Noëlle Roger
Sur les chemins de l’Albanie
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 420-442).
SUR
LES CHEMINS DE L’ALBANIE

II[1]


LA CITÉ BYZANTINE

A l’autre extrémité de la plaine brûlante, adossée aux premières marches de ce puissant massif du Tomor qui domine l’Albanie centrale, la ville de Bérat enjambe le fleuve Ossum, étageant le long des rives en gradins ses toits de tuile, ses façades blanches qu’on dirait posées les unes sur les autres. Une citadelle, aperçue de très loin, couronne la colline nue où Bérat s’appuie, et ses vieux murs enferment tout un quartier, isolé par les pentes desséchées, la cité chrétienne. Bérat est la seule ville d’Albanie qui présente cette séparation absolue. Bordant le fleuve, autour du bazar et des mosquées, les maisons musulmanes s’enferment dans leurs jardins. Un hôpital tout neuf attend des malades. Le maire parle de reconstruire ce beau pont de pierre qui fut détruit par les Serbes. On a l’impression d’une cité vivante à la limite de deux déserts, celui de la plaine et celui des montagnes. Mais à mesure que l’on s’élève au flanc de l’âpre colline, on croit découvrir le passé... Une porte voûtée s’ouvre dans le mur où toutes les périodes de l’histoire ont apporté leur pierre. A la base, les puissantes dalles cyclopéennes s’emboîtent les unes dans les autres. Les Romains n’eurent guère à retoucher ce travail de géants. Les Vénitiens refirent la partie supérieure de la muraille, en se servant ici et là des blocs taillés par les Pélasges et qu’ils encastraient parmi leurs moellons. Et les Turcs ont réparé les brèches et construit au sommet de la colline un petit minaret, tout en respectant la cité chrétienne. Ainsi quatre civilisations ont remué ces pierres, collaboré à ce massif et se sont abritées derrière cette enceinte… Sitôt qu’on l’a franchie, on se trouve transporté à des siècles de distance, dans la bourgade byzantine demeurée intacte, dédale de ruelles qui s’enchevêtrent autour de la colline. Les maisons se dissimulent pudiquement derrière les hauts murs que dépassent des rameaux de vigne et de figuiers. Parfois une porte s’entr’ouvre, d’amples robes sombres apparaissent une seconde, des visages furtifs, et l’on surprend, à travers un berceau de pampres, une façade blanche aux fenêtres discrètes.

Cette bourgade de 700 habitants ne possède pas moins de vingt-cinq églises, datant toutes de l’époque byzantine. Il faut les chercher dans le labyrinthe des ruelles. Basses, réduites, protégées par des murs, on dirait qu’elles se cachent. En voici une, dérobée au fond d’une étable... On entre dans l’étable obscure. Le toit s’appuie sur de grosses poutres. Mais une porte s’ouvre. Et l’on voit briller, autour des figures de saints, les auréoles d’argent et les fonds d’or des vieux tableaux le long de l’iconostase. Des fresques couvrent les murs.

On pourrait, pendant toute une journée, aller de l’une à l’autre de ces églises, sans arriver à dresser l’inventaire de si nombreux trésors : fresques à demi rongées par l’humidité comme dans cette église à coupole, suspendue au bord de la pente ; bois sculpté des chaires et des iconostases ; anciennes croix d’émail ; tableaux peints sur bois où se détachent de beaux visages sombres, les purs ovales des figures de vierges, sourires mystérieux qui s’effacent ; vieux livres aux reliures d’argent repoussé... L’église métropolitaine, Sainte-Marie, possédait, dit-on, un manuscrit de saint Jean Chrysostome qui a disparu... Combien ces reliques sont impressionnantes, lorsqu’on les découvre ainsi dans les églises secrètes qui les cachèrent au cours des siècles, enveloppées elles-mêmes de mystère, le long des ruelles tortueuses qui se resserrent pour les mieux défendre, et avant autour d’elles leurs fidèles rassemblés !

La cité chrétienne est privée d’eau. L’ancien aqueduc est rompu. Et ce sont les caravanes de petits ânes qui la ravitaillent. Qu’importe !... Au sommet de sa colline, elle respire du moins. Des souffles frais la visitent. Elle regarde à ses pieds la ville moderne oppressée par la chaleur au bord du fleuve, et la plaine où s’attarde l’Ossum, et qu’interrompt brusquement le massif du Tomor, haute pyramide bleue, reposant sur son double épaulement. Elle regarde, en aval de l’Ossum, cette montagne longue, coupée de ravines régulières, et qu’on dirait découronnée. La légende veut que le dieu Tomor, jaloux de ce voisin, le décapita d’un coup de sabre, et lui infligea ces profondes entailles, — poétique symbole de l’action des terribles orages qui s’amassent sur le Tomor.

La lumière tombante baigne les vieilles murailles et les toits rapprochés de la cité byzantine. Bérat, déjà dans l’ombre, semble s’étirer d’aise à l’approche du crépuscule. Je distingue encore, à l’entrée de la ville, les trois tombeaux pareils, protégés par des arcs de pierre, les tombeaux de trois femmes qu’on enterra vivantes à cette place, dit-on, pour que la forteresse résistât aux injures du temps. Leur supplice n’a pas été vain... la forteresse a tenu... La forteresse a gardé fidèlement la petite cité qui a subi la loi du Basileus, participé de loin à sa grandeur, reçu de sa capitale son goût, son ordre, et, de toute cette magnificence, comme un reflet qu’elle a gardé.

Aujourd’hui nous avons erré dans les temps qui ont précédé l’invasion turque, sans qu’aucune note discordante, aucun rappel de la vie moderne, vint nous éveiller de ce rêve. Demain le hasard du voyage nous emportera au fond d’un passé plus reculé encore,


LE DIEU TOMOR

Au sommet du Tomor. Le départ de Bérat, hier matin, à cheval ; notre caravane traversant la plaine brûlante et franchissant, l’un après l’autre, tous les hauts contreforts escarpés, couverts d’arbousiers, d’arbres de Judée où s’accrochent les vignes sauvages ; et enfin la croupe gigantesque, ces deux mille quatre cents mètres qu’il faut gravir ; la pente pierreuse et raide, et le vent si frais qu’on aspirait comme une gorgée d’eau pure, comme cette eau de source limpide et froide qui réglait nos étapes, l’immense pays bleu déployé d’heure en heure, ! les chaînes se levant les unes derrière les autres, les fleuves qui n’étaient plus que d’étroits sentiers d’azur divaguant dans la plaine blonde, — comme elles sont présentes encore toutes ces images ! Et puis le crépuscule. Cette montagne déserte qui se resserre autour de nous. La pente interminable. La fatigue. Voici dix heures que nous sommes en selle. Nos yeux cherchent le long des escarpements désolés, interrogent en vain cette coupure de rocher, les espaces assombris, les bois lointains. Et tout à coup, la lumière da couvent bektachi, ce point de feu, posé si haut, qui nous appelle, cette lumière humaine après tant d’obscurité et de solitude. Combien de temps sembla-t-elle reculer devant nous ? Et puis l’arrivée. Les formes blanches des derviches rangées sur l’escalier, et Baba Iliaz qui s’avançait à la rencontre des voyageurs exténues, les saluant de sa voix grave et douce :

— Les pierres et les forêts vous remercient d’être venus...

La chambre préparée, les nattes sur lesquelles on se laisse tomber, et, dans la somnolence de l’extrême fatigue, les chants albanais qu’on écoute monter de la chambre voisine, ardents et sauvages, soutenus par deux notes de basse, monotones, prolongées.

Et ce matin, le départ à cheval pour le sommet. Daba Iliaz voudrait nous retenir. L’air du Tomor guérit la fièvre, affirme-t-il. Il a revêtu, pour la photographie, son costume de guerre, le manteau brun par-dessus sa robe blanche, et la hache à double tranchant. Son visage spiritualisé sourit, ses yeux brillent. Et nous songeons au pouvoir mystérieux de cet homme, qui, d’un mot, lève des centaines de volontaires prêts à mourir... Ses derviches l’entourent. Ils portent sur la poitrine cette pierre taillée à angles vifs, la pierre sacrée d’Angora, à reflets changeants, à veines colorées, pareille à celle que Daba Iliaz m’a donnée et que je lui ai promis de garder toujours...

L’accueillante maison s’éloigne. A présent, c’est le chaos de schistes où vivent seuls quelques pins tourmentés par les vents. Vraiment, l’air du Tomor guérit la fièvre ! Et ces grandes vagues de brouillard qui montent par intervalles, avec quelles délices nous respirons leur humidité fraîche ! Le Tomor, couronné de nuages... disait déjà Homère...

Les derniers pins ont disparu depuis longtemps. Quelques saxifrages, des renoncules intrépides s’obstinent encore parmi les rochers. Le sommet. Une tête étroite où s’emboite un mur circulaire en pierres sèches. Trois marches donnent accès à l’intérieur de cette enceinte ronde, tapissée de plaques de gazon sec et où des mains pieuses ont déposé en offrande des poignées de blé... Ceci est le sanctuaire où viennent prier les derviches avant le sacrifice. Car elle a survécu, la coutume d’immoler un bélier propitiatoire. Une fois l’an, à la fin d’août, le Tomor, « baba Tomor, » comme disent les paysans, se couvre de pèlerins qui montent offrir au Dieu jaloux un mouton qu’on égorge à quelques pas, sur ces pierres plates, demeurées rouges, — comme on va égorger le nôtre, tout à l’heure.

Le derviche, déjà s’approche du cheval pour délier la victime. Elle ne se débat pas. Elle attend, sa douce figure posée sur les cailloux. Elle a cette expression de résignation suppliante de ceux qui connaissent leur destin. Je n’irai pas la voir expirer sous le couteau du sacrificateur...

Quelle réminiscence obscure des holocaustes millénaires se poursuit en ce lieu consacré ? Le souvenir d’Abraham peut-être conduit la main du prêtre. Sans doute, les Pélasges apaisaient-ils ainsi les colères de leurs dieux, et ces pentes abruptes n’ont jamais cessé d’être jonchées de débris d’os et de cornes.

La tradition identifie le Tomor au dieu Zeus lui-même. Et l’on raconte que deux colombes s’étant abattues à cette place où nous sommes, Jupiter leur donna la volée, et l’une d’elles arriva au temple de Dodone, sur le Tomor de Janina. Ainsi s’affirme une correspondance mystérieuse entre les deux montagnes saintes, le Tomor de Bérat et celui de Dodone.

Homère a mis dans la bouche d’Achille cette invocation, où les lettrés albanais se plaisent à reconnaître une allusion à leur Tomor : « Zeus, ô roi pélasgique de Dodone, toi qui, habitant au loin, commandes sur Dodone enveloppée par l’hiver... »


Nous venons de faire le geste millénaire conjurant le mauvais destin. Appuyés contre le mur d’enceinte, en ce lieu qui voit se poursuivre, depuis les âges mythiques, le même rite, dominant ce pays, où la vie se continue si semblable à elle-même, nous sentons s’abolir la convention du temps... Et par-dessus les siècles évanouis, il semble que devienne sensible la chaîne qui nous relie à l’humanité primitive. Nos yeux cherchent à percer la brume et à deviner, le long de l’échine pierreuse, la silhouette de ces hommes qui s’approchaient lentement, portant sur leur épaule un bélier aux pattes liées.

Ancêtres lointains d’Homère... contemporains de Troie...

Année après année, siècle après siècle, indifférents aux catastrophes et aux triomphes, aux guerres d’Alexandre, à la Grèce asservie, à l’effondrement de l’Empire romain, à la chute de Byzance, des hommes semblables, effarés devant leur pauvre destinée obscure, gravissaient le Tomor afin de refaire le sacrifice éternel...

Ils sont venus. Nous sommes venus. Qui donc parlait des complications modernes ? Illusions, sans doute...


LA FRONTIÈRE DU SUD

La plaine sauvage se déroule, interminable, dominée par la silhouette solitaire et déjà lointaine du Tomor. Pour traverser l’Ossum, il faut atteler des buffles aux automobiles. La route n’est plus qu’une piste labourée d’ornières. A chaque fossé l’on s’arrête, et l’équipe d’ouvriers qui nous suit doit consolider le pont...

Et voici que le chauffeur s’égare le long des courbes déconcertantes du Semeni, toutes semblables, glauques entre leurs rives argileuses. De rares villages éparpillent leurs maisons de pisé, ombragées par des arbres très hauts, où grimpe la vigne, et parmi leur feuillage pendent de lourdes grappes. Il fait nuit lorsque nous atteignons Valona.

Au bord de sa baie calme comme un lac, protégée par la longue pointe de Linguetta et par le rocher désert de Saseno, Valona (Vlora) abrite ses maisons blanches et ses mosquées au pied des collines couvertes d’oliviers, première marche de ce nœud de montagnes qui la séparent de la vallée d’Argyrokastro.

De vastes cimetières italiens attestent la longueur d’une occupation malheureuse. Et sur la colline, proche de la citadelle, le village de Kanina, entièrement détruit, rappelle qu’on s’est battu tout autour de Valona.

— Mahomet est à Dieu et Vlora aux patriotes, disent les Albanais.

Au sommet de cette haute montagne dirigée vers le Sud, et dont les crêtes semblent inaccessibles, les chefs de village se rencontrèrent un jour de mai, l’année dernière. Comme les Suisses du XIIIe siècle, réunis au Grutli, ils firent le serment de mourir ou de libérer leur sol. Au début de juin, ils commencèrent leur offensive. Ils avaient à combattre une armée, munie d’artillerie et d’avions, solidement fortifiée, protégée par des vaisseaux de guerre. Eux ne comptaient pas un millier d’hommes. Ils ne possédaient pas un canon... Mais ils attaquaient la nuit pour qu’on ne devinât pas leur petit nombre, et ils tiraient très vite afin d’imiter les mitrailleuses. Ils jetaient des peaux de mouton sur les fils barbelés, et ils passaient. Leurs femmes venaient la nuit les ravitailler dans les montagnes... Au mois de septembre, Valona, libérée, appartenait aux patriotes.

A partir de Valona commence à se déployer la chaîne de la Chimère (Himara) où les oranges et les citrons mûrissent, où les fruits sont les plus beaux de l’Albanie : une longue barrière de montagnes regardant l’Adriatique. Des villages enfouis sous les arbres. Une population chrétienne, rebelle au joug turc et qui avait su garder ses privilèges, sa législation spéciale. Aujourd’hui, les Himariotes sont ralliés au gouvernement de Tirana, qui, avec un grand bon sens, leur a laissé quelques-unes de leurs prérogatives. Leur chef-lieu est Himara, un beau village ombragé de chênes, sur un épaulement de la montagne, que nous atteignons à cheval.

On nous montre la maison où le voyageur Pouqueville, consul de France à Janina auprès d’Ali Pacha, au début du XIXe siècle, est descendu, la chambre où il s’est reposé, celle-là même où l’on a servi notre repas. L’hôte parle avec une tendresse respectueuse du passant illustre reçu par son aïeul. Et je rêve à la fenêtre, en contemplant les ressauts verdoyants au-dessous des toits, et les pentes arides qui tombent dans la mer. Ce village, si perdu, si lointain, d’accès si difficile, depuis cette visite mémorable, à combien d’hôtes étrangers a-t-il donné l’hospitalité ? Peut-être sommes-nous les premiers pour qui la chambre de Pouqueville s’est rouverte...

Sur la place, les paysans dansent la danse nationale, la Pyrrhique, la danse de Pyrrhus, le divertissement préféré des Albanais. Les hommes se tiennent par la main et l’un d’eux conduit la file, tout en faisant tourner son mouchoir. Ils exécutent un lent piétinement comme s’ils terrassaient et écrasaient un invisible ennemi couché sous leurs pieds. Parfois le rythme se précipite, le chant devient un cri de joie ou de victoire ou de dure ironie, chant d’amour ou de guerre, les deux thèmes éternels qui s’expriment en accents presque identiques, rudes, sombres, amers... La joie des Albanais a toujours une résonance désenchantée. Lentement, ces hommes souples se baissent, se relèvent, se balancent, martèlent le sol en cadence, et le chef de file, un vieux paysan aux longues mèches grises, entonne un chant grave, une sorte de mélopée où nous reconnaissons des syllabes familières, un mot qui revient comme une invocation : Elvetia... Elvetia... Cet illettré improvise un chant en l’honneur de notre pays.

« Si Dieu revenait visiter l’Albanie, il la trouverait telle qu’il l’a faite, » dit un proverbe albanais. Ce mot me revient à l’esprit le long de la route qui franchit les hauts massifs séparant Valona de Tepeleni. La vallée déroule au-dessous de l’étroite corniche des profondeurs limpides ; ces ondulations nues où le calcaire affleure sont comme baignées d’azur. Aucune ville, aucune trace humaine, pas un chemin, pas même un pont sur celle Vjusa bleue au milieu de son lit trop large. Les rares villages que le regard finit par découvrir paraissent inaccessibles au flanc des vallonnements et l’on cherche en vain le sentier qui les dessert.

Mais la vallée d’Argyrokastro qui se resserre autour de nous, apparaît telle que les hommes l’ont laissée, — couverte de ruines. Elle s’allonge entre de hautes montagnes arides où les villages, cramponnés à mi-hauteur, se rapprochent, formant, au milieu de ce désert, de brèves oasis. Opiniâtrement, au prix de quels efforts ! ils ont découpé quelques champs dans la pierraille. Aujourd’hui, leurs arbres n’ombragent plus que des pans de maisons détruites. Au printemps et en été 1914, les Grecs, se retirant et déjà prêts à revenir, ont tout brûlé.

On passe un col et l’on voit apparaître les murs béants de la citadelle de Tepeleni, chaos de pierre dressé sur le ciel.

Tepeleni, brûlée en juillet 1914, avait relevé tant bien que mal quelques-unes de ses ruines. Une partie de ses 4 000 habitants essayaient d’y vivre, lorsqu’en décembre 1920, un tremblement de terre parfit la besogne des Grecs, bousculant ces décombres, mêlant ces ruines qui ne sont plus que des torrents de moellons, des amas de blocs, enfermés dans les vieilles murailles encore debout, une confusion de débris où l’on chemine à grand peine. Jusqu’à l’eau du canal qui s’est perdue... Nous retrouvons les bases de la maison d’Ali Pacha ; un pan de façade, un fragment de frise sur une dalle brisée : c’est tout.

On nous conduit au delà du chaos de la ville, à l’endroit qu’il préférait, assure la tradition : une étroite terrasse qui commande toute la longue vallée, le fleuve, l’ouverture du défilé de Klissura, et, sur le versant d’en face, ce village de Codra, tristement célèbre, où les Grecs de 1914 ont massacré dans une église deux cents musulmans.

Ali de Tepeleni, pacha de Janina, aventurier de grande allure, héros de la lignée des Pyrrhus et des Scanderbeg, égaré à la fin du XVIIIe siècle, remplit du bruit de ses combats le Sud de l’Albanie qu’il avait arraché aux Ottomans. Ce mahométan cherchait en Occident des alliances, et il soutint la révolution grecque, croyant trouver chez les insurgés un appui pour l’Albanie indépendante. Ce fut sa perte. En 1822, les Turcs l’assiégèrent à Janina et le firent assassiner. Il avait quatre-vingt-un ans. Sans doute les Grecs avaient-ils oublié cette page e leur histoire lorsqu’ils réduisirent à néant la ville natale de leur premier défenseur.

Ali Pacha, de Tepeleni... figure complexe, ambitieux et implacable, qui voulait l’indépendance de son pays, mais aussi sa propre grandeur, chef génial, d’une valeur obstinée, — comme il nous plait de le voir assis sur cette terrasse et contemplant son patrimoine !... L’homme de fer qui brûla et massacra, sans pitié, était donc sensible à cet accent des choses... Les montagnes dénudées qui s’embrasent dans la lumière oblique, l’ascension victorieuse des ombres violettes, et la rivière errante au milieu de son lit, cette intimité et cette rudesse des hautes vallées qui enferment et protègent comme une maison élargie, — ou comme une citadelle bien défendue... — l’endroit qu’il aimait, dit la tradition.

Tepeleni n’est point abandonné. Quelques habitants sont installés dans des baraques et vivent parmi cette détresse des pierres. Ils ont orné la mairie d’ares de verdure... Où donc ont-ils trouvé ces feuillages ?

Des hommes sont entrés, un à un, noblement, dans la pauvre chambre qu’ils remplissent de leur splendeur : ils portent la fustanelle blanche, la haute ceinture dorée où reluisent les pistolets d’argent, la veste passementée d’or, les guêtres brodées. Ils viennent d’Argyrokastro à notre rencontre. Leurs visages sont énergiques et maigres. La dignité de leur maintien fait de chacun d’eux un chef. Et lorsqu’ils défilent au soleil, dans l’éclat de leur costume blanc et or, on cherche involontairement des yeux les hommes qu’ils commandent. Quelle vision de l’Orient féodal ! Ils nous précèdent sur la route. Les autos dopassent des caravanes sans fin de petits ânes et de chevaux chargés qui vont à l’amble, derrière leur conducteur installé sur un bât. Et leur piétinement soulève une poussière dorée.

La vallée se déploie toute droite entre ses montagnes blanches, de plus en plus désertiques, dont les ombres du soir font saillir les reliefs. Etrange paysage sculptural où les lignes, en l’absence des couleurs et des détails, s’affirment souveraines. De distance en distance, sur les deux versants, un village accroché aux pentes entasse des ruines que l’on confondrait avec le rocher, si ce n’était leur vive ceinture d’arbres, brève tache sombre parmi l’entassement des calcaires.

Au milieu de ces blancheurs qui bleuissent en cette fin de jour, les murailles violettes de la citadelle d’Argyrokastro se sont dressées à la cime d’un épaulement de la montagne, sur des assises de rocs, telle la floraison logique de tout ce dur paysage. Des maisons apparaissent serrées contre les flancs escarpés, fleuve humain qui se déverse largement le long des pentes. Une ville, dans ce désert de pierres, quel paradoxe ! Elle n’a pour jardin que la plaine étroite et lointaine, à ses pieds, où sinue le fleuve bleu, et, pour horizon éternel, en face, en aval, en amont, au-dessus d’elle, que cet entassement de rochers.

Mais aussi quelle gravité est sur elle, et quel caractère de puissance ! La splendeur de ce coucher de soleil la fond dans son cadre cyclopéen, l’inonde de rose léger, la parcourt d’ombres fines, ciselant à la fois les blocs et les maisons, dispensant à la ville dépouillée une magnificence inconnue des plus somptueux jardins...

Lorsque le jour s’est levé, Argyrokastro n’a pas déçu cette impression émerveillée. Du haut de la forteresse, le regard l’embrasse tout entière, agrippée à cinq contreforts parallèles que séparent des entailles profondes, et dont on dit qu’ils sont les cinq doigts de la main de Fathma. Superposant leurs façades, comme les marches d’un escalier gigantesque, blanches sur leur fond blanc, les maisons portent très haut leur rang de fenêtres, et, défiantes, guettent l’horizon.

On descend le long des rues abruptes, ombragées par des toitures de vignes. L’animation grave du bazar rappelle qu’Argyrokastro est une ville de 6 000 habitants, habile à tisser la laine que les caravanes de petits ânes lui apportent.

Le marché aux grains rassemble autour des sacs de blé une foule silencieusement affairée. Les femmes s’enveloppent de longs manteaux sombres, laissant voir leurs bas, de nuances vives et mêlées. Beaucoup sont chrétiennes et ne se voilent pas. Toutes ont leur quenouille à la main, et elles filent en marchant. A quoique distance, les chevaux et les ânes attendent de repartir, inextricable enchevêtrement de têtes, de pattes, de queues qui battent, de selles au troussequin de cuivre. Et, sur tout cela, un soleil qui devient implacable.


Au sommet d’un premier éperon que domine la ville, se dresse le « tekké » des bektachis dans sa parure de cyprès et d’anciens tombeaux.

Quittant la chambre blanche, meublée de coussins et de nattes, où se poursuivait la causerie, le baba nous a conduits jusqu’à ce terre-plein qui couronne la colline, autour duquel les cyprès rapprochés mènent une ronde solennelle.

— C’est ici, dit-il, que je veux avoir mon tombeau...

Entre les hauts troncs droits, la ville apparaît découpée en une série de tableaux, comme les volets d’un triptyque. Chevauchant ses contreforts, élevant comme un diadème la citadelle d’Ali Pacha, elle s’inscrit sur le fond de grisaille symétriquement interrompu par le dur feuillage.

Et le baba, dans son ample robe blanche, avec sa barbe d’argent, et son noble visage illuminé, figure un saint, au premier plan... Il a fait apporter, sur cette terrasse qui me ravit, du café, des raisins, des cigarettes. Le jeune derviche qui nous sert s’incline très bas et se retire à reculons.

Il y a en Albanie quarante couvents de bektachis. Ils ont choisi, aux environs des villes et des villages, des sites solitaires et magnifiques. Les derviches s’adonnent à la culture ; les fruits de leurs jardins sont renommés. Leur secte, dont la fondation est attribuée par la légende à Ali Bektachi, descendant de Mahomet, et qui a pour centre religieux Hadji Bektachi dans le vilayet d’Angora, comporte des rites secrets. Elle représente le courant le plus libéral du mahométisme. Les bektachis recherchent la culture de l’âme et tendent à former l’homme complet, libre et maître dans la nature. Respectés de tous, ils comptent une quantité d’adeptes laïques. Ils n’ont pas cessé d’être les protagonistes de l’idée nationale. Sous la domination turque, ils enseignaient dans leurs « tekkés » la langue albanaise interdite. Leurs babas exercent une immense influence : prestige d’une existence irréprochable, dévouement à la chose publique, autorité de cette vie spirituelle qu’on voit paraître sur leur visage, simplicité royale de leur allure... Le baba bektachi, qui mène une existence retirée, presque pauvre, au delà des besoins humains, est un conducteur d’hommes.

Le baba d’Argyrokastro nous a précédés jusqu’à l’entrée de son « tekké ; » il a serré nos mains, embrassé le prêtre orthodoxe qui nous accompagnait, et, debout, entouré de ses derviches, il nous a suivis des yeux, tandis que nous descendions la pente escarpée.


Par le défilé de Klissura, étroit, désert, formidable entaille que la Vjusa s’est creusée dans le roc, et où passa l’armée de Pompée, par la vallée de Premeti moins aride, célèbre pour ses vergers et que longe la chaîne déchiquetée des Nemerika, par un dédale de hautes montagnes qu’il faut gravir, et puis descendre, pour remonter encore, nous sommes arrivés au pied d’un col aride, en forme de coupe, et nous avons aperçu, à une grande hauteur, au milieu de la coupe, une ville étrange, blanche d’un côté, sombre de l’autre, Ljaskoviki.

En approchant, on reconnaît des décombres, un pêle-mêle de pierraille, immense cimetière de maisons : c’est le quartier musulman, naguère très riche, avec de beaux jardins et les somptueuses demeures des beys qui venaient, l’été, en villégiature, respirer à mille mètres d’altitude.

Le quartier orthodoxe, épargné, s’entoure de longs baraquements, d’échoppes en bois, où la vie essaie de reprendre.

Ici, on nous a narré une effrayante histoire.

En 1914, les frontières ayant été fixées par la Commission internationale, et les Grecs sommés de se retirer, les Albanais s’avancèrent pour occuper Ljaskoviki. Le commandant grec demanda un délai. Il attendait des renforts, qui arrivèrent dans la nuit. Aussitôt il fit mettre le feu aux maisons musulmanes. Et il envoya dire à l’officier albanais, qui nous l’a raconté :

— À présent, venez la prendre, votre ville !

Dans ce champ de ruines confuses où aucune ne garde la figure d’une maison, on évoque les cités martyres de la France dévastée. Pendant des heures et des heures, cette évocation ne cessera de flotter devant nos yeux… Sur ces hauts plateaux couverts de maquis que domine dans le lointain la chaîne bleue du Pinde, le long de ces cirques de montagnes qui se succèdent, tous les villages sont rasés. Le plus important est Ersck, au milieu d’un cercle blond de collines, et que la route traverse : pauvres tas de pierres à côté de quelques maisons chrétiennes épargnées.

On passe un dernier col. Et le vaste plateau de Korça se déploie, enfermé dans des montagnes lointaines. La route suit une chaîne ravinée, aux arêtes aiguës, qui l’abrite à l’Est, et toute jalonnée de villages détruits. Korça apparaît enfin, tache rose dans le soleil oblique, adossée aux basses rampes d’une montagne couleur d’ocre et de soufre.

Korça, la plus grande ville d’Albanie après Scutari, est la plus active et la plus vivante. A 800 mètres d’altitude, elle échappe à la déprimante malaria. L’occupation française lui a laissé d’autres souvenirs que ce cimetière où les croix sont si rapprochées... Korça possède un lycée où l’on enseigne le français, et les écoliers sont venus chanter sous nos fenêtres, avec une prononciation impeccable, l’hymne suisse. Ils savent depuis longtemps la Marseillaise...

Korça aspire au progrès et à la « civilisation. » Les rues ont déjà un je ne sais quoi d’occidental. Ici, pour la première fois, nous voyons les femmes se mêler aux hommes dans une manifestation publique. Des femmes prennent part aux repas qu’on nous offre, et que servent, avec un entrain et une bonhomie charmante, les musiciens d’une jeune fanfare revenue d’Amérique. Vêtues à l’européenne, elles reçoivent dans leurs salons où les divans, les coussins et les nattes ont fait place à nos raides canapés et à nos chaises incommodes. Bien mieux, Korça a une société de dames, « la Renaissance, » qui poursuit un double but, de culture mutuelle et de philanthropie.

Dans la maison à moucharabieh où elles se réunissent une fois par semaine, elles m’ont invitée. Elles étaient là plus d’une cinquantaine et remplissaient les deux salles. Le comité se tenait à l’entrée et les femmes musulmanes aux amples et longues jupes sombres alternaient avec les chrétiennes. Aucune n’était voilée, et pourtant deux hommes étaient présents. Elles ont un teint limpide que le grand air et les fards ont également épargné. Beaucoup sont belles, les traits réguliers, le visage ovale, des yeux veloutés et brillants. La plupart portaient des robes pareilles aux nôtres. On se serait cru dans un salon de chez nous, sans le silence qu’elles gardaient, une sorte de retenue dans l’attitude, d’absence de chuchotements et de rires.

La présidente est une chrétienne, aux yeux tristes, dont le mari a été fusillé par erreur pendant l’occupation. Lorsque les jeunes filles eurent offert le café traditionnel, elle prononça avec feu un discours en albanais qu’on traduisait à mesure, et où s’exhalaient la plainte de l’Albanie menacée et cet immense désir de civilisation et de progrès. Toutes les femmes, autour d’elle, approuvaient du regard, souriaient, applaudissaient. Il fallait bien répondre... faire un discours... le premier de ma vie... Je réunis tout mon courage. Et m’adressant à la présidente, je commençai, la voix un peu troublée :

— N’admirez pas trop l’Occident... Notre civilisation, si vous la connaissiez...


AU CŒUR DE L’ALBANIE, ELBASSAN

— Quand nous sommes arrivés pour la première fois sur ce col, avec mes camarades, le bataillon s’est arrêté d’admiration... dit notre ami Français.

Dès longtemps, Korça a disparu au pied des rampes ocreuses, dans sa coupe de montagnes. La route en corniche au-dessus du lac Maliq envahi de roseaux, traverse une haute vallée, longe, entre les champs de maïs, un cimetière français, — on s’est beau- coup battu au flanc de ces montagnes, — gravit le col. Et, brusquement, le lac d’Ochrida est apparu dans la profondeur.

Il se déploie, en raccourci, pur ovale sous le ciel dont il semble une réplique, et dont le sépare la ceinture de montagnes aux lignes sèches, qui l’enserrent comme un anneau plus foncé. Des sommets rocheux et monotones tout proches le surplombent. C’est là que passait la frontière de 1913. En réalité, les Serbes descendent jusqu’au rivage, occupent ces villages albanais et le monastère de Saint-Naoum dont la silhouette blanche apparaît au bord de la nappe d’azur.

La petite ville de Pogradec, en face, adosse ses maisons à ces collines qui furent témoins de combats héroïques, où les Français, inférieurs en nombre, l’emportèrent.

L’auto s’arrête à Pogradec. Aucune route ne contourne le lac sauvage aux rives escarpées et désertes. Aucun bateau ne sillonne cette glace si incomparablement pure, excepté les embarcations de pêcheurs à la proue relevée, et le petit bateau à moteur qu’un Français conduit tous les deux ou trois jours à Ochrida, transportant marchandises et passagers.

Nous débarquons à la pointe de Lin où les chevaux nous attendent. Un mamelon désert, ce promontoire de Lin que la conférence des Ambassadeurs proposera de restituer aux Albanais (la moitié de ce rocher leur appartient déjà), pour les dédommager des sacrifices exigés au Nord et à l’Est : territoires, villages, six mille habitants albanais qu’on leur prendra. Mais le promontoire de Lin est inaccessible aux diplomates... Et ce nom fait bien sur le papier...

Nous franchissons à cheval la barrière de montagnes qui abrite le lac, descendons l’autre versant, suivons un plateau qui domine de vastes étendues de terre sauvage, boisée de maquis. Nous avons fait halte au bord d’un ruisseau. Et les paysans se sont hâtés d’apporter des œufs et du raisin, qu’ils offraient avec un sourire, la main sur le cœur, en s’excusant de n’avoir pas mieux...

La haute montagne de Brzesda développe ses flancs peuplés de villages. Le sentier grimpe raide. C’est la première étape.

Dans une maison seigneuriale, moitié ferme et moitié château-fort, nous assistons avant le diner à la cérémonie du « mézé. » Tous les hommes, les parents, les cousins sont rassemblés. Assis sur les nattes, ils entourent un plateau portant des viandes froides, des beignets de cervelles, du foie grillé en brochette, des nourritures étranges et délicates que l’on pique avec un morceau de bois pointu. Le meilleur ami sert le raki, eau-de-vie de fruit. Et chaque fois, l’un ou l’autre, en saluant, la main sur le cœur, porte la santé des étrangers. Les verres, minuscules, ne cessent de se remplir. Le ton reste grave. Personne n’élève la voix ; les paroles s’échangent, lentes et presque basses. Les rudes visages accentués, aux moustaches tombantes s’éclairent et se détendent dans un sourire. Mais il n’y a aucun éclat de gaité bruyante.

Notre hôte est un vieillard très grand, au visage maigre et comme dévoré par un affreux souvenir. A mi-voix il raconte le malheur de cette montagne de Brzesda. En 1917, les Bulgares ont enlevé les habitants de dix-huit villages. 20 000 Albanais de cette région ont été emmenés dans la Serbie vidée de sa population et affamée. Dix mille sont revenus. Les autres moururent de faim et de misère. Il conclut :

— Ce pays qui est arrivé jusqu’au dernier point du soupir...

Un garçon d’une douzaine d’années vient d’entrer, l’aîné des petits-fils. Il récite un compliment avec cette élocution enflammée si fréquente chez les écoliers albanais. Toute la poésie orientale semble s’échapper d’eux naturellement :

« Ce pays est couvert des traces laissées par les ennemis… Votre voyage va les effacer par d’autres traces qui seront des traces de bonheur… »


Il faut deux fortes journées de cheval pour atteindre Elbassan.

Après avoir suivi le défilé de Kjuks, entre ses formidables parois de rocher, descendu, face à la plaine bleue, les rampes d’une montagne tombant à pic dans le Shkumbi, suivi la vallée étroite où le fleuve allonge ses courbes claires, à la tombée de la nuit, nous approchons d’Elbassan.

À l’endroit où la piste se sépare du fleuve et devient une route, une majestueuse voiture attend notre caravane, escortée d’un groupe de cavaliers prêts à galoper aux portières… Cette voiture, je la regarde avec stupeur. Comment est-elle parvenue à Elbassan enfermée dans ses dures montagnes aux passages scabreux ? Avec un peu de rancune aussi. Il me semblait indispensable d’entrer à cheval dans la ville mystérieuse…

Mais le protocole de l’hospitalité est inflexible.

Nous distinguons, à travers les ténèbres, de vieux sycomores aux troncs énormes, les pierres dressées d’un cimetière interminable, et, parmi les pierres, des formes voilées, immobiles ; des yeux invisibles nous cherchent. Tout à coup, la ville se révèle, des rues à peine éclairées, d’amples murailles devinées dans l’ombre, une ombre que l’on sent vivante et frémissante… Elbassan, le cœur de l’Albanie si jalousement dérobé,

Au grand jour, cette impression de mystère continue : entourée de montagnes adoucies par leurs forêts d’oliviers, et derrière lesquelles on voit se lever de hautes crêtes bleues, à quelque distance du Shkumbi qui s’étire paresseusement dans la plaine, Elbassan apparaît comme repliée sous les arbres de ses jardins.

Le bazar poursuit son activité silencieuse le long du dédale des rues entrecroisées, coupées par le rempart de l’antique citadelle. Au-dessus de la porte voûtée, on conserve trois pierres que le sultan Mahomet II a, dit-on, trouées d’un coup de flèche… Beaucoup de maisons sont effondrées, d’autres largement fissurées, car le tremblement de terre de 1920 n’a pas épargné Elbassan. En arrière du bazar, les rues s’enferment entre de hauts murs d’où s’échappent des branches de grenadiers, alourdies de fruits. Parfois le mur est à demi écroulé. Quelle vision de jardin paradisiaque s’offre alors un instant ! Des verdures étagées, des buissons de citronniers et d’orangers, des guirlandes de raisins, des touffes de larges roses, l’exubérance désordonnée des fleurs de septembre.

Nous nous sommes promenés dans un de ces jardins. Le long des allées, les pêchers trop chargés inclinaient des dômes pourpres. Des fruits jonchaient le sol. Leur incarnat bleuté était d’une telle richesse qu’on eût dit que ces arbres n’étaient là que pour étendre au-dessus des chemins, que pour répandre sur la terre cette splendeur dépassant la splendeur des roses encore fleuries. Nous n’osons pas les admirer, car le bey qui nous accompagne cueille aussitôt ces roses, fait signe au jardinier de remplir une corbeille de fruits...

Les maisons les plus simples ont leur jardin secret dont elles sont orgueilleuses. D’une terrasse couverte, où, sur les nattes, une vieille femme au profil d’aigle manœuvre son métier à tisser, mes yeux plongent dans un jardin étroit, soigné, fleuri, berceau vert parsemé de grenades qui luisent comme des ballons de cuivre sous les petites feuilles dures.

Dans la chambre contiguë à la terrasse, les jeunes femmes m’ont offert des limonades et des cigarettes.

Elles portent le pantalon bouffant et le boléro ouvert laisse apercevoir la chemisette de soie : leurs cheveux nattés serré retombent sur leurs épaules. Elles se penchent à l’envi autour du vaste coffre peint et elles en retirent les pièces de leur trousseau. Chemises de mariées en soie brodée d’or, vêtements de velours patiemment ornés de fleurs et d’arabesques, taffetas aux tons passés qu’elles tiennent de leurs aïeules, voiles transparents où des fils de couleurs différentes s’entrecroisent, leurs mains plongent avec une hâte passionnée au milieu des tissus qu’elles amoncellent sur le tapis. Elles guettent mon admiration et c’est à qui montrera la pièce de soie la plus fine. Autour d’elles, leurs enfants jouent, les petites sœurs se rapprochent, timides, les yeux luisants. Debout devant la porte, la vieille mère fait parfois entendre un bref avertissement autoritaire, en ayant soin que le battant soit fermé et qu’aucun regard de ces hommes rassemblés sur la terrasse ne puisse s’égarer parmi les jeunes visages découverts.

La coutume albanaise rassemble les fils mariés sous le toit du chef de famille. Sœurs et belles-sœurs vivent côte à côte, élevant leurs enfants pêle-mêle autour de la vieille mère. Leur vie s’écoule sans désirs entre le mari, les enfants, les frères, entre le métier familial et le beau jardin enclos de murs. Les vieilles traditions font loi. Le respect dû aux parents d’abord. Jamais un fils, fùt-il lui-même père de famille, ne fume en présence de son père ou de sa mère. Les jeunes hommes ne s’asseoient pas à table. Ils servent les hôtes et demeurent debout pendant tout le repas.

Le respect de la parole donnée, de « la bessa » a rendu proverbiale l’honnêteté des Albanais. Ils exercent l’hospitalité comme un rite sacré. Ils ne remercient jamais assez l’hôte qui leur a fait l’honneur de passer leur seuil. L’Albanais, voyant entrer chez lui son pire ennemi, suspend la « vendetta, » remet sa vengeance, le sert et l’héberge. Il l’épargne également, s’il le rencontre sans armes, ou accompagné d’une femme. Un voyageur ou un fugitif entre-t-il dans une maison de la montagne dont le chef est absent ? Sa femme le remplacera, et fût-elle musulmane, elle servira l’hôte et le guidera jusqu’à la limite du territoire de son village. Il n’arrive jamais que ce passant profite de sa chance... L’adultère est inconnu dans ces montagnes où les femmes ne sont pas voilées et vont et viennent librement, — très rare dans toute l’Albanie, d’ailleurs... Les plus humbles d’entre elles gardent une retenue, une dignité dans leur allure, que nos coutumes occidentales ont dès longtemps oubliées...

— Vous me dites que cette paysanne est aisée, demandais-je un jour à un ami. Pourquoi donc vient-elle en ville avec de si pauvres vêtements ?

— Parce que son mari est absent... me fut-il répondu.

L’amitié est non moins sacrée : l’ami est considéré comme un frère élu et est admis sans restriction, même si sa religion est différente, dans ce clan sévèrement gardé. Et pour symboliser le lien fraternel, les deux « frères d’adoption » échangent une goutte de sang.

Au fond de la chambre assombrie où les jeunes femmes souriantes allaient et venaient, je rêvais à la beauté de ces vieilles traditions, si sévères et si chastes, transmises dans les intérieurs bien clos, et qui confèrent au plus pauvre paysan illettré une sorte de noblesse native, une délicatesse, un sentiment de l’honneur que pourrait à bon droit lui envier plus d’un « civilisé. »

Sitôt que l’on s’éloigne d’EIbassan, la ville disparaît, comme évanouie dans la verdure de ses jardins. Et la plaine magnifique semble brusquement déserte entre ses montagnes ombrées d’oliviers derrière lesquels on voit se lever lentement la silhouette souveraine du Tomor.

Au sommet du col de Kraba, péniblement atteint par une succession de montées et de descentes, plus raides les unes que les autres, — « Rendez les rênes et fermez les yeux ! » conseillent nos guides, — nous nous retournons une dernière fois.

Dans l’échancrure de la forêt, c’est tout le déploiement des crêtes bleues au-dessus desquelles jaillit le sommet du Tomor, isolé, dominateur, appuyé sur ses longs épaulements. Et l’on aperçoit, par l’entrebâillement des chaînes, un pan de vallée, la ligne claire du Shkumbi, et l’on cherche Elbassan invisible sous la parure de ses jardins.

A l’Occident, entre les montagnes largement écartées, la plaine de Tirana s’incline vers la mer.


SUR LA ROUTE DE DIBRA

De mauvaises nouvelles sont arrivées. Des bandes serbes attaquent du côté de Ljuma. D’autres menacent le front du nord. Et l’on se bat près de Kastrati. De toutes les parties de l’Albanie, les volontaires affluent à Tirana. Ils descendent de leurs montagnes, ayant pour tout bagage leurs cartouchières et leur fusil, leur manteau de drap tissé. Il y en a de très vieux aux cheveux tout blancs, et de très jeunes, presque des enfants, dont les visages graves et timides se détournent. Ces hommes, sans uniformes, dans leurs vêtements de paysans, apparaissent davantage liés à leur sol.

Nous les avons vus manœuvrer sur la plaine qui borde Tirana. Très droits, très souples, ils défilaient par deux, et l’officier rectifiait d’un mot la position d’un fusil. Qu’importe d’ailleurs !... Ils savent tirer...

Ayant terminé l’exercice, ils se sont mis à danser. Toujours la même danse lente et rythmée, celle que nous avons vue à Himara, à Argyrokastro, dans l’éclat des fustanelles tournoyantes, à Moscopol, d’un bout à l’autre de l’Albanie. Leurs camarades, assis sur leurs talons, soutenaient le chant en élevant deux notes de basse, monotones, comme l’accord continu d’un orchestre. Ils savaient qu’ils partiraient le lendemain peut-être. Aucun n’eut l’idée de soulager l’heure présente par des libations. Il n’y eut pas un cri de haine ou de vengeance. Seulement cette danse solennelle et cet âpre chant. Puis ils ont regagné leurs quartiers pour dormir.

Ils sont partis par la route de Dibra.

La route de Dibra... Ce sont les échelles qu’il faudrait dire. La chaîne des Daïtit, en face de Tirana, se coupe profondément. Un défilé vertigineux donne accès sur l’autre versant. Nous avons parcouru ce défilé. Lorsqu’on a franchi le court espace de plaine, il faut gravir les premières marches des rampes de grès ravinés par les pluies, et où les caravanes, piétinant les mêmes passages depuis des siècles, ont creusé des couloirs si profonds que les cavaliers sont obligés de ramener leurs pieds sur le cou du cheval.

On pénètre dans le défilé et la raide montée commence. La gorge étroite dévale à pic jusqu’au torrent qui apparaît sous la verdure comme un bref éclair bleu. Pavé de blocs entassés à la mode turque, le sentier est à tel point glissant et escarpé que les chevaux, si courageux pourtant, au pied si sûr, hésitent parfois, et tellement étroit que l’on redoute de croiser une autre caravane. Comment deux chevaux de bat, chargés, passeraient-ils côte à côte sans tomber dans le précipice ? On monte, on descend, on remonte et cela pendant cinq heures. L’orifice du défilé inscrit sur l’azur du lointain un V gigantesque. Les parois de rochers coupées net opposent de chaque côté leurs stratifications identiques. On a l’impression d’errer dans les entrailles mêmes de la montagne, accidentellement découvertes. Le sentier grimpe plus raide encore. On approche du point culminant, à l’extrémité de la gorge. Et c’est toujours le bruit du fer égratignant le roc, les souffles haletants, l’effort poussé au paroxysme, — la terrible montagne qui livre à regret le passage... Et c’est par là que les volontaires vont rejoindre leur poste, là que s’achemine tout le ravitaillement... c’est par là qu’on descendra les blessés et les morts.

Le col, enfin. Une vallée s’est ouverte. La chaîne bleue se développe, nue, ravinée, ciselée, portant à ses flancs des sentiers pareils à celui que nous venons de suivre.

Nous n’irons pas plus loin sur la route de Dibra. Notre but, c’est ce village de Bjeish, campé le long d’une arête qui s’avance dans la vallée et domine la rivière paresseuse.

Un très petit village sous des arbres fruitiers. Il éparpille ses maisons basses, aux toits de tuile, très pauvres.

Nous sommes entrés dans une de ces maisons. La chambre des étrangers nous accueille, pareille à tant d’autres où nous avons dormi, cette chambre dont la porte demeure ouverte jour et nuit, à l’intention des voyageurs. Le toit enfumé, les grosses poutres transversales, les parois blanchies à la chaux où des cavités servent d’armoires, nous connaissons tout cela. Le mur bombant au dehors, ménage une logette couverte de nattes. Un grand feu brûle sur les dalles, sans cheminée, la fumée s’évanouissant par les interstices du toit. Nous avons mangé, étendus devant ce feu. Dans la chambre voisine, on entend les voix des femmes invisibles. L’hôte, un grand vieillard sec aux moustaches retombantes, l’air mystérieux et farouche, va et vient sans bruit. On a dressé nos lits de camp à côté du foyer qui entretient un peu de lumière. Les voix des femmes se sont tues. Pourquoi est-il impossible de dormir ? La fatigue, la fièvre...

Une sourde angoisse alourdit les ténèbres autour des bûches qui rougeoient. Il semble que l’angoisse oppressant l’Albanie devienne concrète et sensible dans cette pauvre chambre du montagnard de Bjeish.

Toujours les mêmes malheurs qui recommencent ! Ce pays ruiné, dévasté, désolé et ne demandant que la paix, ne cesse pas d’être contraint à se battre... La paix... Ce désir unanime de la paix que nous avons senti d’un bout à l’autre de l’Albanie... Et voici que la guerre recommence comme un feu mal éteint qui ne cesse de se rallumer. Et toujours cette vaine attente, cette espérance jetée vers la Société des Nations [2], vers les Puissances, vers la France surtout, parce que la France a la réputation d’être juste.

Les Serbes avancent... Il va donc grossir encore, le nombre de ces réfugiés hâves, chassés de leurs villages et que nous avons vus à Tirana, à Elbassan, à Scutari, mourant de misère, et que la bourgeoisie albanaise ne sait point secourir... Tous ces petits enfants aux grands yeux d’affamés et qui ne passeront pas l’hiver...

Je revois les intérieurs où nous avons été accueillis comme des amis. Des visages de femmes se lèvent dans mon souvenir. Cette jeune veuve de Korça qui disait : « Je ne veux pas me remarier, je veux servir l’Albanie... » Notre hôtesse de Premeti qui nous reçut en robe de soie devant sa maison et se tint debout tout le long du repas, sur le seuil de la salle, surveillant le service, et qui, le soir, dansa pour nous la danse nationale, si chastement, les yeux baissés, en chantant à mi-voix, conduisant par la main ses jeunes brus... Et cette paysanne de Drenova que nous regardions cueillir des fruits et qui voulait nous faire emporter toute sa corbeille... et toutes nos hôtesses invisibles qui ont veillé sur notre bien-être, notre repos, multipliant leurs soins avec un raffinement inconnu de l’Occident égoïste et pressé. Et les jeunes institutrices aux yeux fervents qui nous amenaient leurs élèves... La même angoisse les tient éveillées cette nuit, sans doute... Et je sais que la pensée de retenir ces hommes qu’aucune loi n’enrégimente, ne les effleure même pas. Ceux qui sont désignés par l’opinion du village, s’ils ne partaient pas, les femmes les mettraient elles-mêmes hors de la maison. Elles leur diraient avec cette dure ironie qu’on retrouve dans la poésie nationale :

— Va vivre avec les femmes, puisque tu te conduis en femme...

Cette fois-ci, la lutte sera désespérée.

« Nous sommes prêts à mourir, disent-ils. On veut nous donner une Albanie qui ne sera même pas suffisante pour faire un tombeau... »

L’Albanie déchiquetée entre ses voisins, supprimée de la carte du monde, au mépris du droit... Devrons-nous encore assister à cela ?

La bûche s’est écroulée dans un monceau de cendres. Le jour tardif de l’automne parait à l’étroite fenêtre. Les voix s’éveillent dans la chambre voisine. Et le jeune domestique apporte une aiguière d’eau fraîche et des verres fumants, remplis d’une infusion de plantes sauvages.

Nous sommes montés à cheval. Nous quittons le village de Bjeish. Nous gravissons les flancs de la montagne où s’ouvre là-haut une grotte toute noire. Le soleil inonde l’immense pays bien, les croupes arides et pures, la vallée sauvage où mes yeux retournent sans cesse chercher la route de Dibra.

La piste s’arrête. Les chevaux ne peuvent plus suivre. Nous grimpons à pied dans les pierres parfumées de cyclamens.

Et tandis que nous montions ainsi, lentement, et que la grotte semblait s’élever toujours, je sentais venir la réponse à la question angoissée de cette nuit.

L’âme albanaise, je la sentais éparse sur toutes ces crêtes découpées dans l’azur, sur toutes ces dures montagnes désertiques, je la sentais flotter autour des villages tenaces, incrustés le long des pentes ; elle remplissait le vaste paysage de son rêve, de son espoir, de son entêtement. Quoi qu’il arrive, l’âme albanaise ne peut pas disparaître. Tant de malheurs n’auront pas été vains, et l’amour de ce peuple pour sa terre et ses traditions le sauvera une fois encore, même sous le joug, ainsi que l’a montré l’expérience des derniers siècles.

L’âme albanaise, mais nous avons besoin de sa vaillance, de sa fidélité, de cette jeunesse qu’a préservée une longue tutelle... Elle a échappé à presque toutes nos contaminations... Et ses vertus, au sortir de l’Occident, semblent un rafraîchissement inattendu.

Semblable aux roses d’Elbassan, invisibles dans leurs jardins secrets et parfumant le dédale des rues resserrées entre les murailles, l’âme albanaise ne se laisse plus oublier de ceux qui l’ont une fois respirée.

Ce pays « arrivé jusqu’au dernier point du soupir » a le droit de vivre. Si l’on veut obtenir la stabilisation des Balkans, on doit considérer comme indispensable qu’il se développe et occupe la place qui lui appartient. Il continuera son rôle historique qui est d’opposer un rempart aux ambitions sans mesure des peuples trop vite gagnés à l’impérialisme. Pour le repos du monde, l’Europe a besoin de l’Albanie.


NOËLLE ROGER.

  1. Voyez la Revue du 1er septembre.
  2. Les Puissances ont fini par s’émouvoir et ont fait à Belgrade une démarche. Le 9 novembre, la Conférence des ambassadeurs a décidé de conserver à l’Albanie ses frontières de 1913, avec certaines rectifications au détriment de l’Albanie. Le Conseil de la Société des Nations a envoyé à Tirana une commission internationale avec mission de surveiller le retrait des troupes serbes. D’autre part, la commission pour la délimitation des frontières albano-serbes, déléguée par le conseil des ambassadeurs, a commencé ses travaux au mois de mars dernier. La paix des Balkans et, par conséquent, la paix de l’Europe dépendra du sort fait à l’Albanie.