Sur le plateau/Chapitre 17

Librairie Ollendorf (p. 199-210).


XVII

À propos d’Emmanuel Chabrier.


Trente-quatre ans après. — Première entrevue avec Chabrier. — Une nature vibrante. — Le futur auteur de Gwendoline au piano. — Orages et pâmoison. — L’Étoile aux Bouffes-Parisiens. — L’orchestre en émoi. — Une Éducation manquée. — Représentation au Cercle international. — Des auteurs fort occupés. — La pluie et le tonnerre. — Un fils dans le train.


Pour faire partie de son deuxième spectacle de musique, le très artiste directeur du théâtre des Arts, M. Jacques Rouché, a eu l’idée de reprendre une opérette oubliée d’Emmanuel Chabrier, Une Éducation manquée.

Quand je dis de reprendre, le terme n’est pas exact, car c’était bel et bien d’une véritable première qu’il s’agissait, la pièce n’ayant encore été donnée qu’une seule fois — et au piano — dans une soirée privée d’un cercle parisien, le 1er mai 1870, il y aura bientôt trente-quatre ans. Attendre pendant trente-quatre ans une première représentation, cela peut passer pour un record et c’est une preuve de plus de la malechance qui a toujours poursuivi le remarquable auteur de Gwendoline, et qui n’a cessé que lorsqu’il était déjà trop tard. S’il avait pu se produire à temps et aussi facilement qu’il l’aurait voulu, qui sait ce qu’il nous aurait laissé d’œuvres précieuses, dont le découragement finit peu à peu par tarir la source qui s’annonçait si riche et si abondante?

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En écoutant l’autre jour cette musique alerte et d’une verve tout à fait personnelle, interprétée de façon parfaite par Mmes Rachel Launay et Coulomb et par le baryton Bourgeois, je ne pouvais m’empêcher d’évoquer le souvenir du bon Chabrier de jadis, tel qu’il m’apparut pour la première fois chez un ami commun, le peintre Gaston Hirsch.

C’était en 1875. Depuis longtemps, Hirsch nous manifestait, à Leterrier et à moi, le désir de nous faire connaître un jeune musicien assez répandu dans le monde des ateliers et avec lequel il s’était lié chez Manet.

— Vous verrez, nous disait-il, c’est une nature pas banale et je suis sûr qu’il vous intéressera.

La présentation finit par avoir lieu. Au jour fixé, nous vîmes arriver un garçon trapu, rablé, un vrai gars d’Auvergne, le front large et puissant, de gros yeux pleins de vie, une physionomie des plus mobiles et, dans toute sa personne, une rondeur joyeuse qui vous prenait du premier coup. Sa position sociale était d’être employé au Ministère de l’Intérieur, mais on devinait sans peine qu’il devait étouffer au milieu des paperasseries du bureau et que, seul, le démon de la musique le tenait de la tête aux pieds. Une fois au piano, il se grisait, s’emballait, se démenait avec une fougue bouillante, se plaisant à faire jaillir sous ses doigts les sonorités les plus abracadabrantes, au risque même de martyriser le fragile instrument qui n’en pouvait mais et semblait demander grâce. A ce moment-là, c’était bien l’homme né pour écrire quelque Gargantua énorme et outrancier. Puis, soudain, l’orage se calmait : ce n’était plus qu’un murmure, un souffle, un soupir ; le possédé de tout à l’heure se pâmait avec délices dans les douceurs infinies d’une mélodie langoureuse — pour se replonger bientôt après dans l’ivresse du bruit et des rythmes fous.

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Cette audition avait suffi à nous prouver que Hirsch ne nous avait pas trompés et que nous nous trouvions en présence de « quelqu’un ». Séance tenante, il fut décidé que nous allions lui fournir le livret qu’il avait jusqu’alors inutilement cherché.

Parmi les morceaux qu’il nous avait fait entendre, composés un peu au hasard, sur des paroles qu’il avait pu se procurer de ci ou de là, il y en avait deux qui nous avaient plus particulièrement frappés : d’abord un refrain exquis de romance : « O petite étoile » et, ensuite, un chœur sur le supplice du pal, d’un développement un peu exagéré et dont le texte était par trop libre, mais fort amusant.

Tout justement le scénario de l’opéra-bouffe que nous terminions en ce moment se déroulait dans un Orient de fantaisie et avait pour titre l’Étoile. Les deux morceaux étaient donc désignés pour y trouver leur place ; la romance, en y ajoutant un corps de couplet et le chœur, dont on ne conserverait que le motif caractéristique.

Le premier acte, aussitôt terminé, fut donné à Chabrier qui se mit au travail avec un entrain et une rapidité remarquables, car il écrivait très vite et avec une rare fertilité d’invention. Son défaut était, lorsqu’il avait terminé un numéro, de vouloir y revenir inlassablement pour le revoir, le modifier et, au besoin, le compliquer. Sans cesse, nous étions obligés de lui faire la guerre à ce propos, mais, collaborateur très facile, il consentait de la meilleure grâce à tout ce que nous lui demandions.

— Au fait, nous disait-il, vous savez mieux que moi ce qu’il « leur » faut !

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La pièce terminée, il restait à lui trouver un débouché et ce n’était pas chose commode, à cette époque, de faire accepter trois actes d’un musicien tout à fait inconnu. Nous eûmes pourtant la chance d’y arriver assez vite. Les Bouffes-Parisiens avaient alors pour directeur Charles Comte, le gendre d’Offenbach. Après lui avoir communiqué le livret, qui ne lui déplaisait pas, nous le décidâmes à écouter la musique. Chabrier la lui fit entendre avec toute sa virtuosité de pianiste et sa mauvaise voix de compositeur, contre laquelle il pestait lui-même et qui, dans les notes élevées, voisinait d’assez près avec le miaulement du chat ou le galoubet du canard, sans pourtant l’empêcher — telle était l’intensité d’action qu’il y apportait — d’en donner une idée très nette. Qui ne l’a pas entendu jouer et chanter España n’a rien entendu !

Comte fut tout d’abord effaré : cela le changeait tellement des musiques auxquelles il était accoutumé ! Mais justement à cause de cela — un peu aussi parce qu’il n’avait pas d’autre pièce en perspective — il se décida à tenter la partie. Et puis la belle humeur du compositeur l’avait gagné à sa cause.

Il fut convenu que l’Étoile passerait au début de la saison 1877-1878 et, dès le mois d’octobre, les études commencèrent avec Daubray, Jolly et Jannin dans les rôles d’hommes et, pour la partie féminine, Paola Marié, Berthe Stuart et Luce, la fille de l’auteur dramatique Couturier et de la tragédienne Cornélie. Ces études se passèrent le plus tranquillement du monde, les artistes s’amusant de leurs rôles, Paola Marié surtout, qui était ravie de faire sonner ses belles notes graves, que Chabrier s’était plu à mettre en valeur.

Mais quand arriva le jour où il fallut répéter à l’orchestre, il faillit y avoir une révolution au théâtre. Les musiciens, habitués aux accompagnements plutôt simplets en usage dans l’opérette et qui ne demandaient guère que cinq ou six répétitions, eurent un mouvement d’horreur en trouvant les parties étalées sur leurs pupitres. Des couplets dont le second n’était pas accompagné de la même façon que le premier, songez donc ! Et puis, à chaque instant des accidents, des nuances, des mouvements différents ! Ils n’étaient pas aux Bouffes pour exécuter du Wagner ! Le malheureux Chabrier n’en revenait pas :

— J’ai pourtant fait aussi simple que possible ! gémissait-il, tout abasourdi.

Comte dut intervenir :

— Allons ! Allons ! Ne perdons pas la tête et travaillons ! La pièce doit passer et je vous garantis qu’elle passera. Si, au lieu de six répétions, il vous en faut douze, ou même quinze, vous les aurez, mais je ne veux pas qu’on dise que l’orchestre des Bouffes n’a pas été capable de venir à bout d’une partition, quelle qu’elle soit !

Les temps ont bien changé et les orchestres d’aujourd’hui se jouent de bien d’autres difficultés. Seulement l’Étoile avait le tort de venir trop tôt il et l’on s’en aperçut bien à la première, où le public se montra un peu dérouté de ne pas entendre ses motifs familiers ou, tout au moins, de ne pas les entendre présentés comme il en avait l’habitude.

La pièce réussit cependant et certains morceaux enlevèrent la salle, mais sans que le succès fût décisif autant qu’il l’aurait été quelques années plus tard. D’ailleurs, les Bouffes traversaient alors une période critique où les pièces ne parvenaient guère à se maintenir sur l’affiche plus d’une soixantaine de fois et je suis bien certain que, si Comte, fatigué, n’avait pas abandonné peu après sa direction, il aurait fort galamment renouvelé une expérience qui, cette fois, aurait été tout à fait favorable.

Malheureusement, les autres directeurs ne s’empressaient pas de faire accueil à un compositeur qui n’avait pas amené la foule dès son premier ouvrage et dont la musique « difficile » était bonne pour l’Opéra ou l’Opéra-Comique.

C’est ainsi que Chabrier renonça à l’opérette et consuma les plus belles années de sa vie à la recherche de poèmes d’opéras à mettre en musique et de théâtres pour les jouer.

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Une fois pourtant, il revint au genre léger, en composant Une Éducation manquée. Il avait fait je ne sais où, la connaissance du directeur, ou gérant, du « Cercle International » — qui dura peu et qui occupait, sur le boulevard des Capucines, les salons où s’établit plus tard le Cercle de la Presse.

— Mon cher ami, vint-il me dire un jour, j’ai un service à vous demander. On m’offre de me jouer un petit acte dans une représentation organisée par un cercle. J’aurai les artistes que je désignerai et ce sera une occasion de me faire encore entendre. Je compte sur vous, n’est-ce pas ?

Une semaine plus tard, nous lui avions donné l’acte en question, dont la distribution devait être de premier ordre : tout d’abord, Morlet, qui venait de débuter brillamment à l’Opéra-Comique et que Carvalho avait consenti, non sans peine, à nous prêter ; ensuite Jane Hading, qui avait fait sa première apparition, à la Renaissance, dans une reprise de la Petite Mariée et pour laquelle nous étions en train d’écrire le rôle de la Jolie Persane ; enfin, une toute mignonne artiste, Mlle Réval, qui venait d’avoir, aux Folies-Dramatiques, un succès inattendu de tout le monde et surtout d’elle-même, en chantant au second acte d’une opérette de Lacome, le Beau Nicolas, des couplets que la salle entière lui avait redemandés par acclamation. Elle semblait, dès lors, destinée à devenir une étoile, puis elle disparut tout à coup. Souhaitons pour elle qu’elle ait rencontré le Prince Charmant.

Les répétitions se firent sur la scène de la Renaissance, mise à notre disposition par Koning lui s’était même engagé à nous fournir les costumes. Bref, tout fut pour le mieux et le soir de la représentation nous n’avions plus qu’à nous transporter avec nos artistes au boulevard des Capucines, où tout était préparé pour nous recevoir. J’ai conservé le programme de cette soirée que je transcris, à titre de curiosité. Il comprenait trois pièces inédites :

Aux arrêts, comédie en un acte, de MM. G. de Rieux et E. d’Au, jouée par Mlle Denise Damain et M. Scipion, du théâtre des Nouveautés ;

Crispin battu, comédie en un acte, en vers, de M. Louis Gallet, avec Mmes Hortense Damain et Volsy, de l’Odéon, et MM. Coquelin aîné, Coquelin cadet et Davrigny, de la Comédie Française ;

Une Éducation manquée, avec les artistes que j’ai indiqués.

La représentation, donnée devant un public choisi, fut, paraît-il, fort brillante, mais nous ne pouvions guère nous en rendre compte par nous-mêmes, car nous étions bien trop occupés pour cela : Chabrier, au piano, remplaçait l’orchestre dont on n’avait pas fait les frais, tandis que Leterrier remplissait les fonctions de souffleur et que moi, chargé du rôle de régisseur, j’étais dans la coulisse à surveiller les entrées et les sorties et à m’évertuer de mon mieux à imiter le bruit de la pluie avec un journal roulé en tampon, que je frottais avec énergie contre la toile du décor ; et le grondement du tonnerre, en frappant éperdument sur un plateau de métal emprunté à l’office. Donc, elle fut très brillante, la représentation — mais sans le moindre lendemain. Peu de temps après, livret et partition paraissaient chez Enoch, demeuré toujours le fidèle éditeur et l’ami de Chabrier, depuis le jour où nous le lui avions amené avec l’Étoile. Ils y ont dormi pendant près de trente-quatre ans. Espérons que, cette fois, c’est le réveil pour tout de bon.

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L’Éducation manquée ne fut pas l’unique création de Chabrier en cette année 1879. Profitant de trois ou quatre jours d’interruption dans nos répétitions, il était allé chercher sa femme, qui devait revenir à Paris pour ses couches. Un après-midi, il reparaît au théâtre, l’œil illuminé, le chapeau en arrière, une bouteille de Champagne sous le bras et suivi d’un garçon qui portait des verres.

— Mes enfants ! nous crie-t-il, nous allons boire à la santé de mon nouvel héritier.

— Comment ! Il est déjà venu ?

— Ce matin même, en wagon ! Ce gaillard-là n’a même pas eu la patience d’attendre l’arrivée à Paris !

Et emplissant joyeusement les verres :

— Hein ? En voilà un qui n’aura pas d’excuse s’il n’est pas toujours dans le train.

Pauvre grand Chabrier !

21 janvier 1913.