Sur mon chemin/Livre I/Article 4

Ernest Flammarion (p. 23-29).

DE STOCKHOLM À MONTMARTRE


Lentement, solennellement et pleins d’importance, les invités gravissaient le grand escalier qui conduit à la salle des Aides de camp, entre la double galerie des gardes républicains qui, sur les marches, se renvoyaient, immobiles et muets, les éclairs de leurs casques, de leurs sabres et de leurs bottes, ces glaces noires.

Je venais de saluer le sourire très doux du président de la République et de m’incliner devant Mme Loubet quand j’entendis, derrière moi, l’huissier qui annonçait : M. Otto de G… (textuel).

Je me retournai et je reconnus le fils du fameux baron de G… (un baron de première marck), à son costume d’homme du Nord, à la toque de fourrure qu’il portait sous son bras et à sa ressemblance frappante avec son père. J’avais rencontré celui-ci jadis dans la Vie Parisienne. Il m’avait été présenté par M. Ludovic Halévy, et j’avais gardé de sa conversation le meilleur souvenir. Aussi fis-je l’impossible pour le joindre et l’accaparer. Une foule brillante d’officiers de toutes armes et d’attachés d’ambassade, tout enguirlandés d’or, me séparaient de lui. Il m’échappa. Je le perdis dans le salon Murat, je ne le trouvai point dans le salon du corps diplomatique, que je traversai, bien qu’il ne me fût point réservé ; mais nous nous rencontrâmes, par hasard, au buffet, sur le même sandwich. J’insistai pour qu’il s’en emparât.

— Je n’en ferai rien, monsieur, me dit-il, c’est le dixième, je puis attendre.

Il attendit, en effet, en vidant quelques compotiers que les maîtres d’hôtel imprudents avaient abandonnés à sa convoitise.

— Vous êtes doué d’un bel appétit ! constatai-je avec un sourire béat, ce qui est toujours une manière d’entrer en conversation.

— Mon Dieu ! monsieur, me fit-il, de l’air le aimable du monde, ce que je mange n’est rien en comparaison de ce que je bois.

Ce disant, il s’était emparé d’une bouteille de champagne, et, négligeant les coupes, il s’en servait de grandes rasades dans de vastes verres, où se tassent, d’ordinaire, les boissons accompagnées de glace pilée.

J’ai fait un petit voyage à Stockholm et je connais la façon de vivre de ces gens du Nord. Ils boivent tellement qu’ils ont perdu la faculté de s’enivrer. Je dis au seigneur Otto qu’il ne dégénérait point et qu’il avait de qui tenir. Je lui parlais de son père ; nous fûmes les meilleurs amis. Il me confia que le baron avait exigé ce voyage à Paris, qui devait achever son éducation, et qu’il avait cru de son devoir, en enfant docile, de ne point laisser passer un bal à l’Élysée sans y venir étudier de près la haute société de la troisième République.

— Et qu’en pensez-vous ? lui demandai-je avec curiosité.

— Mon père, monsieur, me dit-il, m’a parlé souvent des fêtes de l’Empire et des réceptions aux Tuileries. Je ne sais si elles étaient plus brillantes, et peut-être y voyait-on moins d’habits noirs, mais je ne pense point qu’il s’y trouvait plus d’uniformes.

Il ajouta, après un regard rapide sur l’assemblée, et, tout au fond, sur l’École polytechnique, qui évoluait dans les quadrilles :

— Vous autres, Français, vous avez beau changer de régime, vous avez toujours un faible pour l’armée. Elle est de toutes les fêtes.

Il était deux heures du matin quand le fils du baron de G…, qui venait de luncher dans les salons du premier étage, me prit sous le bras et me dit :

— Venez ! nous allons souper à Montmartre.

Je crus inutile de lui faire observer qu’il ne devait plus avoir faim depuis longtemps, et nous nous en fûmes vers la Butte. Il me confia encore qu’il était fiancé à Thylda, une jeune Suédoise qui l’attendait avec impatience à Stockholm, et que son père, avant le mariage, exigeait « qu’il jetât sa gourme ».

— Ou peut-on mieux la jeter qu’à Montmartre ? ajouta-t-il, ce pendant que nous montions une rue à pente rapide, au haut de laquelle tournaient les bras rouges du Moulin. Je me le demande.

Je me le demandais aussi et j’entrevoyais déjà les plus folles orgies, quand Otto, qui décidément a le sens très développé de l’actualité, mit la conversation sur un terrain tout à fait nouveau pour moi. Je n’entends goutte à la musique et il s’obstina à me parler « opéra » toute la nuit, sous le prétexte qu’il avait assisté, la veille, à la première de Louise et qu’il avait failli en faire une maladie.

— Monsieur, me dit-il, je n’ai point trouvé Paris tel que mon père me l’a dépeint. Il s’en faut de beaucoup et je suis le premier à reconnaître que Metella a vieilli. Certes, Metella est en pleine décadence. Eh bien, la décadence de Metella n’est rien auprès de celle de l’Opéra-Comique. J’y fus hier, et je me demande encore ce qui vous a pris pour faire de la musique autour de gens qui sont aussi mal habillés. Je ne m’explique pas que vous ayez perdu à ce point le sens de l’art et que vous fassiez jouer les violons pour voir défiler des loques. Il ferait beau voir, monsieur, qu’on apportât à notre Opéra de Stockholm de pareilles horreurs. La musique est un art charmant et idéal qui ne peut se comprendre que dans les plus somptueux décors. Les gens qui s’y promènent, qu’ils soient dieux, héros ou bourgeois, doivent être accoutrés de telle sorte qu’ils ne paraissent point ridicules. Ils ne se sauveront de cette extrémité qu’à la condition d’être affublés du justaucorps, des chausses et du pourpoint abricot traditionnels. Y a-t-il rien de plus plaisant à l’œil que le bliaud tout blanc dont une manche est rouge et l’autre bleue ? et allez-vous établir une comparaison entre une pareille originalité de manteau et la blouse de vos ouvriers d’aujourd’hui, ou même avec vos redingotes. Il n’y a du reste qu’une redingote possible en musique, c’est la redingote à la Galathée, dont la queue est longue et traînante, et qui se porte avec grâce.

Nous nous assîmes à la table d’un restaurant de nuit. Il commanda plusieurs douzaines d’huîtres et continua la série de ses arguments musicaux. Ils sont tout à fait curieux et arrivent en droite ligne de Stockholm.

Comme je le regardais, bouche bée, il avala un verre à madère de schiedam et reprit :

— Les douleurs d’un père, monsieur, sont les douleurs d’un père, que ce père soit un Dieu ou un ouvrier. La musique nous exprime les douleurs d’un père, mais qu’elle le choisisse dieu ou héros, et jamais ouvrier. Je précise. Tel air, telle phrase, monsieur, nous décrivent des guerriers ou des amants, mais sans nous l’aire sentir si ce sont des manants ou des gentilshommes. Il y a là une règle de généralisation dont nul ne peut se départir. J’aime mieux qu’on me montre des gentilshommes.

J’essayai de faire comprendre à cet homme du Nord que les éléments de la douleur, de la joie et de l’enthousiasme n’étant point les mêmes chez des gens de milieux différents, ils se peuvent traduire par des phrases musicales différentes et par des rythmes contraires, mais il me répondit que j’étais un âne.

— Ce qui le démontre, ajouta-t-il, c’est que M. Charpentier a traduit l’indignation du père de Louise comme il eût fait de celle de Wotan. Quand on met en musique l’indignation d’un ouvrier, le rythme ne doit-il pas être canaille et vulgaire ?

— Ah ! par exemple ! m’écriai-je, vous êtes de Stockholm et vos critiques ne seraient point comprises à Paris !

Mais le fiancé de Thylda ne me répondit point. Il me quitta pour regagner la rive gauche, où une absence plus prolongée aurait été certainement remarquée. L’aube naissait à Montmartre.

Moi, j’assistai, sur le boulevard, au furetage des chiffonniers, à la ballade affamée des humbles, à l’éveil blême des choses.

Le balai municipal vint nettoyer les trottoirs du Paris noctambule. Dans la poussière bleue du matin, s’évanouirent le rire et la dispute des filles, disparurent les premiers fracs, les derniers travestis, les derniers oripeaux du passé de cette nuit de carnaval.

L’ouvrier et le trottin se hâtèrent en silence vers le labeur de la Ville. J’écoutai ce silence-là et il me sembla qu’il était plein d’une musique inconnue.

Mais comme je ne connais goutte à la musique, l’idée me vint d’aller demander quelques explications à M. Charpentier sur ces bourdonnements d’oreilles.

Il demeurait tout près, à six étages de là. Je les grimpai. Et je fus, dans un couloir de chambres de bonnes, devant une porte. Au coin de cette porte, on avait déjà apporté un quart de leit, dans une bouteille. Derrière cette porte, M. Gustave Charpentier cachait son orgueilleuse pauvreté et son génie. Je n’ai pas osé frapper.

Et je m’en fus me coucher tout de suite, parce que j’avais mal à la tête.