Sur le plateau/Chapitre 6

Librairie Ollendorf (p. 55-64).
VI
Les Bouffes-Parisiens (de 1868 à 1878).


Les origines des Bouffes-Parisiens. — Aux Champs-Élysées. — Le Théâtre Comte. — Une devise à laquelle il ne faut pas se fier, — De Ba-ta-clan à Orphée aux Enfers. — Madeleine ou le petit Pardon de Ploërmel. — Les débuts de Paola Marié. — Jules Noriac. — Le 101e régiment et l’opérette militaire. — L’acteur Lacombe, ancêtre de Mlle Beulemans. — La première de La Nuit du 15 octobre. — Un directeur comme on en voit peu. — A qui les auteurs dramatiques doivent leurs pensions. — Histoire d’une gifle. — Gaston Serpette et le bourreau. — Une représentation de La Petite Muette. — L’humour de M. de Paris.


Les Bouffes-Parisiens datent de 1855. Le 5 juillet de cette année, Offenbach, qui venait d’en obtenir le privilège — car, en ce temps-là, n’était pas directeur qui voulait — ouvrit son théâtre aux Champs-Élysées, dans une petite salle qui fut plus tard les Folies-Marigny, de joyeuse mémoire. Mais il s’y trouvait bientôt à l’étroit et, dès le 29 décembre de la même année, il se transportait, avec sa troupe et son répertoire, dans une autre salle, celle que le physicien Comte avait créée en 1825 au passage Choiseul et qui avait pris le nom de Théâtre des Jeunes Élèves, avec cette devise rassurante :

Par les mœurs, le bon goût, modestement il brille,
Et sans danger la mère y conduira sa fille,

devise qui, d’ailleurs, ne devait pas être par trop prise à la lettre.

N’ayant pas l’intention de faire ici une histoire de ce théâtre, je me bornerai à rappeler qu’Offenbach, après l’avoir agrandi et transformé en 1858, en abandonna la direction, puis la reprit pour la quitter de nouveau, après y avoir joué tout un répertoire joyeux où je relève ces titres connus : Ba-ta-clan, Tromb-al-cazar, La Rose de Saint-Flour, Croquefer ou le dernier des Paladins, Mesdames de la Halle, Monsieur Choufleury, les Pantins de Violette, les Géorgiennes, les Bavards, le Pont des soupirs… J’en passe, mais en me gardant d’oublier le légendaire Orphée aux enfers, dont la Gaîté, puis tout dernièrement les Variétés, ont donné des reprises si éclatantes.

En 1869, époque à laquelle je pénétrai pour la première fois dans les coulisses des Bouffes, ils étaient aux mains d’un gendre d’Offenbach, Charles Comte, le propre fils du physicien, et de Jules Noriac, le brillant chroniqueur du Figaro, l’auteur du 101e régiment et de la Bêtise humaine, qui venait de quitter les Variétés, où il était l’associé des frères Cogniard.

Lorsque Noriac me joua une première pièce, ce fut pour être agréable à un de ses amis, le compositeur et professeur au Conservatoire Henri Potier, pour lequel j’avais, avec Eugène Leterrier, écrit un petit opéra-comique en un acte assez anodin, intitulé Madeleine, où devait débuter une de ses élèves, la troisième des sœurs Marié, Paola — laquelle brûlait du désir de marcher sur les traces de ses deux aînées, Galli et Irma. L’action, toute simplette, se passait en Bretagne, avec des chœurs de pêcheurs, un orage et une prière à la Vierge, dont les échos du théâtre durent se trouver bien étonnés. L’acteur Désiré appelait ironiquement cela « le Petit Pardon de Ploërmel » et pronostiquait que le susdit orage pourrait bien, de la scène, gagner la salle. Il n’en fut rien, par bonheur, et la pièce fut favorablement accueillie, grâce à quelques scènes comiques assez bien venues et grâce surtout à la jolie voix de la principale interprète, dont les belles notes graves étaient d’un charme si prenant. Un peu plus tard, elle les fit mieux apprécier encore en créant le rôle de Lazuli dans l’Étoile, de Chabrier, et celui de Clairette, dans la Fille de Madame Angot.

Pour la pièce suivante, si Noriac se décida à la mettre sur son affiche, ce fut, pour ainsi dire, malgré lui et en faisant appel à son esprit de sacrifice. Il s’agissait d’un acte où un soldat, croyant avoir aidé son capitaine à accomplir ou à dissimuler un crime, arrivait peu à peu à abuser de sa soi-disant complicité pour essayer de le faire chanter. C’était mal tomber que de présenter un pareil sujet à l’auteur du 101e régiment, tellement ferré sur les choses militaires qu’il en était même arrivé à avoir l’air d’un capitaine à la fois bougon et bon enfant. Il n’eut pas plutôt lu qu’il s’écria :

— C’est impossible ! jamais je ne jouerai cela ! Où avez-vous pu prendre qu’un soldat oserait parler ainsi à son supérieur ?

— Mais nous l’avons fait se griser pour se donner du courage.

— N’importe ! Je vous dis que votre pièce est impossible. Vous pouvez la reprendre et aller voir ailleurs !

Il n’y avait pas à répliquer. La tête basse, je me mis à rouler tristement mon pauvre manuscrit. Noriac, sans broncher, me regardait faire. Au moment où je mettais la main sur le bouton de la porte, il me rappela :

— Alors, vous y croyez, vous, à votre pièce ?

— Mais oui !

— Et ça vous ennuie de la remporter ?

— Vous le voyez.

— Eh bien ! Laissez-la-moi. Je vais la faire mettre en musique par notre chef d’orchestre, Jacobi, qui travaille très vite et, dans quinze jours, vous serez en répétitions. Je passerai pour un imbécile, mais j’aime mieux ça que de vous faire de la peine.

Tout l’homme est dans cette phrase. Moins d’un mois plus tard, on donnait la première de la Nuit du 15 octobre, dont le rôle principal était joué par un comique du nom de Lacombe, qui n’avait pas son égal dans les rôles de niais et surtout de paysans et de soldats : il avait eu un vrai triomphe en créant le domestique belge dans les Forfaits de Pipermans, un ancêtre de Mlle Beulemans. Le succès fut des plus vifs, il dure même encore en province, où la pièce est restée au répertoire. Mais ce que je n’oublierai jamais, c’est ce que fut Noriac le soir de cette première, à laquelle il était venu assister du fond d’une baignoire, en s’attendant bien à un désastre. Au fur et à mesure que les effets se produisaient, il accourait sur la scène :

— Mais ça marche, votre pièce ! Ça porte ! Qui aurait cru ça ?

Puis il retournait bien vite dans sa baignoire. Au baisser du rideau, il se précipita vers nous les mains tendues :

— Ah ! mes amis ! Que je suis donc content ! Je suis plus content que vous !

Bon et cher Noriac ! et si peu fait pour être directeur ! Non qu’il manquât des aptitudes nécessaires ; sa direction fut, au contraire, très heureuse, grâce surtout à la Timbale d’argent, dont il eut le bon esprit de se commander le livret à lui-même.

Seulement, il avait en horreur toutes les roueries du métier et ignorait l’art de ces promesses que l’on fait au petit bonheur, avec la ferme intention de les tenir… si ça se trouve. Aussi, dès qu’il voyait un auteur ou un artiste entrer dans son cabinet, était-il plein d’appréhension.

— Bon ! Encore un raseur ! pensait-il.

Et vite il rapprochait son fauteuil de son bureau et prenait son air le plus occupé, afin d’avoir un prétexte pour abréger l’entretien. S’apercevait-il, dès les premiers mots, qu’il ne s’agissait pas d’affaires de théâtre, sa physionomie changeait aussitôt et il s’empressait de tourner son fauteuil du côté du visiteur, pour causer plus à l’aise. Et c’était un causeur exquis et intarissable, qui vous faisait oublier les heures et les oubliait avec vous.

Sa fin fut bien triste. Miné par un mal qui ne pardonne pas, il la vit venir de loin et, pendant ses derniers mois, il se tenait strictement enfermé, refusant de recevoir ses amis, pour ne pas les affliger par la vue de ses souffrances.

A propos de lui, je tiens à rappeler une chose qui me semble injustement oubliée. Il y a certainement bien peu d’auteurs dramatiques aujourd’hui — si même il y en a — qui sachent que c’est à Noriac que l’on doit la création des pensions que la Société sert à ses membres. Et cependant, c’est lui qui attacha le premier grelot, dans une assemblée générale tenue en avril 1879 à la salle Herz, aujourd’hui disparue, et qui se trouvait rue de la Victoire, au fond d’une vaste cour où il était si agréable de faire les cent pas avant d’entrer en séance. En quelques mots, de sa voix lente et un peu grasse, il fit remarquer que la Société des gens de lettres avait une caisse de pensions et qu’il était surprenant que la Société des auteurs dramatiques ne se fût pas encore préoccupée d’avoir la sienne. Si ce petit speech fut bien accueilli, il est inutile de le dire. Immédiatement la candidature de Noriac à la commission fut posée d’office et votée par acclamation.

Ne serait-il pas à souhaiter que ce souvenir soit perpétué — ne fût-ce que par un court extrait du compte-rendu de cette séance, inséré en bonne place dans l’annuaire que publie régulièrement notre Société ?

Mais, paulo minora… Pour terminer, deux anecdotes auxquelles vous trouverez peut-être une certaine saveur.

Pendant les représentations de la Timbale d’argent, à côté de la loge où s’habillait l’acteur Désiré, que quelques marches séparaient de la scène et qui était remarquable par son exiguïté, s’en trouvait une autre plus exiguë encore, qui était occupée par une petite actrice jouant dans la pièce un des deux ou trois rôles accessoires. Comme une mince cloison séparait les deux loges, on entendait dans l’une tout ce qui se passait dans l’autre.

Un soir, l’actrice en question reçoit la visite de son protecteur, une sorte de financier aventureux, qui s’occupait aussi de théâtre : il avait même jadis fait représenter une pièce en quatre actes au Vaudeville, mais je tairai son nom pour ne pas désobliger ses mânes. L’explication était orageuse et les répliques se succédaient, de plus en plus violentes. Tout à coup, un bruit de gifle, puis des cris de femme qui se trouve mal.

En entendant cela, Désiré se souvient qu’il est le créateur de Croquefer ou le dernier des Paladins, son sang de chevalier ne fait qu’un tour. Il se précipite, saisit le monsieur à la gorge et, avec une vigueur qu’on n’aurait pas supposée chez ce petit homme gros et court, le lance à travers le couloir dans le foyer des artistes en criant :

— C’est honteux de frapper une femme !

Lorsque l’autre, qui s’était affalé sur une banquette, eut repris un peu de souffle, il gémit :

— Mais c’est moi qui l’ai reçue, la gifle !

L’autre anecdote date de l’époque où l’on jouait aux Bouffes une opérette de Paul Ferrier, musique de Gaston Serpette, la Petite Muette. Serpette, qui était le plus fantaisiste des Parisiens et le plus Parisien des fantaisistes, avec son air endormi et sa moustache en berne, avait eu le bizarre caprice de faire la connaissance du bourreau d’alors, qui s’appelait Roch. Naturellement il l’invita à venir voir sa pièce et l’invitation fut acceptée avec empressement. Le soir, Serpette triomphant annonçait dans les coulisses :

— Vous savez, Roch est dans la salle ! Il s’agit de dérider cet homme-là !

Comme la pièce approchait des dernières représentations et qu’on n’avait pas prodigué « les faveurs », il n’y avait guère qu’une demi-salle, ce qui n’empêchait pas le public de s’amuser ferme. Pendant un entr’acte, Serpette fit faire à son invité le tour des loges d’artistes, ni plus ni moins qu’à un simple grand-duc. Quand ils arrivèrent à la loge de Daubray, le réjoui comique accueillit ce spectateur peu banal en lui disant :

— Hein ? Nos représentations sont plus gaies que les vôtres ?

— Oui, répondit avec bonhomie Monsieur de Paris, mais il y a moins de monde…


17 mars 1912.