Sur le plateau/Chapitre 1

Librairie Ollendorf (p. 1-10).

I
L’Opérette en sous-sol.


Une morte qui se porte bien. — Un théâtre dans une cave. — Malborough s’en va-t-en guerre. — Quatre compositeurs pour une seule partition. — Charles Lecocq et la musique des autres. — Un accompagnateur qui a fait son chemin. — L’Amour et son carquois. — Fleur de Thé. — Deux pitres épiques. — Un artiste trop rabelaisien. — Situation sauvée. — Le Petit Poucet, de Laurent de Rillé. — Le gaz en voiture. — Des auteurs qui éclairent. — Le champagne du directeur. — Les Horreurs de la guerre et le fusil à aiguille.


L’opérette est d’actualité, en ces jours où l’on ne parle que de sa renaissance. Terme impropre, du reste, puisque pour renaître, il est de toute nécessité d’être mort au préalable et que l’opérette n’a jamais été morte — ajoutons : et qu’elle ne le sera jamais, tant elle est dans le sang du Français « né malin ». Qu’est-elle, en effet, sinon une autre forme, rajeunie et modifiée, des anciennes comédies à ariettes et des premiers opéras-comiques qui leur avaient succédé ?

Non, l’opérette n’était pas morte ; elle sommeillait, tout simplement, comme avait sommeillé pendant quelques années le vaudeville détrôné par elle, jusqu’au moment où il est revenu la bannir à son tour des différentes scènes qu’elle avait peu à peu conquises. Chassé-croisé que nous reverrons sûrement encore, la mode étant essentiellement changeante, capricieuse — et recommençante.

Aussi le moment est-il opportun pour évoquer, au hasard de la plume, quelques souvenirs de choses vues et retenues au cours d’un bon demi-siècle.

Il semble bien qu’on ait déjà tout dit sur les grandes opérettes d’Offenbach. Et pourtant !… Mais de combien d’autres compositeurs y aurait-il lieu de parler, en particulier de ceux dont les premières pièces à succès se jouèrent dans une cave !

Dans une cave, oui, c’est-à-dire à l’Athénée — l’ancien, celui de la rue Scribe, aujourd’hui disparu, remplacé par un hôtel et dont peu de Parisiens, sans doute, ont conservé le souvenir.

Un théâtre bizarre que cet Athénée ! C’était, à l’origine, une salle destinée aux concerts, que le banquier Bischoffsheim — le père de Raphaël Bischoffsheim, « l’ami des étoiles » — avait fait construire dans la cour d’un de ses immeubles. Pour ne pas modifier la maison elle-même, on avait creusé la cour, et la salle était complètement en sous-sol.

Le contrôle franchi, on se trouvait de plain-pied aux deuxièmes loges. Un étage plus bas, on arrivait aux fauteuils de balcon. Un étage encore, et c’était l’orchestre. Les coulisses à l’avenant ; quand on voulait gagner les loges des artistes par la rue des Mathurins, on avait la sensation de descendre dans quelque catacombe.

Ce qui n’empêchait pas ladite salle d’être jolie, coquette et même assez confortable.

L’Athénée-concert ne dura que peu. L’opérette le guettait et, au bout de quelques mois, l’Athénée-Théàtre, sous la direction Sari et Busnach, faisait son ouverture, le 13 décembre 1867, avec un Malborough s’en va-t-en guerre, offrant cette particularité d’avoir été écrit par quatre compositeurs différents, un par acte, qui se présentaient dans l’ordre suivant : Georges Bizet, Emile Jonas, Isidore Legouix et Léo Delibes. Or, les études musicales de cet opéra-bouffe étaient dirigées par un jeune artiste de talent qui avait déjà donné aux Folies-Marigny, où régnait l’acteur Montrouge, quelques petits actes bien accueillis : il s’appelait Charles Lecocq.

Dans ce modeste accompagnateur, passant avec résignation tous ses après-midi au piano pour seriner leurs rôles à des acteurs plus ou moins bien doués, qui donc aurait jamais deviné le futur rival heureux du grand maître d’alors, de Jacques Offenbach ? Et, cependant, les temps étaient proches !

Tout en faisant répéter la musique de ses confrères, Lecocq écrivait pour son compte celle d’un ouvrage en deux actes, l’Amour et son carquois, qui devait figurer dans le spectacle suivant et qui passa, du reste, assez tôt, Malhorough ayant laissé le public indifférent à ses aventures conjugales.

En même temps, William Busnach lui confiait un livret que Chivot et Duru venaient d’apporter au théâtre et qui était destiné à faire connaître enfin aux deux directeurs associés la joie des belles recettes trop longtemps attendues. C’était Fleur de Thé, dont les représentations devaient durer jusqu’à la fermeture d’été, pour reprendre à la réouverture.

Cette fois, le succès était décisif, et Charles Lecocq allait commencer à compter aux yeux des directeurs des autres scènes. N’avait-il pas eu, de plus, la grande surprise de voir le compositeur déjà célèbre de la Statue décerner de précieux éloges à Fleur de Thé dans son feuilleton musical des Débats, où l’opérette se glissait pour la première fois ?

La pièce était jouée par Désiré, Léonce et Mmes Lovato — bientôt remplacée par Irma Marié — et Lucy Abel, plus un jeune ténor, du nom de Sytter, assez inexpérimenté mais possédant une jolie voix et dont ce fut le premier et unique rôle. Les représentations en furent joyeuses, les artistes s’amusant tout autant que le public aux fantaisies sans cesse renouvelées, aux « cascades » inépuisables des deux pitres épiques Désiré et Léonce. Un couple merveilleusement assorti d’ailleurs : Léonce, long, mince, blême, flegmatique ; Désiré, court, ventru, haut en couleur, la figure épanouie, l’air tout à fait rabelaisien.

Rabelaisien, il le fut même avec exagération, certain soir qu’il avait trop bien dîné. En le voyant entrer en scène, tout le monde, dans les coulisses, fut pris d’inquiétude. Pourtant, le premier acte se passa sans encombre. Le bonhomme avait bien la parole un peu lourde et les jambes flageolantes, mais, grâce à son autorité et à sa grande habitude, il s’en tirait tout de même, se bornant par instants à rouler de-ci delà, puis se reprenant très vite et ne manquant ni une réplique ni un jeu de scène.

Mais, quelle catastrophe au second acte ! Jusque-là, il n’avait fait que « dodeliner de la tête » ; cette fois, il « barytonna »…

Il y eut dans la salle un gros moment de stupeur. Fallait-il rire ou se fâcher ? Ce fut Léonce qui sauva la situation : à l’instant même, entrait en scène le ténor Sytter, qui devait, par tradition, taper sur le ventre de Désiré. Comme il esquissait le geste, Léonce l’arrête et, d’une voix grave et triste, en levant le doigt au ciel :

— Non ! Pas ce soir.

Un immense éclat de rire secoua tous les spectateurs et Désiré, subitement dégrisé, put terminer la pièce avec sa verve et son succès des meilleurs jours.

Après Fleur de Thé, le Petit Poucet, de Laurent de Rillé, dont le livret avait été écrit par deux jeunes auteurs déjà inséparables, Eugène Leterrier et Albert Vanloo, et où débutaient Anna Van Ghell, qui arrivait de Bruxelles, et le bon gros Daubray, qui, lui, venait tout simplement du Théâtre Déjazet.

La pièce marchait fort bien, mais le Pactole amené dans la caisse par la première série de Fleur de Thé s’était épuisé à la longue depuis la réouverture et l’on vivait au jour le jour, en payant par acomptes sur la recette de chaque soir, les arriérés dûs aux décorateurs, aux costumiers et aux autres fournisseurs, sans compter les artistes. Voilà qu’un beau jour, peu de temps après la première, Laurent de Rillé accourt chez un de ses collaborateurs :

— Mon cher, nous sommes perdus ! On ne jouera pas ce soir. Et il y a plus de trois mille cinq de location !

— Pourquoi, alors ?

— Le gaz ! Le gaz, pour lequel il faut payer immédiatement huit cents francs ; sinon, on refuse la fourniture, Et ces huit cents francs, impossible de les prendre sur la location : tout est déjà distribué. Un seul moyen, c’est de les demander à notre éditeur en avance sur la prime qu’il nous doit à la vingt-cinquième. Quelle perte pour lui s’il laisse arrêter la pièce un seul jour ! Il ne peut pas nous refuser.

C’était puissamment raisonné : l’éditeur s’exécuta séance tenante, et les deux auteurs de courir au théâtre devant lequel attendaient les voitures de la compagnie : l’Athénée était alors, ainsi que les Folies-Bergère et d’autres établissements, éclairé par le gaz portatif que l’on amenait chaque jour dans d’énormes voitures à réservoir dont les passants s’écartaient prudemment, par crainte d’explosions, comme il s’en était déjà produit, rue de Rambuteau, par exemple, en face des grands magasins du Colosse de Rhodes. Plus de danger de cette sorte aujourd’hui, mais comme il est avantageusement remplacé par les autos, les tramways et tous ces bus aussi redoutables pour ceux qui sont dedans que pour ceux qui n’y sont pas !

Cette alerte passée, le Petit Poucet retrouva son chemin semé de cailloux d’or et, bien souvent, après le second acte, on se réunissait dans la plus grande loge du théâtre, celle de la joviale Lasseny, pour fêter ce sauvetage en vidant une coupe de Champagne.

Un beau soir, le directeur Busnach, qu’on voyait très rarement sur la scène, surgit au milieu de la fête et, moitié riant, moitié sérieux, s’en prend aux auteurs de venir troubler la représentation de leur pièce.

— Vous pourriez au moins attendre la fin du troisième acte !

Là-dessus, le Champagne est supprimé. Quelques jours après, Busnach retourne droit à la loge :

— Comment ! Pas de Champagne ce soir !

— Dame ! Vous l’avez interdit.

— Ah ! Eh bien ! Je vais en envoyer chercher !

Au Petit Poucet, succéda un spectacle coupé, dont faisaient partie les Horreurs de la Guerre, de Philippe Gille et Jules Costé, et où se trouvaient annoncées, dans des couplets badins, les victoires qu’on attendait du fusil à aiguille :

Nous avons des fusils
Se chargeant par la culasse :
Au dehors, c’est gentil,
Mais, au dedans, ça s’encrasse…

Puis, ce fut la fin, puis l’Année terrible. L’Athénée avait fermé ses portes, après avoir permis à trois musiciens encore peu connus, Charles Lecocq, Laurent de Rillé et Jules Costé, de fixer enfin sur eux l’attention du public.

Quel joyeux théâtre, en somme, et qui rendit de réels services, que ce théâtre enfoui sous terre et où les auteurs, à certains soirs, se voyaient forcés d’éclairer pour que la salle le fût !

13 novembre 1911.