Sur mon chemin/Livre III/Article 6

Ernest Flammarion (p. 200-205).

LEURS MOTS DE LA FIN


J’ai vu les grands anarchistes, ceux dont la propagande par le fait a jeté la terreur dans la cité et dans l’État. J’ai vu Ravachol, Vaillant, Émile Henry, Léauthier, Caserio. Je n’ai point vu Lucheni. Les correspondances qui nous arrivent de Genève ne me font rien regretter. La psychologie de l’assassin de l’impératrice d’Autriche apparaît des moins compliquées et d’un intérêt médiocre. Il en fut ainsi, du reste, de Caserio, et, décidément, l’état d’âme des anarchistes italiens est d’une étude beaucoup plus sommaire et moins palpitante que celle de nos anarchistes nationaux. N’en soyons pas trop fiers. Le cabotinage domine chez les révolutionnaires transalpins, et la joie d’occuper l’attention du monde prime tout autre mobile dans le crime. Ce sont des enfants quasi-inconscients à côté des Ravachol et des Henry, qui nous arrivaient en cour d’assises avec des proclamations et des professions de foi susceptibles d’inspirer à la société des pensers tellement sombres qu’on crut prudent d’en interdire la publication.

On nous représente Lucheni souriant et cyniquement joyeux, plastronnant, faisant des mots, haussant les épaules et se moquant de tout le monde. Par cela, il tient bien de ses prédécesseurs dans cet effroyable chemin du crime anarchiste, qui aboutit le plus souvent à la guillotine. Il savait, lui, qu’il n’avait point à redouter le couperet. Peut-être en fut-il plus gai. J’en doute, car tous ceux qui devaient payer, de leur tête, l’attentat, exhibèrent devant leurs juges une gaieté que le ministère public n’hésita point à qualifier « du plus mauvais goût ».

Ils eurent tous une attitude bien personnelle et comprenaient l’anarchie d’une façon qui leur était spéciale. Ils avaient leur originalité dans le crime. Ravachol avait l’anarchie populo. Il tuait pour les pauvres. Vaillant avait l’anarchie politique. Il en voulait aux députés. Léauthier ne pouvait supporter les gens décorés. La vue d’un ruban rouge produisait sur sa rétine le même désastreux effet qu’une cape sur les taureaux des corridas de muerte. Caserio et Lucheni s’en prenaient aux chefs de l’État, leur attribuant une importance qu’ils ont perdue depuis longtemps. Lucheni a crié : « À bas l’aristocratie ! » Il retarde. Le seul vraiment anarchiste fut Émile Henry, qui fit sauter des bourgeois uniquement coupables de prendre leur café et d’entendre de la musique, en oubliant qu’il existait un problème social et que nul ne l’avait résolu.

Mais, quel qu’ait été leur « genre », tous se sont rencontrés sur le terrain de la gouaillerie. Je les ais vus aux prises avec des présidents habiles, faibles ou dominateurs, spirituels ou prudhommesques. Il arrivait toujours un moment où ils en avaient raison. Il suffisait d’un mot, d’une réplique. Tout le monde se taisait ; une stupeur immense gagnait la salle. Ils plaisantaient avec la mort. Et, de les voir à ce point cyniques, la foule disait : « Ils ont la folie de l’échafaud ! »

Ravachol se piquait de logique. Quand M. le président Gués, qui dirigea les débats de cette affaire avec un grand courage — car, au lendemain de l’explosion Véry, ce n’était pas une sinécure que de juger Ravachol — quand le président avait le malheur de poser une question un peu… trop simple l’anarchiste, ne le « ratait » pas.

On sait qu’il fit sauter la maison qu’habitait M. le président Benoît. Aussitôt la bombe déposée, l’anarchiste fila, naturellement.

— Pourquoi quittez-vous précipitamment la maison ? lui demanda M. Gués, qui veut ainsi faire douter du courage de Ravachol.

— Dame ! pour qu’elle ne me tombe pas dessus.

— Vous portiez un chapeau haut de forme quand vous avez déposé la bombe. Pourquoi portiez-vous un chapeau haut de forme ?

— Afin qu’on me prît pour un magistrat !

M. Gués lui parle du garçon de Véry, Lhérot, qui le fit arrêter.

— Vous conversiez avec lui tout le temps. Vous vouliez sans doute le convertir à vos théories ?

— Avouez que je n’ai pas réussi, interrompt Ravachol avec un sourire plein de condescendance.

Ravachol avait à côté de lui un complice, « le nommé » Simon, dit Biscuit. Celui-là, c’était le voyou, un gamin. Comme son compagnon voulait tout le temps le sauver, il disait à Ravachol, en lui donnant un coup de coude dans les côtes et en lui montrant le président :

— Dis-’i donc la vérité !

Biscuit avait visité, avant le coup, l’immeuble habité par M. Benoît, le magistrat visé.

— J’voulais savoir à quel étage il demeurait, raconte-t-il. Je suis monté au n°136 du boulevard Saint-Germain, croyant qu’il aurait une plaque sur sa porte, comme dans les autres commerces !

Vaillant, dans sa défense, montra plus de politesse. Il eut la plaisanterie bien élevée. Comme il interrompait souvent le président et que celui-ci s’en plaignait, il s’en excusait en fort bons termes :

— Excusez-moi, monsieur le président, disait-il. Vous avez l’habitude de présider les assises ; moi, je n’ai pas l’habitude d’y comparaître.

Quand on lui lut la sentence de mort, il se tourna vers le fond de la salle, ou il avait découvert sans doute une figure, amie, et fit, en souriant, le geste de se couper le cou.

Le 7 février 1894, nous apprend M. Henry Varenne dans son livre De Ravachol à Caserio, une pancarte fut trouvée sur la tombe de Vaillant. On y lisait ces vers :

Puisqu’ils ont fait boire à la terre,
À l’heure du soleil naissant,
Rosée auguste et salutaire,
Les saintes gouttes de ton sang,
Sous les feuilles de cette palme,
Que t’offre le Droit outragé,
Tu peux dormir ton sommeil calme,
Ô martyr !… tu seras vengé !

La folie anarchiste, alors, « battait son plein ». Cinq jours plus tard, nous assistions à l’abominable attentat de l’hôtel Terminus. Émile Henry fut certainement le plus cynique dans son incommensurable « je m’enfichisme ».

Il félicitait le président quand celui-ci l’acculait à un aveu, qui se faisait rarement attendre, du reste :

— Vous avez une belle puissance de déduction, monsieur le président.

Et, comme celui-ci lui reprochait d’avoir mâché les balles dont il chargea sa bombe et lui disait : « C’est un vieux préjugé des soldats d’Afrique »,

— Excusez-moi, monsieur le président : je n’ai jamais été soldat. J’ai bien fait trois ans, mais dans les bataillons scolaires.

Le président décrit l’engin.

— Devant le juge d’instruction, vous l’avez dessiné en véritable artiste.

Henry s’incline, modeste :

— Merci, monsieur le président.

Et il mit fin lui-même à son interrogatoire par cette exclamation au président, qui déclarait que les mains d’Émile Henry étaient teintes de sang :

— Mes mains ne sont pas plus couvertes de sang que votre robe rouge, monsieur !

Caserio, lui aussi, eut ses mots, dont nous ne rappellerons que celui-ci. On lui répétait un propos qu’il aurait tenu : « Rien ne m’arrêtera, ni père ni mère. Si je retourne en Italie, je tuerai le pape et le roi ! »

Caserio fit observer, en souriant :

— Pas à la fois : ils ne sortent jamais ensemble !

C’est ainsi que, tous, devant les juges, avant de mourir, ils eurent ce stupéfiant orgueil de faire des mots, des mots de la fin. La plupart de ces insensés montrèrent la même insouciance devant l’échafaud. Ravachol mourut en chantant. Le cou dans la lunette, il cria : « Vive la ré… ». Le couteau tomba. Il y avait des chances pour que ce fût la première syllabe du mot révolution. Certains ont prétendu que, repentant, il a voulu crier : « Vive la République ! » Un rallié de la dernière heure…