Sur mon chemin/Livre IV/Article 1

Ernest Flammarion (p. 247-251).

BAVARDAGES DE SOUVERAINS

ENTREVUE DE NOISY-LE-SEC


Contrairement à ses vieilles habitudes, la reine d’Angleterre, avant de se rendre à la côte d’azur, où l’attend sa villégiature annuelle, s’est rencontrée aux environs de Paris avec le président de la République.

La chose s’est passée par une fin de jour grise, par un de ces crépuscules ternes dont seule la banlieue de Paris a le secret. Le décor lamentable de Noisy et de la gare de Noisy-le-Sec ne s’égayait que de la tache, aussi écarlate qu’attendue, d’un tapis destiné à conduire M. Félix Faure de son wagon présidentiel au wagon de la reine d’Angleterre. Le quai central était traversé de cette bande rouge qui attirait tous les regards. Il leur eût été bien difficile de se fixer ailleurs. Point de drapeaux aux fenêtres, point de curieux aux murs ; personne dans les arbres ni dans les becs de gaz.

En dehors des membres de la presse qui formaient groupe sur le quai central, on ne remarquait qu’un « monsieur Turc », un Turc à turban et à lunettes bleues, un Turc à culottes rouges qui fit sensation cinq minutes, au bout desquelles les gendarmes vinrent le prier de porter ailleurs la note exotique de son costume.

À cinq heures cinquante-trois, le train présidentiel entre en gare en faisant beaucoup de bruit et stoppe. Il dépasse le tapis rouge et le chef de gare fait signe au mécanicien d’avoir à revenir sur les pas de la machine. Mais celle-ci est déjà détachée, il faut procéder à une nouvelle manœuvre. Enfin tout rentre dans l’ordre et les valets de pied de M. le président de la République, au nombre de deux, tout en noir et en culottes courtes, se placent à la rampe de l’escalier.

Ou attend. On n’attend pas longtemps. À cinq heures cinquante-huit, le train de la reine, au petit trot, arrive. Il n’est pas plutôt arrêté que deux Écossais de service, en tenue nationale : jupe courte à carreaux, plaid sur l’épaule, mollets nus, sautent sur le quai et rabattent le marchepied. Aux fenêtres du compartiment voisin apparaissent deux Indiens superbes, la poitrine quadrillée de chaînettes d’or : ce sont, paraît-il, des cuisiniers. Ils ont une recette merveilleuse pour le « kari ».

Un autre Indien, un prince, secrétaire de la reine, que l’on appelle le munchi et qui porte un casque en or, descend à son tour. Puis des officiers, au bicorne surmonté de l’aigrette rouge, et des domestiques qui surgissent soudain, tout en rouge et galonnés d’or, formant une chaîne infranchissable, derrière laquelle se font les présentations.

Sur l’étroite bande du tapis rouge, M. Félix Faure s’avance, suivi de sa maison militaire. Il porte la main, de temps à autre, à son chapeau, cependant que, rigides, les officiers anglais le saluent.

Le nouvel ambassadeur d’Angleterre, tête blanche, habit noir, sir Edmund Monson monte dans le compartiment où se trouve la reine. Le président de la République lui succède. L’entrevue est commencée. Les vitres du wagon nous permettent de tout voir. Les rideaux de velours rouge en sont tirés dans les coins. On aperçoit, se dessinant sur l’autre vitre grise, sur le jour terne, sur le crépuscule pâle, la silhouette infiniment précise de la reine d’Angleterre. Son buste apparaît, découpé sur le carreau, telle une ombre chinoise. Sa Gracieuse Majesté est en noir ; elle a une petite capote noire, surmontée d’une fine aigrette de jais, qui fait ressortir davantage la blancheur de ses cheveux.

M. Félix Faure, devant elle, debout et très grand, sourit et s’incline. Le président de la République se baisse, se courbe, saisit doucement la main, la porte ou semble la porter a ses lèvres, selon que l’exige le protocole. Le président s’assied, face à la reine et nous tournant le dos.

Et ces deux ombres, derrière les vitres, se parlent. La reine conserve la précision de son profil qui ne bouge point, mais le dos de M. Félix Faure va de droite, de gauche, et ne sait rester en place. On sent que M. Félix Faure parle beaucoup. La reine, à son tour, parle. Le dos de M. Félix Faure écoute. Le fond du compartiment s’ouvre : deux princesses entrent. L’entretien a été secret dix minutes. Ce sont les princesses de Sleswig-Holstein et de Battenberg. Cette dernière porte le deuil de son mari. M. Félix Faure se lève. Présentations. Les princesses vont s’asseoir tout au fond du wagon. L’entretien reprend et les princesses, n’écoutant pas, nous regardent, curieusement, à travers les vitres. On présente alors au président le livre doré que la reine possède depuis plus de quarante années et qui a connu toutes les signatures illustres du monde entier. M. Félix Faure y appose la sienne à la page correspondant au 30 janvier, date de la naissance du président de la République.

Puis, d’une aisance parfaite, il s’avance à la vitre, la frappe du doigt, fait signe aux officiers de sa maison militaire de monter.

Le général Tournier, M. Le Gall, le commandant de la Garenne entrent dans le wagon. Le commandant Humbert n’a plus de place. On le présente sur le marchepied. Ils redescendent. Le président de la République se rassied. Quelques paroles encore. Il se lève. Nouveau baisement de main. La reine, se soulevant de ses mains appuyées au bras du fauteuil, salue. Le président est sur le quai. Les lieutenants-colonels Bigge, Davidson et Ganington, qui causaient amicalement sur le quai avec les officiers de la maison militaire, s’écartent et saluent militairement. M. Félix Faure est monté dans le train de la reine à cinq heures cinquante-six. Il en est descendu à six heures sept minutes.

Sir Edmond Monson monte auprès de la reine et reste à son tour près de cinq minutes dans le train royal. Il prend congé de sa souveraine. Celle-ci se place tout près de la portière voisine du quai. Les officiers anglais, les domestiques remontent dans le train. Il est six heures dix-huit. On donne le signal du départ.