Éditions Émile-Paul Frères (p. 27-52).

CHAPITRE DEUXIÈME

Une fois dépassée La Chapelle-Saint-Ursin, terminus de son plus grand voyage, tout ce que voyait mademoiselle était nouveau. Elle avait dans le wagon, comme dans une voiture de paysan, le sentiment des moindres montées, des moindres descentes. Aux peupliers de Vierzon, aux porteurs des Au brais, elle trouvait ces puissantes particularités que les autres explorateurs ne perçoivent plus que sur des baobabs au moins et des métis birmans. Elle se pencha au viaduc d’Orléans à voir son reflet dans l’eau. Les femmes d’Étampes détestaient les corsets, leur gorge était belle. Les hommes de Juvisy saluaient chaque fois qu’ils parlaient et se coiffaient trop juste. Elle voulait descendre à chaque gare comme dans une escale. Pleine d’attention d’ailleurs pour les voyageurs qui s’installaient ou qui partaient, poussant leur valise, les protégeant du soleil, leur offrant du lait coupé d’eau, comme si tous ces êtres, jeunes ou vieux, non seulement étaient nouveaux pour elle, mais venaient de naître.

Elle voulut rester un mois à Paris, car ce qui était sur elle vacillant ou fragile, deux ou trois dents, une broche qui fermait mal, elle le fit attacher solidement par des spécialistes en prévision des tempêtes. Elle se procura des lunettes quadrillées en prévision des typhons. Tous les matins nous quittions ensemble notre hôtel du boulevard Raspail où nous ne rentrions que le soir (et nous ne coûtions ainsi au concierge, à deux, que juste deux saluts par jour). Par le grand pont où le péage est perçu, politesse suprême de Paris, par un aveugle, nous traversions la Seine en jetant à droite un coup d’œil à Notre-Dame, à la royauté, à gauche au Trocadéro, à la République ; nous longions vers la Concorde la balustrade des Tuileries tendue contre le jardin comme le mètre-type de toutes les promenades, avec ses balustres comme des centimètres, et, notre pas ainsi étalonné, elle me quittait, fuyant pour la journée, vers une rue, vers une seule rue, la rue Pape-Carpentier, où elle avait trouvé par hasard un dentiste et depuis, avec parti pris, tous ses autres fournisseurs. Chaque soir elle en revenait avec un membre réparé et une emplette, un chapeau de duvetine-rouge quand sa canine fut limée, un éventail de friseline verte quand l’ongle de son orteil eut été redressé, si bien qu’elle se vit dans la glace toute neuve et veloutée et éclatante le jour où les artistes de la rue Pape-Carpentier l’eurent libérée de ses imperfections cachées. Au dîner j’avais ses remarques, qui restaient à peu près celles de Bellac, car elle avait gardé dans Paris l’ouïe d’une provinciale : on avait sonné le glas à Saint-Germain ; le tonnerre était tombé rue Danton ; les girouettes de la mairie du VIIe était coincées, il fallait aller jusqu’au Panthéon pour savoir le vent. Parfois des quartiers-maîtres en congé l’abordaient pour lui vendre des bibelots. Elle acheta une poupée japonaise pour la rapporter au Japon, pour l’y relâcher sans doute, comme elle eût fait d’un oiseau, et du dentiste elle tenait mille renseignements décisifs pour notre voyage : les Siamoises ont les dents rouges, les Annamites qui ont les dents laquées noir ne sont pas des Annamites, mais des Tonkinois. Prétextes à me parler de son deuxième fiancé, qui le matin de son départ pour l’Indo-Chine lui avait dit, — dernières paroles, adieu suprême, il l’adorait, le pauvre homme :

— Tu étais bête et méchante, voilà que tu enlaidis !

Moi qui ne connaissais pas Paris, je regardais sans ardeur et dignement, ainsi qu’il sied pour un point de départ, cette ville qui à tous les êtres est le point d’arrivée, et où les gens de l’univers lâchant enfin leurs valises, comme les sauteurs dans les cirques, se sentent pour la première fois libres et bondissants. La pudeur qui écarte les jeunes gens des grands hommes m’écartait, moi, des monuments célèbres. Cet arc de Triomphe que les Américains mettent sur leurs âmes comme un binocle à voir la France, je m’en détournais, j aimais ma myopie. Cet arc du Carrousel, abandonné debout comme un palanquin dans le désert, je laissais les Suédois et Danois chercher autour de lui les ossements de l’animal qui l’avait apporté puis qui était mort là. Cette irritation, cette déception que l’on éprouve dans une forêt pétrifiée, je l’avais aussi devant toutes ces pierres qui personnifiaient des gloires ici rigides, mais dont l’ombre à Bellac ondoyait encore et palpitait, la colonne Vendôme, celle de la Bastille, la Chapelle expiatoire. Dans ce Louvre, dans ces tableaux où les jeunes filles des pensions viennent contempler leur image suprême en Cléopâtre ou en Judith, comme ils sont recouverts de vitre, c’est surtout mon image en costume de voyage que j’y contemplais, et les esthètes Scandinaves ne comprenaient pas pourquoi j’ajustais ma blouse, je resserrais ma ceinture devant une Antiope nue. Ces canaux vénitiens, ces regards lombards qui viennent vers vous toujours de face, et se déversent en votre cœur sans arrêt, gouttières d’une contrée bien chargée de nuages ; ces bourreaux qui s’arrangent pour couper un rayon de soleil juste avant la tête du saint, je les regardais, mais sans insister, comme les cartes postales d’un pays qu’un jour je verrais moi-même. Ou bien, tous ces tableaux pendus l’un à côté de l’autre m’excitaient au bonheur, en général, comme les affiches des gares excitent au voyage. Ou bien ils ornaient pour moi cette semaine de départ. Soudain, à la seule idée de Rubens, j’étais gaie, comme le passager qui voit, le bateau du Havre doublant le môle, une grosse Normande courir sur le quai. Devant Rembrandt, je me sentais soudain reconnaissante, à la pensée d’une grande âme dévouée aux hommes, comme celui, au lever de l’ancre pour les Indes, qui voit un petit fonctionnaire barbu sauver de la mer un enfant. Ou aussi j’étais heureuse comme si c’était Delacroix qui avait pris mon billet, Manet qui avait fait enregistrer mes malles ; et l’idée de Watte&u ou de Chardin se posait sur ma valise ou sur mon nécessaire… Mais c’était tout… Mais ce cœur, que l’avenue des Champs-Élysées tenue aux quatre coins comme une couverture, du moins les Tchèques le certifient, lance au ciel, il était en moi tranquille. Sur les créneaux de Cluny, sur les visages des Rodins, roue sans dentelure, il ne mordait pas. Je revenais doucement boulevard Raspail en remontant la Seine, et quant à cette foule des gares, ces Égyptiens, ces Australiens, ces Japonais qui arrivaient si péniblement à ce palier d’où nous partions, loin de vouloir les connaître, il me semblait que j’allais dans je ne sais quel double merveilleux de leurs fades pays, inconnus surtout à eux-mêmes.

L’après-midi, j’allais à Chatou, à Joinville. Je prenais des tramways qui ne quittaient la Seine, grésillants plus que des hydroplanes, que pour gagner la Marne ou l’Oise, et qui me ramenaient chaque soir à l’Alma, à la Concorde, au cœur de Paris et au niveau de l’eau. Jusqu’à la porte de Clichy, d’Ivry, de Vincennes, je restais dans mon coin méfiante. Mais, dès que la muraille de Paris n’était plus derrière moi qu’un pauvre pneu éclaté en vingt places, qu’il eût fallu souffler encore longtemps pour rendre rond et dur ; une fois criés par la receveuse ces noms de grands hommes qui arrêtent, à l’exclusion de tous les autres noms, et brusquement, les tramways dans les banlieues : Lakanal, Carnot, Zola ; une fois doublée la grille du cimetière des chiens, à travers laquelle on voit de vieilles dames à fourrure en poil végétal, à boas en plume de palmier, à chaussures en cuir de bananes, terribles pour les végétaux, sarcler des tombes effroyablement inégales, perroquets, éléphants et levrettes y alternant ; une fois franchis tous ces espaces incroyablement ouverts où se commettent cependant tous les crimes ; où l’on sent se mêler, gare de marchandises pour le vide et l’impalpable, les ondes de la télégraphie sans fil, où les méridiens font leurs aiguillages, et, entassés en paquets invisibles, tous ces frets sans corps qui cherchent Paris ; dépassée par les autos dont un gros parvenu à bagues d’or tient le volant, comme les cocottes quand elles boivent, en relevant les deux petits doigts ; les grands panneaux-réclame éclatants ou dépérissants, dans les champs en bordure, selon que leur marque s’enrichit ou fait faillite ; un ruisseau, dans un bas-fond, sur un seul remous apportant vers la guinguette une touffe de ronces, plus fier que le Mississipi ; à la limite de la zone que n’atteignent plus les petits bleus, de tristes villes où l’on fait le savon, toutes parfumées, sans arbres, sans buissons, et où les seuls oiseaux sont des serins échappés ; une fois dépassée la file des petites villas si neuves qu’en criant tout haut le prénom inscrit dans leur plaque de marbre, Mado, Nadine ou Colette, on appelle à la fenêtre la femme qui l’habite, ou qu’on voit, devant le chalet des Hortensias, dans un pot de grès ou d’onyx au centre du jardin, aimé comme un jet d’eau, un pied d’hortensia, le parrain ; alors, quand la route tourne droit vers l’est, et que les ormeaux, les panneaux de la Bénédictine, inclinés par le vent du nord, s’inclinent soudain tous vers vous ; quand elle remonte au nord, et que dans les terreaux, éclairés de face par le soleil, tous les tessons, toutes les boîtes de sardines flamboient ; quand une bande de fillettes (les mêmes qui goûtent leurs larmes depuis qu’on leur a dit qu’elles sont salées) se précipitent derrière le train depuis qu’on leur a dit que les rails deviennent brûlants et les touchent ; quand le fleuve, que le remorqueur à bande rouge coupe en son centre exact pour que le remous use également les deux rives, coupait la plaine au hasard, usant au hasard mon cœur ; et que vers lui descendaient au loin les zouaves de Rosny, ceux qui savent le mieux nager marchant le plus vite ; et qu’une rivière déportait vers lui, plus digne que l’Orénoque, sur des eaux irisées par la benzine, des écorces de citron, un canoë vert et rouge appelé Youpinskoff ; et que soudain, la route entrant dans des falaises, on apercevait, surplombant les acacias, au faîte des talus, la dernière rangée des épis de blé d’un grand champ, les épis de blé les plus proches de la ville ; alors, et comme les jeunes filles, tout ce qui est autour des passions et de l’amitié elles le reçoivent et le comprennent sans vouloir comprendre les passions, l’amitié, je comprenais tout cela, je fermais les yeux, je les sentais à l’intérieur, salées, mes larmes, sans comprendre Paris !

Parfois j’apercevais, réclame de la nature, une autre jeune fille. Je lui souriais, je lui faisais signe. Elle me répondait de là-bas en secouant la tête, en agitant les bras, par un de ces gestes de sourd-muet qui les livre alors que leur langage est si vide. Parfois, immobile et encadrée par la fenêtre ou la porte comme jadis une de ces marques qui indiquaient, à l’insu des propriétaires, qu’il fallait tout y piller ou tout y respecter ; ou bien courbées, et nourrissant à deux un bouvreuil ; d’autres renvoyant leur souffle sans l’aspirer jusqu’au fond, comme les mauvais fumeurs la fumée, songeant à peine à respirer, condamnés à mourir au premier oubli ; une qui me ressemblait, dont chaque regard, chaque mouvement ne s’expliquait que par une franchise intraitable ; une qui me ressemblait tout autant, dont tous les gestes ne s’expliquaient que par une hypocrisie sans bornes ; et d’autres qui me faisaient des sourires d’entente, si bien que je me sentais à la fois conjurée et dénuée du mot de passe. Mais un jour je m’aperçus que j’étais suivie moi-même.

Un jeune homme me suivait. S’il voulait le secret des jeunes filles, il tombait bien. Chaque matin il m’attendait près de l’hôtel, devant une boutique d’anatomie, avec des poumons vernis en vitrine, des foies en cire, des têtes demi-découpées, mais qui exhalait l’odeur du pain frais, car il y avait un pétrin dans le sous-sol. On voyait le boulanger tout blanc au-dessous des squelettes, incolore et gras, fantôme bien nourri. Dès que j’étais passée, l’autre m’escortait à distance, désormais indifférent aux humains et à leurs membres, à leurs globes oculaires, aux muscles de leur rotule, mais caressant les chats, les chiens, et, toujours, à la porte d’un café, une grosse terre-neuve si affectueuse qu’elle se laissait choir tout entière du côté de la caresse. Bientôt il osa prendre mes tramways jusqu’à leur point terminus, inspecta ces butoirs qui les arrêtent à Bonneuil ou à Créteil, revenant avec moi sur la banquette d’en face, au-dessus du rail qui n’était pas le mien, aussi proche et aussi lointain de moi qu’une vie d’une vie parallèle, soumis aux mêmes édits de la police des omnibus qu’il lisait sans cesse, aux mêmes humeurs des receveurs, ayant parfois sur cent mille numéros de tickets le numéro qui juste suivait le mien… ; mais, tant que nos rails ne se couperaient pas, je n’avais pas même l’idée qu’il pût m’adresser la parole. Parfois je le dévisageais, et lui transmettait froidement ce regard à l’affiche des tarifs extra-urbains. Parfois il tournait les yeux avec affectation vers un point dans la campagne ; j’étais sûre alors, si je l’imitais, de voir quelque étang ou quelque villa bizarre. Parfois il tournait tout son corps, c’est qu’il m’indiquait plus encore, un château, une ruine ; parfois il mettait un lorgnon, il insistait : j’avais l’impression, comme le cocher de ma grand’mère quand j’étais assise sur le siège avec lui, qu’il m’orientait la tête de sa main vers des clochers ou vers des églises. Alors je résistais et sacrifiais à ma liberté la vue d’un donjon ou d’une cathédrale. Puis, — il faut bien s’amuser, — je jouais avec lui à notre jeu du pensionnat, qui consistait à s’occuper des êtres les plus indifférents avec les mots et les gradations mêmes de la passion. J’étais satisfaite de le voir rabroué par un contrôleur pour avoir grignoté son billet après l’avoir plié en quatre, puis roulé ; j’étais charmée de voir son reflet dans la vitre, — en dépit des histoires qu’on nous contait à Bellac, — se conduire avec mon reflet avec plus d’égards encore qu’avec moi-même ; j’étais navrée et sans force de voir qu’il n’avait ni moustache, ni barbe ; j étais folle et délirante que le contrôleur le forçât à payer de nouveau. Tout cela au fond m’était égal, et rentrée à Paris, je l’abandonnais sans plus y penser entre son pain frais et ses cadavres ; un peu vexée cependant d’être suivie non pour moi-même, mais, comme un chien d’arrêt, pour je ne sais quel gibier dont je sentais sa carnassière pleine quand les douaniers l’interrogeaient aux portes. Un matin d’ailleurs il ne parut point ; le lendemain pas davantage ; mais en somme j’étais satisfaite d’être enfin seule ; j’étais charmée de sentir deux guides flotter sur mon cou ; j’étais ravie et sans force de m’asseoir au bord de l’abreuvoir de Marly sans trouver en face l’image d’un étranger dans l’eau ; j’étais folle et délirante d’avoir effleuré une amitié d’homme, de l’avoir égarée pour toujours. Au fond je le regrettais un peu, et, privée de mon spectateur, comme les grands joueurs de tennis ou de pelote dès qu’ils n’ont plus de public, je jouais mal avec Paris, je prenais une voiture pour une autre, je devais changer à mi-chemin, je décochais avec moins de sûreté mes tramways sur Triel ou sur Pavillons. Un jour je tombai. Je me surpris à la recherche de quelqu’un qui m’aurait cherchée. Un après-midi je l’aperçus enfin assis dans un jardin ; il ne me voyait pas, il avait les deux bras passés derrière la barre du banc, une guêpe l’attaquait sans cesse. Au moindre tressaillement il allait être piqué. J’abattis la guêpe et l’écrasai. Puis je m’éloignai, d’une ardeur qui me fit tuer une seconde guêpe, qui jamais ne l’eût menacé, un perce-oreille, à terre cependant et loin de toute oreille, et je brisai la branche basse d’un arbre bien peu vénéneux, d’un tilleul. Puis, — que risque-t-on quand on part dans quinze jours pour contourner le monde ? — pour la première fois, de bien plus loin d’ailleurs que je ne voulais le faire avec le globe, je tournai autour d’un homme ; ennuyée de ne pas avoir été élevée avec lui depuis l’âge de deux ans, désolée de ne pouvoir me rappeler au juste la couleur de ses cheveux, navrée de n’avoir pas de miroir pour lui envoyer un rond de soleil, désespérée de n’être pas sa fiancée, sa femme. Tout heureuse, si heureuse d’être libre, et de ne le connaître jamais !

Soudain, sans que mes yeux pourtant se fussent détournés de lui et comme dédoublé en un quart de seconde par cette attention que je lui accordais enfin, je le vis debout et près d’une jeune fille. Il parlait ; elle ne répondait pas, double trop récent encore pour avoir un avis ; le soleil se voilait ou se découvrait, elle ouvrait son ombrelle et refermait comme pour garder un équilibre que chaque mot du jeune homme semblait menacer. Je ne saurai jamais décrire un visage parce que je ne sais, comme pour faire un signe de croix ou une cravate sur un autre, par quel trait commencer ; mais elle avait le type grec avec un nez retroussé, des cheveux blonds, une bouche ronde ; elle était simple avec tout ce qui surcharge, des petits nœuds le long de chaque couture, des boucles d’or sur les souliers, des paniers à sa robe ; elle avait une tête et des mains qui semblaient indécemment nus malgré une dizaine de grosses turquoises à ses doigts, un collier, des peignes ornés de turquoises, des boucles d’oreille en turquoises. On devinait que c’était sur elle une éruption subite de pierres bleues, qu’elle s’en était couverte ce jour-là par un amour soudain pour elles, et que c’était une preuve, non de mauvais goût, mais de courage. Elle appelait le jeune homme Simon et l’embrassait, de petits baisers furtifs dont il n’avait pas l’air de s’apercevoir, et sans qu’elle quittât son air noble et railleur. Elle lui ressemblait un peu. J’avais devant moi un spectacle bien simple, une rencontre de famille, des fiancés, des cousins ; ou affreusement compliqué, un adultère, un inceste. À travers les grilles du jardin, je regardais ce monstre sans qu’aucun des sentiments préparés en moi pour le jour de ma rencontre avec lui pût me servir, comme d’ailleurs pour le premier lion que je vis. Je les regardais de biais, un peu honteuse malgré tout, comme ces provinciaux qui se confient à un banquier parisien, de placer soudain sur ce groupe inconnu tout le dévouement économisé sou à sou dans Bellac aux dépens de cœurs limousins ; et bientôt, comme s’il y avait par là un quatrième spectateur dont l’œil, plus puissant que le mien, devait donner au jeune homme deux doubles au lieu d’un, j’allai vers lui, et il me regarda venir en souriant, sans surprise, comme ceux auxquels l’univers a l’habitude de fournir des amies et des taxis. Satisfait de moi ou de lui, il m’accueillit dans ce jardin public comme un enfant qui vient vers un autre groupe jouer à la liberté, à l’hypocrisie, à la franchise. Moi, satisfaite à la fois et mécontente que mon joli profil fût du côté d’elle et non de lui, j’eus la stupidité de demander le boulevard Gambette.

— Comme cela tombe bien, — dit-il, — nous y allons. Vous tombez sur deux personnes qui partaient pour le boulevard Gambetta. Venez. Notre voiture est là.

Il m’entraîna. Son amie Anne nous suivait, mais je vis, quand elle monta dans la voiture, qu’elle n’avait plus de boucles d’oreille et plus de bagues. On entendait dans sa robe de petits craquements qui étaient des chocs de turquoises.

Quand ils apprirent mon départ, Anne et Simon voulurent me faire connaître un soir leurs amis voyageurs. Je vis arriver, à de longs ou courts intervalles, et comme si c’était l’arrivée même d’une course autour de la terre, un jeune homme tout blond, potelé, craquelé par la Chine mais toujours rose, qui était le duc de Sarignon, une vieille actrice israélite des Français, qui parlait avec l’accent anglais et qu’on appelait Ceorelle, un explorateur d’âge, remarquable en tous pays par ses canines qui étaient doubles, le seul qui parût avoir tiré un profit naturel de ses voyages, car il avait des perles aux oreilles, une chaîne de corail, des boutons en dents de molosse et des photographies de Lapons dans ses poches ; la princesse Marie Belliard, toujours si curieuse et si étonnée de ce que disaient les autres qu’on se demandait quel chemin elle avait bien pu suivre autour du monde pour éviter à la fois la Sibérie et les Indes, le Brésil et les États-Unis, — se retrouvant cependant un peu aux isthmes, Suez, Singapour et Panama, et sachant le nom du président de compagnie qui l’avait reçue à l’entrée de chaque canal, — et un grand personnage maigre sur un ami tout rond, qui était Toulet sur Curnonsky.

L’explorateur se rua sur les huîtres. Rien de plus douloureux, déclarait-il, que la faim des huîtres au centre du Thibet ! On voyait qu’il inventerait une anecdote pour chaque service. Mais Toulet l’avait, dès son premier mot, pris en haine, l’arrêta au potage, juste avant la description du potage nuptial des Kirghizes (toujours servi bouillant mais au dehors de la tente et qui s’achève vu la température en sorbet), et lui prodigua les avanies. Il lui prouva, malgré ses dires, demandant un dictionnaire au maître d’hôtel, que le Canada était plus grand que les États-Unis ; puis, réclamant de la femme de chambre des hémisphères que le fameux voyage de l’explorateur par la Sibérie, l’Alaska et l’Hudson n’atteignait pas en kilomètres le quart du voyage par l’Équateur. Comme l’autre se défendait, Toulet sut lui rappeler aigrement qu’il avait dédié son récit à Soleillet, et fit des allusions délicates à un autre Soleillet, qui venait d’assassiner une petite fille, affectant de les confondre. Comme l’autre insistait encore, Toulet lui montra bien qu’il n’ignorait pas que ce par quoi ce pauvre homme avait été soudain poussé aux voyages c’était l’inconduite de sa femme : quand l’explorateur prononçait le nom de Perm, d’Irkoustk ou de Vancouver, il le regardait d’un air à la fois furibond et méprisant comme si cet homme à barbe blanche avouait sans rougir les péripéties de ses infortunes conjugales : au mot traîneau, s’indigna comme jamais prélat ne le fit en entendant nommer le plus vil objet de toilette ; au mot de pemmican rougit, et plus le malheureux s’entêtait à nous apprendre le passage à pied sec d’Asie en Amérique, par soixante degrés de gel, plus la mine de Toulet laissait croire qu’il nous contait là une indigne et discourtoise histoire de femme. Si bien que la transition parut naturelle à Curnonsky et qu’il nous mima le chant d’amour des épouses du Labouan, quand l’amant veut partir par le tramway pour Bornéo et que les maris le retiennent avec des fleurs.

C’était le 14 juillet. Toute l’assemblée monta pour le feu d’artifice sur le toit. Assis dans des transatlantiques, sur la terrasse en tôle comme sur une quille de bateau retourné, tous ces Français échappés du Pacifique regardèrent tirer le plus beau signal que capitaine ait jamais fait jaillir de son naufrage… Toulet fit éteindre le cigare de l’explorateur, disant que la lumière l’en gênait et troublait l’obscurité entre les pièces d’artifice… Autour de l’Institut, du Louvre, les rampes de gaz indiquaient de ces palais la vraie architecture, le vrai squelette… Le collier en feu de Ceorelle, ses bagues flamboyantes, semblaient de même correspondre à je ne sais quels os en cercles, ou quels os tout courts et ronds, différents des nôtres ; et quand elle entendait un cri dans la foule, elle frémissait, prétendait que le bâton de la fusée venait sûrement de retomber sur un crâne, de le percer peut-être s’il était retombé vertical, comptant après chaque détonation comme on le fait pour le tonnerre et rassurée au chiffre vingt. Marie Belliard, amie des drogues, inclinait curieusement son petit nez vers le duc de Sarignon, qui ne méritait pas tant d’honneur, qui avait tout simplement lavé son stylo à l’éther, et qui nous parlait, avec sa science des rites chinois et des distances françaises, selon que nous étions rouges, blancs ou verts (il n’y avait que ces trois couleurs, même pour le 14 juillet, car les pièces étaient italiennes), d’une voix et avec des égards différents. J’écoutais Toulet décrire le ciel ou les feux par des noms de couleurs que je ne connaissais pas, l’aventurine, l’itéra, le latil ; d’une voix si tendre et insinuante qu’il me semblait me farder les yeux. Il y avait ceux qui parlaient quand la fusée montait, ceux qui parlaient quand elle était éclatée, Ceorelle debout de peur, battant les secondes aussi fort qu’une horloge de campagne, et l’explorateur poussant un petit cri, un seul, juste au moment de l’éclat. Pourchassé par Toulet, il n’avait trouvé de refuge que sur cette seconde de lumière.

Toulet était maintenant près de moi, Curnonsky tenant sa droite qu’il avait gardée dans tout leur voyage autour du monde, un peu penché, paraissant rechercher de ses yeux myopes une signature dans le coin droit de toutes choses et de tous spectacles, Toulet ne lui cédant jamais la place centrale, — la signature des Pyramides, des baobabs… De cette main cruelle qui lança mille piastres de langoustes, une par une, aux pieuvres de l’aquarium de Malacca, pour qu’on vit la carapace happée jusqu’au fond par les ventouses remonter vide à la vitesse d’un boulet, Toulet suivait, bue par la nuit, chaque fusée. Je me sentais près de lui satisfaite. Quand on cause dix minutes avec Toulet, horloger des âmes, toujours courbé comme sur un rouage, on se sent aller juste pendant vingt-quatre heures ; on ne commet plus de pléonasmes, de solécismes, on n’obéit plus à de faux syllogismes ; et je n’étais un peu troublée que par ses yeux inspectant mon visage éclairé, réparateur qu’il était aussi de cadrans solaires ! Il me demanda ma province, et se mit alors à me parler du Limousin comme si c’était non point mon pays de départ, mais mon but et un lointain Éden. Chaque mot que je disais de Bellac, de Fursac, de Chateauponsac, il le prenait pour je ne sais quel compliment fait par moi à lui-même, saluant au mot Eymoutiers, rougissant (de plaisir cette fois) au mot Crozant, — ou bien comme une révélation telle, me baisant la main au mot Rochechouart, le poignet au mot Ambazac, que je n’osais lui parler de mes villages favoris. M’amusant à ce jeu de mon enfance, qui était d’ajouter à chacune de mes réponses, mais tout bas, un aveu à celui qui me parlait et me plaisait, je lui révélai qu’entre toutes nos collines, mon vieux Toulet, il y a non des grès et de la lave, ainsi que le prétend Reclus, mais de petits lacs, — et il écartait de plaisir ses lèvres, comme celui qui trouve plein de liqueur un bonbon qu’on dit au nougat ; que les rochers de Blond, Toulet aux belles mains, poussent des plaintes en automne, et il me remerciait, comme s’il apprenait de moi non pas le mot Montagne-de-Blond, mais le mot plainte, mais le mot automne ; que les bergères, pour chasser, adorable Toulet, les loups, retirent leurs sabots et les claquent l’un contre l’autre, et il avait l’air délivré, comme s’il allait profiter aussitôt de la recette dès qu’il arriverait près de Saint-Augustin, sa paroisse. Puis, comme une modiste de Paris vous prend un chapeau de Limoges, le chiffonne et vous en coiffe à nouveau, il me rendit un pays élégant où je me connaissais à peine. Dans chacun de mes bourgs médiocres, il trouva le moyen de loger un grand homme ; cette province que je lui avais décrite, toute fière (confuse maintenant), éclairée à l’électricité jusque dans les métairies et les porcheries, il l’éclaira soudain, lui, au génie ; dans Limoges il logea Renoir, m’obligea à découvrir que mes grands-parents s’étaient mariés alors qu’il y peignait la porcelaine ; que leurs services à café et de table avaient été décorés, sûrement, par Renoir ; dans Bellac même, La Fontaine, qui y aima une jeune veuve, fort probablement, disait-il, mon aïeule ; dans Bessines, l’Anglais Young et la Danoise Yversen, l’amie de Chopin, qui y aima un jeune bourgeois, blond justement, sans aucun doute mon grand-père ; de sorte qu’à ses yeux je fus bientôt la seule descendante du plus grand des poètes de France et de la plus belle romantique d’Europe, et il me traitait comme telle. Il tenait les yeux fermés, car le feu d’artifice maintenant l’excédait. Moi, je voyais des soleils tournant de gauche à droite, des lunes tournant de droite à gauche, Henri IV à cheval comme un fer à repasser sur la Seine toute lisse. Il me parlait, d’une lumière aussi lointaine que celle d’où les vieillards parlent à un enfant ; après un silence, disant du bien de Bertrand de Born, le troubadour limousin, l’approuvant après tout de n’avoir fait dans toute son œuvre qu’une métaphore ; après un autre, disant tout ce qui se peut dire d’affectueux, de sensible et d’équitable sur le kaolin et la pâte mi-tendre ; après un autre, la vérité éternelle sur les saumons, les châtaignes, et j’étais vaguement heureuse et béate, agitée mollement dans mon pays comme dans un berceau.

Des brûlots suivaient maintenant la Seine ; Paris était attaqué par un faux incendie, couvert d’une vraie fumée, et les ombres de ses monuments se consumaient une par une. Le petit Sarignon m’avait pris le bras et me disait, je ne sais pourquoi, tout ce par quoi l’on console les rois qui abdiquent (excepté les rois de France), que Paris seul est beau, — Paris et Versailles, — Paris, Versailles et Marly ; il ne pouvait plus s’arrêter : Paris, Versailles, Marly, Saint-Cloud. Puis tout fut noir comme dans les beaux théâtres où l’on change le décor sans baisser le rideau, et, avec le bruit des grandes eaux, sous la pression de la nuit la plus comble, tous les jets des pièces finales, fontaines parties des points les plus pétrifiés de Paris, du plâtre de Montmartre, du pavé du Pont-Neuf, du marbre du Père-Lachaise, jaillirent. Tant d’éclairs luxueux, tant d’éclairs artificiels remuaient imperceptiblement en moi, mais du moins remuaient, tout ce qu’y réveillait un seul vrai éclair d’orage à Bellac, ces désirs, ce minimum de désirs, Sarignon chéri, d’une vingtième mort, d’un troisième sexe, d’une millième vie. Avec le vieil explorateur dans notre dos qui tressait à la dérobée les cheveux de Ceorelle comme les lutins le font aux crinières des pouliches ; avec Simon et Anne qui me souriaient, tantôt rouges, ou verts, ou bleus, comme des états différents de l’amitié ; entre Marie Belliard, qu’on disait un peu menteuse, qui me murmurait : « Je vous déteste », qui embaumait « Un jour d’autrefois », parfum sur elle prometteur, et le petit duc qui cette fois me donnait avec une seule vraie larme dans un seul œil tous ces avis pratiques qu’on donne aux rois qui prennent le pouvoir, que la beauté seule est belle, le vrai seul est vrai ; avec Curnonsky au coin, à droite, cherchant au lorgnon la signature de cette nuit ; avec toutes ces maisons au bord de l’eau portant tous leurs habitants dans l’angle de leur plus haute terrasse comme si elles allaient plonger et s’en débarrasser pour toujours ; avec des femmes criant vers nous de la rue comme elles crient des fenêtres à ceux du sol pendant les vrais incendies ; alors, avec Toulet près de moi comme Asmodée, j’attendais je ne sais quelle science subite et infernale de Paris, et en effet il leva le bras, et il… Hélas ! la nuit revint ; l’on n’entendit plus que les aboiements d’un chien, comme à la campagne, et tous les astronomes déjà s’empressaient vers leurs lunettes pour les tourner sur un ciel si bien secoué.

Tout le monde m’accompagna, car je partais pour Saint-Nazaire le lendemain, et j’entendis, en ouvrant ma fenêtre, Toulet qui frappait de sa canne en buis contre la canne en rhinocéros de l’explorateur, de toutes ses forces, pour me dire un dernier adieu et faire peur au loup.