Sur les Principes de la Géométrie. Réponse à M. Russell.



DISCUSSIONS

SUR LES PRINCIPES DE LA GÉOMÉTRIE
RÉPONSE À M. RUSSELL

Dans la réponse de M. Russell, j’ai admiré une qualité beaucoup plus rare qu’on ne pense, une parfaite loyauté scientifique. C’est ce qui m’engage à poursuivre cette discussion, qui n’aboutira sans doute pas à un accord, mais qui ne sera peut-être pas absolument vaine.

Et d’abord quelques lignes de profession de foi pour éviter toute équivoque :

1o Je n’accepte nullement le raisonnement de Newton en faveur du mouvement absolu. J’ai dit que je n’avais pas besoin pour mon objet de résoudre la difficulté soulevée par ce raisonnement ; je n’ai pas dit qu’elle fût insoluble.

2o Je considère l’axiome des trois dimensions comme conventionnel au même titre que ceux d’Euclide ; mais j’ai laissé cette question de côté provisoirement afin de circonscrire le terrain de la discussion.

3o M. Russell distingue trois thèses qu’il repousse également :

1o La vérité de la géométrie euclidienne nous est connue a priori avant toute expérience.

2o Une des géométries est vraie et les autres fausses, mais nous ne pourrons jamais savoir laquelle est vraie.

3o Aucune géométrie n’est ni vraie, ni fausse.

M. Russell croit que j’adopte la troisième thèse, mus il n’en est pas sûr ; je puis le rassurer : j’adopte la troisième thèse et je rejette absolument les deux premières.

La Définition de la Distance.

1. Cela dit, j’aborde l’examen des objections de M. Russell.

On ne peut pas tout définir ; et je me suis bien gardé de méconnaître une vérité aussi évidente et aussi banale.

Mais la distance est-elle parmi les choses que l’on peut définir ?

Je réponds oui ; car j’en donne une définition qui n’est autre chose que le postulatum d’Euclide.

C’est à vous alors à montrer que cette définition ne vaut rien.

Vous dites que ce n’est qu’un axiome déguisé. Cela peut s’entendre de plusieurs manières.

On a souvent remarqué que toute définition implique l’existence de l’objet défini. Si donc je définis la distance par le postulatum d’Euclide, la proposition que j’énonce peut se décomposer en deux parties : il y a quelque chose qui satisfait au postulatum d’Euclide, et ce quelque chose je l’appelle distance.

La première partie est un théorème ou un axiome ; la seconde n’est qu’une définition de mots. Cela, je le reconnais.

Vous triomphez et pensez que je suis ramené par un détour à admettre que le postulatum d’Euclide est vrai. Mais, prenez garde, il y a aussi quelque chose qui satisfait au postulatum de Lobatcheffski, et c’est ce quelque chose que les géomètres non-euclidiens appelleraient distance. À ce compte le postulatum de Lobatcheffski, que vous jugez faux, serait vrai au même titre que le postulatum d’Euclide.

Il est donc impossible de m’opposer l’aveu que je viens de faire, puisque le raisonnement que vous voudriez en tirer se retournerait contre vous.

2. Ce n’est donc pas cela que vous voulez dire ; vous pensez que l’on n’a pas le droit de chercher à définir la distance, parce que la notion de distance est une notion immédiate et primitive. Mais la notion de distance est-elle immédiate ? C’est justement ce que je nie.

Qu’on me permette une comparaison.

La scène se passe dans une classe de quatrième. Le professeur dicte : « Le cercle est le lieu des points d’un plan dont la distance à un point donné appelé centre est égale à une longueur donnée appelée rayon. » L’élève écrit sans comprendre ; ensuite le professeur dessine un cercle sur le tableau. « Ah, pense l’élève, il aurait dû dire tout de suite : un cercle, c’est un rond ; on aurait compris ; tout le monde sait ce que c’est qu’un rond. »

L’élève de quatrième regarde le cercle comme une notion primitive. S’il osait parler, il contesterait au professeur le droit de le définir. Pour M. Russell, cela n’est plus vrai, mais la distance est encore une notion primitive.

Mais n’est-il pas aussi dupe d’une illusion analogue ? Avant de proclamer qu’une notion est immédiate, il faut y regarder de près ; un sentiment vague ne suffit pas. Il ne suffit pas de dire : « Tout le monde sait ce que c’est que la distance ».

3. Avant d’aborder cet examen, je voudrais faire remarquer la différence entre le système des kantiens et celui des partisans de M. Russell et appeler l’attention sur une difficulté qui est particulière à ce dernier système.

Les uns et les autres soutiennent qu’ils ont l’intuition directe de la distance, c’est-à-dire de je ne sais quoi qui leur apparaît comme éclairé d’une vive lumière.

Si une définition de la distance s’applique à ce quelque chose, elle est légitime ; si elle ne s’y applique pas, elle est illégitime. On peut encore donner arbitrairement le nom de distance à autre chose ; mais, si cette autre chose n’est pas cette étoile de première grandeur qui brille dans le ciel de leur intuition, si c’est quelque étoile voisine de dixième grandeur, on n’a fait ainsi qu’un changement de mot puéril.

Alors notre définition, pouvant être légitime ou illégitime, c’est-à-dire en définitive vraie ou fausse, sera un théorème ou un axiome déguisé.

Seulement pour les kantiens purs, cette intuition directe est parfaite et rend superflue toute expérience destinée à la compléter. Je n’adopte pas ce système, je dirai tout à l’heure pourquoi ; du moins est-il cohérent et exempt de contradiction.

Pour M. Russell, cette intuition est imparfaite puisque l’expérience seule peut la compléter. Qu’est-ce à dire : Vous savez à peu près ce que c’est que la forme ; vous voyez des corps qui (autant que cette notion imparfaite vous permet d’en juger) conservent leur forme ; vous admettez qu’ils la conservent tout à fait ou du moins avec une approximation encore beaucoup plus grande et vous expérimentez sur ces corps pour mieux savoir ce que c’est que la forme.

Mais admettre cela sans pouvoir le vérifier, n’est-ce pas encore faire une convention, qui est légitime sans doute puisqu’elle ne contredit pas la notion imparfaite que vous aviez de la forme, mais qui n’en reste pas moins arbitraire dans une certaine mesure.

Et alors la convention qui consisterait à définir la distance par le postulatum d’Euclide ne serait-elle pas tout aussi légitime, puisqu’elle ne contredirait pas non plus cette notion imparfaite, et beaucoup plus avantageuse à tous égards ?

Je vais encore faire une comparaison.

Je sais ce que c’est que le jaune ; cette notion est immédiate, et je ne saurais l’expliquer à un aveugle ; mais elle est imparfaite, car je confonds sous le nom de jaune des lumières très différentes dont la longueur d’onde varie entre certaines limites. Je constate que la lumière de la flamme du sodium me donne l’impression du jaune et je puis mesurer exactement sa longueur d’onde. De quel droit déciderai-je que cette lumière est le vrai jaune et que les autres corps jaunes ne sont qu’à peu près jaunes ? Cette affirmation n’est pas seulement invérifiable, elle n’a aucun sens. Parmi les corps qui me paraissent jaunes, il ne saurait y avoir ni vrai jaune ni faux jaune. Pourquoi y aurait-il une vraie distance et de fausses distances parmi toutes les grandeurs qui répondent à l’idée imparfaite que j’ai de la distance ? Quel sens peut-on attacher à une semblable distinction ?

4. Je puis définir la distance ; mais en ai-je le droit ? M. Russell, nous venons de le voir, ne saurait me le contester sans inconséquence. Mais les kantiens purs le pourraient encore. Il faut donc examiner leur objection ; la distance est-elle une notion immédiate, ce qui rendrait toute définition inutile et par cela même illégitime ?

Si je disais : la lumière jaune a sa longueur d’onde comprise entre telles limites, ce jugement ne serait pas une définition, quand même il serait le premier jugement que je porterais sur le jaune ; et en effet je savais ce que c’est que le jaune bien avant d’étudier l’optique ; et cela, parce que je puis me représenter le jaune.

Mais puis-je me représenter la distance ? Plus généralement puis-je me représenter l’espace géométrique, ou mieux puis-je me représenter les corps dans l’espace géométrique ?

L’espace géométrique est infini ; je pourrais donc tout au plus m’en représenter une partie. Mais cette partie, par cela même qu’elle est limitée, cesse d’être homogène ; les portions voisines des bords cessent d’être assimilables aux portions voisines du centre.

Nous ne pouvons donc nous représenter les corps que dans ce que j’appellerai « l’espace sensible », qui n’a aucune des propriétés de l’espace géométrique, puisqu’il n’est ni infini, ni homogène, ni isotrope.

Sans doute je puis imaginer que je me transporte à tel point situé près du bord de cet espace sensible ; ce point devient alors le centre d’un nouvel espace sensible ; c’est en ce sens que je pourrais dire qu’il est assimilable au centre du premier espace sensible, ce qui rendrait à l’espace son homogénéité.

Seulement il y a là en réalité deux représentations distinctes et successives. Je me représente successivement l’espace sensible et l’espace sensible et il m’est impossible de les confondre dans une représentation unique. De quel droit alors déciderai-je que tel point β de l’espace sensible est identique à tel point α de l’espace sensible  ?

Je le ferai dans la pratique, parce que tel corps, que je considère comme immobile par une convention inconsciente, et qui occupait le point α dans l’espace occupera le point β dans l’espace .

Dans tous les cas la notion de l’identité de ces points α et β ne provient que d’habitudes d’esprit créées par une foule de raisonnements inconscients ou de réminiscences d’anciennes expériences. Cette notion n’est ni immédiate ni primitive.

Voyons ce qui concerne spécialement la distance. Dans cet espace sensible je me représente un point α près de mon œil, un point β à un mètre du premier, deux points γ et δ distants l’un de l’autre d’un mètre et éloignés de moi de 200 mètres. Oserais-je prétendre que je me représente la distance γ δ comme identique à la distance α β ? Je sais que ces deux distances sont égales, je ne le vois pas.

Sans doute je pourrais me transporter au point γ, et alors la distance γ δ me paraîtrait identique à ce qu’était d’abord la distance α β. Mais qu’ai-je fait ? J’ai fait une mesure ; je me suis servi de mon corps, transportant avec lui son espace sensible comme les géodésiens se servent de leurs instruments de mesure beaucoup plus perfectionnés. On en reviendrait ainsi à définir la distance par la mesure.

En résumé la distance sensible, seule susceptible de représentation, n’a rien de commun avec la distance géométrique, puisque les deux distances géométriques α β et γ δ sont égales tandis que les deux distances sensibles correspondantes ne sont pas identiques, qu’elles n’ont même rien de commun, tant qu’on ne convient pas d’employer pour les comparer un système de mensuration. La distance géométrique a donc besoin d’être définie ; et elle ne peut l’être que par la mesure.

Comme le fait remarquer M. Halsted dans une brochure récente (Science, N. S. Vol. X, No 251), M. Russell a eu tort d’employer indifféremment le mot distance pour désigner ce que les Allemands appellent « Strecke », et en même temps la mesure de cette « Strecke ». La « Strecke », analogue à la distance sensible, est susceptible de représentation. Mais ce n’est pas une grandeur puisque l’on ne saurait se représenter l’égalité de deux « Strecken ». Le nom de distance ne convient qu’à la mesure de cette « Strecke », et cette mesure ne peut être définie que par une convention.

5. M. Russell présente une autre objection dont je ne dirai que quelques mots :

Les seules définitions, philosophiquement admissibles, sont d’après lui celles qui énumèrent les éléments simples du terme défini. « Le sens d’un terme ne peut consister en relations avec d’autres termes », et plus loin : « il faut se demander quel est le sens de chacun de ces termes, et non plus quelles sont ses relations avec les autres termes ».

Et ailleurs : « Quand nous disons que la distance est égale à un mètre, nous exprimons une relation entre deux couples de points ; mais quand on dit la distance , on n’exprime rien de plus qu’une relation entre et  »

Je ne sais pas si en dehors des mathémathiques on peut concevoir un terme quelconque indépendamment de toute relation avec d’autres termes ; mais je sais bien que pour tous les objets étudiés par les mathématiques, cela est impossible.

Si on veut isoler un terme et faire abstraction de ses relations avec d’autres termes, il ne reste plus rien ; ce terme ne devient pas seulement indéfinissable, il devient vide de sens.

« Quand on dit la distance . » en faisant abstraction de la possibilité de comparer cette distance à d’autres, on prononce cinq syllabes et rien de plus.

L’Empirisme.

6. La réponse de M. Russell au sujet de l’empirisme en géométrie ne soutient pas une minute d’examen.

Les expériences ne nous font connaître que les rapports des corps entre eux ; aucune d’elles ne porte, ni ne peut porter, sur les rapports des corps avec l’espace, ou sur les rapports mutuels des diverses parties de l’espace.

« Oui, répondez-vous à cela, une expérience unique est insuffisante, parce qu’elle ne me donne qu’une seule équation avec plusieurs inconnues ; mais quand j’aurai fait assez d’expériences, j’aurai assez d’équations pour calculer toutes mes inconnues. »

Connaître la hauteur du grand mât, cela ne suffit pas pour calculer l’âge du capitaine. Quand vous aurez mesuré tous les morceaux de bois du navire, vous aurez beaucoup d’équations, mais vous ne connaîtrez pas mieux cet âge. Toutes vos mesures ayant porté sur vos morceaux de bois ne peuvent rien vous révéler que ce qui concerne ces morceaux de bois. De même vos expériences, quelque nombreuses qu’elles soient, n’ayant porté que sur les rapports des corps entre eux, ne vous révéleront rien sur les rapports mutuels des diverses parties de l’espace.

7. M. Russell dit encore que le monde matériel consiste en particules dont on envisage seulement les positions, les vitesses et les accélérations. Dès lors sans géométrie, plus de dynamique possible.

Il est évident que, si on abandonnait la géométrie d’Euclide pour celle de Lobatcheffski, on serait obligé de modifier l’énoncé de toutes les lois de la dynamique. De même l’énoncé de ces lois n’est pas le même, selon qu’on se sert de la langue anglaise ou de la langue française ; et je pourrais ajouter, que, faute d’une langue pour s’exprimer, il n’y aurait pas de dynamique possible.

Et pourtant si un Français, à qui on a enseigné les lois de la dynamique en français, vérifie expérimentalement une de ces lois, croira-t-il avoir démontré la vérité de la langue française ? L’aura-t il mieux démontrée quand il en aura vérifié 10 000 ?

La Distance absolue.

8. M. Russell s’étonne que je veuille ramener la distance à la mesure ; il ne conçoit pas que l’on puisse définir la distance par l’égalité de deux distances ; cela lui paraît un cercle vicieux. Ce cercle vicieux n’est que dans les mots. Comme on compte les longitudes à partir d’une origine arbitraire, on n’envisage jamais que des différences de longitudes. On définit donc la longitude par la différence de deux longitudes. Dira-t-on que cette définition implique un cercle vicieux ?

Si M. Russell n’avait pas, comme le lui reproche M. Halsted (vide supra), employé le mot distance dans deux sens différents, il n’y aurait plus d’apparence de cercle vicieux. Où serait cette apparence si l’on avait écrit : La distance est le résultat de la comparaison de deux « Strecken ».

« M. Poincaré, ajoute M. Russell, estime que la mensuration crée l’égalité et l’inégalité, mais il y a une conséquence qu’il ne paraît pas reconnaître : c’est que l’égalité et l’inégalité sont des mots vides de sens. »

Pardon, je reconnais parfaitement cette conséquence qui est même plutôt pour moi un point de départ ; l’égalité et l’inégalité de deux distances sont des mots qui n’ont aucun sens par eux-mêmes ; c’est précisément pourquoi je suis obligé d’avoir recours à une convention pour leur en donner un. Je conviens de regarder comme égales celles qu’une certaine méthode de mesure me montre telles ; j’aurais pu faire une convention différente.

Maintenant ces mots sont-ils en effet dépourvus de sens par eux-mêmes ? S’ils en ont un, qu’on me l’explique, sinon par une définition proprement dite, au moins en me faisant comprendre comment on peut se représenter l’égalité de deux distances. J’ai essayé de m’en rendre compte au § 4, et c’est encore à la mesure que j’ai été ramené. C’est toujours là qu’on reviendra, quelque chemin qu’on prenne. Vous dites que le mot ne peut être défini, mais qu’il peut suggérer l’idée. Pour moi, j’ai beau faire, le mot de distance ne me suggère d’autre idée que celle de mesure.

9. M. Russell demande qu’on lui accorde que la distance de Paris à Londres est plus grande qu’un mètre. Mais c’est ce que je ne puis faire ; si j’accordais cela, j’accorderais tout.

Tout ce qu’on peut dire c’est ceci : prétendre que cette distance est égale à un mètre, cela n’a pas le sens commun. C’est-à-dire que, dans toutes les circonstances de la vie, on devra se rappeler qu’il est beaucoup plus difficile d’aller de Paris à Londres que de parcourir un mètre, et se comporter en conséquence.

Il n’existe pas de matière dont on puisse faire une règle susceptible de s’appliquer d’abord sur le mètre-étalon international en platine iridié, et de se déplacer ensuite de façon qu’une de ses extrémités vienne à Paris et l’autre à Londres. Si on découvrait cette matière, cela importerait peu ; car moi, qui seul m’intéresse, je puis toucher des deux mains les deux extrémités du mètre-étalon tandis que je ne puis étendre une main jusqu’à Paris et l’autre jusqu’à Londres.

C’est pour cela qu’une méthode de mensuration qui nous montrerait la distance de Paris à Londres comme égale à 1 mètre, serait impropre à tous les usages de la vie ; quelqu’un qui proposerait de l’adopter conventionnellement n’aurait pas le sens commun.

Mais que la distance de Paris à Londres suit plus grande qu’un mètre d’une façon absolue et indépendamment de toute méthode de mensuration, cela n’est ni vrai, ni faux ; je trouve que cela ne veut rien dire ; si vous estimez que cela veut dire quelque chose, il me semble que c’est à vous de m’expliquer ce que cela veut dire.

10. M. Russell dit que, si l’espace est supposé elliptique, le volume total de l’espace doit être plus grand que celui d’une bille de billard. Ah, cela j’y consens ; mais je ne saurais aller plus loin. Je ne sais pas combien de fois le volume de l’espace est plus grand que celui de la bille. Je ne puis affirmer, sans adopter un système de mensuration, qu’il est plus grand qu’une bille et demie, qu’une bille et un dixième, ni même qu’une bille et un millionième. Une pareille affirmation n’est ni vraie, ni fausse.

Il est vrai que le volume de l’espace est plus grand que celui de la Terre, et il y a des cas où ce dernier est certainement plus grand que celui de la bille ; mais je ne sais pas combien de fois plus grand. Et même si la bille est au fond d’un puits, je puis affirmer que son volume est plus petit que celui de la Terre puisqu’elle est dedans ; mais si je la sors du puits, je ne sais pas si son volume est encore plus petit que celui de la Terre, car je ne sais pas s’il est reste le même. Admettre en effet que la bille conserve son volume dans ses déplacements, ce serait faire de la bille un instrument de mesure, ce serait adopter conventionnellement un système de mensuration.

Les Cours et l’Espace.

11. J’ai encore à répondre à deux passages de M. Russell.

« M. Poincaré répondra : ce sont les corps et non les figures géométriques que l’on mesure. Mais cette échappatoire lui est fermée, je crois, par les conséquences de sa théorie. Il parle de corps qui se meuvent approximativement suivant le groupe euclidien. Or cela implique que les corps ont des grandeurs, des formes et des distances réciproques dont on connaît quelque chose, et cette conséquence serait nécessairement fausse, si la mesure ne s’appliquait pas à la figure géométrique des corps. »

« M. Poincaré paraît croire que l’on peut découvrir par l’expérience si les corps conservent leur forme ou en changent, sans rien savoir de cette forme, sans pouvoir même assigner aucun sens au mot forme. Si la mensuration n’est pas une opération exempte d’ambiguïté qui sert à découvrir quelque chose, et non à le créer, il est difficile de voir comment la mensuration des corps peut révéler qu’ils se meuvent approximativement suivant le groupe euclidien. »

« … Quelles sont les propriétés des corps solides que l’expérience doit révéler ? Je ne puis concevoir qu’elles soient autres que les propriétés géométriques. Or cela impliquerait que les corps ont des propriétés géométriques, ce que le nominalisme ne peut admettre sans se ruiner. Car dans ce cas il y aurait un système de mesures qui fournirait la vraie détermination de ces propriétés, tandis qu’un système qui donnerait des résultats différents en fournirait une détermination fausse. »

Ces passages me montrent combien j’ai été mal compris. J’avais pourtant surveillé soigneusement mon langage et pris bien des précautions pour éviter toute équivoque. Je n’en avais pas pris assez, et sans doute je n’en dois accuser que moi.

Quand je dis que des corps se meuvent approximativement suivant le groupe euclidien, je veux dire suivant un groupe ayant même structure (Zusammensetzung) que le groupe euclidien. Or de semblables groupes, on peut en rencontrer en étudiant la géométrie ordinaire, ou encore en étudiant la géométrie non-euclidienne ou la géométrie à quatre dimensions ; ou enfin en étudiant des transformations n’ayant rien à faire avec l’espace. Dès lors, pour étudier la structure du groupe formé par les mouvements des corps solides, il n’est pas nécessaire de rien savoir d’avance sur les relations métriques de l’espace, ni même de se rappeler qu’on opère dans l’espace.

Après avoir dit que les corps solides se meuvent suivant le groupe euclidien, j’ajoutais que l’on pouvait imaginer des corps susceptibles de se mouvoir suivant le groupe lobatcheffskien. Il me semble que cette phrase aurait dû, ou bien vous faire comprendre ma pensée, ou bien vous faire bondir d’indignation et soulever vos protestations. Je suis étonné qu’elle n’ait produit aucun de ces deux résultats.

12. M. Russell sait certainement ce que veut dire le mot Zusammensetzung, mais certains lecteurs pourraient être moins familiers avec ce langage, et je préfère en employer un autre pour achever d’expliquer ma pensée. Pour cela je serai obligé de prendre un exemple assez concret, mais un peu particulier.

Et d’abord, qu’entendez-vous par propriétés géométriques des corps ? Je suppose qu’il s’agit des rapports des corps avec l’espace ; ces propriétés sont donc inaccessibles à des expériences qui ne portent que sur les rapports des corps entre eux. Cela seul suffirait pour montrer que ce n’est pas d’elles qu’il peut être question.

Commençons toutefois par nous entendre sur le sens de ce mot : propriétés géométriques des corps. Quand je dis qu’un corps se compose de plusieurs parties, je suppose que je n’énonce pas là une propriété géométrique, et cela resterait vrai, même si je convenais de donner le nom impropre de points aux parties les plus petites que j’envisage.

Quand je dis que telle partie de tel corps est en contact avec telle partie de tel autre corps, j’énonce une proposition qui concerne les rapports mutuels de ces deux corps et non pas leurs rapports avec l’espace.

Je suppose que vous m’accorderez que ce ne sont pas là des propriétés géométriques ; je suis sûr au moins que vous m’accorderez que ces propriétés sont indépendantes de toute connaissance de la géométrie métrique.

Cela posé, j’imagine que l’on ait un corps solide formé de huit tiges minces de fer , , , , , , , , réunies par une de leurs extrémités . Nous aurons d’autre part un second corps solide, par exemple un morceau de bois sur lequel on remarquera trois petites taches d’encre que j’appellerai α, β, γ. Je suppose ensuite que l’on constate que l’on peut amener successivement en contact :

α avec en même temps que β avec et que γ avec

α avec en même temps que β avec et que γ avec

α avec en même temps que β avec et que γ avec

α avec en même temps que β avec et que γ avec

α avec en même temps que β avec et que γ avec

α avec en même temps que β avec et que γ avec

α avec en même temps que β avec et que γ avec

α avec en même temps que β avec et que γ avec

α avec en même temps que β avec et que γ avec

α avec en même temps que β avec et que γ avec

α avec en même temps que β avec et que γ avec

α avec en même temps que β avec et que γ avec

α avec en même temps que γ avec

α avec en même temps que γ avec

α avec en même temps que γ avec

α avec en même temps que γ avec

α avec en même temps que γ avec

α avec en même temps que γ avec

Voilà des constatations que l’on peut faire sans avoir d’avance aucune notion sur la forme ou sur les propriétés métriques de l’espace. Elles ne portent nullement sur les « propriétés géométriques des corps ». Et ces constatations ne seront pas possibles si les corps sur lesquels on a expérimenté se meuvent suivant un groupe ayant même structure que le groupe lobatcheffskien. Elles suffisent donc pour prouver que ces corps se meuvent suivant le groupe euclidien, ou tout au moins qu’ils ne se meuvent pas suivant le groupe lobatcheffskien.

Supposons maintenant qu’au lieu des constatations précédentes, on fasse les suivantes : on constatera qu’on peut mettre successivement en contact :

α avec en même temps que β avec et que γ avec

α avec en même temps que β avec et que γ avec

α avec en même temps que β avec et que γ avec

α avec en même temps que β avec et que γ avec

α avec en même temps que β avec et que γ avec

α avec en même temps que β avec et que γ avec

α avec en même temps que β avec et que γ avec

α avec en même temps que β avec et que γ avec

α avec en même temps que β avec et que γ avec

α avec en même temps que β avec et que γ avec

α avec en même temps que β avec et que γ avec

α avec en même temps que β avec et que γ avec

α avec en même temps que β avec

α avec en même temps que β avec

α avec en même temps que β avec

α avec en même temps que β avec

α avec en même temps que β avec

α avec en même temps que β avec

Les douze premières constatations sont les mêmes que dans le cas précédent ; mais les six dernières diffèrent, car c’est αβ et non αγ qui peut s’appliquer successivement sur , sur , , , et enfin sur .

Ces constatations nouvelles ne sont pas possibles si les corps se meuvent suivant le groupe euclidien ; elles le deviennent si l’on suppose que les corps se meuvent suivant le groupe lobatcheffskien. Elles suffiraient donc (si on les faisait) pour prouver que les corps en question ne se meuvent pas suivant le groupe euclidien.

Ainsi, sans faire aucune hypothèse sur la forme, sur la nature de l’espace, sur les rapports des corps avec l’espace, sans attribuer aux corps aucune propriété géométrique, j’ai fait des constatations qui m’ont permis de montrer dans un cas que les corps expérimentés se meuvent suivant un groupe dont la structure est euclidienne, dans l’autre cas qu’ils se meuvent suivant un groupe dont la structure est lobatcheffskienne.

Et qu’on ne dise pas que le premier ensemble de constatations constituerait une expérience prouvant que l’espace est euclidien, et le second une expérience prouvant que l’espace est hyperbolique.

Et en effet on pourrait imaginer (je dis imaginer) des corps se mouvant de manière à rendre possible la seconde série de constatations. Et la preuve c’est que le premier mécanicien venu pourrait en construire, s’il voulait s’en donner la peine et y mettre le prix. Vous n’en conclurez pas pourtant que l’espace est hyperbolique.

Et même, comme les corps solides ordinaires continueraient à exister quand le mécanicien aurait construit les corps étranges dont je viens de parler, il faudrait conclure que l’espace est à la fois euclidien et hyperbolique.

Les expériences ont donc porté, non sur l’espace, mais sur les corps.

13. Enfin je n’ai jamais dit qu’on peut reconnaître par l’expérience si certains corps conservent leur forme. J’ai dit tout le contraire. Le mot « conserver sa forme » n’a par lui-même aucun sens. Mais je lui en donne un en convenant de dire que certains corps conservent leur forme. Ces corps, ainsi choisis, peuvent alors servir d’instruments de mesure. Mais si je dis que ces corps conservent leur forme c’est parce que je le veux bien, et non parce que l’expérience m’y oblige.

Maintenant je les choisis parce que, par une série de constatations analogues à celles dont il a été question dans le paragraphe précédent, l’expérience m’a prouvé que leurs mouvements forment un groupe de structure euclidienne. Ces constatations, j’ai pu les faire, ainsi que je viens de l’expliquer, sans avoir aucune idée préconçue sur la géométrie métrique. Et les ayant faites, je juge que la convention sera commode et je l’adopte.

H. Poincaré.