Sur les Pélerins d’Emmaüs, du Titien

CONFÉRENCE DE M. DE CHAMPAIGNE LE NEVEU
SUR LES PÈLERINS D’EMMAÜS DU TITIEN[1]

3 Octobre 1676

Les Pélerins d’Emmaüs, du Titien[w 1]

Voici, Messieurs, un des beaux tableaux du cabinet du Roi fait par le Titien, représentant Notre-Seigneur avec ses deux disciples en Emmaüs, qui est un ouvrage très considérable pour servir de sujet d’entretien, et vous exciter par même moyen à faire des remarques utiles pour l’instruction des étudiants et les porter à l’amour de l’étude, leur enseignant comme ils doivent regarder les belles choses pour en profiter.

Le Titien a fait ce tableau, selon les apparences, pour l’empereur Charles-Quint, ce qui se peut voir par l’aigle mi-partie dont on voit une partie représentée contre le bâtiment qui sert de fond aux figures qui sont à la droite du Christ. L’on sait que cette marque n’a été en usage que depuis Charlemagne, lequel divisa l’empire en deux parties en formant l’empire d’Occident, et laissa celui d’Orient aux empereurs de Constantinople, de sorte qu’on ne doit prendre cette marque que comme le cachet du prince pour lequel ce tableau a été fait, puisque, dans le temps de l’histoire qui est représentée, l’empire romain était dans sa splendeur.

Je crois, Messieurs, que vous tombez d’accord que la peinture n’a guère été portée plus avant que dans ce rare tableau. D’abord que l’on jette la vue sur le général de cet ouvrage, l’on y trouve une vérité agréable et magnifique qui représente la nature d’une force surprenante : ce qui fait dire que personne n’a eu plus d’intelligence, et qui en a mieux exprimé (sic) les effets que lui ; ne s’étant pas mis en peine d’éviter ce qui, aux yeux des autres, peut nuire aux carnations qui sont dans le jour, il a passé par-dessus toutes ces petites considérations pour ne s’attacher qu’aux grandes.

Il semble qu’il aurait pu éviter ce grand clair proche la tête du Christ qui est éclairée, pour laisser plus de repos autour de la principale partie du tableau ; mais il se peut faire qu’il ne l’a pas fait tant pour donner plus d’espace à son horizon que peut-être aussi il a jugé à propos de faire voir que la lumière est convenable à Notre-Seigneur, et qu’en étant l’auteur elle ne doit pas lui être désavantageuse. En effet la figure du Christ ne laisse pas d’avancer autant qu’il est nécessaire, attirant la vue sur elle comme étant l’objet principal de tout cet ouvrage.

L’on pourrait dire que la tête, quoique admirable en elle-même par le bel air qu’elle a et par la singulière beauté avec laquelle elle est peinte, parait néanmoins un peu grosse, que la main qui fait action de bénir le pain est un peu fortement ployée au dessus ; mais c’est l’effet du choix qu’il a fait d’une main souple, comme il se connaît lorsqu’on fait faire la même attitude à des personnes qui ne font point de travaux pénibles.

Mais il faut convenir que le tout ensemble dans l’intention de cette figure est à considérer pour la beauté du pinceau, et que l’on passe volontiers pardessus les réflexions qu’on pourrait faire ; car elle ne laisse pas d’avoir de la majesté, et réussit très bien comme ayant voulu représenter l’objet de l’attention des disciples et le moment qui leur devait ouvrir les yeux et qui devait faire l’effet des instructions qu’il leur avait faites par le chemin, s’étant réservé cet instant pour leur faire connaître la vérité de sa résurrection par la consécration du pain en la réalité de son corps, comme le témoignent les saints Pères de l’Église.

Les deux différentes attitudes des disciples marquent très bien la diversité de leur mouvement intérieur, et il semble que celui qui ouvre les bras (qui est vêtu de vert) est dans une surprise étonnante, voyant les apparences d’un mystère dans lequel il n’entre pas encore tout fait, et l’autre paraît y entrer tout d’abord par l’humble respect qu’il témoigne avoir par son action, joignant les mains et se baissant vers l’objet de ses respects et de ses adorations, ce qui fait dans le général tout ce qu’on peut souhaiter d’agréablement diversifié pour exprimer l’esprit et l’âme, pour ainsi dire, d’un sujet.

Ce dernier disciple est habillé d’une manière particulière ; hors la draperie rouge, l’on pourrait dire qu’il est vêtu d’une façon assez conforme à un religieux pèlerin, portant un chapeau sur le dos et ayant un dizain de chapelet à la ceinture, ce qui n’est nullement conforme au temps qu’est arrivée cette histoire ; mais l’on peut dire, pour excuser le Titien, que celui pour lequel il a fait ce tableau a voulu que ce disciple fût orné d’une marque comme le chapelet qui est une grande vénération en Italie comme aussi en Espagne, et je ne doute point que le Titien ne l’aurait pas fait sans un ordre exprès, contre lequel il n’a pas eu apparemment assez de répugnance pour s’y opposer jusqu’au point de préférer l’exactitude de l’histoire à ce qu’on désirait de lui.

Les deux figures qui ne sont pas essentielles à l’action qu’il représente ne laissent pas de servir à son ordonnance et ne détournent pas les spectateurs de son sujet. Je crois que la vue principale qu’il a eue en les faisant a été de rompre la symétrie qu’auraient faite les deux disciples à côté de Notre-Seigneur. Celle qui se voit entre le Christ et le disciple étonné semble représenter le cuisinier, lequel regarde fixement ce qui se fait comme un mystère extraordinaire où il ne comprend rien ; cette figure représente très bien un homme convenable à la qualité de la personne qu’elle exprime, et est d’un très beau goût.

Le jeune garçon qui porte un plat a un air plus noble que n’ont d’ordinaire les valets. Le Titien a apparemment peint cette tête d’après un garçon qui était hors du commun, non pas seulement des valets, mais même entre ceux qui sont en état d’en avoir à leur service[2]. Quant à son habillement, il est un peu bien fort à la mode du temps que vivait le Titien, ce qui se connaît tant par la forme que par une grosseur qui se voit au bas de la ceinture des chausses, ce qui n’est pas une mode, au regard de ce temps-ci, fort honnête ; je ne sais si, au temps de Titien, elle pouvait avoir de la convenance aux vêtements d’une histoire de la conséquence qu’est celle-ci.

Mais se peut-il voir un labeur plus surprenant (qui ne sert pourtant que d’ornement) qu’est l’ouvrage qui est dans cette nappe ouvrée, laquelle ne laisse pas d’être dans toute la tendresse qu’on peut désirer, ce qui marque un amour extraordinaire que le Titien avait pour sa profession ? Lui qui avait une liberté très grande pour peindre, l’affection ne laissait pas de le porter à faire un ouvrage qui semblerait captiver tout autre peintre que lui.

Pour ce qui concerne le paysage, ce n’est pas la moindre partie du tableau, et l’on peut dire qu’il est à un degré de beauté si extraordinaire qu’il charme au-dessus de tout ce qu’on en pourrait dire. Cependant il ne laisse pas dans toute sa beauté de faire plutôt paraître les figures que de leur faire tort, ce qui n’est pas une petite difficulté. C’est un endroit très savant à bien traiter de pouvoir faire accorder deux parties, chacune très belle en elle-même, ne faisant rien perdre de la beauté de l’une, et qu’elle serve néanmoins à faire paraître l’autre.

Au reste, Messieurs, s’il y a quelque chose qui se rencontre en ce tableau qui ne soit pas dans l’entière exactitude de la forme des habillements et de quelques autres parties dont j’ai parlé, cela n’est pas assez considérable pour blâmer d’ailleurs la singulière beauté du reste, qui doit assurément charmer à un degré assez puissant pour ne rien diminuer de la louange qui lui est due.

Si l’on faisait justice en estimant les choses avec la sincérité qu’on leur doit, l’on ne s’emporterait jamais à des extrémités, comme l’on voit quelquefois, parce que le bien est si estimable et si rare qu’il doit être honoré et chéri de tous ceux qui aiment leur profession, en quelque lieu où il se trouve, et devrait ôter la dureté avec laquelle l’on voit traiter les beaux ouvrages, parce qu’ils ne sont pas exempts de quelques défauts.

Il y a de la différence à dire son sentiment touchant quelque matière académique, pour s’éclairer les uns les autres, et à faire des satires qui ne tendent qu’à obscurcir la vérité, et à ternir le mérite des belles parties qui se trouvent dans les différents génies des ouvrages des habiles hommes.

L’on peut dire avec vérité que cet esprit dur et malfaisant ne peut occuper que ceux qui n’en ont point du tout. Car, selon toutes les apparences, il ne se peut trouver particulièrement des personnes de notre profession, pour peu d’habileté et d’amour qu’ils aient pour un si bel art, qu’ils n’admirent toujours, avec une joie entremêlée du désir de posséder, toutes les belles choses qui se rencontrent dans les ouvrages des autres, parce qu’ils savent, par leur propre expérience, la difficulté qu’il y a de parvenir à un degré un peu considérable, à cause des différentes parties qu’il faut acquérir pour y parvenir.

D’où l’on peut conclure que s’il y a des peintres qui accablent un habile homme parce qu’il y a des défauts en ses ouvrages, qu’ils sont très peu savants, injustes et peu honnêtes, puisqu’il n’en fut jamais un seul sans défauts.

Mais après tout, quel fruit prétendent ces personnes-là de leur peu d’équité ? ils ont la satisfaction de se plaire à eux-mêmes, et a pas une personne éclairée qui a la justice pour sa règle.

L’utilité que j’espère tirer de cette réflexion est de faire voir par ce discours aux étudiants que, s’il n’y a point d’habile homme qui déchire les ouvrages des savants peintres, et ceux qui le font ne sont ni habiles ni sincères, il est bien moins séant à eux qui ne sont ni habiles encore, ni en rang par conséquent de critiquer, mais seulement d’étudier, de faire les juges plus que les autres, comme ils font tous les jours des plus beaux ouvrages, et de se partialiser de façon à condamner avec aveuglement tout ce qui n’est pas dans leur sens.

Le mal qu’il leur en arrive est d’une conséquence bien plus considérable qu’ils ne s’imaginent, parce que s’ils méprisent un tableau du Titien, par exemple, pour y avoir quelques fautes de correction, ils ne profiteront pas des beautés admirables qui s’y rencontrent d’ailleurs ; de même que si, en voyant un tableau de Raphaël, ceux qui n’ont de goût que pour la couleur ne lui rendaient pas l’estime qui lui est due, parce qu’il n’est point du Titien.

J’entends, en nommant ces deux grands génies différents de la peinture, comprendre les ouvrages des habiles qui les suivent, et comme il serait à désirer, pour faire un peintre parfait, que l’on possédât et le dessin et le pinceau dans une même perfection, parce que la belle nature est aussi bien colorée qu’elle est bien dessinée, voyant donc cette nécessité, il ne faut pas faire un voile à l’esprit par sa passion, mais au contraire faire tous ses efforts pour s’éclairer par les différentes lumières des autres, afin de se rendre capable de tirer le fruit nécessaire qu’on a besoin pour s’avancer.

Voilà, Messieurs, ce que ma pensée m’a fourni en examinant ce tableau, ce que je soumets à vos avis, comme étant des juges équitables et éclairés pour juger de la beauté de ce tableau et de tout ce que je viens de dire à son sujet.

M. de Champaigne.

Octobre 76[3].

  1. Le manuscrit porte : Ouverture de la Conférence du 3 octobre 1676. On lit aussi la mention : lu le 4 mars 1713. Les procès-verbaux nous apprennent qu’au xviie siècle, ce discours fut relu le 5 juillet 1698.
  2. On lit en marge du manuscrit : Il y en a qui croient qu’elle est peinte d’après Philippe second.
  3. Il semble que cette mention soit de la main de Testelin ; mais la signature manque.
  1. Note Wikisource : cette reproduction ne figure pas dans l’édition ici transcrite. Voir aussi la notice de ce tableau dans la base Collections du musée du Louvre.