(pseudonyme d’Alice Marie Céleste Durand)
E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 293-319).

XXXVIII


Au matin, Suzanne, en s’éveillant, n’eut qu’un vague souvenir de ce qui s’était passé. La vue de Maurice la troubla tellement, que je crus une explication nécessaire :

— Tu as été très-malade, ma chérie, lui dis-je ; j’ai prié notre amie de rester pour m’aider à te soigner.

Elle se rappela soudain, devint rouge, puis pâle. Son cerveau affaibli ne lui permit pas de longues réflexions ; elle se laissa aller sur l’oreiller avec un air heureux :

— Vous resterez, dit-elle à Maurice, dont elle avait lâché la main en ouvrant les yeux.

Celui-ci fit un signe de tête et quitta la chambre sans dire un mot. Ma fille n’insista pas, et il ne fut plus question de départ.

Deux ou trois nuits agitées nous effrayèrent encore. Elle avait le délire à la même heure, et se débattait contre son mari qui voulait l’enlever. La voix et la main de Maurice seules pouvaient ramener le calme. J’appris alors, par la force de cette obsession, quelles épouvantes ma pauvre enfant avait subies en silence. Que de fois, depuis notre fuite, elle avait dû s’éveiller en sursaut, glacée par l’angoisse de voir son mari l’entraîner loin de moi ! Ces divagations inconscientes me livrèrent son secret, et je reconnus que, pour se taire et paraître joyeuse, elle avait déployé une force d’âme bien au-dessus de son âge.

J’appris encore autre chose, et cette découverte jeta sur mon esprit une teinte de mélancolie qui fut longue à dissiper : j’appris que du jour où notre enfant aime, nous autres parents, nous ne sommes plus que bien peu de chose auprès de l’être aimé. Mais la vie m’avait donné d’assez rudes leçons pour que j’eusse le courage d’envisager ma peine et de tâcher de lui trouver un bon côté. Je n’accusai pas ma fille d’ingratitude : un autre père l’eût peut-être fait ; moi je me contentai de reconnaître que plus l’enfant élevé par nos soins est d’une nature fine et supérieure, plus l’amour a de prise sur ce jeune cœur, et plus, par conséquent, nous pauvres vieux, devons passer au second plan. Je reconnus aussi que, si Suzanne avait donné le meilleur de son âme à ce jeune homme, elle m’avait gardé pour dédommagement toutes les adorables caresses, toutes les grâces charmantes que j’avais chéries en elle dès l’enfance. À Maurice, elle avait donné sa vie, mais tous ses regards, toutes ses tendresses étaient pour son vieux père. C’est ainsi qu’elle me remerciait de lui avoir laissé son bonheur.

Suzanne se remit bientôt : à vingt ans, le corps est si souple et si résistant ! Il faut si peu de chose pour lui rendre son élasticité ! À la fin de la semaine, elle put marcher dans le jardin et rester quelques heures au grand air sans trop de fatigue. Rien n’était changé dans ses relations avec Maurice. Ils se parlaient très-peu et paraissaient absolument satisfaits de leur sort. Elle lui tendait la main le matin et le soir, — il la laissait retomber aussitôt, — un indifférent n’eut jamais pensé qu’ils s’aimaient… et moi, sous cette glace, je voyais couver, grandissant chaque jour, une passion irrésistible qui menaçait de nous engloutir tous dans quelque catastrophe. J’étais résolu à n’être pas complice de la chute de ma fille. Le jour où j’aurais la certitude qu’il s’était passé entre eux quelque chose d’irrévocable, j’étais décidé à fuir, leur laissant ma fortune et ne gardant pour moi que le souci de mon honneur. Que me fallait-il pour vivre ? Un morceau de pain, — et pour peu de temps, car j’étais bien certain de ne pas résister longtemps au chagrin d’avoir perdu Suzanne. C’est alors qu’elle serait perdue pour moi ! C’était donc pour en arriver là que je l’avais élevée avec tant d’amour ! C’était pour cela que je l’avais arrachée à son mari !

C’est alors que j’appelai ma femme à mon secours ! Que de fois pendant que tout dormait dans notre maison isolée, que de fois j’invoquai la chère image pour lui demander conseil ! Mais je n’obtenais pas de réponse, car dans ce dédale de perplexités son esprit droit et honnête lui-même se fût perdu.

Et pendant que je nourrissais ce projet d’abandon, véritable suicide moral, les deux amants, encore innocents, savouraient à longs traits l’ivresse de leur amour. Suzanne, grave, presque recueillie sous le poids de ce grand bonheur d’aimer qui l’absorbait tout entière, semblait grandie et transfigurée par le rayonnement de son âme. Chère et chaste enfant, j’étais bien sur, si la chute devait venir, qu’elle viendrait d’une surprise ! Jamais hermine n’eut à un plus haut degré l’horreur de la boue. De plus que les ingénues, elle avait gardé des réalités du mariage un dégoût, un mépris qui la mettait bien haut sur un piédestal, au delà des atteintes d’une passion terrestre. Maurice était le plus honnête, le plus chevaleresque des hommes ; livrée à son respect, Suzanne eût pu traverser l’Océan, — mais ils n’étaient après tout que de chair et de sang ; le soleil d’août brillait sur nos têtes, et la sève montait dans leur cœur !… Un jour je les regardais le long de la falaise : ils s’étaient quelque peu éloignés de la maison, mais toujours à portée de la vue et presque de la voix. Suzanne s’était arrêtée à l’endroit ou précisément il m’avait arraché à une mort peu douteuse, le jour qui avait décidé de nos destins : sa pensée de prévoyance n’était point restée stérile. Dès que Suzanne s’était remise, il était venu lui-même avec Pierre, à cet endroit, apporter des mottes de gazon pour en faire un parapet. Une investigation attentive de la falaise, vue d’en bas, lui avait démontré que les terres détrempées ne tenaient plus que par les racines des herbes jusqu’à cinq ou six pieds du bord, et c’est à cette distance qu’il avait établi ce mur protecteur, destiné à garder de mal les rares passants de la falaise, enfants du village, douaniers, et nous-mêmes. Il travaillait, remuant à pleines mains la terre humide de rosée qui laissait des traces à ses doigts, elle le regardait ; de temps en temps, ils se souriaient, et je devinais, à l’attitude de ma fille, qu’elle était satisfaite de lui : satisfaite de sa bonne pensée et fière de le voir travailler comme un ouvrier.

Ah ! ces êtres-là ignoraient les mièvreries des conventions mondaines ! Ils ne craignaient, ni l’un ni l’autre, les souillures du travail matériel. C’est pour la pureté de leurs âmes qu’ils gardaient leurs préoccupations !

Je pensais à beaucoup de choses, quand la voix de Pierre me tira de ma rêverie :

— Monsieur n’a pas de commission pour l’Angleterre ? me disait-il.

— Pour l’Angleterre ? Non, Pierre. À quel propos ?

— C’est que le patron d’une barque est venu demander tantôt si monsieur ne voulait pas se faire rapporter quelque chose d’Angleterre ; il y va toutes les semaines… et aux îles anglaises presque tous les jours ; ils sont trois patrons…

— Qui font de la contrebande ? interrompis-je.

— Oh ! non, monsieur, pas de la contrebande, puisqu’ils feraient payer la douane à monsieur !

Je ne trouvai rien à réfuter dans cet argument. Évidemment, si je payais les droits de douane, je ne serais pas un contrebandier. Reste à savoir si ces droits seraient versés dans la caisse de l’État. Mais ce n’étaient pas mes affaires.

— Je ne savais pas, dis-je à Pierre, qu’il y eût des correspondances régulières avec l’étranger dans ce pays perdu.

— Si fait, monsieur. Ils partent de la pointe, là-bas — Pierre indiquait un petit havre à quatre ou cinq kilomètres en longeant la côte ; — ils vont aux iles à volonté, pour les messieurs qui voyagent… Je leur ai dît de me rapporter des couverts, ajouta Pierre d’un air d’importance. Quand on entre en ménage, il faut bien se meubler !

— Vieil imbécile, pensai-je, il veut se meubler avec des couverts en métal anglais ! Est-ce bientôt, ajoutai-je plus poliment, que Félicie quitte le célibat ?

— Dans quinze jours, monsieur, fit Pierre en se rengorgeant. Nous sommes déjà affichés.

Quinze jours ! En effet, dans quinze jours, il y aurait six mois que nous habitions Faucois.

— Ah ! vous êtes affichés ? J’en suis fort aise.

— Mais oui, monsieur, à la porte de la mairie, et à Paris aussi.

Je bondis.

— À Paris ? où ?

— À la mairie du deuxième, monsieur, rue de la Banque, puisque c’est notre dernier domicile.

— Malheureux ! m’écriai-je, vous nous avez perdus !

— Perdus, moi, monsieur, balbutia Pierre reculant de plusieurs pas.

Quand il se trouva acculé contre le mur, il resta les yeux fixes, les bras ballants. Je devais avoir l’air assez farouche, car il était littéralement muet d’épouvante.

— Oui, par votre bêtise ! Vous et Félicie, vous êtes affichés rue de la Banque, n’est-ce pas ? Eh bien, vous imaginez-vous que si quelqu’un a intérêt à nous trouver, il ne cherche pas vos traces, et en voyant vos deux noms, il ne devine que vous êtes avec nous ? Ah ! vous avez fait là un beau chef-d’œuvre !…

— Que faut-il faire, monsieur ? demanda le pauvre diable complètement anéanti.

Je restai anéanti aussi, pendant un moment qui dut lui paraître long. Tout à coup une idée me vint :

— Il faut courir après votre contrebandier et lui dire de tenir une barque prête pour nous, afin que nous quittions le pays sans perdre un moment. Allez, dépêchez-vous ! Payez ce qu’on vous demandera, et dites que c’est une fantaisie de touriste. Mais allez donc !

— Monsieur, bégaya Pierre, les yeux pleins de larmes, alors, comme ça, Félicie et moi nous ne nous marierons pas ? Puisqu’il faut six mois de domicile, ce sera toujours à recommencer, et nous serons vieux avant que monsieur ait choisi un endroit pour y rester.

Nous serons vieux ! Il se croyait jeune, vraiment ! mais je n’avais ni le temps de rire de lui, ni la gaieté nécessaire. J’eus pitié de sa peine pourtant ; il m’avait servi fidèlement depuis bien des années, et je n’avais pas le droit de sacrifier à mes besoins le bonheur de cet honnête serviteur. D’ailleurs, il y avait un moyen bien simple de tout arranger.

— Nous partirons sans vous, dis-je ; vous vous marierez ici, et vous viendrez nous rejoindre en Angleterre. Si l’on vient nous relancer ici, vous ne nous avez pas vus ; vous serviez d’autres maîtres qui sont allés se promener aux Iles. Avez-vous compris ?

— Parfaitement, monsieur, s’écria Pierre, qui retrouva ses jambes de quinze ans pour courir au gîte du patron. Je le vis au bout d’un moment ; il avait pris par le plus court et s’en allait à grandes enjambées le long de la falaise, par le côté opposé à celui qui menait à la ville.

Les jeunes gens revenaient lentement vers la maison, sans se parler, sans même se regarder, et pourtant que d’ivresse contenue dans leurs êtres, si parfaitement faits l’un pour l’autre !

— Quand je les aurai mis à l’abri, pensai-je, il sera temps que je m’en aille.

Ils rentrèrent dans le jardin, distraits, rêveurs, absorbés par la pensée l’un de l’autre. Je leur communiquai la nouvelle de Pierre, ainsi que la décision que j’avais prise.

— Qu’importe, murmura Suzanne, ensemble, ne serons-nous pas heureux partout !

C’était à moi qu’elle parlait, mais son regard alla chercher celui de Maurice. Je ne sais ce qu’elle y lut, mais pour la première fois elle se troubla et disparut.

— Allons tirer un brin, dis-je à Maurice. Je ne me souciais pas de le laisser seul avec elle. Chaque jour, chaque heure, n’étaient-ils pas pour moi autant de larcins à mon destin cruel ? Nos malles seront bientôt faites, ajoutai-je en souriant.

Maurice entra dans la maison, prit les pistolets et tout ce qu’il nous fallait, et nous nous dirigeâmes vers la cible. Au bout d’une demi-heure, nous nous arrêtâmes.

— Vous êtes plus fort que moi, dit Maurice. Jamais il ne manquait une occasion de me faire plaisir ; mais, cette fois, je savais que ce n’était pas vrai.

Je secouai la tête, et, machinalement, je rechargeai les pistolets que je remis dans la boîte.

— J’ai perdu la clef, dit Maurice en cherchant autour de lui.

— Cela ne fait rien, répondis-je, il ne manque pas de petites clefs à la maison. Nous en trouverons une.

Nous revînmes à pas lents. Le temps était gris, le vent soufflait par rafales. Déjà les jours précédents nous avions eu d’assez fortes bourrasques ; la falaise était glissante ; une forte marée, la semaine précédente, avait roulé des blocs de rochers jusque sur le galet, au-dessous de nous ; je frissonnais, un peu de froid, beaucoup parce que j’avais la fièvre intérieurement. Maurice s’en aperçut, ôta sa vareuse et m’obligea, malgré mes refus, à la garder sur mes épaules, pendant qu’il marchait dépouillé à mon côté.

— Quel fils, pensai-je, serait plus attentif, plus respectueux, plus tendre ! Pourquoi faut-il que cet homme fait pour que je l’aime doive être mon ennemi, en me prenant mon enfant !

Nous rentrâmes aussitôt. Le vent soufflait en tempête et frappait de grands coups dans nos fenêtres. Pendant le souper il y eut un tel vacarme au dehors que je crus à quelque accident. C’était simplement un volet détaché qui frappait le mur. Le tonnerre se mit aussi de la partie, et, pendant une demi-heure, il n’y eut pas moyen d’échanger une parole.

Dès que le calme se fut un peu rétabli :

— Comment partirons-nous demain, dit Suzanne, si la mer ne se remet pas ?

— Qu’importe ! fit Maurice avec énergie ; l’essentiel est d’échapper aux poursuites.

— Mais s’il y a danger ? fis-je observer.

— Qu’importe, puisque nous serons ensemble !

Leurs deux voix avaient prononcé à l’unisson cette phrase arrachée au plus profond de leurs cœurs. Ils ne furent pas troublés de cette coïncidence. Le danger, cette nuit d’orage, et la fièvre de leur passion les emportaient malgré eux. Leurs yeux se croisèrent, leurs mains se joignirent, et je sentis que j’allais cesser d’être le plus fort.

Nous fîmes des malles et nous brûlâmes des papiers pendant une partie de la nuit. Rien ne devait rester derrière nous qui pût trahir notre identité ou mettre sur nos traces. Vers le matin, chacun se retira, brisé de fatigue, pour prendre un peu de repos. Pierre m’avait loué une barque. La marée serait propice à dix heures du matin, le vent était bon, quoique la mer fût encore houleuse du grain de la veille ; mais ce n’était pas une considération de cet ordre qui devait nous arrêter en un tel moment.

J’avais fait atteler le cheval d’un voisin à une carriole empruntée, afin d’épargner à ma fille la fatigue d’une longue marche. Mais, comme le chemin était assez mauvais devant la maison, il fut convenu qu’on la conduirait jusqu’à un endroit sec, un peu plus haut sur la falaise, et que nous irions la rejoindre à pied. Nous nous assîmes devant un frugal repas préparé par Félicie qui laissait tomber de grosses larmes dans les asiettes.

— Ne pleurez donc pas comme ça, Félicie, lui dit Suzanne, vous serez mariée dans quinze jours avec votre bon ami. Vous n’êtes pas à plaindre, vous !

— Ah ! madame, que je voudrais qu’il put vous en arriver autant ! dit naïvement la bonne fille.

Suzanne rougit et baissa les yeux. Ce mot presque brutal dans sa simplicité venait de blesser sa dignité féminine. Un certain malaise nous saisit tous les trois.

— Ah ! la boîte à pistolets, dit Maurice. Mettez-la bien en vue, Pierre, sans cela je oublierais.

Nous terminions notre repas lorsque Pierre m’annonça la visite du propriétaire de la maison. Il avait vu nos bagages dans la carriole et venait prendre congé de nous. Comme les visites de province n’en finissent pas si l’on n’y met bon ordre, je sortis de la maison pour l’empêcher d’y entrer, et je donnai en même temps l’ordre de conduire la carriole à l’endroit où elle devait nous attendre. Je la vis bondir à droite et à gauche sur le pavé raboteux ; elle tourna le coin, et je descendis dans le jardin pour recevoir mon hôte importun. Maurice et Suzanne rentrèrent dans la salle à manger pendant que Félicie ôtait le couvert.

Notre propriétaire m’avait entraîné hors du jardin, sur la falaise, me racontait ses malheurs : la pluie de la veille avait percé son toit, une pierre tombée lui avait tué une poule.

— Vous avez bien mauvais temps pour votre voyage, me dit-il, mais voici des particuliers qui viennent par ici, et qui n’ont pas du avoir beau temps hier non plus.

Je me tournai du côté de la ville qu’il m’indiquait, et je vis arrêtée sur la route une voiture de louage, près de laquelle deux individus d’une classe que je ne pus définir se dégourdissaient les jambes au moyen d’un peu de gymnastique. À cent pas devant moi, abritant ses yeux de la main pour mieux me reconnaître, M. de Lincy me regardait attentivement…

Je sentis un coup si violent au cœur que je faillis perdre pied. Mon interlocuteur, qui avait remarqué ma surprise, me jeta un coup d’œil curieux.

— Vous le connaissez donc, ce monsieur ? fit-il.

— Je crois que oui, mais il ne peut avoir grand’chose à me communiquer. Je vous en prie, mon bon monsieur, allez dire aux enfants qu’ils partent sans m’attendre, je les rejoindrai dans un instant.

— Les enfants ? fit le Normand d’un air futé, la jeune dame n’est donc pas votre femme ? On disait dans le pays que c’est votre fille, c’est donc vrai ?

Je fis un geste de colère, — mon Normand s’écarta de quelques pieds, — M. de Lincy approchait à grands pas.

— Allez, allez, lui dis-je, il y aura cent francs pour vous.

Espérant l’avoir alléché par l’appât d’une récompense, je descendis au-devant de mon gendre. Une rencontre étant inévitable, autant valait ne pas le laisser approcher de la maison. Mon Normand, au lieu de m’obéir, se retira un peu à l’écart derrière un rocher, pas trop près, mais assez pour ne rien perdre de nos gestes, sinon de nos discours.

— Enfin, dit mon gendre en me saluant poliment, je vous retrouve ! Vous pouvez vous vanter de m’avoir fait faire du chemin ! Heureusement, votre Pierre a été roussi par le flambeau de l’hymen.

J’étais décidé à jouer cartes sur table.

— Vous n’aurez pas ma fille, lui dis-je. Combien voulez-vous pour me la laisser ?

— J’ai déjà eu l’honneur de décliner une proposition semblable, dit Lincy ; je ne suis pas venu si loin pour m’en retourner bredouille. C’est ma femme que je veux, et je me suis arrangé pour la ramener au domicile conjugal. — J’aimerais mieux que ce fut de son plein gré, ajouta-t-il avec un sourire faux sur sa face blême.

Il avait beaucoup vielli ; ses traits détendus, lui donnaient dix ans de plus que son âge. Malgré mes cheveux blancs, je paraissais, j’en suis sûr, plus jeune que lui.

— Moi vivant, lui dis-je, vous ne l’aurez pas !

Nous étions arrivés près du parapet si laborieusement construit par Maurice, je m’arrêtai, M. de Lincy se mit à faire des trous dans le gazon avec sa canne.

— Ce sont des phrases, tout cela, cher monsieur, dit-il avec son ancienne insolence ; je ne vous tuerai pas, et vous ne me tuerez pas.

— Ce n’est pas sûr, lui dis-je les dents serrées.

Son insolence m’exaspérait.

— Bah ! fit-il toujours avec le même sang-froid, tout cela n’est que des phrases ; j’ai la loi pour moi.

Avec sa canne il fit voler dans le précipice une motte de terre arrachée au parapet.

— J’ai la loi pour moi, vous entendez ; c’est vous et votre fille qui êtes en contravention.

Une seconde motte suivit la première.

— C’est à vous de voir si vous voulez que j’agisse légalement ou si vous préférez me rendre ma femme, comme il convient entre gens du monde, sans bruit et sans scandale.

Les mottes de terre volaient toujours sous les petits coups pressés de sa canne.

— Laissez cela, lui dis-je machinalement ; ce mur est là pour quelque chose, il y a un abîme au-dessous…

— Eh bien, tant pis pour ceux qui tombent dans les abîmes, fit-il avec un cynisme révoltant, cela ne me regarde pas ; moi, je vais dans la vie sans m’inquiéter des autres. Il continua à démolir le parapet avec une sorte de joie froidement féroce. Moi, reprit-il, j’ai une idée, j’ai un but dans la vie : à savoir d’être heureux à ma façon, comme je l’entends ; le reste me chault peu.

Il asséna un coup vigoureux à la dernière motte qui disparut ; je crus sentir le sol manquer sous mes pieds, et je reculai. De l’ouvrage de Maurice, il ne restait plus qu’un peu de gazon souillé.

— Voyez, fit mon gendre en souriant, vous reculez, vous n’êtes pas de force à lutter avec moi ; vous dites qu’il y a un abîme ici ? J’y marche sans frayeur… On ne meurt qu’une fois, et en attendant il faut vivre de son mieux ; donc, rendez-moi ma femme, s’il vous plaît.

Je jetai un coup d’œil dans la direction de la maison, et, à mon inexprimable douleur, j’aperçus Suzanne qui, inquiète de mon absence, se dirigeait vers nous. À la vue de son mari, qu’elle ne reconnut pas d’abord, elle resta immobile, puis revint rapidement sur ses pas.

— La voilà, s’écria Lincy, vous ne me l’enlèverez pas cette fois.

Il s’élança vers la maison, mais j’avais un peu d’avance sur lui ; je passai devant mon Normand, toujours tapi derrière un rocher, et j’entrai le premier. Maurice et Suzanne, se tenant par la main, dans la salle à manger, attendaient de pied ferme, très-pâles, mais très-résolus. Maurice tenait un de ses pistolets dans a main droite.

Avant que j’eusse eu le temps de leur dire un mot, Lincy entrait aussi. À la vue de Maurice, ses traits exprimèrent une joie railleuse plus horrible que tout le reste.

— Enfin, dit-il, le brave homme d’en bas ne m’a pas menti tout à l’heure, et les gens de la ville qui m’avaient prévenu n’avaient pas menti non plus ! Je vous prends, madame, en flagrant délit d’adultère, sous le toit paternel, ce qui empêchera votre père de vous réclamer efficacement devant les tribunaux… Vous me faites la partie belle.

— Monsieur, s’écria Maurice, vous êtes un lâche !

— Monsieur, répondit Lincy, vous voudriez bien me tuer, mais vous ne me tuerez pas. Je ne me bats que lorsque cela me convient.

Maurice levait son pistolet et visait Lincy au front. Je détournai son bras et lui arrachai son arme.

— Non, pas vous, lui dis-je, vous seriez éternellement séparé d’elle, mais moi !

Lincy, profitant de cette diversion, avait bondi sur sa femme et cherchait à l’entraîner.

— Père, cria-t-elle, père, sauve-moi !

Un orgueil affolé remplit mon cœur. Dans sa détresse, c’est moi qu’elle appelait, non Maurice !

— Monsieur, dis-je à Lincy, laissez ma fille libre, ou je vous tue !

— Vous passeriez en cour d’assises, répondit-il, et il essaya d’enlever dans ses bras Suzanne qui s’accrochait à la table.

— Lâche ! cria Maurice, et sa main souffleta la joue de Lincy.

Au même moment, je mis le doigt sur la gâchette de mon pistolet, et le coup partit, — mais dans ce groupe serré, j’avais craint de blesser un de ceux qui m’étaient chers, — la balle se perdit dans le mur.

Lincy avait quitté le bras de ma fille.

— Ah ! dit-il écumant de rage, c’est ainsi ? Nous verrons si vous oserez résister à la loi.

Il sortit en courant. Dans ma fureur, je tirai une seconde fois sur lui, mais je le manquai également. Ma main tremblait, non de vieillesse, mais de colère.

— Partez, criai-je aux jeunes gens, partez, la carriole vous attend, la barque est prête, allez !

— Mais toi, père ? s’écria Suzanne en m’enveloppant de ses bras.

— Je reste pour protéger votre retraite.

Suzanne fit un geste énergique de négation.

— Partez, répétai-je avec toute mon autorité paternelle, je le veux ! Seulement, par respect pour moi, faites-vous naturaliser Anglais, obtenez un divorce et mariez-vous. Allez.

Ils voulaient me serrer dans leurs bras, je les repoussai, et je sortis pour défendre l’entrée de la maison. Ils prirent le chemin de traverse, et j’attendis.

Lincy était déjà arrivé à la voiture ; après un court colloque, les deux agents de l’autorité l’avaient suivi. Mais lui, plus pressé, revenait en courant. À mi-chemin, il m’aperçut et fit un geste de triomphe en me désignant les hommes qui le suivaient de près. Je mis le doigt sur la détente, car j’étais décidé à tout ; mais au moment où j’allais peut-être commettre un meurtre, car ma main ne tremblait plus, le sol s’effondra sous Lincy, et il roula dans le précipice.

Les agents terrifiés s’arrêtèrent au bord de l’abîme nouvellement creusé ; la terre, minée par la tempête de la veille, avait cédé sous le poids du misérable, précisément à l’endroit où il avait démoli cruellement le parapet protecteur élevé par Maurice. Au hurlement du malheureux, au cri d’horreur des survivants, Suzanne et Maurice, qui couraient dans la direction opposée, se retournèrent : ils restèrent pétrifiés. Les agents descendirent aussitôt, le secours fut promptement organisé ; mais quand on remonta mon gendre au haut de la falaise, ce ne fut qu’un cadavre. La mort avait été instantanée, car ces rochers sont autant de pointes d’aiguilles.

Je ne sais ce que pensaient les autres ; pour moi, j’étais complètement incapable de réfléchir. La disparition subite de cet homme dans notre existence était une délivrance si inattendue que mon cerveau ébranlé fut quelque temps à s’en remettre.

— Je ne l’ai pas tué, n’est-ce pas ? dis-je machinalement dès le premier choc.

— Mon bon monsieur, vous n’avez pas tiré cette fois ; j’en porterai témoignage si vous voulez, me dit mon Normand, sortant soudain de dessous une pierre.

À présent que mon gendre était mort, il était de mon côté.

Le corps de M. de Lincy fut transporté dans notre maison ; mes enfants, car Suzanne et Maurice étaient désormais également mes enfants, se rendirent à la ville voisine pour éviter les constatations et tout le lugubre appareil de ces sortes d’affaires. Heureusement les agents, amenés pour nous nuire, se trouvèrent être les meilleurs témoins et les plus puissants auxiliaires.

Mon gendre fut enterré dans le cimetière de Faucois. Une grande croix de fer orne sa tombe, mais nul de nous n’a eu l’hypocrisie de lui apporter des fleurs.

Nous nous hâtâmes de revenir à Paris, car nombre d’affaires exigeaient notre présence. L’année de deuil fut plus lourde pour Maurice que pour Suzanne, car celle-ci ne rêvait rien au delà du bonheur qu’ils avaient goûté dans notre désert maritime.

Elle finit cependant, cette longue année, et, sans cérémonie aucune, avec le docteur, notre notaire et deux employés pour témoins, je remis ma Suzanne aux mains, — je ne dirai pas de mon gendre, — mais de mon fils.

Pierre avait été si pressé d’épouser Félicie que, malgré la catastrophe de la falaise, il avait procédé au mariage dès qu’il avait eu ses six mois de domicile.

Ma belle-mère se fait vieille, et, chose étrange, depuis qu’elle n’a plus besoin de déployer les qualités viriles de son cœur noble et bon, elle redevient insupportable. Il est juste de dire que ses défauts se montrent spécialement en ce qui concerne les enfants de Suzanne. Elle recommence pour eux les mêmes tyrannies que jadis elle exerçait sur moi pour ma fille ; et je ne serais pas étonné, si nous sommes encore tous deux de ce monde, que, dans quelques années, elle me fît retourner au catéchisme et recommencer les analyses religieuses pour le compte de son arrière-petite-fille, mademoiselle Suzanne Vernex, que tout le monde appelle Suzon pour la distinguer de sa mère.

J’ai été bien longtemps, je le disais plus haut, à me sentir triste de n’être pas le premier dans le cœur de ma fille, mais je me suis consolé depuis une découverte que j’ai faite, il y a déjà quelque temps. C’est que mon petit-fils, M. Robert, me préfère à son papa et même à sa maman ! Depuis lors, il ne me manque plus rien, tant il est vrai que l’homme est un être jaloux et ambitieux.

Quand on ne rêve pas un empire, on rêve d’être le premier et l’unique dans le cœur d’un bambin de quatre ans.

Lisbeth est venue nous voir il y a quelque temps ; elle et ma belle-mère se sont tellement prises en affection que je prévois un va-et-vient continuel sur la route du Mâconnais.

Je ne parlerai pas ici du jeune ménage. Ils ont trouvé l’amour, le vrai, et, quand on le possède, le mariage est la réalisation suprême du bonheur sur la terre. Peines et joies, tout leur est bon, parce que tout est partagé.

Quant à nos vieux serviteurs, je n’y comprends rien, plus ils vont en vieillissant, plus ils s’aiment ! Je suis persuadé que l’amour est comme le vin, quand il est bon : il s’améliore en vieillissant.

Et si M. de Lincy n’était pas mort ?

Très-probablement je l’aurais tué, et alors, comme il le disait, j’aurais passé en cour d’assises.

Quand je repense à cette heure si féconde en péripéties, je me dis qu’il a fort bien agi en démolissant le parapet de Maurice.

Et maintenant je pense à ma chère femme envolée avec une douceur toujours croissante, car j’ai tenu mon serment et Suzanne est heureuse.



fin.