Sur mon chemin/Livre II/Article 8

Ernest Flammarion (p. 133-138).

SOIRÉE À L’AMBASSADE


Saint-Pétersbourg, 20 août.

À l’ambassade de France, le soir de la réception. Elle est défendue contre cinq cents moujiks par cinquante cosaques. Deux cents moujiks policiers, en casquette et bottes comme les autres, se tenant par la main et faisant chaîne, crient : « Vive Félix Faure ! »

Le président de la République arrive de bonne heure, car il lui faut regagner Peterhof à minuit et la couche où s’est étendu, quelques jours auparavant, un empereur, ce lit doré au pied duquel une psyché, style rococo, lui permettra de se contempler, le coude sur l’oreiller, à l’heure du rêve.

L’ambassade est en fête, a sorti ses valets galonnés et ses suisses, jeté des fleurs partout, de la verdure qui grimpe aux escaliers, des camélias blancs qui s’épanouissent aux lumières. Les tapisseries des Gobelins pendent aux murailles, avec leurs légendes pâles et vieillottes. Au centre du grand salon, au-dessus du fauteuil aux griffes d’or, plus haut que les autres et plus solennel, où il sera loisible au président de s’asseoir, s’il lui plaît, le portrait encadré de M. Félix Faure sourit.

Le président, accompagné des personnages officiels, suivi des chamarrures de l’ambassade et du protocole, monte doucement les marches, entre la double haie de la colonie française.

Et cette petite fête est parfaite en son intimité, ici, on ne fait point de grandes manières, et tout y est simple. La toilette de ces dames vaut par sa simplicité. On est venu comme on a pu. La réception est ouverte. Elle était ouverte également à la haute aristocratie russe ; mais, comme elle se trouve, à ce qu’on nous a expliqué, dans ses châteaux et villégiatures, cela explique qu’on ne l’ait point vue au cours des fêtes en général ni à l’ambassade en particulier ; cela explique les deux décolletages de ces deux dames de haut ton et « cavalières » qui faisaient l’ornement du petit salon. La colonie française était en robe de soie noire. Pas toute. Une excellente personne qui tenait à tout prix à voir notre président n’a pas eu le temps de changer son chapeau canotier. Et, quand le président, avec la bonne grâce qui est la sienne, attacha le ruban rouge sur la poitrine, de quelques-uns de ses compatriotes pétersbourgeois, il se trouva entouré d’un groupe de braves gens, commerçants gros et petits, et d’autres gens encore plus humbles, gens de maison que des larbins galonnés avaient introduits, portes larges ouvertes, dans cette luxueuse et hospitalière maison de France.

Alors M. Félix Faure prononça un tout petit discours, dans lequel il parla, naturellement, de la patrie absente et présente quand même. Ce fut un lieu commun, mais il fut sincère. Cela se voyait à l’émotion de celui qui parlait et de ceux qui écoutaient. Les dames, en chapeau de ville sous les feux éclatants des gerbes électriques, saluaient et s’essayaient aux révérences. Il n’y eut plus de protocole. Il y eut des cris dans les salons de l’ambassade. On clama haut et longtemps : « Vive la France ! » ce qui peut-être était défendu, et il arriva ce que ni les parades ni les galas n’avaient pu faire, il arriva que M. Félix Faure laissa échapper cette petite larme qu’il retenait depuis quarante-huit heures.

On se serra les mains, on se bouscula un peu. M. Félix Faure partit, suivi de M. Hanotaux. On cria : «Vive Félix Faure ! » et « Vive Hanotaux ! » On emporta des sandwichs et on rafla des camélias. Tout le monde était « bien content ».

Alors un haut personnage russe dit :

— Un président de République, monsieur, ce n’est pas un empereur !

Ce à quoi un haut personnage français répondit :

— Parfaitement : d’ici à Peterhof, il y a des steppes !

Dehors, en l’honneur des Français, on illumine. Il y a des lanternes partout. Elles dessinent des courbes, et des huit, et des angles, et des ogives aux arbres des jardins publics, aux Iles, à l’Aquarium, où l’on prépare des fleurs et du champagne pour les marins français. Ce sont des endroits de fête où l’on s’amuse de minuit à cinq heures du matin. Les femmes se sont faites plus belles et plus accueillantes si possible. Elles tournent au long des allées et nous glorifient : « Vive la France ! » Sur la scène des théâtricules en plein vent, les danseuses russes arrêtent leurs déhanchements nationaux pour « entonner » la Marseillaise. On se découvre. C’est fini. On se couvre. Le Bojè tsara krani. On se redécouvre. On attrape un rhume. On entre dans un théâtre, au centre du jardin. Tiens ! c’est Judic ! Elle nous raconte qu’ « il fait bon couper du jonc ». On la récompense de cette bonne parole par des acclamations enthousiastes. On va lui faire éloge dans la coulisse. Elle en pleure. À l’étranger, on s’attendrit tout de suite. Descente dans le jardin. Foule hurlante. « Les matelots sont rigolos. » Ils le sont trop : ça finira mal. Ils boivent. Nous buvons et les regardons boire. Un d’eux se lève, les bras en croix, et chante l’hymne au tsar. On l’attrape. On le jette ; vingt bras le lancent en l’air, et le retiennent, et le lancent encore. Marseillaise. On reboit. Les matelots ont maintenant sur leur tête des chapeaux melons, tandis que les Pélersbourgeois ont leurs bérets. Ils s’embrassent. Ils s’étreignent. Ils se collent lèvre à lèvre avec indécence. Ils unissent leurs âmes dans un baiser, et dans un hurlement, et dans un verre.

Des cris joyeux. Des uniformes, des bottes, des éperons neufs viennent à nous. Trente jeunes gens, trente enfants, des officiers de ce matin, roses et jolis dans leur capote grise, envahissent la terrasse. Union de l’armée russe et de la marine française. Passe, glacial, un homme qui est quelque chose de très grand dans la police. Il regarde les matelots, qui viennent d’être accaparés à nouveau par le civil ; il nous dit : « Jamais ! jamais nous n’avons vu ça ! » Et il passe.

Ce qu’il ne dit pas, c’est que la police russe s’attendait si peu à ce que le petit peuple prît tant de plaisir à crier de compagnie pendant deux jours, qu’elle n’avait pas eu assez de précautions et qu’il a fallu taper ferme le long de la perspective Nevsky.

Les matelots songent qu’il faut regagner le pont Nicolas, où mouille le Surcouf. Ils y songent en titubant. Ils reviennent par des quartiers, par des places immenses. Il pleut. Ils suivent des avenues qui vont à l’infini. Ils les suivent en zigzaguant. Ils sont accompagnés de gens qui les arrêtent pour les embrasser. On jette les coiffes en l’air, on ne les ramasse pas. On continue tant bien que mal en chantant les hymnes chers. On arrive aux quais. La Néva est large et noire. On ne sait pas si elle coule. Elle paraît un lac sombre.

Là-bas, là-bas, deux grands navires ont mis des feux à leurs vergues. Ils vont à ces feux comme à un phare, mais la tempête qui les agite semble reculer le but où ils tendent. Ils passent le pont Nicolas, ils arrivent à des pontons où des moujiks, étendus, dorment sous l’eau qui tombe. Ils se trompent de ponton et se retrouvent. Russes et Français s’embrassent encore. Les derniers vivats montent dans la nuit. Les Russes s’en vont. Les matelots se jettent dans les chaloupes, et celles-ci ont des oscillations terribles. Elles glissent vers la masse noire du Surcouf, aux vergues illuminées. Ces lumières ont de brefs reflets sur l’eau de plomb. À l’avant d’une chaloupe, un matelot s’est dressé, a levé les bras au ciel, sans étoiles, a crié : « Vive la Russie ! Vive la Russie ! » Et il chancelle : une chute dans le gouffre, le court clapotis des vagues, des mots criés de chaloupe en chaloupe, les embarcations qui tournent sur elles-mêmes, qui vont à la dérive, et l’appel d’un nom jeté à la Néva. Mais le fleuve n’a point répondu.