Suzette et la vérité/07
VII
Mlle Duboul, craignant que Suzette ne recommençât un entretien tumultueux avec un autre professeur, s’abstint d’en faire appeler un autre. Suzette travaillait donc sous sa direction, mais comme la fillette aimait les études, la surveillance était un plaisir.
Les heures s’écoulaient dans une paisible monotonie. Ce n’était pas que cousine Bertille la goûtât extrêmement, car elle aimait la diversion, et les nouvelles théories de Suzette la comblaient de joie.
Un matin, Suzette écrivait ainsi près de sa cousine, quand Claire annonça deux Messieurs :
— Que veulent-ils ? s’informa la maîtresse de maison.
— Ils ne m’ont rien dit… ils insistent pour voir Mademoiselle.
— Eh ! bien, faites-les entrer.
Quelques secondes après, deux Messieurs élégants s’inclinaient devant Mlle Duboul et lui expliquaient le but de leur visite. Ils étaient des agents chargés de recruter des capitaux pour une société hors ligne qui se fondait. Cette affaire consistait en l’exploitation de terrains contenant des gisements merveilleux.
Mlle Duboul écoutait fort intéressée. Elle était très riche et passait pour favoriser les débuts d’entreprises courageuses mais elle ne dédaignait pas d’augmenter sa fortune. C’était en vue d’étendre ses aumônes.
Elle demandait donc des précisions que les deux visiteurs lui détaillaient avec une complaisance parfaite.
Suzette assistait à cet entretien et n’y prêtait pas une attention extrême, les questions de placements d’argent n’ayant pas le don de l’attirer.
C’était donc d’une oreille distraite qu’elle entendait : gisements aurifères, traces de diamants, société organisée, constructions en train, personnel nombreux, capital garanti, etc. etc.
Ces mots traversaient son cerveau sans s’y arrêter quand un nom éveilla brusquement son intérêt : Brabane.
— M. Brabane est un de nos principaux actionnaires son nom doit vous être connu.
Mais Mlle Duboul ne se souvenait plus.
Suzette faillit s’écrier : Cousine, vous en avez entendu parler par nous ! « mais un instinct la retint. On ne lui demandait rien, alors elle se tut. »
Mlle Duboul était conquise.
— C’est entendu… préparez-moi un contrat… je le signerai.
Les deux hommes étaient radieux. Ils promirent de revenir le lendemain avec le président de la Société. On agita un chiffre, et Mlle Duboul qui voyait grand, parla d’une centaine de mille francs.
Suzette restait toujours muette. Elle comprenait que cette affaire était la même que celle où M. Brabane engageait les capitaux qu’il destinait d’abord à son ami Lassonat.
Cette constatation la contrista fortement.
Ces visiteurs partis, elle n’eut plus le même entrain pour ses devoirs, mais sa cousine, toute à la joie d’augmenter son capital, ne s’en aperçut pas.
— Je te ferai un beau cadeau d’argent qui s’ajoutera à ta dot.
— Une dot, c’est ce qu’on donne à une jeune fille quand elle se marie ?
— C’est ça même.
— Eh ! bien, je ne veux pas de dot, parce que j’aurais peur que mon mari fasse comme Bob.
— Et que fait-il le cher Bob ?
— Quand il veut quelque chose, il est fort gentil, mais quand il l’a obtenu, je ne le reconnais plus, il retombe dans ses taquineries. Alors, mon mari pourrait vouloir mon argent et quand il l’aurait ses gentillesses seraient peut-être terminées. Et comme le dit maman, quand on est marié, c’est pour longtemps. Cousine, gardez votre argent, mon mari me prendra pauvre.
— Tu as d’excellents raisonnements, mais je crains que dans la pratique, ils ne soient pernicieux. Enfin, tu réfléchiras à ces choses plus tard. D’ici là, les traditions auront peut-être encore une fois évolué.
Le lendemain, Mlle Duboul attendit ses deux visiteurs de la veille. Ils se présentèrent exactement, accompagnés d’un personnage imposant, important, avec un nom ronflant, précédé d’un titre de marquis.
Suzette était là, mais elle s’en alla de la pièce quand ils entrèrent.
Dans le vestibule, elle remarqua des pardessus accrochés, et sous l’un d’eux, un papier déplié.
Elle le ramassa machinalement, parce qu’elle aimait l’ordre, et en y jetant un coup d’œil, elle lut dessus le nom de sa cousine. Une curiosité soudaine lui fit déchiffrer les mots qui venaient à la suite, et avec effroi, elle comprit que cette société était fictive et que tout serait mis en œuvre pour soustraire de l’argent à deux capitalistes importants :
Suzette ne put poursuivre son intéressante lecture car une main s’abattit sur ses doigts qui tenaient la feuille. Des yeux injectés de sang la regardaient.
L’homme rentra dans le salon croyant avoir intimidé Suzette, mais la peur était inconnue à cette dernière.
Elle bondit dans la pièce et cria :
— Ne signez rien, cousine Bertille ! on veut voler votre argent !
— Cette enfant est folle, dit l’homme qui lui avait arraché le papier des mains.
— Que dis-tu ? interrogea Mlle Duboul.
— La vérité.
— Quelle vérité ? demanda brutalement le président si compassé quelques minutes auparavant.
— Je l’ai lu… sur un papier, affirma Suzette, et bien qu’il n’y eût que des initiales, j’ai compris qu’il s’agissait de vous.
— Cette fillette rêve… dit en riant l’un des complices.
— Ma pauvre Suzette, dit Mlle Duboul, tu as dû trop manger de beignets hier soir… cela te donne des cauchemars.
— Ne donnez pas d’argent, cousine… attendez encore un peu.
— Mlle Duboul a trouvé l’exacte raison de cette intervention saugrenue, dit l’homme qui avait arraché la lettre des mains de Suzette et lui lançait des regards menaçants.
Mais Suzette était une nature pleine de bravoure et elle riposta :
— Je sais que cette affaire est mauvaise.
— Ne nous occupons pas de cette enfant, Mademoiselle, et réglons quelques détails.
L’un des visiteurs parla :
— Je n’ai plus besoin de rester plus longuement, ayant une course pressée. J’ai l’honneur de vous saluer, Mademoiselle. Soyez assurée de notre reconnaissance, et bientôt nous aurons le plaisir de vous entendre nous assurer de la vôtre.
Il partit sans saluer Suzette.
Quelques minutes apres, le téléphone retentit. Mlle Duboul prit le récepteur, et durant qu’elle écoutait, elle poussait des exclamations apitoyées, mélangées à des mots, tels que : mais oui… tout de suite… je suis désolée… je souhaite que ce ne soit pas grave.
Quand elle eut quitté l’appareil, elle dit à Suzette :
— Ma petite fille, il faut que tu t’en ailles immédiatement. Ta maman est souffrante.
— Oh ! s’écria Suzette, alarmée.
— Ne t’affole pas… c’est sans gravité… elle a fait une chute, mais elle désire te voir.
Bouleversée, Suzette alla revêtir son manteau, mit son chapeau, empila des objets dans sa mallette et vint dire au revoir à sa tante.
— Dis à Claire de t’accompagner.
— Non, cousine, c’est inutile. L’autobus est à votre porte et il s’arrête devant la maison.
— Bon.
Les deux Messieurs, restés là, saluèrent Suzette poliment et l’un d’eux lui dit :
— Je vous souhaite un bon retour, mademoiselle.
Elle ne répondit pas, trouvant que cette phrase ne convenait pas au chagrin qu’elle éprouvait.
Elle dit adieu aux domestiques et s’en alla, descendant l’escalier quatre à quatre.
Sur le seuil de la voûte, un chauffeur l’accosta :
— Vous êtes Mlle Suzette qui retournez chez vos parents, parce que votre maman est souffrante ? je suis là pour vous reconduire.
— Ah ! très bien, répondit Suzette, toujours angoissée, ne se demandant même pas comment ce chauffeur se trouvait là si vite.
Elle monta dans la voiture, heureuse de se savoir rapidement menée vers sa chère maman. Elle ne prêta nulle attention à la route au début de la course, toute préoccupée par son angoisse.
Soudain, regardant machinalement par la portière, elle ne reconnut pas son quartier. Un ennui la traversa : le chauffeur se trompait de chemin et elle serait retardée.
Elle patienta quelques instants, mais les rues lui devenaient de moins en moins familières. Elle s’apeura et frappa à la vitre qui la séparait du conducteur.
— Chauffeur ! chauffeur ! vous vous trompez de chemin… ce n’est pas par ici !
Mais l’interpellé ne tourna pas la tête, dédaignant de répondre. Il accéléra la vitesse et Suzette épouvantée, comprit qu’on la dirigeait vers une destination inconnue.
Que faire ?
Suzette était trop raisonnable pour penser qu’elle pouvait sauter par la portière. Ce n’était pas la peine de risquer de se tuer, alors que sa maman était déjà malade.
Mais pourquoi le chauffeur prenait-il cette route et marchait-il si vite ? Elle ne parvenait pas à saisir le mot de l’énigme.
Les minutes parurent longues à la malheureuse Suzette. Elle conjura son ange gardien de la protéger.
La voiture ralentit son allure. Soudain Suzette se figura que sa maman était peut-être dans une clinique et que c’était là qu’on la conduisait.
L’automobile s’arrêta. Suzette ouvrit la portière prestement et descendit. Elle demanda :
— Où sommes-nous ?
— Au-delà de Vincennes.
— Maman est dans une maison de santé ?
Le chauffeur regarda la fillette et répondit :
— Oui.
— Ah ! bon… répliqua Suzette, soulagée d’une part et angoissée davantage de savoir que sa maman n’était pas dans leur appartement.
Le chauffeur ouvrit la porte d’une villa où
Suzette entra, derrière lui. Elle le suivit, alors qu’il montait deux étages rapidement. Il poussa la porte d’une salle, la referma sur Suzette et partit.
Celle-ci attendit, mais personne ne vint.
Au bout de quelques minutes, elle alla vers l’entrée et constata non sans stupeur que la porte était fermée à clef.
Intriguée, elle patienta encore, réfléchissant à son étrange situation. Elle en déduisit qu’on opérait sa maman et qu’il ne fallait pas qu’on la dérangeât. Elle finit par trouver tout naturel qu’on eût fermé la porte, car, sûrement, elle aurait couru au chevet de la chère malade.
Pleine d’inquiétude, elle pria pour que tout se passât bien.
Les minutes passèrent, les heures s’écoulèrent, et Suzette, dans les larmes et les sanglots se demandait ce qui se passait.
Elle pensait qu’on la punissait pour ses fautes, pour son audace, le trouble qu’elle causait.
Elle était dans un état de surexcitation affreuse, et sentait la faim qui creusait son estomac.
Elle se figurait que sa maman n’était plus et elle poussa des gémissements désespérés, mais rien ne faisait se rouvrir cette horrible porte.
Depuis longtemps, elle avait compris que la maison était inhabitée.
Peu à peu, Suzette se calma et réfléchit.
Il lui parut bizarre soudain, qu’un des hommes en visite chez sa cousine, fût parti, laissant les autres. Elle trouva extraordinaire, maintenant que ce chauffeur fût là, si tôt, après le coup de téléphone.
Subitement, elle murmura : « Ils » ont voulu me tenir ici, enfermée, pour que je n’empêche pas ma cousine de donner son argent. « Ils » ont eu peur que j’aille propager la vérité au dehors ce qui aurait fait manquer leur coup. « Ils » me délivreront quand ils auront l’argent de cousine Bertille et celui de M. Brabane. Eux, « ils » prendront la fuite. Il ne faut pas !
L’agitation de Suzette reprit. Comment faire pour s’évader de cette pièce. Comment prévenir à temps, M. Brabane.
Elle était désespérée. Elle frappa la porte avec furie, mais cette dernière résista. Elle regarda autour d’elle. Une seule fenêtre éclairait la pièce mais elle était close. Ses carreaux étaient brouillés de façon que l’on ne pût voir dehors. De plus, devant cette fenêtre, un grillage épais condamnait l’ouverture. L’air ne pouvait arriver que par le haut, d’une imposte que Suzette n’atteignait pas.
Puis, c’était un deuxième étage. Impossible de sauter.
La fillette comprit de plus en plus qu’on l’avait séquestrée là, et qu’elle y demeurerait jusqu’à ce que l’argent de Mlle Duboul fût entre les mains des aigrefins.
L’énergie lui revint et elle chercha le moyen de sortir. Elle murmura : Décidément, il n’y a que la porte pour m’en aller.
Elle examina la serrure et la gâche avec soin.
Ses réflexions se concentrèrent sur cette dernière.
Il fallait la démonter. Elle était pourvue de deux vis à tête ronde qui étaient quelque peu rouillées ce qui désola Suzette.
Elle était industrieuse et avait observé beaucoup de choses. Elle avait retenu notamment qu’une vis se visse à droite et se dévisse à gauche.
Elle ne possédait pas de tournevis, mais elle savait qu’un petit sou de bronze pouvait en faire l’office. Son salut était dans ce petit sou, qui n’était plus bon à grand’chose maintenant, lui avait assuré Justine.
Cependant, aujourd’hui, il la sauverait peut-être et rendrait du même coup, service à Mlle Duboul et M. Brabane.
Elle chercha dans son sac, elle était presque sûre d’en avoir un troué comme fétiche. Elle le trouva.
Mais tant de poussière était accumulée dans les vis de la gâche qu’il lui fallut bien les nettoyer, ce à quoi elle procéda en employant sa lime à ongles.
L’ardeur qu’elle apportait à ces opérations l’empêchait de trop penser. Sa confiance revenaît et elle se persuadait de plus en plus que sa chère maman n’était pas malade.
Mais vite, vite, il fallait sortir avant que le but des escrocs fût atteint.
Et l’activité de Suzette reprenait un nouvel élan. Enfin, elle put appliquer le sou dans la vis, mais elle ne put la faire tourner. Ses doigts étaient faibles et fragiles. Elle prit son mouchoir pour envelopper le sou et avoir plus de prise.
La rouille serrait le fer. Navrée, elle se dit qu’il aurait fallu de l’huile pour graisser cette ferraille.
Elle chercha de ses regards, ce qui pourrait lui servir pour dérouiller. Ses yeux se posèrent sur une lampe à pétrole, dont la mèche balayait le récipient sans liquide. Peut-être restait-il dans la mèche une goutte de pétrole qui suffirait.
Elle enleva le bec et constata, non sans satisfaction que le coton était humide. Elle en frotta les vis, le pressant, afin d’extraire le plus possible de pétrole.
Elle attendit quelques minutes et reprit son travail. Elle eut le bonheur de sentir la vis bouger. Elle s’acharna et parvint à la sortir de son alvéole. Elle recommença le même travail pour la seconde et la gâche céda.
La porte s’entrebâilla.
Suzette poussa une exclamation de joie et elle se crut délivrée. Elle tira sur la porte, mais une chaîne la retenait.
La malheureuse Suzette jeta un cri de désespoir.
Elle passa sa main dans l’ouverture pour se rendre compte de ce système de fermeture et comprit qu’un cadenas fermait cette chaîne.
Comment parvenir à un résultat ? Elle remuait le cadenas d’une main, le palpait, le tirait, en se demandant s’il était à clef ou à secret, quand soudain il s’ouvrit seul et tomba.
Ce fut pour la fillette, l’affaire d’une seconde de pousser la porte et de passer dans le couloir.
Le geôlier avait négligé de fermer le cadenas à clef, ne pensant pas que sa prisonnière dévisserait une serrure.
Elle s’empara de sa mallette et descendit l’escalier en toute hâte pour se diriger vers l’entrée.
Une nouvelle angoisse la tenaillait ! quelle fermeture aurait la porte principale ?
« Je veux supposer que ce sera comme dans les appartements, que l’on ne peut ouvrir sans clef de l’extérieur, mais dont on n’a qu’à tirer le pêne à l’intérieur.
L’espoir de Suzette se réalisa.
La porte s’ouvrit devant elle, quand elle tourna le gros bouton de cuivre, et la pauvre Suzette faillit s’évanouir de joie.
Elle était dans la rue !
Elle referma soigneusement le battant derrière elle et s’orienta. Elle reconnut à certains détails, imprimés dans sa vision, le chemin par lequel elle avait passé.
Elle cherchait un tramway ou un autobus.
Une fois dans l’un de ces véhicules elle savait qu’elle serait hors de danger et près de son but.
Elle n’en apercevait nulle trace dans la rue où elle se trouvait et elle craignait d’avoir trop à marcher et le temps lui manquait.
L’endroit était assez désert malgré quelques passants.
Elle avança cependant assez rapidement bien qu’elle sentît la faim. Son déjeuner lui manquait et elle estimait que quinze heures ne devaient pas être loin.
Pourvu qu’elle n’arrivât pas trop tard !
Enfin, elle tourna le coin d’une avenue et elle aperçut un autobus qui se profilait à quelques vingtaines de mètres. Elle en éprouva un réel soulagement, et elle faillit courir pour être plus vite à sa portée. Mais elle se retint voulant rester calme afin de ne pas se faire remarquer.
Enfin, elle arriva devant la station et lut la direction : elle se trouvait entre Nogent-sur-Marne et Vincennes, et l’autobus allait place de la République. Elle n’était plus dans un pays perdu.
Cependant, elle ne voulait pas se rendre d’abord chez les Brabane, mais chez sa cousine.
Elle bifurqua donc et arriva chez cette dernière, vers seize heures.
Avec quelle satisfaction, elle salua Virginie, Sosthène et Claire !
Mais elle ne s’attarda pas à répondre à leurs questions. Ils lui demandèrent cependant des nouvelles de sa mère, croyant qu’elle l’avait vue.
— Vous saurez tout un peu plus tard !
Elle s’engouffra comme un tourbillon dans le salon où rêvait Mlle Duboul et lui cria :
— Vous n’avez rien signé ?
— Tu m’as fait peur ! Et ta maman ?
— Maman se porte bien !
— Comment ! pourquoi m’a-t-on téléphoné qu’elle était très malade ?
— Je suppose qu’elle se porte bien, rectifia Suzette, qui avait parlé selon sa propre conviction, mais je ne l’ai pas vue.
— Quelle est cette énigme ?
— Ma cousine, je n’ai guère de temps à perdre… j’ai encore une tâche écrasante à remplir.
— Comment ?
— Sachez seulement que je sors d’un guet-apens. Séquestrée, je me suis évadée pour sauver votre argent.
— Que racontes-tu ?
— Ne signez rien, cousine, et ne donnez pas de capitaux à ces vampires.
Abasourdie, presque terrorisée, cousine Bertille s’écria d’une voix rauque :
— Est-ce imagination ou vérité ?
— Vérité ! vérité ! rugit Suzette. J’ai lu un papier, comme je vous l’ai dit, et pour m’empêcher de parler, ils m’ont enfermée. Le coup de téléphone provenait d’eux ! En bas, une automobile m’attendait, c’était la leur avec un homme de leur bande ! Le chauffeur m’a emmenée du côté de Nogent.
— Ne viens-tu pas du cinéma ?
— Non… non
— Tu en es sûre ?
— Oui, cousine.
— C’est de la fantasmagorie !
— À quelle heure devez-vous signer ?
— Vers dix-huit heures et demie. J’ai fait demander à mon banquier quelles étaient mes disponibilités.
— Ah ! je suis arrivée à temps ! Je cours chez M. Brabane. Sans doute pour lui est-il trop tard, mais l’essentiel est que ces hommes n’aient pas encore pris la fuite.
— Tu me bouleverses ? Tu connais M. Brabane ?
— Ce sont de nos amis… il est sollicité aussi.
— Je crois bien ! il doit même apporter un gros appoint.
— Qu’ils « vous » disent ! pour que vous en donniez autant mais je vais l’éclairer.
— Je te conseille de prendre la carrière de détective.
— Oh ! non, j’aime la paix.
— Ah ! cela te va ! tu mets tout le monde en effervescence avec tes histoires.
— Ce n’est pas de ma faute. Au revoir, ma cousine je remets ma mallette dans ma chambre. Puis, je galope chez M. Brabane.
— Alors, tu ne vas pas voir tes parents ?
— Non, puisque vous avez besoin de ma présence.
— Et si ta mère était tout de même malade ?
— Mais non… c’était une feinte ?
— Quel instinct ! quel courage ! Tu n’as pas peur de rencontrer ici, ces gens, tout à l’heure ?
— Pas du tout… d’ailleurs je serai avec M. Brabane, j’y compte.
— Peste !
— Je vais prévenir à l’office qu’on ait l’œil sur vous.
— Ouais ! tu m’épouvantes ! et moi qui suis clouée ici.
— Justement… il faut prendre des précautions. Je vais recommander à Sosthène de poser un paquet de poivre à portée de votre main.
— Du poivre ? pourquoi faire ?
— Pour le jeter dans les yeux de ces malandrins, il paraît que cela fait tellement de mal qu’ils ne pensent plus qu’à eux.
— En voilà un système de défense ! Dis-moi… tu n’as jamais entendu de voix ?
— Des voix ?
— Oui, sans quoi je te prendrais pour Jeanne d’Arc.
— Ah bon ! non, ma cousine, mais je bouterai quand même dehors vos malandrins.
Et Suzette, avec son estomac demandant de la nourriture s’en alla stoïquement vers la demeure des Brabane.
Elle avait prévenu Sosthène de bien veiller sur sa maîtresse, et elle lui recommanda de se faire raconter par Mlle Duboul les agissements des trois compères.
Les domestiques se précipitèrent près de leur maîtresse pour avoir des explications.
Ils la trouvèrent tellement agitée, qu’elle s’était redressée sans plus songer à ses rhumatismes. Elle narra la singulière confidence qu’elle venait de recevoir de Suzette.
— C’est-y Dieu possible ! s’écria Virginie.
— Quelle énergie montre mademoiselle Suzette ! murmura Sosthène.
— Moi, j’ai peur, dit simplement Claire. Et quand je pense que je me suis moquée de Mam’zelle Suzette ! Je voulais dire la vérité comme elle et je lui ai reproché son nez pointu…termina-t-elle en éclatant en sanglots.
Sosthène répliqua gravement :
— J’ai compris que Mlle Suzette ne disait pas la vérité pour s’amuser, mais pour rendre service… je suis un peu dans ses idées… mais tout le monde ne peut pas se rendre compte. Il faut de la bravoure pour oser ce qu’elle fait. J’espère que M. Brabane la croira et reviendra avec elle.
Virginie essuyait elle aussi, des larmes d’émotion et Mlle Duboul ne savait plus que penser devant les sages réflexions de Sosthène.