Sur le plateau/Chapitre 19

Librairie Ollendorf (p. 223-237).


XIX

Une pièce par la fenêtre.


En remontant la rue de Clichy. — Voisins sans le savoir. — Sur le balcon. — Cinq étages, sans ascenseur. — Les fées de M. Clairville. — Les P’tites Michu. — A la recherche d’un dénouement. — Le portrait de la marquise, — Rentrée aux Bouffes-Parisiens. — Une série de directeurs. — Cantun et La Béarnaise. — Delphine Ugalde. — Une interprète inattendue. — La Gamine de Paris. — Le Bonhomme de neige et La Veuve Joyeuse. — La direction Coudert. — Le sixième tour. — Véronique. — Un théâtre perdu pour l’opérette. — Qui sait ? — Le mérinos.


Une pièce par la fenêtre, ce n’est pas qu’il s’agisse d’une chute : au contraire, la pièce en question fut un très grand succès, qui promet de durer bien longtemps encore, mais on peut dire qu’elle est vraiment venue par la fenêtre et de la manière la plus bizarre.

Un jour que je remontais la rue de Clichy — exercice auquel je me suis livré quotidiennement et sans grand plaisir pendant un bon nombre d’années — je fus rejoint en route par Georges Duval, que j’avais connu à l’époque déjà lointaine où j’avais commencé avec mon ami Arnold Mortier, le « monsieur de l’orchestre » du Figaro dont la rubrique s’est perpétuée jusqu’à présent, toujours aussi jeune et aussi brillante qu’au temps de son spirituel créateur — il y a quarante ans de cela ! Duval, lui, était à l’Événement où, en dehors des Échos de Paris et de nombreuses chroniques, il avait entrepris de donner chaque jour une soirée théâtrale à l’instar de la nôtre, ce qui ne l’empêchait pas, pour se reposer, de produire sans relâche livres, romans et pièces de théâtre. Après nous être trouvés tant de soirs ensemble dans toutes les salles et dans toutes les coulisses de la capitale, nous avions, à la longue, fini par nous perdre un peu de vue. Cette rencontre nous fut donc une surprise.

— Que faites-vous dans ce quartier ? me demanda-t-il

— Je rentre chez moi, tout simplement. Et vous ?

— Moi aussi. Alors, vous demeurez par ici ?

— Depuis six mois, rue de Bruxelles.

— Rue de Bruxelles ! Mais c’est ma rue ! Quel numéro ?

— 40.

— C’est trop fort ! Il y a plus de deux ans que je suis au 42. Nous étions tout à fait voisins sans nous en douter.

Tout en cheminant, nous étions arrivés.

— Tenez, me dit Duval en me désignant un balcon, voici mon logis.

— Et voici le mien, lui répondis-je en lui montrant le balcon limitrophe.

— Mais nous sommes encore plus voisins que je ne le croyais ! C’est charmant ! Nous allons pouvoir continuer notre conversation là-haut.

En effet, nos cinq étages respectifs grimpés, nous nous retrouvions presque coude à coude. Il était bien évident que le hasard ne s’était pas ainsi donné pour rien la peine de nous rapprocher. Dès le lendemain, obéissant à notre destinée, nous commencions à collaborer. Comme l’Athénée, sous la direction de Maurice Chariot, allait abandonner la comédie, et se préparait à reprendre le Jour et la Nuit, cela nous décida à chercher immédiatement un livret d’opérette, qui pourrait avoir son tour dans le courant de la saison suivante. Moins d’une semaine après, nous étions en plein scénario des P’tites Michu. Les bruits de la rue étant tout de même un peu gênants pour un travail suivi de balcon à balcon, il nous fallait bien de temps en temps nous résigner, tantôt l’un, tantôt l’autre, à descendre les cinq étages pour remonter les cinq correspondants, mais ce n’était pas sans déplorer de n’avoir pas à notre disposition une fée bienfaisante à qui il aurait suffi d’un coup de baguette pour nous éviter cette peine. Hélas ! Depuis feu Clairville, les fées ont disparu. Car il y croyait bien, l’excellent homme, à ses fées. N’est-ce pas lui qui, à un collaborateur qui désespérait de sortir d’une situation, disait le plus sérieusement du monde :

— Pardon, mon cher ami, vous oubliez que la Fée des Lilas est toute-puissante !

Tout d’abord, notre scénario marchait à souhait : les situations, les personnages, les incidents, se présentaient avec une facilité des plus encourageantes. Il y avait pourtant un point noir auquel nous ne pouvions songer qu’en tremblant, le dénouement. Comment reconnaître, entre ces deux fillettes mélangées dès le berceau, la fille d’une marquise et celle d’une paysanne ? Il va sans dire que les combinaisons les plus invraisemblables et les plus compliquées étaient tour à tour mises en avant et repoussées avec horreur. Nous nous trouvions bel et bien accrochés et sur le point de donner nos deux langues à la légion de chats qui profitaient des ombres de la nuit pour s’ébattre amoureusement dans le square Vintimille sous les yeux de Berlioz, impassible et de bronze. Après une série de séances « à blanc », Duval me dit un jour :

— Je crois bien qu’il va nous falloir y renoncer. C’est à ce moment-là qu’on nous attendra et nous sommes flambés d’avance, si nous ne trouvons pas pour dénouer quelque chose de tout à fait naturel.

Naturel ! Ce simple mot fut un éclair : le naturel allait nous donner la solution tant cherchée. Le caractère d’abord, ensuite la ressemblance. Deux jours après, nous avions établi l’épisode du portrait de la marquise et de la transformation de la petite Michu numéro deux, qui produisit à la représentation un si joli effet de surprise. Dès lors, les trois actes ne tardaient pas à être tout à fait sur pied. Seulement, il s’était écoulé un peu plus de temps qu’il n’aurait fallu et, lorsque la pièce fut enfin terminée, le théâtre auquel nous la destinions avait encore une fois changé de genre et renoncé à l’opérette pour revenir à la comédie.

Heureusement, les Bouffes-Parisiens allaient, tout à point, rouvrir avec une nouvelle direction.

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Combien en ai-je vu passer de directions, dans ce théâtre des Bouffes, depuis le jour où Jules Noriac et Charles Comte m’y avaient accueilli pour la première fois en 1869 ! D’abord, après le départ de Noriac, Comte, resté seul, qui m’avait joué l’Étoile, la première partition d’Emmanuel Chabrier. A Comte, avait succédé Cantin, l’ancien directeur des Folies-Dramatiques, qui, lui, ne me joua rien du tout, s’étant brouillé avec moi pour je ne me rappelle plus quelles raisons, assez futiles d’ailleurs. Pourtant, après ses grands succès des Mousquetaires au Couvent et de la Mascotte, comme il se trouvait de belle humeur, il était venu à moi, un soir de première et m’avait tendu la main en me disant :

— Voyons ! Ça ne peut pas toujours durer. Apportez-moi quelque chose.

Ce « quelque chose » fut la Béarnaise, par laquelle devait commencer ma collaboration avec Messager. Seulement, il était écrit que, décidément, Cantin ne me jouerait jamais. A peine avait-il l’ouvrage que, voulant prendre un repos définitif, il passait la main à Gaspari, un ancien directeur, qui avait connu gloire et fortune au petit Théâtre du Luxembourg — plus communément Bobino — et ensuite aux Menus-Plaisirs, où il avait longtemps attiré le public avec une très brillante reprise de Geneviève de Brabant. Les Bouffes lui furent moins favorables et, après quelques mois d’exploitation, au moment où il se préparait à monter, pour la réouverture d’automne, la Béarnaise, que lui avait léguée Cantin, le pauvre Gaspari, que je vois encore avec sa haute taille, ses cheveux blancs, sa face rasée et ses façons nobles de marquis du vieux temps — il avait jadis tenu l’emploi des grands premiers rôles — était forcé de se retirer et de céder la place à un nouveau directeur, qui était une directrice.

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Cette directrice nouvelle, c’était Delphine Ugalde, la grande artiste dont le nom est resté ineffaçable dans l’histoire de l’Opéra-Comique et du Théâtre-Lyrique, la créatrice de Galatée, du Toréador, de la Fée aux Roses, du Songe d’une Nuit d’été, de Gil Blas et de tant d’autres pièces, sans oublier, dans le genre bouffe, les Bavards, où nulle ne la remplacera jamais.

Ce n’était, du reste, pas la première fois qu’elle se trouvait à la tête de ce théâtre et je me rappelais l’y avoir vue, vers 1866, alors que je sortais à peine du collège, dans les Chevaliers de la Table Ronde, d’Hervé, qu’elle venait de monter et où elle enlevait avec un irrésistible brio ses couplets :

Si ce n’est pas pour ton mari,
Fais-le, du moins, pour ta famille.

Donc, en revenant aux Bouffes en 1885, Mme Ugalde y retrouvait la Béarnaise, dont elle n’avait qu’à reprendre les répétitions interrompues par la fermeture annuelle, et qui allait enfin avoir son jour. Mais ce ne fut pas encore sans anicroche, car la première représentation ne devait avoir lieu que près de deux semaines après la répétition générale, la principale interprète, une élève du Conservatoire, que Gaspari avait engagée à la suite d’un concours assez brillant, mais trompeur — comme il arrive souvent — s’étant montrée à ce point insuffisante, que les quelques personnes qui assistaient à cette répétition, dont Auguste Vitu, le critique du Figaro, étaient venues nous déclarer que ce serait folie de risquer la pièce dans ces conditions. Mais le temps pressait. A quelle artiste pourrait-on s’adresser ainsi à l’improviste ? Il y en avait bien une, à laquelle nous avions songé dès les premières heures : la propre fille de la directrice. Malheureusement, un engagement retenait encore pour plus d’un an Marguerite Ugalde chez Brasseur qui, cela se comprend, n’aurait jamais consenti à lui rendre sa liberté au profit d’une maison rivale. Enfin, au moment où l’on allait désespérer, Mme Ugalde nous dit avec triomphe :

— J’ai trouvé notre affaire ! Vous verrez cela demain.

Le lendemain, qui arrivait au théâtre ? Jeanne Granier en personne, la Granier de Giroflé, de la Petite Mariée et du Petit Duc, qui n’avait pas paru sur la scène depuis quelque temps déjà et auprès de laquelle il avait fallu dépenser des trésors de diplomatie et d’éloquence pour la décider à y reparaître de cette façon un peu inattendue. Après avoir pris connaissance du rôle et de la musique, elle se déclarait prête à répéter immédiatement, et, avec une pareille artiste, si gaie et si vivante, le temps perdu fut vite rattrapé. Après une répétition générale — combien différente de l’autre ! — la pièce était définitivement affichée et ne pouvait manquer de réussir, avec une distribution où, en dehors du nom de notre providentielle étoile, figuraient ceux de Maugé, de Vauthier — encore une ancienne connaissance, à moi — et de Mily-Meyer, une autre de mes interprètes préférées.

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Pendant que l’on répétait la Béarnaise, j’avais apporté à Mme Ugalde une nouvelle opérette, La Gamine de Paris, dont la partition était de Gaston Serpette et qu’elle avait tout de suite inscrite à son programme. Mais il nous en fallut attendre pas mal de temps la représentation, car, enjambant d’une saison sur l’autre, le succès de Joséphine vendue par ses sœurs allait accaparer les Bouffes pendant de longs mois. Il est vrai que nous gagnions à cela que Marguerite Ugalde, ayant terminé son engagement aux Nouveautés, pourrait enfin jouer sur le théâtre que dirigeait sa mère. La première n’eut lieu que le 30 avril 1887, avec Maugé, Piccaluga, Charles Lamy, Jannin, Mily-Meyer et Gilberte dans les autres rôles. Le succès, qui se prolongea jusqu’à la clôture d’été, en juin, indiquait assez qu’il se continuerait encore longtemps à la réouverture. Mais, au théâtre, ne faut-il pas compter toujours avec l’imprévu !

Les études avaient été reprises et touchaient même à leur fin, avec Montrouge, remplaçant Maugé, parti pour le Palais-Royal, lorsque, le soir où l’on devait répéter en costumes, j’appris qu’une maladie soudaine de Marguerite Ugalde allait modifier tous les plans. La réouverture eut donc lieu sans nous, avec Joséphine vendue par ses sœurs, remontée en toute hâte. Après Joséphine, ce fut le théâtre qui fut vendu et, naturellement, le nouvel acquéreur, Chizzola — qui ne devait pas tenir longtemps — n’eut rien de plus pressé que de changer tout ce qui avait été combiné avant lui. De sorte que la Gamine de Paris attend encore sa reprise, et c’est grand dommage, surtout pour Serpette, dont la partition contenait nombre de morceaux jolis ou amusants et peut compter parmi ses meilleures.

Après l’éphémère direction Chizzola vint, celle, plus durable, de Lagoanère et Larcher, qui fut marquée par les deux grands succès de la pantomime de l’Enfant prodigue et de Miss Helyett et qui ne dura pas moins de six ans, pendant lesquels j’eus l’occasion de faire représenter, en collaboration avec Henri Chivot, Le Bonhomme de neige, joué par Huguenot, Vauthier, Piccaluga, Charles Lamy, tout à fait original dans le personnage falot du bonhomme ; Mmes Simon-Girarde et Mariette Sully, qui en était à ses premiers débuts. La charmante partition de mon excellent ami Antoine Banès avait été fort goûtée, mais pas encore autant qu’elle le méritait, car elle renferme une foule de motifs savoureux ou brillants, dont, au second acte, une valse avec laquelle celle qui a contribué à la vogue de la Veuve Joyeuse offre une analogie plus que frappante. Il est vrai que l’heure de la valse n’avait pas encore sonné à Paris, surtout pour celles qui ne venaient pas en droite ligne de Vienne ou d’ailleurs. Mais la musique de Banès a pris sa revanche en Allemagne, notamment à Cologne, où son succès a été très vif.

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Enfin, au moment où j’allais, avec Duval, me trouver fort embarrassé du livret des P’tites Michu, un autre directeur s’installait, comme je l’ai dit, au théâtre fondé par Jacques Offenbach. C’était Coudert, qui arrivait de province avec la réputation d’un homme habile et de rapports courtois et sûrs. Il nous reçut, en effet, de la façon la plus aimable, et, après avoir lu notre manuscrit, il nous déclara qu’il l’acceptait avec empressement.

— Seulement, ajoutait-il, je ne puis vous offrir que le sixième tour. Après l’opérette d’Audran, j’en ai encore quatre de reçues.

— Par traité ?

— Non, mais c’est tout comme.

Ainsi, nous étions au mois de mai à peine, la réouverture ne devait avoir lieu qu’en octobre et déjà les cinq premières places étaient prises ! Il y avait de quoi faire reculer de plus patients que nous. Heureusement, nous savions par expérience ce qu’il faut penser des projets et des programmes directoriaux et, sans rien manifester de notre scepticisme, nous acceptâmes le rang qui nous était offert.

En attendant, il fallait s’occuper au plus tôt de la musique. Nous avions immédiatement pensé à Messager, mais il avait quitté Paris depuis quelque temps déjà, pour se fixer en Angleterre. Je lui écrivis à tout hasard et, trois jours après, nous avions sa réponse, nous demandant l’envoi du manuscrit. Trois autres jours après, nouvelle réponse nous disant :

— Cela me va beaucoup. Je me mets à l’ouvrage et j’irai vite.

Nous avions eu bien raison, nous, de ne pas nous émouvoir du long délai imposé, et lui, de presser son travail. Dès le 12 octobre, le lendemain même de sa réouverture, Coudert nous appelait d’urgence, Duval et moi, pour nous demander où Messager en était et si nous étions prêts à entrer tout de suite en répétitions.

— Mais vos quatre autres pièces ?

— Il en est bien question ! Ce n’est que sur la vôtre que je puis compter et il faut que nous passions au plus tard dans un mois.

Comme quoi il suffit d’un insuccès pour changer la manière de voir d’un directeur ! Un mois plus tard, exactement le 11 novembre, les P’tites Michu faisaient leur entrée dans le monde avec le bon et jovial Regnard, mort si tristement depuis, Barral, Maurice Lamy, dont ce fut le premier succès, un baryton nommé Manson, et, du côté des dames, Léonie Laporte, exubérante et joyeuse, Mme Vigoureux, duègne accorte, et deux exquises jumelles, Alice Bonheur et Odette Dulac.

Tout de même, notre « sixième tour » ne s’était pas fait trop attendre !

Quelques jours après la première, je reprenais avec Duval cette collaboration par la fenêtre qui nous avait si bien réussi et qui devait encore nous donner Véronique, dont le souvenir est trop vivant pour que j’aie à en parler plus longuement. Du reste, comme toutes les pièces heureuses, Véronique n’a pas d’histoire et il est inutile de rappeler le succès qu’y ont eu Jean Périer, Regnard, Maurice Lamy, Mariette Sully, Tariol-Baugé et Laporte. Cantavit et placuit : ces trois mots résument ce qu’il y aurait à dire sur cet ouvrage favorisé du sort.

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Depuis le départ de Coudert, les Bouffes ont cessé d’appartenir à l’opérette et il faut le regretter, car elle s’y trouvait tout à fait à sa place. Mais, quels que soient les succès qu’on y ait eus sans elle, je ne puis me décider à croire que cette jolie petite salle, dont les échos sont tout vibrants encore de tant de musiques tendres et joyeuses soit à jamais perdue pour le genre qui avait fait son renom et pour lequel elle avait été créée. Ce n’est que patience à avoir. « Laissons brouter le mérinos !» comme disait Busnach, dans les rares moments où il se piquait d’atténuer les crudités d’expression du jargon théâtral.

25 avril 1913.