Sur les hypothèses qui servent de fondement à la géométrie

Traduction par Léonce Laugel.
Gauthier-Villars et fils (p. 280-297).



SUR

LES HYPOTHÈSES QUI SERVENT DE FONDEMENT

À LA GÉOMÉTRIE.



Mémoires de la Société Royale des Sciences de Göttingue, t. XIII ; 1867[1].
Œuvres de Riemann, 2e édit., p. 272. — (Traduction de J. Hoüel).
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PLAN DE CETTE ÉTUDE.

On sait que la Géométrie admet comme données préalables non seulement le concept de l’espace, mais encore les premières idées fondamentales des constructions dans l’espace. Elle ne donne de ces concepts que des définitions nominales, les déterminations essentielles s’introduisant sous forme d’axiomes. Les rapports mutuels de ces données primitives restent enveloppés de mystère ; on n’aperçoit pas bien si elles sont nécessairement liées entre elles, ni jusqu’à quel point elles le sont, ni même a priori si elles peuvent l’être.

Depuis Euclide jusqu’à Legendre, pour ne citer que le plus illustre des réformateurs modernes de la Géométrie, personne, parmi les mathématiciens ni parmi les philosophes, n’est parvenu à éclaircir ce mystère. La raison en est que le concept général des grandeurs de dimensions multiples, comprenant comme cas particulier les grandeurs étendues, n’a jamais été l’objet d’aucune étude. En conséquence, je me suis posé d’abord le problème de construire, en partant du concept général de grandeur, le concept d’une grandeur de dimensions multiples. Il ressortira de là qu’une grandeur de dimensions multiples est susceptible de différents rapports métriques, et que l’espace n’est par suite qu’un cas particulier d’une grandeur de trois dimensions. Or, il s’ensuit de là nécessairement que les propositions de la Géométrie ne peuvent se déduire des concepts généraux de grandeur, mais que les propriétés, par lesquelles l’espace se distingue de toute autre grandeur imaginable de trois dimensions, ne peuvent être empruntées qu’à l’expérience. De là surgit le problème de rechercher les faits les plus simples au moyen desquels puissent s’établir les rapports métriques de l’espace, problème qui, par la nature même de l’objet, n’est pas complètement déterminé ; car on peut indiquer plusieurs systèmes de faits simples, suffisants pour la détermination des rapports métriques de l’espace. Le plus important, pour notre but actuel, est celui qu’Euclide a pris pour base. Ces faits, comme tous les faits possibles, ne sont pas nécessaires ; ils n’ont qu’une certitude empirique, ce sont des hypothèses. On peut donc étudier leur probabilité, qui est certainement très considérable dans les limites de l’observation, et juger d’après cela du degré de sûreté de l’extension de ces faits en dehors de ces mêmes limites, tant dans le sens des immensurablement grands que dans celui des immensurablement petits.


A. — Concept d’une grandeur de n dimensions.

En essayant maintenant de traiter le premier de ces problèmes, relatif au développement du concept d’une grandeur de dimensions multiples, je me crois d’autant plus obligé de solliciter l’indulgence des lecteurs, que je suis moins exercé dans les travaux philosophiques de cette nature, dont la difficulté réside plutôt dans la conception que dans la construction, et qu’à l’exception de quelques brèves indications données par M. Gauss dans son second Mémoire sur les résidus biquadratiques, dans les Gelehrte Anzeigen de Gœttingue et dans son Mémoire de jubilé, et de quelques recherches philosophiques de Herbart, je n’ai pu m’aider d’aucun travail antérieur.


§ I.


Les concepts de grandeur ne sont possibles que là où il existe un concept général qui permette différents modes de détermination. Suivant qu’il est, ou non, possible de passer de l’un de ces modes de détermination à un autre, d’une manière continue, ils forment une variété[2] continue ou une variété discrète ; chacun en particulier de ces modes de détermination s’appelle, dans le premier cas, un point, dans le second un élément de cette variété. Les concepts dont les modes de détermination forment une variété discrète sont si fréquents que, étant donnés des objets quelconques, il se trouve toujours, du moins dans les langues cultivées, un concept qui les comprend (et les mathématiciens étaient par conséquent en droit, dans la théorie des grandeurs discrètes, de prendre pour point de départ la condition que les objets donnés soient considérés comme de même espèce). Au contraire, les occasions qui peuvent faire naître les concepts dont les modes de détermination forment une variété continue sont si rares dans la vie ordinaire, que les lieux des objets sensibles et les couleurs sont à peu près les seuls concepts simples dont les modes de détermination forment une variété de plusieurs dimensions. C’est seulement dans les hautes Mathématiques que les occasions pour la formation et le développement de ces concepts deviennent plus fréquentes.

Une partie d’une variété, séparée du reste par une marque ou par une limite, s’appelle un quantum. La comparaison des quanta au point de vue de la quantité, s’effectue, pour les grandeurs discrètes, au moyen du dénombrement ; pour les grandeurs continues, au moyen de la mesure. La mesure consiste dans une superposition de grandeurs à comparer ; il faut donc, pour mesurer, avoir un moyen de transporter la grandeur qui sert d’étalon de mesure pour les autres. Si ce moyen manque, on ne pourra alors comparer entre elles deux grandeurs, que si l’une d’elles est une partie de l’autre, et encore, dans ce cas, ne pourra-t-on décider que la question du plus grand ou du plus petit, et non celle du rapport numérique. Les recherches auxquelles un tel cas peut donner lieu forment une branche générale de la théorie des grandeurs, indépendante des déterminations métriques, et dans laquelle elles ne sont pas considérées comme existant indépendamment de la position, ni comme exprimables au moyen d’une unité, mais comme des régions dans une variété. De telles recherches sont devenues nécessaires dans plusieurs parties des Mathématiques, notamment pour l’étude des fonctions analytiques à plusieurs valeurs, et c’est surtout à cause de leur imperfection que le célèbre théorème d’Abel, ainsi que les travaux de Lagrange, de Pfaff, de Jacobi sur la théorie générale des équations différentielles, sont restés si longtemps stériles. Dans cette branche générale de la théorie des grandeurs étendues, où l’on ne suppose rien de plus que ce qui est déjà renfermé dans le concept de ces grandeurs, il nous suffira, pour notre objet actuel, de porter notre étude sur deux points, relatifs : le premier, à la génération du concept d’une variété de plusieurs dimensions ; le second, au moyen de ramener les déterminations de lieu dans une variété donnée à des déterminations de quantité, et c’est ce dernier point qui doit faire clairement ressortir le caractère essentiel d’une étude de dimensions.


§ II.


Étant donné un concept dont les modes de détermination forment une variété continue, si l’on passe, suivant une manière déterminée, d’un mode de détermination à un autre, les modes de détermination parcourus formeront une variété étendue dans un seul sens, dont le caractère essentiel est que, dans cette variété, on ne peut, en partant d’un point, s’avancer d’une manière continue que dans deux directions : en avant et en arrière. Imaginons maintenant que cette variété se transporte à son tour sur une autre variété complètement distincte, et cela encore d’une manière déterminée, c’est-à-dire tellement que chacun de ses points se transporte en un point déterminé de l’autre variété ; l’ensemble des modes de détermination ainsi obtenus formera une variété de deux dimensions. On obtiendra semblablement une variété de trois dimensions, si l’on conçoit qu’une variété de deux dimensions se transporte d’une manière déterminée sur une autre complètement distincte, et il est aisé de voir comment on peut poursuivre cette construction. Si, au lieu de considérer le concept comme déterminable, on considère son objet comme variable, on pourra désigner cette construction comme la composition d’une variabilité de dimensions, au moyen d’une variabilité de dimensions et d’une variabilité d’une seule dimension.


§ III.


Je vais maintenant montrer réciproquement comment une variabilité, dont le champ est donné, peut se décomposer en une variabilité d’une dimension et une variabilité d’un nombre de dimensions moindre. Concevons, pour cela, une portion variable d’une variété d’une dimension, comptée à partir d’un point fixe, de façon que ses valeurs soient comparables entre elles ; supposons que cette portion ait, pour chaque point de la variété donnée, une valeur déterminée, changeant avec ce point d’une manière continue ; ou, en d’autres termes, imaginons, à l’intérieur de la variété donnée, une fonction continue du lieu, fonction qui ne soit pas constante le long d’une portion de cette variété. Tout système de points, pour lequel la fonction a une valeur constante, forme alors une variété continue d’un moindre nombre de dimensions que la variété donnée. Ces variétés, lorsqu’on fait varier la fonction, se transforment d’une manière continue les unes dans les autres ; on pourra donc admettre que l’une d’entre elles engendre les autres, et cela pourra avoir lieu, généralement parlant, de telle façon que chaque point de l’une se transporte en un point déterminé de l’autre. Les cas d’exception, dont l’étude est importante, peuvent être ici laissés de côté. Par là, la détermination de lieu dans une variété donnée se ramène à une détermination de grandeur, et à une détermination de lieu dans une variété d’un moindre nombre de dimensions. Or, il est aisé de faire voir que cette dernière variété a dimensions, lorsque la variété donnée en a . En répétant fois ce procédé, la détermination de lieu dans une variété de dimensions se trouvera donc ramenée à déterminations de grandeur, et ainsi la détermination de lieu dans une variété donnée, quand cela est possible, se réduit à un nombre fini de déterminations de quantité. Toutefois il y a aussi des variétés dans lesquelles la détermination de lieu exige, non plus un nombre fini, mais, soit une série infinie, soit une variété continue de déterminations de grandeur. Telles sont, par exemple, les variétés formées par les déterminations possibles d’une fonction dans une région donnée, par les formes possibles d’une figure de l’espace, etc.



B. — Rapports métriques dont est susceptible une variété de dimensions, dans l’hypothèse où les lignes possèdent une longueur, indépendamment de leur position, et où toute ligne est ainsi mesurable par toute autre ligne.


Après avoir construit le concept d’une variété de dimensions, et trouvé pour caractère essentiel d’une telle variété cette propriété que la détermination de lieu peut s’y ramener à déterminations de grandeur, nous arrivons au second des problèmes posés plus haut, savoir à l’étude des rapports métriques dont une telle variété est susceptible, et des conditions suffisantes pour la détermination de ces rapports métriques. Ces rapports métriques ne peuvent être étudiés que dans des concepts de grandeur abstraits, et leur dépendance ne peut se représenter que par des formules. Dans certaines hypothèses, cependant, ils sont décomposables en rapports qui, pris séparément, sont susceptibles d’une représentation géométrique, et par là il devient possible d’exprimer géométriquement les résultats du calcul. Ainsi, pour arriver à un terrain solide, on ne peut, il est vrai, éviter dans les formules les considérations abstraites, mais du moins les résultats du calcul pourront ensuite être représentés sous forme géométrique. Les fondements de ces deux parties de la question sont établis dans le célèbre Mémoire de M. Gauss : Disquisitiones générales circa superficies curvas


§ I.


Les déterminations métriques exigent l’indépendance entre les grandeurs et le lieu, ce qui peut se réaliser de plusieurs manières. L’hypothèse qui s’offre d’abord, et que je développerai ici, est celle dans laquelle la longueur des lignes est indépendante de leur position, et où par suite chaque ligne est mesurable au moyen de chaque autre. La détermination de lieu étant ramenée à des déterminations de grandeurs, et la position d’un point dans la variété donnée à dimensions étant, par suite, exprimée au moyen de grandeurs variables , la détermination d’une ligne reviendra à ce que les quantités soient données comme des fonctions d’une variable. Le problème consiste alors à établir une expression mathématique de la longueur d’une ligne, et à cet effet il faut considérer les quantités comme exprimables en unités. Je ne traiterai ce problème que sous certaines restrictions, et je me bornerai d’abord aux lignes dans lesquelles les rapports entre les accroissements des variables correspondantes varient d’une manière continue. On peut alors concevoir les lignes décomposées en éléments, dans l’étendue desquels les rapports des quantités puissent être regardés comme constants, et le problème revient alors à établir, pour chaque point, une expression générale de l’élément linéaire partant de ce point, expression qui contiendra ainsi les quantités et les quantités . J’admettrai, en second lieu, que la longueur de l’élément linéaire, abstraction faite des quantités du second ordre, reste invariable, lorsque tous les points de cet élément subissent un même déplacement infiniment petit, ce qui implique en même temps que, si toutes les quantités croissent dans un même rapport, l’élément linéaire varie également dans ce même rapport. Ces hypothèses admises, l’élément linéaire pourra être une fonction homogène quelconque du premier degré des quantités qui restera invariable lorsqu’on changera les signes de toutes les quantités et dans laquelle les constantes arbitraires seront des fonctions continues des quantités . Pour trouver les cas les plus simples, je chercherai d’abord une expression pour les variétés de dimensions qui sont partout équidistantes de l’origine de l’élément linéaire ; c’est-à-dire que je chercherai une fonction continue du lieu qui les distingue les unes des autres. Cette fonction devra ou croître ou décroître dans toutes les directions à partir de l’origine ; j’admettrai qu’elle croisse dans toutes les directions, et qu’ainsi elle ait un minimum à l’origine. Il faut alors, si ses quotients différentiels du premier et du second ordre sont finis, que la différentielle du premier ordre s’annule, et que celle du second ordre ne devienne jamais négative ; j’admettrai qu’elle reste toujours positive. Cette expression différentielle du second ordre reste donc constante, lorsque reste constant, et croît dans le rapport des carrés, lorsque les quantités et par suite aussi varient toutes ensemble dans un même rapport ; elle est donc et par conséquent la racine carrée d’une fonction entière homogène du second degré, toujours positive, des quantités dans laquelle les coefficients sont des fonctions continues des quantités Pour l’espace, si l’on exprime la position du point en coordonnées rectangulaires, on a l’espace est donc compris dans ce cas le plus simple de tous. Le cas le plus simple après celui-là comprendrait les variétés dans lesquelles l’élément linéaire serait exprimé par la racine quatrième d’une expression différentielle du quatrième degré. L’étude de cette classe plus générale n’exigerait pas des principes essentiellement différents, mais elle prendrait un temps assez considérable, et ne contribuerait pas beaucoup, relativement, à éclaircir la théorie de l’espace, d’autant plus que les résultats ne pourraient s’exprimer géométriquement. Je me bornerai donc aux variétés dans lesquelles l’élément linéaire est exprimé par la racine carrée d’une expression différentielle du second degré. Une telle expression peut être transformée en une autre semblable, en remplaçant les variables indépendantes par des fonctions de nouvelles variables indépendantes. Mais on ne pourra pas, par ce moyen, transformer une expression quelconque en une autre expression quelconque ; car l’expression contient coefficients, qui sont des fonctions arbitraires des variables indépendantes ; or, par l’introduction de nouvelles variables, on ne pourra satisfaire qu’à relations, et par suite on ne pourra égaler que des coefficients à des quantités données. Les coefficients restants sont alors complètement déterminés par la nature même de la variété qu’il s’agit de représenter, et ainsi la détermination de ses rapports métriques exige fonctions du lieu. Les variétés dans lesquelles l’élément linéaire peut, comme dans le plan et dans l’espace, se ramener à la forme , ne forment donc qu’un cas particulier des variétés que nous étudions ici ; elles méritent un nom spécial, et j’appellerai, en conséquence, les variétés dans lesquelles le carré de l’élément linéaire peut se ramener à une somme de carrés de différentielles complètes, variétés planes. Pour pouvoir maintenant passer en revue les diversités essentielles de toutes les variétés susceptibles d’être représentées sous la forme considérée, il est nécessaire de laisser de côté les diversités provenant du mode de représentation, et l’on y parvient en choisissant les grandeurs variables d’après un principe déterminé.


§ II.


À cet effet, imaginons que, à partir d’un point donné, on ait construit le système des lignes de plus courte distance qui passent par ce point ; la position d’un point indéterminé pourra être fixée alors au moyen de la direction initiale de la ligne de plus courte distance sur laquelle il se trouve, et de sa distance comptée sur cette ligne à partir de l’origine et, par conséquent, elle pourra s’exprimer au moyen des rapports des quantités sur cette ligne de plus courte distance, et au moyen de la longueur s de cette ligne. Introduisons maintenant, au lieu de , des expressions linéaires , formées avec ces quantités, et telles que la valeur initiale du carré de l’élément, soit égale à la somme des carrés de ces expressions, de telle sorte que les variables indépendantes soient la grandeur et les rapports des quantités  ; et remplaçons enfin les par des quantités qui leur soient proportionnelles, et dont la somme des carrés soit . Si l’on introduit ces grandeurs, alors, pour des valeurs infiniment petites des , le carré de l’élément linéaire sera  ; le terme de l’ordre suivant dans ce carré sera égal à une fonction homogène du second degré des grandeurs , , …, c’est-à-dire qu’il sera un infiniment petit du quatrième ordre ; de telle sorte que l’on obtient une grandeur finie en divisant ce terme par le carré du triangle infiniment petit dont les sommets correspondent aux systèmes de valeurs des variables. Ce terme conserve la même valeur, tant que les quantités et dx sont contenues dans les mêmes formes linéaires binaires, ou tant que les deux lignes de plus courte distance, depuis les valeurs jusqu’aux valeurs et depuis les valeurs jusqu’aux valeurs , restent dans le même élément superficiel, et il ne dépend, par conséquent, que du lieu et de la direction de cet élément. Ce terme est évidemment , lorsque la variété représentée est plane, c’est-à-dire lorsque le carré de l’élément linéaire est réductible à , et il peut, par conséquent, être considéré comme la mesure de la quantité dont la variété s’écarte de la planarité[3] en ce point et dans cette direction superficielle. En le multipliant par -¾ il devient égal à la quantité que Gauss a appelée la mesure de courbure d’une surface. Pour déterminer les rapports métriques d’une variété à dimensions, susceptible d’une représentation sous la forme supposée, on a trouvé tout à l’heure que fonctions du lieu sont nécessaires ; si donc on donne, en chaque point, la mesure de la courbure suivant directions superficielles, on pourra déterminer par leur moyen les rapports métriques de la variété, pourvu seulement qu’entre ces valeurs il n’existe pas des relations identiques, relations qui, effectivement, n’existent pas en général. Les rapports métriques de ces variétés, où l’élément linéaire est représenté par la racine carrée d’une expression différentielle du second degré, peuvent ainsi s’exprimer d’une manière tout à fait indépendante du choix des grandeurs variables. On peut encore, dans ce but, suivre une marche toute semblable dans le cas des variétés où l’élément linéaire s’exprime moins simplement, par exemple, au moyen de la racine quatrième d’une expression différentielle du quatrième degré. Alors l’élément linéaire ne serait plus, en général, réductible à la forme de la racine carrée d’une somme de carrés d’expressions différentielles, et par conséquent, dans l’expression du carré de l’élément linéaire, l’écart de la planarité serait un infiniment petit du deuxième ordre, tandis que, dans les variétés considérées précédemment, cet écart était un infiniment petit du quatrième ordre. Cette propriété de ces dernières variétés peut bien être nommée planarité dans les parties infinitésimales. Mais la propriété de ces variétés, la plus importante pour notre objet actuel, et la seule en vue de laquelle nous avons étudié ici ces variétés, est celle qui consiste en ce que les rapports des variétés de deux dimensions peuvent se représenter géométriquement par des surfaces, et que ceux des variétés d’un plus grand nombre de dimensions peuvent se ramener à ceux des surfaces qu’elles renferment. Cela demande encore une courte explication.


§ III.


Dans la manière de concevoir les surfaces, aux rapports métriques intrinsèques, dans lesquels on n’a à considérer que les longueurs des chemins tracés sur ces surfaces, se mêle toujours l’idée de leur position relativement aux points placés en dehors d’elles. Mais on peut faire abstraction des rapports extérieurs, lorsqu’on fait subir à ces surfaces des changements tels que les longueurs des lignes qui y sont situées restent invariables, c’est-à-dire lorsqu’on les suppose flexibles sans extension, et que l’on considère comme de même espèce toutes les surfaces ainsi obtenues. Ainsi, par exemple, des surfaces cylindriques ou coniques quelconques seront regardées comme équivalentes à un plan, parce qu’elles peuvent s’y appliquer par simple flexion, leurs rapports métriques intrinsèques demeurant invariables, et toutes les propositions qui concernent ces rapports, c’est-à-dire toute la planimétrie, continuant à subsister. Elles sont, au contraire, essentiellement non équivalentes à la sphère, qui ne peut pas se transformer sans extension en un plan. D’après la recherche précédente, les relations métriques intrinsèques, dans une grandeur à deux dimensions, lorsque l’élément linéaire peut s’exprimer par la racine carrée d’une expression différentielle du second degré, comme cela arrive dans les surfaces, sont caractérisées en chaque point par la mesure de courbure. On peut donner à cette quantité, dans le cas des surfaces, une interprétation sensible aux yeux, en établissant quel est le produit des deux courbures de la surface au point considéré, ou encore, que son produit par un triangle infiniment petit, formé de lignes de plus courte distance, est égal à la moitié de l’excès de la somme des angles de ce triangle, évalués en parties du rayon, sur deux angles droits. La première définition supposerait ce théorème, que le produit des deux rayons de courbure reste invariable lorsque la surface subit une simple flexion ; la seconde supposerait que, pour le même lieu, l’excès de la somme des angles d’un triangle infiniment petit sur deux angles droits est proportionnel à l’aire du triangle. Pour donner une représentation saisissable à la mesure de courbure d’une variété de dimensions en un point donné et suivant une direction superficielle donnée passant par ce point, il faut partir de ce qu’une ligne de plus courte distance, partant d’un point, est complètement déterminée, quand on donne sa direction initiale. D’après cela, on obtient une surface déterminée en prolongeant, suivant des lignes de plus courte distance, toutes les directions initiales partant du point donné et situées sur l’élément superficiel donné, et cette surface a, au point donné, une mesure de courbure déterminée, qui est en même temps la mesure de courbure de la variété de dimensions au point donné et suivant la direction superficielle donnée.


§ IV.


Avant de passer aux applications à l’espace, il faut encore présenter quelques considérations sur les variétés planes en général, c’est-à-dire sur les variétés dans lesquelles le carré de l’élément linéaire peut être représenté par une somme de carrés de différentielles exactes.

Dans une variété plane de dimensions, la mesure de courbure en chaque point et dans chaque direction est nulle ; or, d’après la discussion précédente, il suffit, pour déterminer les rapports métriques, de savoir qu’en chaque point elle est nulle suivant directions superficielles, dont les mesures de courbure sont indépendantes entre elles. Les variétés dont la mesure de courbure est partout peuvent être considérées comme un cas particulier des variétés dont la mesure de courbure est partout constante. Le caractère commun de ces variétés, dont la mesure de courbure est constante, peut aussi s’exprimer en disant que les figures peuvent s’y mouvoir sans subir d’extension. Car il est évident que les figures ne pourraient y être susceptibles de translations et de rotations arbitraires, si la mesure de courbure n’était la même en chaque point et dans toutes les directions. Mais, d’autre part, les rapports métriques de la variété sont complètement déterminés par la mesure de courbure ; donc les rapports métriques autour d’un point et dans toutes les directions sont exactement les mêmes qu’autour d’un autre point, et par suite on peut, à partir de ce point, exécuter les mêmes constructions, d’où il s’ensuit que, dans les variétés où la mesure de courbure est constante, on peut donner aux figures une position arbitraire quelconque. Les rapports métriques de ces variétés dépendent seulement de la valeur de la mesure de courbure, et, quant à la représentation analytique, nous remarquerons que, si l’on désigne cette valeur par , on pourra donner à l’expression de l’élément linéaire la forme

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§ V.


Pour éclaircir ce qui précède par un exemple géométrique, considérons les surfaces de mesure de courbure constante. Il est aisé de voir que les surfaces dont la mesure de courbure est constante et positive peuvent toujours s’appliquer sur une sphère dont le rayon est égal à l’unité divisée par la racine carrée de la mesure de courbure ; mais, pour embrasser d’un coup d’œil la variété tout entière de ces surfaces, donnons à l’une d’elles la forme d’une sphère, et aux autres la forme de surfaces de révolution la touchant suivant l’équateur. Les surfaces de plus grande mesure de courbure que cette sphère toucheront alors la sphère intérieurement et prendront une forme semblable à la partie extérieure d’une surface annulaire, la plus éloignée de l’axe de cette surface. Elles seraient applicables sur des zones de sphères de rayon moindre, mais recouvriraient ces zones plus d’une fois. Les surfaces de moindre mesure de courbure positive s’obtiendront en découpant, sur des surfaces sphériques de plus grand rayon, un fuseau limité par deux demi-grands cercles, et unissant entre elles les lignes de section. La surface de mesure de courbure nulle sera une surface cylindrique ayant pour base l’équateur ; les surfaces de mesure de courbure négative toucheront ce cylindre extérieurement et auront une forme semblable à celle de la partie intérieure d’une surface annulaire, tournée vers l’axe. Si l’on considère ces surfaces comme le lieu où peut se mouvoir un segment superficiel, de même que l’espace est le lieu où se meuvent les corps, le segment superficiel sera mobile sans extension sur toutes ces surfaces. Les surfaces à mesure de courbure positive pourront toujours recevoir une forme telle que les segments superficiels puissent, de plus, s’y mouvoir sans flexion, et cette forme sera celle d’une sphère ; mais cela ne se peut plus dans le cas de la mesure de courbure négative. Outre cette propriété des segments superficiels d’être indépendants du lieu, la surface de mesure de courbure nulle possède encore la propriété que la direction est indépendante du lieu, propriété qui n’existe pas chez les autres surfaces.


C. — Application à l’espace.


§ I.


Après cette étude sur la détermination des rapports métriques d’une grandeur de dimensions, on peut maintenant indiquer les conditions suffisantes et nécessaires pour la détermination des rapports métriques de l’espace, lorsqu’on admet comme hypothèses que les lignes sont indépendantes de leur position, et que l’élément linéaire est exprimable par la racine carrée d’une expression différentielle du second degré, c’est-à-dire que l’espace est une grandeur plane dans ses parties infinitésimales.

Elles peuvent d’abord s’exprimer en demandant que la mesure de courbure en chaque point soit nulle suivant trois directions superficielles, et par suite les rapports métriques de l’espace sont déterminés, si la somme des angles d’un triangle est partout égale à deux droits.

Si l’on suppose, en second lieu, comme Euclide, une existence indépendante de la position, non seulement pour les lignes, mais encore pour les corps, il s’ensuit que la mesure de courbure est partout constante, et alors la somme des angles est déterminée dans tous les triangles, lorsqu’elle l’est dans un seul.

Enfin l’on pourrait encore, en troisième lieu, au lieu d’admettre que la longueur des lignes est indépendante du lieu et de la direction, supposer que leur longueur et leur direction sont indépendantes du lieu. D’après ce point de vue, les changements de lieu ou les différences de lieu sont des grandeurs complexes, exprimables au moyen de trois unités indépendantes.


§ II.


Dans le cours des considérations que nous venons de présenter, nous avons d’abord séparé les rapports d’étendue ou de région des rapports métriques, et nous avons trouvé que, pour les mêmes rapports d’étendue, on pourrait concevoir différents rapports métriques ; nous avons ensuite cherché les systèmes de déterminations métriques simples, au moyen desquels les rapports métriques de l’espace sont complètement déterminés, et dont toutes les propositions concernant ces rapports sont des conséquences nécessaires. Il nous reste maintenant à examiner comment, à quel degré et avec quelle extension ces hypothèses sont confirmées par l’expérience. À ce point de vue, il existe, entre les simples rapports d’étendue et les rapports métriques, cette différence essentielle que, dans les premiers, où les cas possibles forment une variété discrète, les résultats de l’expérience ne sont, à la vérité, jamais complètement certains, mais ne sont pas inexacts ; tandis que, dans le second, où les cas possibles forment une variété continue, toute détermination de l’expérience reste toujours inexacte, quelque grande que puisse être la probabilité de son exactitude approchée. Cette circonstance devient importante lorsqu’il s’agit d’étendre ces déterminations empiriques au delà des limites de l’observation, dans l’immensurablement grand ou dans l’immensurablement petit ; car les seconds rapports peuvent évidemment devenir de plus en plus inexacts, dès que l’on sort des limites de l’observation, tandis qu’il n’en est pas de même des premiers.

Lorsqu’on étend les constructions de l’espace à l’immensurablement grand, il faut faire la distinction entre l’illimité et l’infini ; le premier appartient aux rapports d’étendue, le second aux rapports métriques. Que l’espace soit une variété illimitée de trois dimensions, c’est là une hypothèse qui s’applique dans toutes nos conceptions du monde extérieur, qui nous sert à compléter à chaque instant le domaine de nos perceptions effectives et à construire les lieux possibles d’un objet cherché, et qui se trouve constamment vérifiée dans toutes ces applications. La propriété de l’espace d’être illimité possède donc une plus grande certitude empirique qu’aucune autre donnée externe de l’expérience. Mais l’infinité de l’espace n’en est en aucune manière la conséquence ; au contraire, si l’on suppose les corps indépendants du lieu, et qu’ainsi l’on attribue à l’espace une mesure de courbure constante, l’espace serait nécessairement fini, dès que cette mesure de courbure aurait une valeur positive, si petite qu’elle fût. En prolongeant, suivant des lignes de plus courte distance, les directions initiales situées dans un élément superficiel, on obtiendrait une surface illimitée de mesure de courbure constante, c’est-à-dire une surface qui, dans une variété plane de trois dimensions, prendrait la forme d’une surface sphérique, et qui serait par conséquent finie.


§ III.


Les questions sur l’immensurablement grand sont des questions inutiles pour l’explication de la nature. Mais il en est autrement des questions sur l’immensurablement petit. C’est sur l’exactitude avec laquelle nous suivons les phénomènes dans l’infiniment petit, que repose essentiellement notre connaissance de leurs rapports de causalité. Les progrès des derniers siècles dans la connaissance de la nature mécanique dépendent presque seulement de l’exactitude de la construction, qui est devenue possible, grâce à l’invention de l’analyse de l’infini, et aux principes simples découverts par Archimède, par Galilée et par Newton, et dont se sert la Physique moderne. Mais dans les Sciences naturelles, où les principes simples manquent encore pour de telles constructions, on cherche à reconnaître le rapport de causalité en suivant les phénomènes dans l’étendue très petite, aussi loin que le permet le microscope. Les questions sur les rapports métriques de l’espace dans l’immensurablement petit ne sont donc pas des questions superflues.

Si l’on suppose que les corps existent indépendamment du lieu, la mesure de courbure est partout constante, et il résulte alors des mesures astronomiques qu’elle ne peut être différente de zéro ; dans tous les cas, il faudrait que sa valeur réciproque fut une grandeur en présence de laquelle la portée de nos télescopes serait comme nulle. Mais si cette indépendance entre les corps et le lieu n’existe pas, alors, des rapports métriques reconnus dans le grand, on ne peut rien conclure pour ceux de l’infiniment petit ; alors la mesure de courbure de chaque point peut avoir suivant trois directions une valeur arbitraire, pourvu que la courbure totale de toute portion mesurable de l’espace ne diffère pas sensiblement de zéro ; il peut s’introduire des rapports encore plus compliqués, lorsqu’on ne suppose plus que l’élément linéaire puisse être représenté par la racine carrée d’une expression différentielle du second degré. Or, il semble que les concepts empiriques, sur lesquels sont fondées les déterminations métriques de l’étendue, le concept du corps solide et celui du rayon lumineux, cessent de subsister dans l’infiniment petit. Il est donc très légitime de supposer que les rapports métriques de l’espace dans l’infiniment petit ne sont pas conformes aux hypothèses de la Géométrie, et c’est ce qu’il faudrait effectivement admettre, du moment où l’on obtiendrait par là une explication plus simple des phénomènes.

La question de la validité des hypothèses, de la Géométrie dans l’infiniment petit est liée avec la question du principe intime des rapports métriques dans l’espace. Dans cette dernière question, que l’on peut bien encore regarder comme appartenant à la doctrine de l’espace, on trouve l’application de la remarque précédente, que, dans une variété discrète, le principe des rapports métriques est déjà contenu dans le concept de cette variété, tandis que, dans une variété continue, ce principe doit venir d’ailleurs. Il faut donc, ou que la réalité sur laquelle est fondé l’espace forme une variété discrète, ou que le fondement des rapports métriques soit cherché en dehors de lui, dans les forces de liaison qui agissent en lui.

La réponse à ces questions ne peut s’obtenir qu’en partant de la conception des phénomènes, vérifiée jusqu’ici par l’expérience, et que Newton a prise pour base, et en apportant à cette conception les modifications successives, exigées par les faits qu’elle ne peut pas expliquer. Des recherches partant de concepts généraux, comme l’étude que nous venons de faire, ne peuvent avoir d’autre utilité que d’empêcher que ce travail ne soit entravé par des vues trop étroites, et que le progrès dans la connaissance de la dépendance mutuelle des choses ne trouve un obstacle dans les préjugés traditionnels.

Ceci nous conduit dans le domaine d’une autre science, dans le domaine de la Physique, où l’objet auquel est destiné ce travail ne nous permet pas de pénétrer aujourd’hui.


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  1. Ce Mémoire a été lu par l’Auteur le 10 juin 1854 à l’occasion de ses épreuves d’admission à la Faculté philosophique de Göttingue. Ainsi s’explique la forme de son exposition, où les recherches analytiques ne sont qu’indiquées. On trouvera quelques éclaircissements dans les Notes au Mémoire envoyé en réponse à une question mise au Concours par l’Institut de Paris. (Voir Riemann, 2e édit., p. 405). — (Weber et Dedekind.)
  2. Varietas, Mannigfaltigkeit. Voir Gauss, Theoria res. biquadr., t. II, et Anzeige zu derselben (Werke, t. II, p. 110, 116 et 118). — (J. Houel.)
  3. Ebenheit dans l’original. — (J. Hoüel.)