était plus large et plus développé, et ses cheveux épars étaient de cette belle nuance d’un blond foncé que tous les peuples nous envient.

Fille unique et dernière héritière d’une famille riche et noble, mademoiselle Noémi de Geffré avait épousé à quinze ans, par amour, un jeune homme beau, riche et noble comme elle. Deux ans après, aux plus belles heures de cette union charmante, M. de Créhange était mort, enlevé tout à coup par une maladie cruelle. Désormais inconsolable, madame de Créhange avait concentré sur Raoul toute sa tendresse et n’avait vécu que pour lui. Comme tous les enfants bien nés, il était déjà un enfant accompli. Il grandit sans aucune de ces timidités farouches et de ces demi-misères qui courbent le front des jeunes hommes de ce temps. À seize ans, Raoul était un homme fait, heureux, fort, croyant à tout, aimant la vie, montant les chevaux les plus fougueux, tirant l’épée comme un vaillant, et comprenant tous les arts dans leur plus délicate essence.

Mais, depuis près d’une année, un grand changement s’était manifesté dans ce caractère si insoucieux. Tout à coup, Raoul était devenu sombre et taciturne ; il se plongeait dans de longues rêveries et négligeait tous les exercices du corps. De là venaient la tristesse et le chagrin de madame de Créhange, qui d’avance tremblait pour sa chère idole, et n’osait plus se sentir heureuse. C’est là ce qui lui faisait épier avec une sollicitude inquiète la rêverie de son fils au moment où nous avons commencé ce récit.

Bientôt les doigts distraits de Raoul cessèrent de faire résonner les touches du piano. Le jeune homme laissa tomber les bras le long de son corps, et, les yeux fixés au ciel, s’absorba longtemps dans la contemplation muette des splendeurs du soleil couchant. Sa mère se leva de son fauteuil sans que Raoul détournât les yeux, et vint prendre une de ses mains, qu’elle tint dans les siennes. — Raoul ! dit-elle, d’une voix douce.

Le jeune homme s’éveilla comme d’un songe et baisa avec effusion les mains de sa mère. Madame de Créhange se rassit, et quand son fils se fut posé à ses pieds, sur un petit tabouret de tapisserie, elle jeta sur lui un regard plein de ces trésors d’affection qui devraient désarmer le sort, puis elle parut faire un grand effort sur elle-même, et enfin, elle parla : — Raoul, dit-elle, tu sais combien je respecte ta liberté. Je ne veux avoir des mères que la tendresse. Mais ne dois-je pas aussi partager tes peines, moi qui t’ai dû toutes mes joies ?

Et en parlant ainsi, madame de Créhange priait si bien, avec le regard et la voix, qu’elle était irrésistible. Elle continua. — L’amour, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit le jeune homme d’une voix altérée. Oh ! ma mère ! ma mère ! ajouta-t-il avec des sanglots, ayez pitié de moi ! si vous saviez comme je souffre !

Raoul semblait près de succomber à son émotion, ses yeux secs le brûlaient. Mais enfin, il put pleurer ; il baissa la tête et versa des torrents de larmes. Quand il revint à lui, il appuya son front dans ses deux mains, et s’écria au milieu de ses sanglots :

— Sylvanie ! Sylvanie !

Madame de Créhange prit la tête de Raoul dans ses mains, et à plusieurs reprises lui baisa le front avec une terreur folle.

— Malheureux enfant ! s’écria-t-elle. Madame de Lillers ? Ah ! mieux vaudrait une courtisane ! elle n’a pas de cœur !

Madame de Créhange n’osait rien dire pour consoler Raoul ; elle voulut du moins pleurer avec son fils. Elle pleurait et leurs larmes se mêlaient dans le silence.

On frappa à la porte. C’était Julien de Chantenay, le meilleur ami de Raoul de Créhange et de sa mère. Raoul essuya ses larmes et s’enfuit précipitamment.

— Julien, Julien, dit madame de Créhange, voyez mon pauvre enfant ; oh ! comme il est malheureux ! il aime… Ô Julien, savez-vous qui ? Sylvanie de Lillers ! allez le consoler, n’est-ce pas ? Il faut qu’il vous dise tout. Oh ! il ne refusera pas, j’en suis sûr, il vous aime tant !

— Hélas ! madame, répondit Julien, vous réveillez toutes mes craintes. Notre pauvre Raoul est perdu. Vous connaissez madame de Lillers ; vous savez son admirable beauté, sa pâleur qui la fait ressembler à une morte. Eh bien ! jamais aucune émotion n’a mis de roses sur ce visage impérieux ; ses dents sont des perles, mais elles n’ont jamais souri. Ses yeux verts et profonds comme la mer ne s’animent jamais sous l’arc inflexible de ses sourcils, et le vent lui-même ne ride pas ses magnifiques cheveux. Tout est mystère chez cette femme. Quand M. de Lillers mourut, à la suite d’un duel toujours inexpliqué, la belle Sylvanie n’a pas sourcillé en voyant la tête sanglante et fracassée de celui qui la rendait heureuse. Hélas ! voilà la femme que Raoul aime d’un tel amour !

— Ah ! qu’ai-je fait ! s’écria madame de Créhange frappée d’une réflexion soudaine, elle doit venir ici, elle ! et c’est demain même. Ô Julien, j’ai pu ordonner une fête et inviter madame de Lillers, j’étais donc folle ! Mais non, certes, je ne veux pas voir cette créature maudite. Grâce au ciel, il est encore temps de prévenir ce nouveau malheur : je vais écrire !

— N’en faites rien, madame. Au point où en est venue la passion de ce malheureux enfant, l’absence est funeste. La froideur de Sylvanie le déchire, mais il meurt en ne la voyant pas.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria encore madame de Créhange, véritablement désolée et semblable à une Niobé qui voit tomber son dernier enfant.

Julien descendit à la hâte et se mit à chercher Raoul qui était allé cacher sa profonde tristesse sous les épais massifs du parc. Il faisait alors tout à fait nuit, et la lune argentait faiblement les contours des feuillages découpés.

Julien de Chantenay était, dans toute la rigueur du mot, un gentilhomme. Il terminait dignement une race illustre. Une entière conformité de goûts et d’idées l’avait rapproché de Raoul, auquel, malgré une assez grande différence d’âge, il avait voué une amitié toute fraternelle. Plus tard, quand il connut madame de Créhange, il ne put résister aux charmes de sa beauté et de son esprit, et en devint éperdument amoureux. Ce fut une de ces passions qui remplissent la vie et la brûlent jusqu’au dernier soupir. Mais Julien savait le cœur de madame de Créhange fermé à tout amour ; il ne parla jamais. La noble femme sut apprécier ce silence et voua à Julien une amitié inaltérable. Au milieu de cette famille de son choix, Julien de Chantenay vécut aussi heureux qu’on peut l’être avec une passion sans espoir, jusqu’au jour où une autre passion plus fatale encore le fit trembler pour Raoul, qu’il chérissait comme son seul ami, et aussi comme l’enfant d’une femme idolâtrée.

Raoul s’était assis sur un vieux banc de pierre, humide et couvert de mousse. Julien le prit par le bras et le ramena au château à pas lents. Quand les deux jeunes gens furent rentrés et installés dans la chambre de Raoul ; quand les bougies brillèrent dans les flambeaux d’argent, et jetèrent leurs vives lueurs sur la tenture de Perse aux fleurs luxuriantes, Julien parla le premier, en posant ses pieds sur les chenets polis où venait déjà se mirer la flamme, car à la campagne on a encore la bonne habitude de faire du feu toute l’année.

— Raoul, dit-il, il faut te confier à nous ; ta mère est désolée. Je sais combien il en coûte pour remonter le cours de ses espoirs et de ses désenchantements ; mais il le faut. Ton cœur se brise et ne peut contenir cet ennui qui le déborde. Dis-moi toutes tes folies, toutes tes misères, bien patiemment, une à une, et je les écouterai en frère ; mon cœur sera avec le tien. C’est une bien triste histoire, n’est-ce pas ?

— Oh ! bien triste en effet, dit Raoul, mais écoute-la. Au fait, qui pourrait me comprendre et me soulager, sinon vous deux, les deux seuls êtres qui m’aimiez ? Pardonne-moi seulement le désordre de mes souvenirs.

Tu connais Sylvanie ; c’est chez ma mère, dans un bal, que je l’ai vue pour la première fois. Au milieu de toute cette gaze, de tout ce satin, au milieu de ces fleurs, de ces perles, de ces diamants, de cette lumière tumultueuse, qu’un bal parisien fait tourbillonner devant les yeux lassés ; au milieu de cet enivrement de parfums, de mains gantées, de blanches épaules, seule, madame de Lillers se détachait comme une figure pensive. En l’apercevant, je vis passer devant moi toutes nos idées sur le calme et la majesté de l’art antique. Jamais je n’avais vu à un être vivant une bouche aussi rigide ; j’admirais surtout, avec une sorte d’effroi, ces beaux cheveux fauves que tu lui connais, et qui ne semblent pas appartenir à une mortelle : des cheveux de déesse païenne et de sainte extasiée. Dès qu’elle parut, je sentis que ma volonté était morte et mon âme enchaînée. Toute la nuit, malgré moi-même, mes yeux furent attachés sur les siens.

Étrange femme ! Elle était vêtue pour le bal ; mais sa robe avait l’air d’une chlamyde. Sur elle la gaze devenait pierre. On chantait et elle chantait ; on dansait et elle dansait : la valse l’entraînait comme tout le monde dans ses mille replis ; mais au milieu de son chant, au milieu de sa danse, elle semblait comme emprisonnée dans les liens d’un rhythme inflexible. C’était une ode vivante. Quand sa voix se jouait dans les mille difficultés italiennes, on croyait, par moments, à son émotion, et son émotion vous gagnait ; mais on sentait bien vite qu’elle n’atteignait les cordes des pleurs qu’à force de précision et de calcul, et on avait honte d’être ému. Chez elle, la voix, cette seconde âme, n’était qu’un instrument bien réglé. À la fin du bal, à ce moment des yeux noyés, des fleurs brisées, des mains furtives, je croyais parfois la voir entraînée, comme nous tous, par la musique, par ces dernières clartés qui luttent avec le jour naissant, par ce magnétisme de l’amour qui circule dans les mains frémissantes ; mais alors, elle exécutait quelque pas difficile avec une grâce savante et ingénue, et en relevant la tête, je retrouvais sur sa figure son invariable demi-sourire de nymphe héroïque.

Je te dépeins aujourd’hui cette femme comme elle est, Julien, mais non comme je la vis alors. Ce jour-là, elle m’apparut comme une harmonie au milieu de l’harmonie, comme la lumière dans la lumière, comme un chant au milieu de mes rêves poétiques. Quelle qu’elle fût, je l’aimais avec adoration. Depuis, je la revis tous les jours ; le soir aux deux Opéras, où chacun la remarquait, l’adorait de loin, un large bouquet de lilas blanc à la main en toute saison, penchée au bord de sa loge dorée, semblable à une fleur d’albâtre dans une coupe d’or ; dans le jour, malgré le peu de sympathie de ma mère pour madame de Lillers, j’entraînais ma mère chez elle. Enfin, quelquefois j’y allais seul. Nous faisions de la musique ensemble. J’essayai de lui dire mon amour avec la langue divine de Rossini et de Mozart. Ô folle Rosine ! Ô Anna ! Ô Desdemone !

Elle était tout cela pour moi ; sa voix seule était pour moi un orchestre, une tragédie. Oh ! comme j’entendais résonner dans mon âme les harpes de la mélancolie et de la tristesse, les flûtes et les clairons de l’amour vainqueur ! Julien ! Julien ! te dirai-je toutes mes alternatives de triomphe et d’abattement ! Mon amour était toute ma vie, il éclatait dans ma voix, dans mes gestes, dans mes regards que je ne pouvais maîtriser. Elle le lisait à livre ouvert. Moi aussi, il me semblait parfois qu’elle laissait aller son âme à cette douce pente ; je croyais entendre trembler sa voix ; puis tout à coup elle redevenait la statue implacable dont je t’ai parlé et alors il me semblait avoir rêvé.

Quelquefois, quand j’arrivais, elle m’accueillait avec impatience, avec amertume ; elle m’avait attendu une heure à sa fenêtre comme une Elvire désolée ; je voulais me justifier et elle ne m’écoutait plus ; elle me parlait de modes et de parures. J’étais à l’agonie. D’autres fois elle avait oublié qu’elle m’attendait, elle me traitait comme un étranger, et cependant elle me demandait compte de mes regards, de mes pensées, et je lui expliquais tout ; je me justifiais, je lui appartenais comme un esclave. Souvent elle se laissait entraîner sur le terrain charmant des causeries d’amour ; alors il semblait qu’elle avait sur les lèvres quelque parole venue du cœur ; puis elle s’arrêtait tout à coup, comme si elle avait oublié ce qu’elle allait dire. Elle me renvoyait avec quelques brimborions, que sais-je ? une fleur fanée, un gant flétri, un vieux ruban. J’étais fou alors. Et le lendemain je voyais quelque sigisbée mal accroupi sur un mauvais cheval galoper près de la calèche de Sylvanie ; et elle lui répondait avec toutes ses grâces, elle était belle pour lui et ne semblait plus me connaître.

Je ne sais combien cela dura de temps ; mais si cela avait duré un jour de plus, je serais mort. Enfin un soir, un soir d’été, je m’en souviens, nous étions seuls, il faisait nuit ; elle s’était amusée pendant des heures entières à me torturer avec ses jalousies feintes, à m’élever sans cesse dans les cieux d’or de l’espérance pour me faire tomber après dans les abîmes sans fond du doute. Je n’y tenais plus, j’avais le cœur brisé, et je sentis tous les vagues bouillonnements de l’orgueil se révolter dans mon sein comme un océan.

— Mais, madame, m’écriai-je enfin avec épouvante, je ne vous ai rien demandé, moi !

— Mais, moi, je t’aime, Raoul ! me dit-elle avec un grand cri.

Et j’étais déjà à genoux, et elle était déjà près de moi, ses deux mains dans mes cheveux, ses deux yeux dans mon cœur. Oh ! qu’elle était belle alors, Sylvanie ! La chambre était obscure ; et pourtant Sylvanie, toute radieuse, était dans la lumière comme l’ange de Rembrandt !

Eh bien, Julien, te le dirai-je, malgré l’extase et le ravissement qui m’inondaient, ce mot charmant qu’elle m’avait dit tout haut et la première, ne me fit pas tout le bien que j’aurais cru, quand je songeais à ce double aveu comme à un bonheur inespéré. Mais comme elle me rassura ! Comme elle avait bien l’esprit du cœur ! Ce soir-là elle fut tout amour ; je me crus transfiguré, et en la quittant il me sembla que j’avais des ailes.

Eh bien ! dès que l’air froid de la rue frappa mon front, tout l’édifice de mon bonheur s’écroula comme un château de cartes. Tout changea de forme à mes yeux ; et à mesure que je me rappelais froidement la démarche, la voix, les mots de Sylvanie, je pus croire qu’elle avait joué une scène d’amour.

C’est ainsi que je vivais dans des alternatives perpétuelles d’enivrement et de fureur.

Et quand elle se fut donnée à moi, quand je fus son amant, il faut bien dire ce mot-là, puisque tout finit par la réalité brutale, oh ! c’est alors que ce fut bien pis encore ! Moi, sortant de ses bras, humide encore de ses baisers, elle me traitait comme un laquais devant ses laquais et devant ses complaisants aux visages de poupées ! Ô honte ! Elle inventait des cruautés horribles sans aucun but, à propos de rien, des chimères impossibles. Elle me reprochait d’embrasser ma mère. Si je lui demandais humblement l’explication de quelque acte inouï, elle semblait d’abord vouloir dissiper mes craintes, puis elle me fermait la bouche avec une de ces injures doucereuses et polies par lesquelles les femmes exercent jusqu’à l’abus la tyrannie de la faiblesse. Ou bien elle s’égarait dans une suite de mensonges si grossiers, de raisonnements si diffus et si vides de sens, que je renonçais à l’y suivre. Je cherchais alors avec stupeur quels étaient son but et sa pensée, ce qu’elle voulait et comment une femme ose agir de la sorte et vous dire de semblables choses en face, sans rougir de honte ; avec tout cela elle était pleine de charme et je l’adorais. Que dis-je ? Je l’aime encore comme au premier jour ! ô Julien !

Je me suis souvent demandé, dans le silence de mes nuits sans sommeil, comment, avec un noble cœur, on peut continuer à aimer une femme qui vous hait, qui vous trompe, et qui ne dissimule ni ses haines ni ses tromperies ; une femme qui est spirituelle et ingénieuse comme les fées, et qui a le courage de vous dire des inepties quand votre âme saigne ? Pourtant cela est ainsi ; je l’ai vu, je le vois, je le sens.

— Raoul, dit Julien, ne serait-ce pas parce que notre esprit et notre cœur, à nous autres hommes, sont logiques, même dans leurs passions et dans leurs rêveries, et veulent arriver logiquement à la solution de tout problème ? On éprouve, n’est-ce pas ? un désir continu de s’expliquer la cause de tant de paroles et d’actions niaisement cruelles et audacieusement incohérentes. Le jour où l’on saurait ce qu’il y a dans la pensée d’une femme quand elle agit ainsi, ce jour-là on ne l’aimerait plus ; on n’aurait plus ni curiosité, ni haine, mais du mépris.

— Je le crois, dit Raoul tout pensif.

— Malheureusement, dit Julien, on ne le devinera jamais.

— Pourquoi ?

— Les femmes l’ignorent elles-mêmes ; elles se font naïvement criminelles. Faites tout entières de nerfs et de sensations, elles ne peuvent vouloir le bien qu’en obéissant à leur inspiration spontanée ou aux préceptes qu’on leur a enseignés. Le raisonnement les conduit presque toujours à des paradoxes inhumains jusqu’à la démence.

Mais, ajouta Julien, ne nous perdons pas dans de vaines théories ; n’inventons pas à grand’peine des aphorismes cent fois plus cruels que le souvenir lui-même de la douleur. Malgré le mal que cela te fait, continue le récit de ces poignantes angoisses ! Il me semble que les cœurs vraiment bien placés deviennent meilleurs encore et très-indulgents en se ressouvenant à froid des mille tortures que leur a infligées la jalousie.

— Oh ! oui, reprit Raoul, qui de tout cela n’entendit qu’un mot, la jalousie, c’était mon mal ! mal horrible que tout envenime. Oh ! je sais tout ce qu’on cherche, tout ce qu’on découvre, tout ce qu’on suppose quand on est jaloux ! les mots surpris, entendus à demi, les espionnages suivis d’affreux remords, les lettres cachetées qu’on tourne et retourne dans la main en écumant de rage, les nuits passées sous une fenêtre, les pieds dans la boue ; et les femmes qui lui ressemblent et qu’on voit pour elle d’un bout à l’autre du boulevart, ou aux Champs-Élysées dans une calèche qui s’envole ! J’ai compris toutes les hyperboles des poëtes. J’étais, comme ils disent, jaloux de l’eau de son bain où mon imagination faisait ondoyer près de son beau corps une naïade amoureuse ; j’étais jaloux du fruit vermeil que déchiquetaient ses dents d’ivoire ; jaloux de la brise qui vient soulever follement ses petits cheveux, tendres comme un duvet, qui estompent les tempes et la nuque, et que le peigne oublie. Quel tourment que la jalousie qui flaire, qui poursuit, qui traque une proie invisible et qui cherche à dévorer, et qui ne sait à quoi s’en prendre !

— Et quand on le sait, dit Julien, n’est-ce pas cent fois pis encore ? Si tu avais été jaloux de quelqu’un !

— Je l’ai été, reprit Raoul. Il y avait habituellement chez madame de Lillers un jeune homme parfait, M. Armand de Bressoles, que j’ai aimé d’abord comme un frère. C’est un jeune officier de spahis, grave comme les hommes qui ont souvent vu la mort de près, et doux comme ceux qui l’ont affrontée gaiement. Son esprit, qu’il semble vouloir cacher, se trahit par des lueurs exquises, et l’on résisterait difficilement à l’expression de loyauté virile qui anime son fier et mâle visage. Nous nous étions liés en quelques heures ; notre rivalité nous sépara pour toujours.

Madame de Lillers me disait qu’elle devait souffrir les assiduités de M. de Bressoles pour mieux cacher notre amour. J’ai su plus tard qu’elle se servait d’une raison semblable pour expliquer à M. de Bressoles la nécessité de ma présence chez elle. Tous les deux nous cherchions une certitude, nous n’osions aborder une explication, et nous nous observions comme deux ennemis involontaires qui regrettent de ne pouvoir s’aimer. Enfin, un matin que je sortais de l’hôtel de Lillers par la petite porte des jardins (le soleil se levait, l’air était embaumé et les oiseaux chantaient délicieusement dans les branches), je vis appuyé contre un mur, pâle, échevelé, Armand de Bressoles, qui avait attendu là toute une nuit pour voir ce qu’il voyait. Nous allâmes chercher deux amis communs que nous trouvâmes encore couchés, et nous nous rendîmes en fiacre au bois de Vincennes. Armand était si navré déjà, si tremblant, qu’il pouvait à peine tenir son épée. Aux premières passes, je l’atteignis au-dessus du sein gauche, et il tomba. Oh ! c’est alors que je frissonnai d’horreur en voyant le linge ensanglanté, les lèvres blanches, les doigts crispés de ce jeune homme si beau, qui gisait là, par terre, comme un lys coupé par une faucille.

Dès qu’Armand fut rétabli, nous nous présentâmes ensemble chez madame de Lillers. Nous avions eu l’affreux courage de lire tous deux ensemble, à haute voix, les lettres qu’elle nous avait écrites à tous deux. Nous nous attendions à des cris, à des pleurs, à d’incroyables feintes dont notre ressentiment déjouerait l’habileté.

Sylvanie nous reçut en reine offensée, froidement, dignement, avec l’air candide d’une vierge et l’imperturbable aplomb d’une courtisane. Elle sourit dédaigneusement de nos accusations, refusa tout à fait de s’expliquer, et nous ferma la bouche avec de détestables lieux-communs qui ne se donnaient pas la peine d’être adroits. Puis, elle sortit majestueusement, en poussant une porte à deux battants avec un beau geste tragique, nous laissant tous les deux irrités et confus comme des coupables.

Eh bien ! le crois-tu, après avoir laissé, tous les deux ensemble, dans cette maison, notre bonheur déchiré en lambeaux sous les pieds de la même femme, nous eûmes tous deux la lâcheté… oh ! qu’il faut de courage ! la lâcheté de retourner, chacun en nous cachant, chez cette femme tant aimée, et de l’aimer comme auparavant ! Mais nous nous redoutions comme deux complices, et le regard de l’un faisait rougir l’autre comme un gant jeté à la face ! Enfin, je résolus de m’arracher décidément à cette horrible vie, dans laquelle je me sentais devenir envieux et lâche. Je cessai de voir Sylvanie ; je ne décachetai aucune de ses lettres ; toutes ses instances furent vaines. De peur de succomber, j’ai suivi ma mère ici ; et c’est ici, seul avec moi-même, que j’ai senti quelle place éternelle cet amour a prise dans mon cœur. C’est ici que j’ai rassemblé tout mon courage pour tâcher de l’étouffer à jamais, et qu’à la suite de cette lutte si inutile, hélas ! je suis tombé dans la prostration où tu me vois ! Ennui si implacable et si profond que je n’y trouve d’autre remède que la mort ! Et ma mère ?

Raoul se tut. Et les deux amis gardèrent un long silence, et tous deux pensèrent longtemps à cette triste histoire si vide d’événements, mais si pleine d’émotions. Enfin, Julien voulut engager Raoul à prendre un peu de sommeil ; mais Raoul ne pouvait dormir. Jusqu’au matin ils veillèrent près du feu, tantôt pleurant tous les deux et parlant de Sylvanie, tantôt silencieux, se recueillant pour s’enivrer de lassitude et pensant chacun à son rêve envolé.

Enfin, le jour parut. Julien voulut à tout prix distraire Raoul et l’arracher à ses tristes préoccupations. Il le décida à faire une promenade à cheval, et au bout de quelques instants, tous deux galopaient bride abattue sur la route de Paris.

L’air était suave et embaumé ; le soleil dorait toutes les cimes, et le vent éparpillait les cheveux des cavaliers. Raoul éprouva d’abord cette espèce de répit qu’un exercice ardent donne à ceux dont le cœur est las. Il respira plus librement, ses yeux reprirent leur éclat, et l’apparence d’un sourire éclaira ses lèvres entr’ouvertes. Mais bientôt Julien le vit pâlir et l’entendit balbutier. Au milieu d’un nuage de poussière, Raoul venait de reconnaître madame de Lillers dans une calèche que deux chevaux de race emportaient vers le château de Créhange.

Madame de Lillers fit arrêter sa voiture pour saluer Raoul et Julien. Comme la journée de la veille avait été brûlante, Sylvanie avait voulu partir de très-bonne heure et surprendre madame de Créhange dans la matinée. D’ailleurs, Sylvanie était d’une suprême distinction en tout, et il lui répugnait d’arriver en même temps que tout le monde, en chœur, comme un invité de comédie.

Elle était vêtue d’une amazone vert foncé, et en femme qui entendait admirablement la mise en scène de la vie et, ce qu’on appelle au théâtre, les entrées, elle avait fait mener, en tout cas, sa jument favorite. Cette admirable bête, harnachée pour Sylvanie avec grand soin, était menée en laisse par un groom, qui, en même temps, montait une belle jument arabe.

Comme par un charmant caprice, madame de Lillers se décida à finir la route à cheval, et Julien s’offrit à prendre les devants pour prévenir madame de Créhange de cette visite matinale.

Bientôt la calèche qui emportait le jeune homme disparut aux yeux de Raoul et de Sylvanie, et pour la première fois depuis longtemps, ils se trouvèrent seuls. Les yeux de Sylvanie étaient noyés d’amour ; elle enveloppait Raoul de son sourire ; l’abandon de sa pose était magique, il y avait de quoi oublier tout.

— Monsieur, dit-elle, vous avez été sans pitié. Que vous avais-je fait ? mon Dieu !

L’audace de cette question étonna tellement le jeune homme qu’il ne sut que répondre. Enfin, il rassembla tout son courage et dit à demi-voix :

— Vous me le demandez ?

— Ah ! reprit vivement Sylvanie, croyez-vous donc que je ne vous aime pas ? Oui, les hommes sont ainsi. Pourtant, il ne me faudrait qu’un mot pour me justifier, et ce mot, hélas ! je ne puis le dire. Oh ! les pauvres femmes ! Souffrir, c’est leur sort !

— Et moi, madame, dit Raoul, croyez-vous que je n’aie pas souffert ? Douter toujours, soupçonner tout et ne vouloir jamais apprendre que la moitié de la vérité, parce que la vérité serait trop cruelle !

— C’est que vous ne savez pas aimer, murmura Sylvanie avec résignation. L’amour, vois-tu, c’est la confiance. Quand on aime, on ne cherche pas à épier, on ne veut rien savoir, on croit ! Ne pas t’aimer ! hélas ! hélas ! Raoul, avez-vous oublié ce temps, le seul où j’aie vécu ! Ce temps où nous existions tous deux, avec une même pensée, avec un même espoir, avec un même rêve !

— Et alors, reprit Raoul, quand j’avais pensé à un ruban ou à une fleur, le soir je vous revoyais, et le ruban était sur votre robe, et la fleur était dans vos cheveux ! car alors votre âme était sœur de la mienne et nous nous comprenions sans rien dire ; mais depuis !…

— Et, s’écria madame de Lillers, comme entraînée par son souvenir, lorsque j’ai senti mon cœur battre comme s’il allait se briser, et que je suis tombée dans tes bras en te disant la première : je t’aime ! réponds, Raoul, te trompais-je alors !

— Oh ! tu m’aimes ! Sylvanie !

Raoul allait parler encore, lorsque, malgré le galop effréné des chevaux, la belle tête de Sylvanie se pencha jusqu’aux lèvres du jeune homme et lui ferma la bouche avec un baiser.

Ô mystère ! de perfidies en perfidies, Raoul était allé au fond du cœur de cette femme et il en avait vu les déserts de glace dans toute leur sinistre étendue.

Eh bien, il avait suffi à Sylvanie de faire luire un rayon dans ses yeux et sur ses lèvres, et l’amant désabusé la veille croyait voir s’épanouir à présent dans cette âme dévastée toutes les floraisons et les verdures d’un printemps jonché de roses !

Elle n’avait rien dit, et elle était justifiée !

Mais elle déploya tant d’art, tant de coquetterie, tant de grâces naïves pour enchanter Raoul ! Elle se donna tant de peine pour emplir encore une fois tout entier ce cœur d’où son image n’était pas sortie !

Arrivée au château, elle ne s’émut ni de la froideur de madame de Créhange, ni de la tristesse amère et méprisante qu’affecta Julien de Chantenay. Elle fut, malgré tout, bonne et charmante. Jusqu’au soir, les calèches armoriées et les équipages aux brillantes livrées se succédèrent à la grille dorée du château, et toutes les illustrations parisiennes vinrent affluer dans les salons et les jardins de madame de Créhange. Là, comme partout, Sylvanie fut l’objet de tous les vœux, le but de toutes les attaques, le prétexte de tous les madrigaux traduits en prose. On organisa, pour l’éblouir, quelques-unes de ces conversations à deux personnages où l’on entrechoque les mots, et où, des deux côtés, les flammes de l’éloquence éclatent en gerbes étincelantes, étoilées de traits et de saillies. Le soir, au bal, Sylvanie fut encore la plus belle et la plus courtisée dans la fête splendide, où les flambeaux, les diamants, les fleurs et les femmes luttaient de lumière et d’éclat.

Mais elle ne voulut être belle que pour un seul, et chacun de ses regards mettait aux pieds de Raoul tous ses triomphes. Armand de Bressoles, qui, lui aussi, était invité à cette fête, n’obtint pas même un sourire et madame de Lillers sembla le dédaigner et l’humilier à plaisir, pour jeter une proie à la jalousie inquiète de son amant.

Le cœur de Raoul était inondé de joie. Au lieu de cet homme et de cette femme, qui, si longtemps s’étaient combattus sans relâche avec le glaive à double tranchant de la haine et de l’amour, il n’y avait plus qu’un couple charmant et bien uni, deux âmes qu’on eût dites prêtes à se fondre en une seule. À cet instant-là, tous deux eussent payé de leur vie le bonheur de se parler une heure sans contrainte.

Le bal touchait à sa fin : on était à ce moment de gaieté fiévreuse où rien ne se remarque. Aussi personne ne s’aperçut que madame de Lillers et Raoul de Créhange venaient de quitter les salons.

Bientôt ils erraient furtivement sous les massifs du parc et échangeaient à voix basse des mots mystérieux d’amour et de rendez-vous. Ils rentrèrent avant qu’on eût pu remarquer leur absence. Raoul sentait brûler ses joues et ses lèvres où brillaient ardemment toutes les roses de l’espérance ; madame de Lillers était calme et rayonnante comme un ange victorieux.

Enfin, les flambeaux s’éteignirent et le château rentra bientôt dans son grave et morne silence.

Raoul, resté seul avec sa mère, l’embrassa avec mille transports. Puis, quand tout fut endormi, il se leva, et, en silence, parcourut les corridors obscurs, en tremblant d’émotion, en mettant la main sur son cœur pour en étouffer les battements, et poussa une porte laissée entr’ouverte.

Sylvanie était déjà à ses pieds, couvrant ses mains de baisers, et lui disant d’une voix douce et vibrante comme un chant :

— Raoul ! Raoul ! me pardonnerez-vous tout ce que vous avez souffert ?

Et, lui, baignait ses mains frémissantes dans les longs cheveux de sa maîtresse, dans ces beaux cheveux d’aurore et de flamme, et répondait en rêvant :

— Est-ce que je m’en souviens !

Au bout d’une heure il fallut se quitter ; l’alouette matinale, funeste à Roméo, chantait déjà sur les sillons encore endormis. Mais, pendant cette heure, Sylvanie déploya sans doute de bien étranges séductions ; car le cœur de Raoul était à elle, à elle pour toujours, mieux que si elle l’eût tenu dans sa main, attaché avec des liens d’or.

Raoul alla éveiller son ami. Il ne lui dit rien, mais Julien comprit tout dans un serrement de main. Tous deux s’habillèrent à la hâte, prirent leurs fusils, et marchèrent en courant follement, riant et causant comme deux écoliers, jusqu’à la belle forêt de Grosbois.

La nature en s’éveillant semblait toute nouvelle à Raoul. Les arbres et les gazons avaient ravivé leurs émeraudes à quelque soleil inconnu ; les perles et les diamants de la rosée jetaient des feux plus splendides dans leurs montures de boutons d’argent et de chrysanthèmes ; comme des miroirs, les ruisseaux murmurants et les myosotis de leurs rives s’emplissaient de l’azur du ciel ; dans les bosquets et dans les antres tapissés de lierre, au fond de toutes les solitudes, Raoul écoutait bruire et s’agiter doucement tous les bruits mystérieux des églogues de sa jeunesse. Les petits oiseaux chantaient à son oreille ce que l’amour chantait dans son cœur. Il n’y avait pas de petite fleur humble et cachée qui n’eût quelque grand secret à lui dire.

Je ne sais combien d’heures les deux amis coururent ainsi au hasard, laissant leurs âmes s’éparpiller à toutes les harmonies de cette forêt silencieuse. Ils ne se parlaient pas, mais ils avaient les mêmes pensées. Raoul était heureux, et Julien était heureux du bonheur de Raoul. C’était une extase. Mais le bruit d’une voix rompit ce charme.

C’était près d’une clairière entourée de taillis et jetée comme un oasis au milieu du bois touffu.

Sous un chêne centenaire, dont les pieds se cachaient sous la mousse et la verdure, madame de Lillers, en robe blanche, les regards au ciel, était étendue. Armand de Bressoles, couché à ses pieds, les yeux mouillés de pleurs, tenait la main de Sylvanie, et lisait à haute voix La Tristesse d’Olympio.

Raoul sentit tout son sang monter à ses joues. Ses yeux semblaient sortir de sa tête. Il était horrible. Il jeta autour de lui un regard farouche et leva son fusil. Julien l’arrêta.

Aussitôt, Raoul devint pâle comme la neige et tomba comme un cadavre dans les bras de Julien.

M. de Bressoles ne reparut plus au château.

Raoul ranimé par les soins de Julien, s’éveilla dans le délire. Le jour même, une épouvantable fièvre cérébrale se déclara. Depuis lors elle ne fit qu’empirer, et bientôt Raoul se trouva à deux doigts de la tombe.

Julien avait expliqué par une chute l’événement de la forêt. Mais quand l’état de son ami ne laissa plus d’espoir, il se décida à parler.

Alors, madame de Créhange alla trouver madame de Lillers.

Il n’y avait rien chez elle de la femme offensée : ni haine ni menace. Humble et vêtue de deuil, c’était une mère suppliante.

— Madame, dit-elle, pardonnez-moi de vous parler ainsi ; mais si vous deviniez toutes mes terreurs ! Raoul vous aime et vous pouvez le guérir. Sauvez-le, madame, je vous en conjure !

— Madame, répondit froidement la superbe Sylvanie, je ne sais si M. de Créhange m’aime. Je ne puis rien pour le sauver.

— Hélas ! pourquoi feindre, reprit madame de Créhange ! vous avez toute son âme. Croyez-vous que je vous haïsse pour cela ? Non, je vous chérirais, au contraire, je vous bénirais jusqu’au dernier souffle de ma vie ! Rendez-moi mon fils ! Tenez, je vous prie à genoux !

— Relevez-vous, madame, dit Sylvanie, je ne puis que partager votre affliction.

— Oh ! méchante femme ! s’écria madame de Créhange éperdue, laissez-moi ! Vous me faites horreur.

Une heure après, madame de Lillers était partie et Raoul se mourait.

On le guérit pourtant, mais il ne put recouvrer ni ce teint de roses, ni cette poésie des dix-huit ans, ni toutes ces grâces charmantes qui attestaient encore l’enfance sous sa jeunesse en fleur. Pâle comme un spectre, il résolut de s’attacher comme un remords aux pas de madame de Lillers. Partout elle le retrouvait, inévitable, fatal, et pareil à l’ombre de lui-même. Au bois, il passait près de la calèche de Sylvanie, sombre, les cheveux au vent, et son cheval l’emportait dans un tourbillon de poussière comme les funèbres coursiers des rêves. À l’Opéra, elle le revoyait triste, accoudé à une colonne, et fixant sur elle des regards qui semblaient faire éclater leur colère et leur indignation avec les foudres de l’orchestre.

Madame de Lillers ne s’attristait pas de cet effrayant spectacle. Elle était de ces femmes pour qui le désespoir est un culte et le suicide un hommage. Déjà plusieurs hommes étaient morts pour elle, et lui avaient été une occasion de poses élégiaques et de jolis regards penchés. Elle était Parisienne et savait tout porter avec infiniment de goût.

Tout à coup, elle cessa de voir Raoul, et ne l’aperçut plus nulle part. Elle fut étonnée d’abord, puis elle sentit que le terrible drame de cette douleur lui manquait. Enfin elle s’émut, et l’absence fondit les glaces de son cœur que rien n’avait entraînées. Alors ce fut elle qui chercha Raoul, mais toutes ses recherches furent vaines. Vaincue à la fin, elle foula aux pieds tout son orgueil et osa affronter les mépris de madame de Créhange.

— Oh ! dit en la voyant la mère de Raoul, vous êtes cruelle, madame ! Venez-vous me tuer tout à fait ?

— Oui ! j’ai été infâme, répondit humblement Sylvanie ; mais, je vous supplie, écoutez-moi, de grâce ! vous me chasserez après si vous voulez. Oh ! je le sais, j’ai été la cause de tous vos malheurs, mais j’étais folle. Je comprends à présent. Je sais bien que je n’étais pas digne d’être aimée par votre ange ! Mais, par grâce, madame, laissez-moi voir Raoul une heure, une minute si vous voulez, ou seulement entendre sa voix ! Je mourrai après s’il le faut. Mais l’entendre une dernière fois !

— Quoi, s’écria madame de Créhange, vous le croyez donc ici ! Vous ne savez rien ?

— Rien.

— Oh !

Madame de Créhange tendit à Sylvanie un papier froissé, flétri par les larmes. C’était une lettre écrite de Venise par Julien de Chantenay. Voici ce que lut, non sans frémir, madame de Lillers :

« À présent que vous avez pleuré vos larmes de sang, à présent que vous avez subi la plus abominable douleur qui puisse crucifier une femme et une mère, je sens bien que vous exigez de moi le récit devant lequel a jusqu’à présent hésité mon courage. Vous voulez savoir quelle a été la dernière heure de celui que nous pleurerons jusqu’à notre dernier souffle. Malheureux ! comment aurai-je la force de tracer ces lignes déchirantes ? La fièvre, la fièvre affreuse et lente qui brûlait la poitrine de Raoul, avait cessé, et avec elle ces agitations, ces fureurs, ces démences qui me désespéraient. Raoul n’était plus ce cruel malade que j’avais vu se lever de son lit, humide de sueur, pour se jeter dans une gondole en croyant poursuivre sa lâche maîtresse. Depuis huit jours, le calme était revenu, et Raoul savourait d’avance le bonheur ineffable de vous revoir. Comme dans la triste Venise, où le pied des palais se couvre d’une mousse verte, et où les ronces doubles grimpent autour des piliers de marbre, le printemps semblait renaître dans son cœur blessé. Il respirait avec extase l’haleine des jasmins et des chèvrefeuilles fleuris dans les vases des balcons ; il s’attendrissait au chant des rossignols prisonniers cachés dans les feuillages. Hélas ! il y a trois jours ! (est-il possible que trois jours seulement se soient écoulés depuis le moment indicible après lequel j’ai vécu des siècles d’angoisse ?) mon cher Raoul avait eu le caprice de suivre en gondole une barque pavoisée qui s’enfuyait sur le Grand-Canal, en éparpillant dans son sillage les enchantements d’une divine musique. — Julien, Julien, me disait-il, crois-tu que je ne puis pas me souvenir des tortures que j’ai souffertes ? Non, il me semble que j’ai toujours été heureux comme tu me vois ! Elle-même, je la retrouve dans ma pensée comme une personne qui m’aurait été étrangère, et je n’éprouve pas d’émotion en revoyant ainsi cette belle figure ! Puis il ajoutait : — Vois comme les flots sont blancs d’étoiles, enivre-toi de ces parfums pénétrants et doux ; admire avec moi cette nuit de délices ! Comme il me parlait ainsi, nous avions presque atteint la barque chargée de musiciens. Je vis que Raoul regardait obstinément au milieu d’eux une jeune femme à la chevelure dorée, dont je ne pus distinguer le pâle visage. Puis, il se redressa violemment : Ce n’est pas elle ! cria-t-il. Et il tomba évanoui dans mes bras. Depuis ce moment, Madame, l’horrible fièvre ne l’a pas quitté jusqu’à l’heure de répit suprême où il a reçu les consolations d’un prêtre. En s’éveillant de son long délire, il m’a regardé avec un sourire angélique. — Écoute, m’a-t-il dit, écoute-moi bien : je n’aime que ma mère ! Et quand le prêtre l’eut quitté, quand son âme errante voltigeait déjà sur ses lèvres, il ne m’a dit que ces mots : — Julien, ma mère ! Il a appuyé sa tête sur ma poitrine, il a contemplé mes traits avec une expression d’une suavité infinie, et il s’est endormi sous mon baiser.

» Ô noble et chère victime ! encore une fois, pardonnez-moi de ne l’avoir pas sauvé, de n’avoir pas su vous le rendre. Tout ce qui est humainement possible, je l’ai fait ; mais mon âme est pleine de remords. Si je sens encore en moi quelque énergie, c’est que je dois accomplir les démarches nécessaires pour pouvoir ramener près de vous les restes bien-aimés de Raoul. Je me repens, je m’accuse et je me désespère ; je sens en moi comme un désert immense et aride dont rien ne rafraîchira la morne angoisse, priez pour nous deux ! »

Dès qu’elle vit les premières lignes de cette lettre, Sylvanie de Lillers devint blanche comme un linge et se sentit chanceler. Pour achever la poignante lecture, elle dut s’accrocher à un meuble, et quand elle eut fini, une sueur froide ruisselait sur son visage. Elle voulut parler, mais aucune parole ne sortit de ses lèvres ; elle ne put que jeter vers madame de Créhange un regard suppliant et passionné.

La désolée Noémi tira de son sein un médaillon qui contenait une boucle de cheveux. De ses doigts crispés, elle la sépara en deux et en tendit la moitié à madame de Lillers, en détournant la tête.

— Tenez, lui dit-elle.

Julien est revenu et console madame de Créhange avec l’affection mélancolique d’un amant et la tendresse soumise d’un fils. Il ne parlera jamais de son amour.

Souvent ils vont ensemble à l’Opéra, et cachés dans une baignoire, ils écoutent en silence les airs que Raoul aimait. Ils y rencontrent parfois, dans toute sa gloire, la belle Sylvanie.

Elle est plus à la mode que jamais, et l’année dernière un jeune lord s’est tué pour elle à Naples, en plein carnaval.

C’était un gentilhomme très-singulier et très-célèbre par ses manies. Il était connu au club par son amour exagéré pour les exercices périlleux.

Ce dandy excentrique a légué en mourant, au clown Mathews, une coupe d’or du prix de six cents livres sterling, ciselée à Florence d’après les dessins originaux de Jean Feuchères.