Noëlle Roger
Sur les chemins de l’Albanie
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 89-112).
SUR
LES CHEMINS DE L’ALBANIE


PREMIERS CONTACTS : DURAZZO


Terre que je découvre et que je crois revoir...


Penchés à l’avant du navire, dans le rougeoiement de l’aube, nous l’avons vue venir à nous, l’Albanie. La longue silhouette des montagnes bleues se précisait sur un ciel de plus en plus vif, tandis que la lune, à l’Occident, tombait dans la mer comme une fleur fanée, comme cette claire nuit d’août déjà finie, qui semblait bue par l’étendue des eaux,

Aride, escarpée, désertique, une chaîne de calcaire surplombe le rivage comme une forteresse démesurée qui défend les terres invisibles. Une seule fois, elle s’interrompt pour laisser paraître une ville, serrée dans ses vieilles murailles, bloc doré sans arbres, soutenue par des roches, où des grottes profondes mettent les uniques points d’ombre : Dulcigno, qui fut terre albanaise et arrachée à l’Albanie. Une vallée se déploie ; des minarets en arrière ont rayé l’écharpe grise d’un bois d’oliviers.

Aussitôt recommence la succession des croupes pelées où s’accrochent à peine quelques broussailles semblables à un lichen obstiné. Et lorsque le navire s’éloigne de la côte, on voit se lever, au-dessus de cette première marche, d’autres chaînes, d’un blanc plus sec et plus léger que le blanc de la neige, un entassement infini de rochers.

Nos yeux ne se lassent pas de cette désolation magnifique, de ces espaces abrupts, vierges de toute trace humaine, où seule règne la lumière qui baigne ces durs reliefs d’une sorte de douceur immatérielle.

Cependant, ces solitudes deviennent de plus en plus inexorables. Comment un arbre même pourrait-il s’agripper à ces escarpements ?

Le navire jette l’ancre. Nous sommes dans la baie de Saint-Jean de Medua. Et le regard cherche, le long de l’étroite bande de terre entre la nappe bleue du golfe et la haute barrière de rochers.

La ville ? Où donc est la ville ? cette ville dont les journaux ont fait retentir le nom dans tout le monde, lorsqu’ils annonçaient le bombardement de Saint-Jean de Medua.

Au revers de la pointe, où les broussailles moins clairsemées donnent l’illusion d’un maquis très maigre, on distingue les assises d’un long bâtiment rasé, quelques ruines posées à de grandes distances, deux ou trois constructions neuves à l’aspect de casernes, et de pauvres cabanes tapies le long du rivage, de la même couleur que le sol dont elles se distinguent à peine. C’est tout... A flanc de colline, ces murs blancs sont des ouvrages de défense, et l’on distingue sur la grève, et grimpant les premières rampes, des taillis de fils barbelés. Une série de bateaux qui rentrent, les uns derrière les autres, rappellent que nous sommes dans un port... des dragueurs de mines ayant achevé leur dangereux travail quotidien. Saint-Jean de Medua, enfermé au pied de cet amphithéâtre hostile, quelle vision de solitude !

On comprend un peu l’impression de ces voyageurs qui débarquèrent ici, il y a quelques années, dans l’intention d’exploiter les forêts à l’intérieur du pays.

— C’est ça, l’Albanie !

A peine descendus à terre, ils ont hélé leur barque ; en hâte, ils se firent reconduire au vapeur... et ils retournèrent en Occident.

— C’est ça, l’Albanie...

Mes yeux évoquent au delà du chaos de rochers la coupée du Drin que va rejoindre la route unique de Saint-Jean de Medua, le Drin lent et gris, en marche vers Scutari étalée dans sa plaine, sous le triangle aigu de son Tarabosh ; je revois le lac, immense et pâle entre ses montagnes dont nous avons salué les cimes en passant. Un dédale de sommets aux lignes sèches et précises, se haussant les uns derrière les autres, et portant les noms des clans qui les revendiquent.

Oui, c’est cela, l’Albanie. Une terre mystérieuse et difficile d’accès, étroitement gardée par ses montagnes comme par des bastions, un pays qui fut scellé pendant des siècles sous la jalouse tutelle des Tures, un jardin clos demeuré tel quel, une âme qui n’est pas diminuée et affaiblie au contact de la vie moderne. — N’est-ce pas là ce que nous allons chercher ?

Le soleil s’attarde au flanc des âpres pentes qui s’empourprent comme si elles eussent soudain fleuri. Et voici le crépuscule. Le golfe du Drin s’assombrit lentement. Les petites maisons de pécheurs se sont anéanties ; on les croirait aspirées par la terre.

C’est l’heure où s’éveillent les essaims innombrables de moustiques, porteurs de la malaria.


Une tache claire se dessine contre une colline basse et pelée, dominant un vaste golfe : c’est Durazzo. La rive s’infléchit et l’on aperçoit au loin une plaine immense. Les chaînes de montagnes se poursuivent très en arrière, houleuses, superposant leurs sommités comme des vagues immobiles.

Toute la lumière d’Orient semble venir à la rencontre du navire sur les eaux d’un bleu allègre. Cependant, la nappe d’azur est trouée en trois endroits. Des sommets de mats émergent, un morceau de bastingage, une cheminée morte : trois navires qui furent coulés en rade de Durazzo pendant la guerre.

Voici les minarets, la tour de l’horloge, les verdures discrètes, noyant les maisons musulmanes. Et, tout au bord de l’eau, ces larges ruines, ces murs spacieux percés de trous, c’est le palais du prince de Wied que les obus autrichiens ont effondré. Tout au bord de l’eau… comme si le Roi inquiet eût à peine osé poser le pied sur le sol de son royaume.

Une barque nous emporte à travers la baie qui fut témoin de tant de naufrages…

Sur l’embarcadère sont groupes des hommes immobiles dont les vêtements de laine blanche soutachée de noir, les fez blancs semblent refléter l’ardente lumière. Ils ont de beaux visages maigres et couleur de bronze. Graves, ils saluent au passage les étrangers.

Le long des rues, aux maisons basses qui descendent vers la mer, sur la place bordée d’échoppes à la mode turque, à chaque pas on retrouve le souvenir des heures troubles que Durazzo vient de traverser. Ici, il y avait des arbres, des jardins… Les Autrichiens les ont détruits. Au pied de la vieille muraille vénitienne qui grimpe la colline, on a dû creuser des abris pour mettre en sûreté les habitants, lors des bombardements.

Durazzo, clef de la vaste plaine de la Mysakja, et, le long de cette inaccessible côte adriatique, seule ouverture donnant accès à l’intérieur de la Péninsule, commandant la route de Monastir et de Constantinople, a, depuis l’antiquité, déchaîné de terribles convoitises. Durazzo, la Dyrrachium romaine, était le point de départ de cette fameuse via Egnatia, qui, à travers toute la Péninsule, faisait communiquer Rome avec Byzance.

Cette colline, qui fut une île naguère, où César assiégea Pompée, où l’on dit que saint Paul a prêché, vit maintes fois aux prises l’Orient et l’Occident, assista au débarquement des Croisés, vit triompher les Normands, puis les Vénitiens succédant aux retours de Byzance, puis les mandataires des ducs d’Anjou, et enfin ce Philippe de Tarente, un prince français, qui, au XIVe siècle, résida en Albanie et essaya de l’unifier. L’Orient fut victorieux avec l’invasion turque, qui eut raison de la résistance désespérée des Albanais. Et ils viennent enfin de trouver leur unité dans leur volonté d’indépendance, après des siècles d’oppression ottomane.

Aujourd’hui, les souvenirs des luttes de l’antiquité et du moyen âge sont oubliés. Les paysans ramassent sur leur champ des médailles romaines. Et de rares Européens vont contempler, à une dizaine de kilomètres de Durazzo, ces ruines inviolées qu’on appelle l’arc romain, à cause d’une porte cintrée s’ouvrant dans la longue muraille qui descend vers la mer. Les lignes régulières de briques encastrées entre les rangs de pierres attestent le soin de cette construction magnifique. Autour, c’est le désert. La chaîne des collines s’abaisse. Une plage s’élargit au pied des murailles envahies de chardons. Et de l’autre côté se développe, entre ses lagunes sans fin, la plaine fertile et marécageuse qui attend des bras pour l’assainir, et transformer en moissons ces pàtis où les troupeaux errent en liberté.

Ironie du destin... Après tant de bouleversements, après avoir vu passer des héros formidables, Durazzo voit désormais son nom attaché au nom du dernier venu, qui n’avait rien d’un héros, la figure falote du prince de Wied dont la médiocre aventure devait avoir pour l’Albanie des conséquences tragiques.

Sans doute, des fenêtres de son palais, contemplait-il chaque jour cette rive étroite où l’on installe aujourd’hui un jardin public, des arbres grêles qui ont de la peine à s’enraciner. En face de la sérénité radieuse de cette baie, il ne songeait qu’à l’évasion possible... au cas où il n’arriverait point à transplanter dans son royaume les coutumes de sa principauté allemande.

Il n’a pas essayé d’imposer la souveraineté de l’Albanie reconnue par six Puissances. Chance désormais perdue... Il ne tâcha point de gagner la confiance de ce peuple dont le loyalisme est cependant un des traits essentiels. Il demeura défiant, distant, inquiet toujours.

— Non, il n’a pas compris... , disait amèrement un bey qui vécut à la cour du « mbret. » Il avait de bonnes intentions cependant... !

Il n’a pas su s’avancer au cœur du pays entouré d’une brillante escorte de cavaliers, selon la coutume des valis. Un bateau l’a mené jusqu’à Valona. Et il s’est contenté de se rendre à Tirana... en automobile, avec la Reine et les dames d’honneur en grand décolleté.

Le peuple, habitué à la tenue sévère des musulmanes, les prenait pour des chanteuses...

Il y eut à la préfecture de Tirana une réception solennelle et la présentation des chefs albanais. Les dames allemandes riaient de leur costume et faisaient entre elles des signes et des grimaces de moquerie ; le Roi fumait et ne s’apercevait pas de cette inconvenance, qui froissait gravement tous ces hommes silencieux.

Il s’entoura d’étrangers qui le conseillaient mal et tournaient en ridicule les mœurs du pays. L’un d’eux traita les seigneurs albanais de bachi-bouzoucks dans des vers qu’on répéta à voix trop haute.

— Tout cela faisait mauvais effet, soupire le narrateur. Un jour, la Reine, que j’accompagnais dans une promenade sur les collines, me dit : « J’ai reçu une lettre de ma tante, la reine de Roumanie. Elle nous conseille de ne pas trop fréquenter les étrangers... et de voir les Albanais davantage... » J’ai répondu : « Majesté, je crois qu’elle a raison. »

La Reine était plus intelligente que le Roi. Peut-être se rendit-elle compte de tout le tact, de l’ingéniosité, de la sensibilité ethnographique que déploya Carmen Sylva pour se faire aimer de son peuple oriental... Et puis, Carmen Sylva était un poète. Et le poète a servi la Reine...

Il y eut une première alerte à Durazzo, des coups de fusil tirés. Le couple royal s’affola. Ce n’était pas une manifestation contre le Roi, cependant ; s’il eût fait face au peuple, personne ne l’eût menacé. Et son autorité aurait grandi. Il écouta les conseils intéressés de ceux qui proposaient la fuite. Il s’embarqua avec la Reine. Puis, voyant que tout était calme, il revint au palais. Ce faux départ acheva de ruiner son prestige.

Malgré ses fautes, il eut des partisans dévoués. Il lui en reste quelques-uns.

— C’était notre Roi... disent sobrement ces Albanais. Lorsque nous épousons une femme sans l’avoir jamais vue, nous la gardons, même si elle nous déplaît : nous lui avons promis protection et fidélité. Nous tenons notre parole. Nous avions promis obéissance à notre Roi : nous devions tenir notre parole, même s’il ne répondait pas à nos espérances...

Tel est le raisonnement que nous avons entendu formuler.


TIRANA, LA CAPITALE

Au milieu de sa plaine, dans son amphithéâtre de montagnes désertes, Tirana élance ses minarets et ses cyprès séculaires qui apparaissent de très loin, émergeant d’une nappe de verdure arrêtée net, comme un tapis jeté sur l’étendue rasée.

Autour du bazar à arcades blanches, neuf, reconstruit par Essad Pacha, les rues se taisent entre leurs hautes murailles et semblent fraîches, en dépit du soleil torride, à cause des eaux courantes qui les habitent. Alimentées par deux rivières divisées en canaux étroits, les eaux se hâtent le long du pavé et leur rumeur occupe seule le silence : elles font plus de bruit que les passants muets. De toute la cité s’élève un clapotis d’eaux pressées. Les enfants, dix fois par jour, viennent tremper leurs pieds nus ; les femmes n’ont qu’à se baisser pour jeter sur leur seuil de grands seaux d’eau pure. Et la ville continuellement lavée est d’une propreté que bien des villes occidentales pourraient lui envier.

Au sortir des cités italiennes bruissantes de voix, de rires, de cris, pavoisées de bardes éclatantes qui mettent hors des fenêtres toute l’intimité des alcôves, des rues où la presque totalité des actes de la vie se poursuit sans vergogne, avec une bonhomie désarmante, on est saisi par le contraste de ces rues albanaises, secrètes et chastes, par la dignité grave des gens du peuple, en vêtements blancs, par le silence des femmes qui ne sont pas toutes voilées. Les maisons crépies à la chaux, un peu en retrait dans leur cour, dérobées par un mur, entourées d’arbres et de fleurs, ont toujours l’air de se garder, avec leur rez-de-chaussée aveugle, et leur étage en surplomb. Parfois ce sont les fenêtres médianes qui avancent, formant une sorte d’étroite véranda fermée. Nombreuses et rapprochées, les fenêtres apparaissent sévèrement closes par le moucharabieh.

Beaucoup de maisons sont anciennes et fort belles, décorées de peintures comme celle de la famille Toplani ; la maison d’Essad, contiguë et entièrement détruite, se donnait l’apparence d’un château fort derrière ses épaisses murailles. Et ces pierres agressives surprennent dans cette ville, presque la seule de toutes les villes albanaises qui soit dénuée de forteresse.

Tirana, avec sa physionomie pudiquement réservée, défendue contre les regards indiscrets par ses murs, ses jardins, ses moucharabieh, entourée de son passé aux aguets sous les sycomores géants et les cyprès rangés à quelque distance, comme des sentinelles noires autour du « lieu de prière, » semble continuer une méditation ancienne. Elle se souvient qu’elle eut pour origine la mosquée de Suléïman. L’histoire ne dit rien de ce Suléïman bey qui, il y a trois siècles, dans cette campagne déserte, au bord d’une rivière et non loin du sauvage défilé où passe la route de Dibra, fit édifier cette ample coupole et son haut minaret. Il construisit aussi une maison de bains qui existe encore et un four où l’on cuisait le pain des pèlerins. Pour un parat ils obtenaient un pain qui devenait si volumineux qu’on devait l’emporter sur l’épaule...

Dans la maison des tombeaux, contiguë à sa mosquée, sous une coupole peinte, entouré de ses fils, Suléïman repose. Il est couché dans une sorte de catafalque, en bois, drapé d’étoffe verte, sur lequel des mains pieuses ont disposé des tissus brodés. Auprès de lui son drapeau surmonté du croissant. A pas discrets, une femme va et vient entre les cercueils, époussette les dalles, fait le ménage des morts. Et, les musulmans, lorsqu’ils disent leurs prières, ne manquent pas d’adresser une pensée reconnaissante à Suléïman bey endormi au fond de sa maison soignée, qui songea dans sa sollicitude ingénieuse aux besoins de leur âme, sans oublier les corps, leur nourriture et le bain qui les purifie.

Sans doute, ce fut Suléïman qui planta devant la mosquée et en face d’elle ces cyprès, aujourd’hui si touffus et si sombres. Ainsi régla-t-il l’ordonnance de cette place, qui est le cœur même de Tirana, et où l’on ne passe jamais sans s’arrêter, saisi par sa grandeur mystérieuse : dans le cadre puissant des cyprès, les vieux tombeaux, entourés d’une arcade, à ciel ouvert pour que la bonté de Dieu descende sur l’occupant, la longue façade basse du séminaire et, de l’autre côté, la mosquée et la maison des tombeaux dont les murailles sont décorées de fleurs peintes, d’arabesques, de fruits, de paysages. Des stèles peuplent tous les espaces libres.

Lorsqu’on les mène au cimetière en dehors de la ville, les morts, une dernière fois, traversent cette place. On les dépose sur cet autel au pied des cyprès, pendant la prière. Autour d’eux se poursuit le dialogue muet des pierres tombales, qui portent, en caractères sculptés, un verset du Coran.

Tandis qu’ils sont là couchés dans l’ombre étroite, les perspectives de la vie les enveloppent-elles encore une fois ? Sont-ils encore sensibles à la grâce mystique de leur cité, à son clapotis d’eau courante, à l’ombre douce de ses vieux arbres ?

« Celui qui pardonne tout... » disent les vieilles pierres.

« Oh quelle douleur que cette mort !... » reprend le chœur des hommes.

« Celui qui est le Créateur éternel...

« Que sa place soit dans le paradis de l’Eden... »

Et le mort, réconforté, s’éloigne, balancé sur l’épaule de ses amis.

La mosquée d’Hadji Edden bey, toute proche du bazar, est aussi décorée de peintures anciennes : corbeilles de roses, nœuds Louis XVI, guirlandes de fleurs et de fruits enlaçant des paysages naïfs. Ces palais, ces jardins féeriques, ces cours d’eau, ces navires, bien plutôt qu’une copie de la réalité, sont le rêve de quelque peintre exilé qui avait la nostalgie de Stamboul et de la Corne d’Or.

Les peintres de Tirana ont constamment sous les yeux ces thèmes d’une grâce vieillotte, et ils s’en ressouviennent, lorsqu’ils ornent de fleurs et de nœuds éclatants, sertis dans des arabesques, les coffres de mariage et ces berceaux légers que les femmes transportent sur leur des pendant les longs trajets.

Dans les échoppes rapprochées, on regarde travailler les artisans méditatifs. Ils ne s’interrompent pas, et ne se hâtent pas non plus. Ils savent que le temps leur est pleinement dispensé et qu’ils peuvent achever à loisir la peinture minutieuse, l’aiguière qu’ils martellent, le fin travail d’argent, la broderie d’or commencée sur le boléro de gros drap. Tourneurs de porte-cigarettes, malaxeurs de tabacs, ceux qui confectionnent les fez ou les « opings, » cette chaussure basse en cuir souple, dont l’extrémité se recourbe, tous ils ont la même aisance sérieuse, et ce grave sourire lorsqu’on admire leur travail. Et celui-ci, qui avait mis tremper une rose dans un verre en face de lui, a retiré la rose et me l’a offerte.

Lorsque le chant du muezzin tombe du minaret, les musulmans interrompent leur besogne et s’en vont à la mosquée, après avoir lavé dans le ruisseau leurs pieds et leurs mains. Le vendredi après-midi, le bazar se ferme. Et il se ferme l’après-midi du dimanche. Ainsi l’on a résolu un délicat problème et donné satisfaction à Jésus et à Mahomet. Tirana, qui compte 15 000 musulmans et 2 000 chrétiens, ménage exactement la foi des uns et la foi des autres.

Le jeudi, jour du marché, la ville change de physionomie. Dès l’aube, les pavés ont retenti sous le fer des chevaux, longues caravanes, descendues des montagnes, et qui apportent les marchandises confectionnées dans les lointains villages. Pièces de grosse laine tissée, couvertures en poils de moutons, nattes et tapis, cotonnades faites au métier, transparents tissus de soie, et aussi les costumes anciens, les velours chamarrés, les manchettes soutachées et brodées d’or, toutes ces étoffes prennent possession de la rue, s’amoncellent devant les femmes immobiles en jupes sombres, assises sur leurs talons, voilées de blanc ou de noir et, quelques-unes, le visage découvert.

Parallèle à ce marché des étoffes, le marché des grains envahit une place entière. Les hommes se tiennent accroupis entre les sacs de blé. Des femmes tziganes se fraient un passage, portant sur leur des des peaux d’animaux toutes raides. Devant la mosquée, les potiers ont installé leurs cruches poreuses au col d’amphore.

Vêtements blancs et noirs, visages bronzés, draperies flottantes... Ce qui étonne nos oreilles occidentales, c’est le silence de cette foule. Il semble que ce soit le soleil qui fasse tout le tapage, exaltant les tons vifs des colonnades, les rouges, les ors, le brillant des soies, les couleurs ardentes des fruits, les tas d’aubergines et de tomates écroulés à même le pavé... et ce blanc surtout, ces laines blanches, ces fez, les chausses blanches des hommes dans le cadre éclatant des façades passées à la chaux. On a l’impression d’une lumière bruyante... mais les voix humaines demeurent assourdies.

Silencieux et dignes comme le paysan turc, ils n’ont rien de son fatalisme et de sa nonchalance rêveuse, ces durs montagnards qui se sont toujours insurgés contre leur destin. Ils ont gardé intact leur type de grands Illyriens au crâne hyperbrachycéphale, une des races les plus anciennes et les plus belles de l’Europe. Avec leurs visages accentués, leur long nez aquilin, leurs yeux gris pu noirs qui étincellent tout à coup sous les sourcils foncés, ils ont une noblesse rude. Ils semblent des aristocrates d’un autre âge, enfermant une passion secrète. On dirait des hommes très anciens, oubliés par la course des siècles, restés en marge, et retrouvés par miracle, avec leur âme indemne, fière et fermée, leurs coutumes archaïques, leur culte de l’honneur, leur force que n’ont point entamée les avatars de la civilisation.

Ou s’étonne de voir les femmes souvent petites et menues à côté d’eux. Mariées très jeunes, avant leur complet développement, elles ont des maternités nombreuses, et partagent aux champs toutes les besognes de l’homme. Leurs beaux yeux vous sourient entre leurs voiles. Comme on voudrait connaître leur pensée !

Parfois, en écoutant raconter quelque trait de leur vie, on a l’impression qu’une fenêtre s’entr’ouvre, laissant pénétrer, sur l’inconnu de ces âmes, une étroite et brève clarté...

Dans la chambre blanche, vide, d’une maison chrétienne, toute pareille à la maison musulmane, une très jeune femme m’a reçue, et, maintenant, assises sur les nattes, nous causons, et le petit frère, debout en face de nous, traduit dans un français approximatif les lentes phrases échangées. Mais il n’est pas toujours besoin de paroles. Je sais pourquoi cette robe noire emprisonne un corps qui semble avoir fondu, et pourquoi ce visage de recluse adolescente est si creusé et si pâle, depuis deux mois, privé de grand air, dans l’étroite chambre blanche. Elle pleure son mari, tué en combattant au pied des montagnes mirdites. Et je sais aussi que cette veuve de vingt ans, suivant la coutume du pays, ne se remariera pas.

Détournant ses yeux pleins de larmes, pudiquement retenues, elle m’offre ce qu’elle a de mieux à me donner, la photographie du mort, en uniforme de sous-officier : une figure quelconque, jeune et pleine, qui sourit devant l’objectif.

Je regarde au passage les mains frêles et tremblantes, des mains qui ne connaissent que les travaux d’aiguille, — ces mains qui ont tué...

Elle fut aimée par un autre, un ami du mari, et celui-là c’était un héros de grande allure, un audacieux, vénéré de tous les patriotes parce que, d’un coup de fusil, il avait supprimé un traître. Dans ce pays de mœurs très chastes, lui savait bien que son amour était sans espoir. Il employa le guet-apens. Il attira la jeune femme jusqu’à un village où elle croyait que son mari l’attendait. Et il l’enferma dans une maison complice. Elle ne perdit point la tête, sut résister, gagner du temps et parvint à s’enfuir. De retour chez elle, un soir qu’elle était seule, elle entendit contre le mur un bruit insolite. Cette femme, presque enfant, qui n’était pas romanesque et ne cherchait pas les sensations rares et les remords pervers, et ne revendiquait pas son droit au plaisir, se souvint seulement qu’elle était la femme d’un autre... Elle se pencha à la fenêtre, aperçut l’échelle et l’ombre qui montait. Elle se retourna, vit au mur les pistolets de son mari, en saisit un et fit feu dans le noir. L’homme, atteint à bout portant, fut tué net.

Les juges ont acquitté l’épouse irréprochable.

Je regarde les doigts fragiles qui tremblent tandis qu’elle glisse dans une enveloppe la photographie, en prononçant quelques mots incertains.

— Elle a été chez les Mirdites, traduit le petit frère, mais elle n’a pu trouver la tombe...

J’essaie d’apercevoir le douloureux visage détourné. Peut-être songe-t-elle à la rigueur du destin, plus vindicatif que les juges... à la condamnation mystérieuse qui veut que l’on paie œil pour œil, dent pour dent... Peut-être offre-t-elle au mort bien-aimé, comme une couronne sanglante, sa fidélité intacte, et cette offrande devient sa seule consolation.

Dans la rue déserte et noire où le petit frère m’accompagnait, j’ai pensé à voix haute sans m’en apercevoir :

— A vingt ans... c’est dur...

Et j’entendis l’adolescent qui me remettait sévèrement à ma place :

— Ça... ce n’est pas notre affaire... c’est Dieu...


L’ALBANIE EN FACE DE l’EUROPE

Peu à peu, dans la maison à moucharabieh d’où l’on assiste à la vie paisible de la cité, dans la chambre blanche au long divan bas, où s’asseyaient tour à tour les membres du Parlement, les prêtres, les notables, au cours des conversations lentes, à mi-voix, traduites mot à mot, ponctuées par la tasse de café et la cigarette traditionnelles, nous avons vu se préciser le visage de l’Albanie.

Une sourde angoisse d’abord, qui s’exprimait en termes mesurés et poignants : quelle solution l’Europe va-t-elle donner à la question des frontières ? L’Albanie pourra-t-elle vivre ? N’a-t-elle point assez souffert ? Est-elle condamnée à disparaître, livrée aux convoitises de voisins trop avides ?

— Cela, nous ne l’accepterons jamais... Nous lutterons jusqu’à la fin... Nous sommes prêts à mourir...

Cette parole, nous l’avons entendue prononcer par les ministres et par les paysans, Et ce n’était pas là une vaine figure...

A cette heure si grave, les Albanais ont prononcé entre eux la « bessa » (serment), une sorte d’union sacrée : ils ont juré de remettre à plus tard tous leurs différends, d’abandonner leurs vendettas. Tous ensemble ils font face au danger.

Ils ont été à tel point déçus, trompés, toutes ces dernières années !

Les diplomates dans leurs marchandages disposaient de leur sol, et les armées le piétinaient à l’envi...

— Depuis dix ans, nous sommes obligés de nous battre ou de subir la guerre des autres !

Dix ans... Depuis l’année 1912 où l’Albanie se révolta définitivement contre le joug des Turcs et obtint son autonomie. Elle n’eut pas le temps de se réjouir de cette victoire... Peut-être ce premier ébranlement donné à l’Empire encouragea-t-il ceux qu’on appelait alors » les quatre petits peuples frères » à déclarer la guerre au Sultan. Néanmoins, les Grecs envahirent le Sud de l’Albanie.

Pendant que s’élaborait le traité de paix, l’Albanie échappa au démembrement qui la menaçait. La politique autrichienne, la réservant sans doute à une pénétration pacifique, imposa la création d’une Albanie indépendante.

Six Puissances la reconnurent. On lui donna un roi. On lui donna des frontières nouvelles qui la dépouillaient d’immenses territoires peuplés presque uniquement d’Albanais : on lui retirait un million d’hommes, et la moitié de son sol. La commission internationale, qui fixa ces frontières, obéissait sans doute à l’influence occulte de puissants voisins.

— Et pourtant, ce sont ces frontières de 1913 que nous réclamons aujourd’hui... Seulement ces frontières ! Qu’on nous les laisse et nous pourrons essayer de vivre.

Ils ne les eurent pas longtemps, leurs frontières de 1913... Les Grecs, contraints d’évacuer la région du Sud, avaient brûlé de nombreux villages, la ville de Ljaskoviki et celle de Tepeloni au printemps 1914. Sitôt la grande guerre déclarée, ils se hâtèrent de revenir. Les Serbes aussi s’installèrent. Et le piétinement commença sur le sol de l’Albanie. La retraite serbe d’abord.

— Nous aurions pu les empêcher de passer. Mais ils étaient nos hôtes, n’est-ce pas ! Naturellement ils ont souffert. Nos villages de montagne sont très distants et très pauvres. Et eux, ils étaient tant ! Mais nous avons fait pour eux ce que nous avons pu... Ils ont oublié tout cela, sans doute. Leur armée reconstituée est revenue occuper nos régions de l’Est. Ils ont brûlé nos villages. El, depuis lors, ils sont toujours là !

Les Austro-Bulgares envahirent l’Albanie : c’était la guerre déchaînée sur le sol albanais. Les Italiens occupèrent Valona, les Français, Korça (Koritza), et repoussèrent les Bulgares. D’ailleurs, l’action des troupes françaises était désintéressée ; les volontaires albanais le comprirent et combattirent héroïquement à côté d’elles. L’autonomie des Confins albanais fut proclamée sous le contrôle de la France. Ainsi l’on évitait la mainmise des Grecs.

La paix fut signée.

— Mais la paix n’était pas pour nous...

Lorsqu’au début de 1920 à Lushnja, l’Albanie fut proclamée République indépendante, par l’Assemblée nationale, les Grecs demeuraient au Sud, les Serbes à l’Est et au Nord, et les Italiens à Valona... Le pays était appauvri, en partie dévasté, ses routes étaient défoncées et tous ses ponts coupés. Aujourd’hui, les Grecs occupent encore quelques points au Sud. Ils ne semblent pas avoir renoncé à leurs prétentions sur Korça et Argyrokastro...

— Quant aux Serbes, ils détiennent de vastes territoires à l’Est et au Nord, à l’intérieur des frontières de 1913. Ils font de l’agitation chez les Mirdites, ils sont au Tarabosh et menacent Scutari. Voyez à quel point notre situation est désespérée [1] ! Nos villes sont encombrées de réfugiés qui ont fui leurs villages détruits et que nous ne pouvons pas nourrir...

— Mais pourquoi les Serbes terrorisent-ils ces malheureux paysans s’ils prétendent posséder leurs villages ?

Il nous fut répondu :

— Vous connaissez le mot d’un haut fonctionnaire serbe désireux peut-être de jouer les Bismarck... « Les Albanais ont à choisir entre trois alternatives : S’en aller... devenir Serbes... être massacrés... »

— Mais l’Europe ?...

— Ah ! l’Europe !...

Je revois deux des membres du Haut Conseil d’Albanie. Ils sont assis l’un en face de l’autre, le musulman et le catholique. Celui qu’on appelle le Chef et qui dirige ce Haut Conseil des quatre Régents est le type même du grand seigneur albanais. Aquilin et maigre, son visage immobile a une sorte de noblesse réservée, une gravité que tempère par instants une subite expression de douceur, un sourire affable et triste. En face de lui, l’évêque d’Alessio, en gilet de soie couleur de pourpre, parle un français nuancé. Ses traits fins, rayonnant d’intelligence, tout à coup se sont crispés d’ironie.

— Guillaume était plus sincère, murmure-t-il. Il disait : Les petits peuples n’ont pas le droit de vivre. Les autres parlent du droit des petits peuples, mais ils ne font rien... Ah ! quand on n’a pas un million de baïonnettes derrière soi, on ne vous écoute pas...

L’évêque était à Paris, chef de la délégation albanaise, pendant la Conférence de la paix. Il eut enfin une entrevue avec un haut personnage politique français très influent, qui lui dit :

— Vous avez un million d’Albanais en territoire serbe. C’est vrai, monseigneur. Mais on ne peut pas y toucher. Vous pensez bien qu’on ne peut pas toucher à la carte du monde.

J’ai répondu :

— Mais vous ne toucherez pas à la carte d’Albanie !

Il a dit :

— Vos frontières de 1913, vous avez le droit de les réclamer. Il est possible que les Puissances vous les laissent... Ce n’est pas sûr...

— Mais la justice, Excellence !

Il a répondu :

— Ah ! la justice, monseigneur... la justice !...

Il y a une pause. Monseigneur, penché vers le Pacha, traduit ses propres paroles. Et chaque fois, avec une courtoisie délicate, il nous avertit :

— Je traduis ce que nous venons de dire...

Il s’étonne que l’Albanie soit à ce point inconnue, ignorée des Européens. Il a vu un haut dignitaire du clergé catholique qui lui dit aimablement :

— J’ai été en Albanie.

— Où cela, Eminence ?

— A Zagreb...

— L’Albanie, c’est un peu plus au Sud, Eminence...

— Ah ! non, je voulais dire à Spalato...

Le Régent musulman parle à son tour, à voix presque basse. Avec cette poésie innée chez tous les Albanais, les plus cultivés comme les paysans illettrés, il trouve pour notre pays une image charmante :

— Vous, Suisses, vous êtes au centre de l’Europe. Et, comme les abeilles, vous avez pris ici et là ce qu’il y a de meilleur.


Dans les pièces sans apparat, où, d’une façon toute démocratique, on a installé les huit ministères, nous avons entendu les mêmes plaintes et les mêmes protestations.

— Nous voudrions travailler... nous faisons ce que nous pouvons... Depuis deux ans nous avons ouvert des écoles dans toutes les villes, une école normale à Elbassan, un lycée à Korça, et, dans 464 villages, une école élémentaire. Nous avons des cours du soir pour les adultes : nos artisans manifestent un tel désir d’apprendre ! Nous commençons à réparer les routes... Mais on nous force continuellement à nous battre...

Ils ont tous ce sentiment que l’Albanie est abandonnée par l’Europe.

— On nous méconnaît... On répand sur nous des calomnies... Avez-vous lu les journaux d’Europe ? On raconte qu’en Albanie, les musulmans molestent les chrétiens... Et pourtant ! Nous avons trois religions [2] : au Nord, les Malissores et les Mirdites catholiques, les orthodoxes au centre et au Sud, les musulmans un peu partout. Et nous sommes des frères...

Des frères. Les Régents, les ministres, les députés, les notables, les paysans, tous, ils ont dit cette parole.

Aujourd’hui, c’est l’archimandrite, un des chefs de l’Eglise orthodoxe albanaise, qui la prononce. Jeune encore, portant la barbe noire, il a sous la haute coiffure un visage pâle et ardent qui s’illumine. Il fit ses études à Athènes et on lui proposa d’être métropolitain d’une ville de 100 000 âmes.

Il répondit :

— Je profère desservir la plus petite église, mais en Albanie.

Il obtint de desservir l’église albanaise de Sofia.

Les Grecs déclarèrent qu’une messe dite en albanais serait impie... Et à trois reprises ils tentèrent de le faire assassiner, avant que fût dite cette première messe et les jours qui suivirent. Par miracle il échappa. Les autorités bulgares durent le protéger.

Ce patriote s’efforce de briser le lien qui unit l’Eglise orthodoxe albanaise à l’Eglise grecque, afin de couper court aux occultes influences politiques.

Il rêve de créer en Albanie une école de popes et de relever le niveau de ce clergé orthodoxe qui doit remplir auprès des paysans un rôle d’éducateur.

Je lui demande s’il considère que la présence de religions différentes soit un mal ou un bien ?

Il répond vivement.

— Heureusement que nous avons les musulmans !

Et il développe sa pensée :

— Ils nous font une concurrence morale...

Cette parole de l’archimandrite, bien souvent nous devions l’évoquer au cours du voyage : « Heureusement que nous avons les musulmans ! » Que de fois nous en avons senti la vérité profonde ! Il semble qu’en vivant côte à côte, « comme des frères, » chrétiens et musulmans se soient mutuellement pénétrés de leurs vertus. Les traditions musulmanes de bonne éducation, le respect pour les parents et les vieillards, la propreté, — les adeptes de Mahomet sont astreints à un lavage rituel plusieurs fois par jour, -— ont gagné les Albanais chrétiens. En retour, la notion chrétienne de la famille a conquis les Albanais musulmans qui sont monogames. Les uns et les autres pratiquent la tolérance la plus exemplaire. Les enfants fréquentent les mêmes écoles. Les instituteurs appartiennent aux différentes confessions. Il arrive que des musulmans épousent des chrétiennes, et les chrétiens des musulmanes. Il arrive que, dans les mêmes familles, il y ait des chrétiens et des musulmans. Et l’on cuit le même gâteau, une moitié à l’huile pour les chrétiens qui observent le jeune, l’autre moitié au beurre pour les musulmans. Gâteau de fête qui devient un symbole...

Il faut dire qu’une grande partie des musulmans albanais appartiennent à la secte des bektachis, particulièrement libérale.

Il y a quelques jours, un officier albanais chrétien étant mort, on célébra le service funèbre dans l’église orthodoxe de Tirana. Les mahométans prirent part à la cérémonie, et portèrent un des cordons du poêle. Les hodjas tenaient les cierges. Le prêtre chrétien rendit hommage à Mahomet et le prêtre musulman loua Jésus-Christ…

C’est ainsi que les Albanais comprennent l’union de la Croix et du Croissant que l’Occident n’a jamais cessé d’opposer…

Peu de jours après notre arrivée, nous avons vu s’éclairer le visage du ministre des Affaires étrangères : une dépêche venait de parvenir à Tirana : l’Angleterre, conseillée par la France, renonçait à soutenir les prétentions des Grecs sur Argyrokastro et Korça. Une grande espérance était permise : le Sud de l’Albanie était sauvé. Cependant aucune manifestation bruyante ne vint interrompre les occupations quotidiennes, aucun cri de triomphe ou de haine. Seulement ces yeux qui souriaient, cette question posée à mi-voix : Vous savez ? Vous connaissez la dépêche ?

À onze heures du soir, un bruit de piétinement continu devant la maison m’attira à la fenêtre. Et par les interstices du moucharabieh, j’aperçus à la lueur des torches une foule massée, extraordinairement silencieuse comme le sont les foules albanaises. Des drapeaux flottaient sur cette masse immobile. Tout à coup, une voix s’éleva qui dit en français :

— Nous avons reçu une bonne nouvelle… Nous sommes venus pour vous l’apprendre… parce que vous êtes nos amis…


Un pays qui se crée, improvise à la fois ses lois et ses routes, ses écoles, sa police, son armée, ses hôpitaux, et voit contester ses frontières qu’un traité, auquel il ne prit point part, lui imposa tout en l’amputant, et au même moment, doit se défendre et combattre, et s’adresse vainement à l’Europe indifférente, — telle est l’image pathétique, renouvelée à chaque étape, que, d’un bout à l’autre de son sol, nous a offerte l’Albanie.

Une seule chose stable, fixe, éternelle, c’est l’ardente aspiration à la liberté qui poussa ces montagnards, pendant cinq siècles, à se révolter continuellement sous le joug turc, la notion de son droit imprescriptible et l’unanime volonté de mourir plutôt que de l’abandonner, — et tout le reste flottant encore :

— Nos frontières nous seront-elles laissées ? Aurons-nous la paix ? Pourrons-nous travailler enfin ?

Ce peuple demeuré à la porte de l’Europe, à l’écart, presque inconnu, a ceci de particulièrement attachant qu’il fut jusqu’ici préservé de la civilisation hâtive, improvisée, toute de surface, dont les jeunes nations, trop impatientes, s’emparent avec une hâte imprudente, en abandonnant leur caractère et leurs traditions.

Le rêve séculaire de l’Albanie, rêve modeste et secret, fut celui d’une autonomie sous le régime turc. C’est ce rêve que les patriotes albanais, de génération en génération, transmettaient à leurs fils.

— Pense toujours à l’Albanie, disait l’un d’eux, peu avant de mourir, à son fils de treize ans.

L’enfant pensait toujours à l’Albanie. Il se bornait encore à rêver l’autonomie sous le régime turc. Devenu homme, à cause de ce rêve dont il ne se cachait point et qu’il exprimait toujours, il fut exilé en Asie-Mineure. Aujourd’hui il occupe de hautes fonctions dans le gouvernement de son pays. Le rêve qu’il fit tout enfant est dépassé. L’Albanie a proclamé son indépendance. Mais la lutte n’est point terminée. Comment finira-t-elle ?


LE SOUVENIR DE SCANDERBEG

Le souvenir de Scanderbeg plane sur toute l’Albanie. Dans le moindre village, chez les chrétiens comme chez les musulmans, on peut contempler ses traits, le profil d’aigle, la barbe majestueuse, cette grave expression de force obstinée.

Les générations de paysans, dans les régions du Nord, se transmettent, depuis le XVe siècle, le deuil de Scanderbeg : le court manteau noir à franges longues qu’ils portent, rejeté sur l’épaule, les manches pendantes.

L’aigle double de ses armoiries illustre le drapeau national. Le héros catholique, vainqueur des Turcs pendant vingt-trois ans et jusqu’au jour de sa mort, est devenu le symbole même de cette passion de liberté qui n’a jamais cessé de travailler ce peuple.

Mais si l’on peut dire que la pensée de Scanderbeg est partout présente, elle l’est davantage encore à Kruja, la petite ville accrochée à mi-hauteur de la montagne, dominant la plaine de Tirana et qu’on aperçoit de si loin, comme une volée de cailloux blancs éparpillés au pied de la haute paroi de calcaire.

Kruja, où Scanderbeg est né, fut sa capitale et le centre de toute la résistance opposée à l’invasion turque. Kruja est l’image même de la résistance. La muraille abrupte de sa montagne l’appuie victorieusement. Ses maisons, avec leurs façades fermées, et leurs fenêtres tout au faite des façades, ressemblent à ces forteresses domestiques, les « Kula, » que l’on voit se multiplier dans les villages du Nord. Le bazar qui suspend à pic sur le vide de longs murs aveugles est lui-même une forteresse. Les échoppes, rejoignant presque leur avant-toit, ne laissent passer qu’une étroite bande de ciel et se resserrent pour prendre moins de place.

Tout au sommet de l’épaulement, plus haut encore que cette ancienne maison où s’est installée la préfecture et dont la galerie croulante conserve une fresque naïve, la tour trapue, solidement campée sur sa base élargie, s’affirme comme un défi... la tour de Scanderbeg. On s’assoit à ses pieds sur le mur de l’ancienne forteresse et l’on songe à cet enfant prédestiné qui jouait sur ce rempart. Il était si beau et si brave déjà habile à monter à cheval, vainqueur dans tous ses jeux, que les habitants l’appelaient « notre prince, » quoiqu’il fût le plus jeune des fils de Jean Castriote.

Il avait neuf ans lorsque son père, contraint de l’envoyer en otage, à la cour du sultan Amurat II, lui dit en lui donnant son dernier baiser :

— Ne déçois pas notre espérance...

L’enfant emporta cette parole, et sans doute emportait-il aussi ce visage de Kruja, que nous contemplons aujourd’hui, et que la civilisation n’a point retouché : la cité opiniâtre, cramponnée aux flancs roides, avec ses maisons fortes, ses bois d’oliviers, ses murailles, ce long bazar étroit surplombant le vide, et la perspective en raccourci de la chaîne rocheuse, la houle des collines qui vont mourir dans la plaine, et le littoral infini, toutes les côtes d’Albanie enveloppées d’azur.

Georges Castriote grandit à la cour du Sultan qui s’émerveillait de cette intelligence, de cette adresse, de cet indomptable courage. A dix-huit ans, le jeune homme commandait une armée turque victorieuse, qui l’adorait. C’est alors qu’on le nomma Scanderbeg, seigneur prince Alexandre... Surprenante divination du peuple qui donnait pour parrain à cet adolescent l’un des plus grands génies militaires qui furent jamais... Sa fortune continua de grandir. Mais lorsque, Jean Castriote étant mort, les Tures occupèrent Kruja, Scanderbeg, brusquement, revint dans ses montagnes. A la tête de trois cents Albanais, il reprit sa ville natale avec la connivence des habitants. Tous les chefs albanais le rejoignirent.

Alors commença cette longue suite d’exploits qui font ressembler l’histoire de Scanderbeg à celle du Cid. Seulement Scanderbeg se battait pour sa patrie et sa religion... Pendant un quart de siècle, cette vallée de Tirana, les chaines du Mati et des Mirdites, Kruja et Petrella, devinrent le bastion toujours victorieux de la chrétienté.

Ce n’est pas à Kruja que devait mourir Scanderbeg.

En pleine lutte, à l’âge de 63 ans, il fut pris de la fièvre à Alessio, au pied du massif des Mirdites.

Couché sur son lit, dit le chroniqueur, il voulait se lever et se battre.

Il remit le soin de son fils au Sénat de Venise et mourut en disant à l’enfant :

« Cultive par-dessus tout la justice, sans acception de riche ou de pauvre, de puissant ou de faible. Environne tes Etats d’un rempart d’amis ; car la vie humaine a besoin d’amitié, comme la terre a besoin de soleil... »


La pierre est chaude sous les rayons du jour déclinant. La forêt d’oliviers, les vagues des collines ondulent avec douceur au pied des pentes abruptes. Le bleu de la mer s’alanguit. Et tout le paysage que contemple la tour trapue est inondé d’une tendresse qui contraste avec les rudes montagnes et la sévère cité sentinelle veillant au pied des parois de calcaire, la cité dont la destinée fixa la destinée de Scanderbeg, et qui avait formé à son image l’âme du héros enfant.

Pour compléter le pèlerinage, on doit monter à Petrella, sur la montagne qui ferme le cirque de Tirana du côté de l’Orient, k l’autre extrémité de cette vallée que commande si altièrement Kruja.

Point de route. On suit à cheval la longue plaine que coupent les ressauts successifs ; on traverse à gué la rivière et l’on grimpe des âpres flancs. Les murs ruinés de Scanderbeg, tout au sommet, surveillent cette ascension.

Il faut, pour les atteindre, dépasser une mosquée solitaire. De l’autre côté, au delà du dernier mur d’enceinte, quelques maisons aux ouvertures grillées contiennent les tombeaux des généraux tures : les dépouilles de l’ennemi sont ainsi disposées au pied de la forteresse.

Elle semble, avec les siècles, s’être incorporée à la roche qui la soutient, comme si la forteresse humaine devenait l’achèvement logique de la citadelle naturelle. La même patine les dore. Et les iris sauvages habitent les creux du rocher et les fentes de la muraille.

Le premier exploit de Scanderbeg, revenu dans sa ville natale, fut de conquérir Petrella qui commande deux vallées : la vaste plaine de Tirana s’offre, verte et bleue, déroulée entre les montagnes. Les collines, vues d’en haut, semblent s’aplatir, la chaîne des Daïtit s’éloigne en s’abaissant, coupée en une série de massifs lourds réunis par des cols. A nos pieds, la rivière divague, repliée en courbes nombreuses. Et l’air est si pur qu’on distingue les minarets de Tirana comme des fils de lumière au milieu de la plaine bleue.

Le versant oriental domine un dédale de chaînes de plus en plus confuses à l’horizon. Elles s’avancent les unes derrière les autres comme une série d’ouvrages de défense, une suite d’obstacles dressés successivement. On dirait des ébauches de montagnes recommencées à l’infini.

Les yeux cherchent en vain à découvrir un ordre au milieu de cette incohérence. Et voici que l’ordre se révèle dans cette incohérence même : les montagnes d’Albanie sont autant de barrières posées devant les invasions, imprenables bastions qui enseignèrent aux hommes la résistance. Les Albanais ont bien reconnu l’expression même de leur sol et de leur âme en Scanderbeg dont toute la vie fut une résistance victorieuse.


UNE BOURGADE HISTORIQUE, LUSHNJA

Cette volonté de résistance, cette certitude de vivre et de durer, combien profondément nous l’avons ressentie dans le bourg de Lushnja !

La veille, au crépuscule, nous avions longé, entre la mer et le maquis, des sables tout fleuris de lis blancs. Et nous sommes entrés dans la Mysakja, une plaine immense, qui, de la baie de Durazzo aux lagunes de Valona, s’enfonce à l’intérieur comme un vaste triangle dont le sommet s’effile entre les montagnes.

Traversée au Nord par les méandres gris du Shkumbi qui sépare l’Albanie tosque de l’Albanie guègne, au Sud par la Semeni, empoisonnée de moustiques et de malaria, ancien lit de la mer qui s’est retirée d’elle, la Mysakja est une des régions les plus fertiles du monde. Cependant, on a l’impression d’un désert en franchissant ces étendues incultes, livrées aux troupeaux, et où les plantes steppiques succèdent à celles des eaux stagnantes. Rares sont les villages le long des ondulations qui la bordent, et les habitants, affaiblis par la fièvre, ne peuvent tirer parti de leur sol prodigieux qu’il faudrait drainer, afin de l’assainir.

Trois bourgades, appartenant à des périodes différentes de l’histoire, dominent les trois angles : Lushnja, la cité byzantine de Bérat, et Fieri, au Sud, toute proche de l’emplacement d’une ancienne ville grecque, l’intellectuelle et florissante Apollonia, où, seul, vit aujourd’hui un pauvre monastère, que les Autrichiens ont dépouillé des pierres sculptées et couvertes d’inscriptions, encastrées dans ses murs.

Lushnja, au flanc d’une colline, regarde l’immensité plate, lumineuse, et tout enveloppée du ciel qui semble apparaître encore par les déchirures bleues des lagunes. Les maisons, avec leurs jardins de figuiers et d’amandiers, sont comme plaquées sur la pente ; autour d’elles, la colline déroule ses plis arides.

Des notables à cheval sont descendus à notre rencontre, très beaux dans leurs vêtements blancs aux ceintures éclatantes, et portant le fusil sur le genou, selon la coutume albanaise, prêt à tirer. Ils escortent la voiture. D’autres, le long du chemin, saluent. Et là-bas, c’est toute la population du bourg qui attend, immobile, avec les écoliers alignés, des fleurs, des drapeaux.

Lushnja, solitaire et ramassée sur sa colline, ressasse un grand souvenir. Ce fut elle qui vit se fonder définitivement l’autonomie albanaise.

Au début de 1920, soixante-huit délégués de toutes les parties de l’Albanie se réunirent à Lushnja, accompagnés de milliers et de milliers de patriotes, — et il y en aurait eu bien davantage encore, si l’administration italienne, alors prédominante, ne s’était ingéniée à retenir un grand nombre d’hommes.

Les délégués, réunis dans la maison d’un notable, se constituèrent en Assemblée nationale, déclarèrent déchu le gouvernement provisoire de Durazzo, nommé par l’Italie, et qu’elle tenait sous son influence. En face des dangers qui menaçaient et tandis que trois Puissances détenaient encore une partie de son territoire, l’Albanie fut ainsi constituée en Etat souverain, son unité affirmée, son gouvernement désigné.

Nous sommes entrés dans la maison désormais historique. Au seuil de cette salle, longue, toute nue, claire avec sa frise au pochoir bleue et grise sur fond bis, sa haute plinthe blanchie à la chaux, et qui ouvre neuf fenêtres sur la terre d’Albanie, quelle émotion vous saisit ! La grandeur d’une résolution unanime, d’une volonté qui ose, l’aspiration refoulée au cours des siècles, qui se fait jour enfin, s’exprime, éclate, en dépit des obstacles et malgré les périls, non pas en vaines clameurs, mais dans l’acte de ces hommes que nous nous représentons graves, parlant à mi-voix, étreints par une émotion trop vaste. — Et tout autour d’eux, autour de la maison, les appuyant, répandus sur la place et jusqu’au bas de la colline, débordant la cité trop étroite, cette foule de pèlerins, silencieuse elle aussi, qu’une volonté pareille a conduits à Lushnja : être libres...

Des montagnes les plus lointaines, des villages perdus, ils se sont mis en route, le long des sentiers difficiles, et, devant eux, ils voyaient avancer, confuse encore, — et leurs yeux, fervents la cherchaient, la découvraient, — l’étoile qui rayonne sur toute vie qui commence...


NOËLLE ROGER.

  1. Ces lignes furent écrites en octobre dernier. Depuis lors, la situation de l’Albanie s’est améliorée, soit du côté des Grecs, soit surtout du côté des Serbes. Cependant nous avons voulu laisser tel quel ce chapitre, qui est une page — à peine tournée — de l’histoire albanaise.
  2. Il y a 584 685 Albanais musulmans, 158 249 ortooduxes et 88 978 catholiques.