Suzette et la vérité/01
I
Suzette Lassonat a onze ans. Elle a fait sa première communion solennelle, il y a trois semaines, et depuis cette époque, elle cherche à se perfectionner. Elle a conservé sa manière indépendante de discuter, de trancher, d’imposer son « expérience » mais elle y apporte plus de douceur.
À certains moments même, elle est extraordinairement souple et docile.
Sa mère est un peu inquiète de cette sagesse exemplaire, et elle suit l’évolution de sa fille avec un peu de méfiance. Souvent, un tel calme donne naissance à une idée saugrenue, mais Mme Lassonat espère, que, cette fois, l’âge des innovations imprévues est passé et que Suzette va devenir d’un commerce reposant.
Justine et Sidonie, toujours cuisinière et femme de chambre, ne sont pas moins surprises.
— Vous ne trouvez pas, Sidonie, que mamzelle Suzette est bien tranquille ?
— J’y pensais à l’instant, Justine. Il faut espérer qu’elle ne nous jouera plus de tours…
— Pour moi, le plus terrible, c’est quand M. Bob a été perdu… quelle histoire ? Et cette Suzette qui nous a ramené un autre petit monsieur, pour en faire un petit frère ! Quelle idée !
— Maintenant, j’en ris, Justine, mais ce jour-là, j’en ai eu des angoisses.
À ce moment, Suzette vint dans l’office où discouraient les deux domestiques. Elles se turent en voyant leur jeune maîtresse.
— Alors, vous disiez du mal de moi, que vous vous arrêtez de parler.
— Oh ! que non, répliqua Justine, on vous vantait, on racontait que notre petite demoiselle était bien changée à son avantage.
Suzette ne souriait pas plus que lorsqu’elle avait sept ans. Elle resta donc sérieuse et prononça simplement :
— J’essaierai de me perfectionner encore.
Les deux servantes la contemplèrent émerveillées et dirent entre elles :
— C’est tout de même une bonne petite nature.
— Elle a du cœur.
Or, Suzette réfléchissait beaucoup. Elle n’était plus étourdie. Elle connaissait tous les péchés de son âge qu’il ne fallait pas commettre, et il en était surtout un qu’elle était résolue à ne plus laisser passer.
C’était le mensonge. Suzette était décidée à dire la vérité à tout prix.
Avec une stupeur croissante, elle estimait que la plupart du temps, tout le monde mentait. Ayant dûment constaté ce fait, elle voulait entrer dans le bon combat.
Ce soir-là, M. et Mme Lassonat recevaient à dîner, un ménage de leurs amis : M. et Mme Brabane.
Les deux enfants de ces derniers s’appelaient Marie et Paul. Ils étaient les compagnons de jeux de Suzette et de Bob. Mais ils étaient laids, et il fallait convenir de leur laideur.
Paul possédait un gros nez retroussé, une grande bouche qui s’ouvrait jusqu’aux oreilles quand il riait et il ne s’en privait pas.
Marie était rousse comme un chaudron de cuivre, avec des taches de son qui cachaient le fond de son teint. Elle clignait d’un œil de sorte qu’elle finissait par le rendre plus petit que l’autre.
Mme Lassonat ne manquait jamais de s’écrier quand elle les avait vus : Mon Dieu ! que ces enfants sont laids ! c’est accablant pour une mère d’avoir deux semblables phénomènes.
Et comme Mme Lassonat pensait que pareil malheur eût pu lui arriver, elle disait à Bob et à Suzette, en toute humilité.
— Vous n’êtes pas mieux qu’eux.
Bob n’en prenait nul souci, mais Suzette se regardait dans son miroir et trouvait son visage agréable quand elle le comparait à celui de Marie.
Mais maintenant qu’elle évoluait, elle trouva qu’il y avait des contradictions dans ces paroles jetées avec insouciance.
Un jour, elle entendit sa maman dire à Mme Brabane :
— Mais non, chère amie, vos enfants ne sont pas si laids… Ne vous inquiétez pas… leurs traits se formeront à un moment donné.
Sitôt que Mme Brabane fut partie, Suzette dit à sa mère, avec un reproche dans la voix.
— Je ne puis comprendre ces mensonges. Mme Brabane va penser : « Mme Lassonat a du goût, elle voit juste d’habitude, donc mes enfants ne sont pas aussi mal que je me l’imagine. » Tu vois, maman, le mauvais service que tu lui rends… elle sera pleine de vanité, et tout le monde se moquera d’elle.
— Suzette, tais-toi… tu me fatigues. Ce que disent les grandes personnes ne te regarde pas… Avant tout, il faut éviter de causer de la peine à son prochain… Mon mensonge était obligatoire…
— On peut aller loin ! se récria Suzette. Il ne faut pas mentir, c’est ce que j’ai appris.
— Il faut discerner les mensonges, raisonneuse… qu’est-ce qui te prend ? tu paraissais sage, j’étais tranquille, et tu troubles de nouveau la paix.
— Je ferai mon devoir, proféra solennellement Suzette. Je dirai toujours la vérité quoi qu’il arrive. Je veux, en arrivant au paradis, annoncer : voici une personne qui n’a jamais menti.
— Oh ! s’écria Mme Lassonat, tu nous prépares de beaux jours !
— Tu ne peux pourtant m’engager à mentir ? répliqua Suzette.
— Je te prie surtout de ne pas parler à tort et à travers.
— Écoute, maman, je suis bonne, et je vais aller trouver Mme Brabane pour lui démontrer que ses enfants sont laids, que tu le penses, et que ta langue a fourché quand tu lui as raconté qu’ils étaient passables.
— Tu vas rester ici, et tu seras punie ! tu n’es qu’une insolente ! On ne dicte pas de ligne de conduite à sa mère, mademoiselle, sachez-le !
— Il ne faut pas m’en vouloir, ma petite maman, si je tiens à être franche. Calcule le mal dont tu seras responsable, si Marie et Paul se croient beaux. Ils seront pleins de fierté et l’on rira à leurs dépens. C’est donc une charité que de leur souffler dans l’oreille : vous êtes laids, et ne comptez pas sur notre figure, pour faire votre chemin dans le monde.
Mme Lassonat se détourna pour que Suzette ne vît pas le sourire qui courait sur ses lèvres à l’exposé de cette conclusion.
Elle conserva son ton sévère pour recommander :
— Je te défends de te mêler de ce qui ne te regarde pas… Laisse les petits Brabane tranquilles.
Or, ce soir-là, la famille Brabane devait dîner chez les Lassonat. Il fut expressément défendu à Suzette comme à Bob de trop parler sous peine d’être exclus immédiatement de la salle à manger.
Ce n’était pas que Bob fût dangereux jusqu’alors, mais on craignait la contagion. Mme Lassonat avait noté que dans certaines circonstances, il se laissait influencer par les idées de sa sœur.
Suzette écouta sa mère sans l’interrompre.
Quand les deux enfants furent seuls, Bob dit :
— Te voici prévenue. Pas de compliments à Marie sur sa laideur. Maman trouve que ce serait un abus de pouvoir.
— Comme on comprend mal mes intentions ! rétorqua Suzette dignement. Ce serait pourtant dans l’intérêt de Marie que je tranche cette erreur.
— Ne tranche rien… moi, je n’aime pas les opérations chirurgicales, conseilla Bob, qui accusait de la logique, alliée à un pacifisme des plus sages.
Les Brabane arrivèrent, Paul, un peu plus riant et Marie avec des cheveux rutilants et un œil impitoyablement comique.
Elle raconta à ses jeunes amis qu’elle avait trouvé un petit chien à moitié mort, et elle clignait de la paupière à faire rire les pierres.
Suzette la contemplait atterrée, et Bob avait presque l’intention de donner raison à sa sœur. Tout le monde fut bientôt réuni autour de la table. Le dîner répandait un fumet exquis et Justine paraissait satisfaite du résultat de ses efforts culinaires.
Sidonie s’occupait du service avec aisance et Mme Lassonat ne pouvait que se montrer fière de la tenue de sa maison. Elle recevait les compliments de Mme Brabane avec un plaisir évident.
— Où achetez-vous ce beurre exquis, chère amie, il est parfait.
— Je vous donnerai l’adresse exacte. Je tiens tellement au beurre frais que je préfère que ma cuisinière fasse des pas de plus pour avoir une bonne qualité.
— Elle ne fait aucun pas de trop ! prononça Suzette, et elle achète son beurre n’importe où !
Sidonie jeta un regard de côté à la fillette, tandis que Mme Lassonat confuse, se demandait ce qui allait se passer.
— Mme Brabane questionna :
— Qu’entends-tu par là ma petite amie ?
— Et bien, la cuisinière achète n’importe quel beurre et peu cher, puis, elle lui enlève son mauvais goût en le plongeant dans une eau agrémentée de bicarbonate de soude.
— Mme Brabane reposa la bouchée beurrée qu’elle tenait.
— Comment peux-tu inventer cela ? s’écria Mme Lassonat stupéfaite, en même temps qu’outrée de la déclaration de Suzette.
— Je n’invente rien.
— Vous allez voir ce que vous prendrez, ma petite mamzelle ! souffla Sidonie dans le dos de Suzette.
Mme Lassonat, au comble de l’embarras, essayait de changer de conversation, quand M. Brabane qui causait avec son ami, eut l’intuition que quelque chose d’anormal se passait à côté d’eux.
Il demanda :
— Que racontez-vous donc ?
Son fils Paul s’empressa de lui narrer les faits. Il rit de bon cœur et proféra :
— La vérité sort de la bouche des enfants. Votre cuisinière pratique la danse du panier, et vous dupe par-dessus le marché !
Mme Lassonat était au supplice. Elle tenait à Justine et maudissait l’incident. Un drame se produirait sans doute et elle se promettait de tancer d’importance cette Suzette, redresseuse de torts.
En diplomate, elle détourna la conversation et glissa un mot d’éloge à la femme de chambre, pour le dîner si bien réussi. Elle préparait ainsi les voies pour amadouer Justine qui allait, sans tarder, être mise au courant de la révélation de Suzette.
On passa au salon. Les quatre jeunes amis étaient dans un angle et regardaient des cartes postales.
Mme Lassonat leur offrit des bonbons et eut l’étourderie de dire à Marie :
— Prends-en deux, ma belle mignonne.
— Oh ! maman ! s’exclama Suzette.
— Qu’y a-t-il donc ?
— Sans faire attention, tu as dit « belle » à Marie.
Suzette avait protesté avec tant de force que tout le monde la regardait.
Mme Brabane, de nouveau interrogea :
— Que veux-tu insinuer, Suzette ?
La fillette hésita une seconde, puis les oreilles terrifiées des Brabane et des Lassonat entendirent :
— Je trouve que la politesse exagérée est un sentiment pernicieux. Maman vous laisse croire que Paul et Marie sont beaux, afin de ne pas vous causer de peine. Mais la vérité, c’est qu’elle les trouve laids, moi aussi d’ailleurs, et nous ne sommes pas les seules.
En attribuant ce jugement à d’autres, Suzette croyait fermement adoucir la rigueur de ses déclarations.
Avant qu’une protestation s’élevât du cœur de Mme Lassonat en faveur de son amie, la mère des deux laiderons s’évanouissait sur son siège, troublée dans sa digestion par tant d’horreur.
Son mari s’élança, tandis que ses enfants l’entouraient en sanglotant, ce qui ne contribuait pas à les embellir.
Mme Lassonat était trop absorbée par les soins à donner à son invitée pour manifester sa colère, mais elle avait assez de pensée lucide pour chercher quelle punition exemplaire, elle infligerait à sa fille.
M. Lassonat ordonna à Suzette de sortir, et elle obéit sans répliquer.
La cuisinière Justine l’entendit qui traversait le vestibule pour rentrer dans sa chambre. Elle s’élança hors de son domaine, et saisissant le bras de sa jeune maîtresse, elle lui dit d’une voix amortie :
— Venez un peu par ici, ma jeune mamzelle !
Suzette avait le courage de son opinion et elle se laissa conduire par le cordon bleu transformé en furie.
— Alors, vous avez osé dire comme ça, que je frottais mon beurre avec de la soude pour le rendre propre ?
— Permettez… interrompit Suzette en levant l’index.
— Je ne permets rien. Vous l’avez-t’y débitée, cette énorme menterie ?
— J’ai déclaré, à table, que vous laviez votre beurre dans de l’eau bicarbonatée pour lui enlever son parfum ranci, parfaitement.
— Peut-on ! peut-on ! Ça ne se passera pas comme ça ! J’lave mon beurre, c’est vrai, et cela prouve que je suis une cuisinière propre, mais du moment que je suis méconnue, j’vas rendre mon tablier à Madame. Et puis, j’vous conseille de tenir votre langue, mamzelle, sans quoi pas une domestique ne restera chez vous.
À ce moment, on perçut des cris avec des sanglots. Sidonie alla écouter pendant que Justine se taisait. Quant à Suzette, elle savait ce que signifiaient ces manifestations.
Sidonie reparut en se tenant les côtes. Elle riait de si bon cœur que Justine se dérida. Suzette trouvait que ce fou rire était malséant.
Quand la domestique fut un peu calmée, elle dit en bégayant :
— Mme Brabane pleure, parce que mamzelle Suzette a dit que ses enfants étaient laids.
— Non, c’est vrai ? s’exclama la cuisinière.
— Oui, répartit dignement Suzette.
— Jamais, je n’ai vu vot’pareille !
— Je n’aime pas le mensonge, poursuivit gravement la fillette et j’ai pris la résolution de toujours dire la vérité.
— Ah ! ben ! il va y en avoir des histoires ! Il en passe dans la vie, des mensonges ! s’écria Justine, avec un respect soudain pour cette audacieuse. Cela lui a « tourné les sangs » à cette pauvre Mme Brabane, et elle est capable de se brouiller avec Madame ! Vous faites du joli.
Enfin, la porte se referma sur les invités et M. et Mme Lassonat laissèrent enfin jaillir leur indignation.
Ils coururent vers la chambre de Suzette qui sortait sans peur, de la cuisine.
Ils se croisèrent dans le vestibule.
— Eh ! bien, ma fille, clama son père, tu peux aller mendier ! Je suis ruiné. Brabane va refuser de s’associer avec moi. Et dire que c’est ma propre enfant qui me plonge dans ce marasme !
Mme Lassonat n’était pas moins véhémente :
— C’est insensé ! Où as-tu la tête ? Je t’avais défendu de parler. Tu ouvres la bouche deux fois, et c’est pour jeter du discrédit sur la maison ! Mme Brabane va en faire une maladie. Cette pauvre mère. Ne pas lui cacher que ses enfants sont laids… c’est la conduire à la mort !
— Eh ! bien, elle n’est guère intelligente, interrompit Suzette.
— Hein ! rugit son père, tu te crois donc un aigle, toi ? Tu commets des sottises magistrales et tu traites tes victimes d’idiotes ! C’est un comble.
M. et Mme Lassonat accablaient Suzette de reproches. Justine et Sidonie, attirées par l’admonestation sévère, infligée à la fillette, écoutaient perplexes.
Mme Lassonat observait le visage de son cordon bleu et n’y découvrait pas les signes précurseurs d’un abandon décidé.
Elle eut un soupir de soulagement en se disant qu’elle retrouverait plus facilement une amie qu’une excellente cuisinière.
Sa surprise égala sa joie quand elle entendit Justine :
— Faut pas vous frapper, Monsieur et Madame, mam’zelle Suzette est comme moi, elle n’aime pas le mensonge. Cela la hérissait de voir Mme Brabane en admiration devant ses deux héritiers. C’est un service qu’on lui a rendu, et maintenant, elle s’occupera de leur beauté. Il paraît qu’il y a des instituts où on refait la figure. Cette dame y pensera et peut-être que ses laiderons deviendront des anges plus tard. Je n’veux pas assurer que mam’zelle Suzette a eu tout à fait raison, mais cela prouve qu’elle a du goût. J’aime les choses justes et le beurre propre, c’est pour cela que je lave celui que j’achète. On ne sait jamais avec quelle vache, c’est fabriqué…
Là-dessus, Justine réintégra majestueusement et tout le monde, comprit, sans doute possible, qu’elle avait tout intérêt à rester dans la maison.
Cependant, il fallait punir Suzette. Son père la prévint donc :
— Tu ne sortiras pas demain dimanche. Tu n’iras pas chez Huguette, et fais de ton mieux pour qu’on ne t’entende pas de la journée.
— Bien papa. J’irai à la messe et ne sortirai plus.
Suzette s’endormit du sommeil de l’innocence.
Le réveil lui remit en mémoire la scène de la veille et elle se dit qu’il était urgent qu’elle passât inaperçue.
Elle réfléchit donc un peu et ne trouva rien de mieux que d’enfiler ses bas par-dessus ses pantoufles de cuir. Elle eut un peu de mal, mais fut satisfaite du résultat. Elle ne faisait aucun bruit en marchant et glissait, silencieuse comme une ombre.
Elle arriva sans tapage dans la salle à manger où ses parents étaient déjà en compagnie de Bob, pour le premier déjeuner.
— Que veut dire ceci ? lui demanda sa mère. Tu ne te chausses pas ce matin ?
— J’ai mes pantoufles.
— Où cela ? questionna Bob.
— À mes pieds ! riposta Suzette.
— Avance, commanda son père. Je ne vois que tes bas, et bien déformés. Alors, tu mens maintenant ? C’est changé depuis hier ?
Alors Suzette expliqua posément, que pour obéir à son père, donc ne pas se faire entendre, elle avait enfilé ses bas par-dessus ses pantoufles.
— Ciel ! hurla Sidonie qui entrait avec le petit déjeuner, je n’ai pas fini de raccommoder si mam’zelle marche sur ses bas toute la journée.
Suzette fut priée de ne rien transformer aux coutumes établies. On lui demandait simplement de respecter les usages, de ne se mêler de rien et de ne pas parler à tort et à travers.
Quelques heures après ces conseils, elle se trouva seule en face de Bob et lui dit :
— Tu sais, je trouve que la vie est bien difficile.
— Ah ! répliqua Bob avec flegme.
Jamais, il ne s’était appesanti sur cette question. Il réfléchissait rarement à la vie.
— Oui, reprit Suzette, il ne faut pas dire de mensonges et il ne faut pas dire la vérité. Alors ?
— Alors, répliqua Bob, il ne faut pas penser à tout cela.
— Naturellement… tu es un homme et tu ne songes qu’à la nourriture.
— Et toi, tu es une femme, et tu veux toujours parler. Moi, je m’amusais bien avec Paul Brabane, et maintenant, je ne le verrai plus.
Suzette s’avoua que son frère avait raison et, comme elle faisait profusion d’être franche, elle répondit :
— Je suis bien ennuyée que tu aies perdu cet ami. Et, son bon cœur lui fit ajouter :
— Veux-tu que, quand je sortirai avec Justine ou Sidonie, j’aille prévenir Paul que tu ne t’amuses plus sans lui ?
— Oh ! non, riposta Bob vivement, j’ai peur qu’une autre histoire recommence. Puis, Mme Brabane est très mécontente et elle ne serait peut-être pas gentille avec toi.
— Je saurais me défendre ! déclara fièrement Suzette. Tu sais, je suis brave. Le jour où tu étais perdu, j’en ai fait des choses, et toute seule.
— Oui, dit Bob, tu as beaucoup d’aplomb.
La conversation en resta là. Suzette constatait qu’il était assez difficile de contenter tout le monde et la vérité.
Elle voyait que sa mère était désolée et son père fort tourmenté par cet événement. Elle se demandait si elle serait privée de la présence de Marie Brabane, mais elle n’en sentait pas encore le vide. Elle lui préférait d’ailleurs Huguette Dravil, mais ce n’était pas un prétexte pour s’absoudre.
Cependant, elle ne parvenait pas à se persuader qu’elle avait commis un gros péché.
Elle interrogea encore Bob, le soir.
— Cela te fâcherait, si je te disais que tu es laid ?
— Je ne te croirais pas, répartit Bob tranquillement.
— Serais-tu vaniteux ? s’exclama Suzette atterrée.
— Je ne sais pas ce que je suis, mais, quand je me regarde dans une glace, je pense : oh ! le beau jeune homme.
— Mais c’est désolant d’être aussi coquet !
— Non, je dis la vérité, simplement.
— Quand t’es-tu trouvé beau ?
— Je ne me souviens plus du jour, mais il y a longtemps.
— Je croyais, murmura pensivement Suzette, que seules, les femmes étaient coquettes.
— Oh ! la la ! répliqua Bob, je me demande pourquoi ! La plupart du temps, elles sont si laides avec leur poudre et leurs lèvres rouges.
— Mais moi, je n’ai ni poudre, ni rouge, est-ce que je suis belle ?
— Tu n’es pas tout à fait aussi laide que Marie Brabane, répartit innocemment Bob.
Suzette en eut la respiration coupée.
Ce n’était pas la peine d’avoir causé un chagrin inutile aux amis de ses parents, pour être à peu près dans le même cas que leur fille.
Seulement les Brabane s’étaient montrés plus aimables qu’elle-même, et n’avaient pas riposté par la même franchise.
Suzette demeurait confondue et cherchait comment on pourrait sortir de cette impasse.
Si M. Brabane ne voulait pas devenir l’associé de M. Lassonat, ce serait fâcheux.
La malheureuse fillette, par son étourderie et son irréflexion, allait causer le malheur des siens. Cette pensée lui était insupportable. Il fallait absolument trouver un moyen de remédier à ce grave état de choses.
Elle demanda à Bob, bien qu’elle comprît qu’il n’y avait pas grand espoir à fonder sur son frère :
— Que pourrait-on tenter pour que les Brabane soient de nouveau nos amis ?
— Oh ! répondit Bob, moi, je ne sais pas. Je les laisserais bien tranquilles. Paul m’amuse, mais j’ai beaucoup de camarades aussi bons types que lui. Seulement, lui, avec sa bouche qui n’en finit plus, on a tout de suite envie de rire.
— Oui, je vois cela, répondit pensivement Suzette, il faudrait que tout soit raccommodé. Papa, pour avoir son associé, et maman, pour son amie.
— Oui, elle était très commode. J’ai entendu maman qui disait à papa : Je suis enchantée que Mme Brabane habite à la République. Quand je vais chez ma couturière je m’arrange pour prendre le thé chez elle, et cela m’est un repos salutaire.
— C’est vrai… maman doit regretter cette brouille. Il faut que tout s’arrange. Moi je me passerais bien de Marie mais elle est bonne pâte, et quand on est plusieurs pour jouer, elle prend le rôle dont personne ne veut.
À quoi Bob riposta :
— Des poires comme ça sont utiles dans la vie.