Sur le parcours du chemin de fer du Lac St-Jean/Deuxième conférence

Sur le parcours du chemin de fer du Lac St-Jean
Deuxième conférence faite à la Salle St-Patrick, le 28 avril 1887
Typographie C. Darveau.


SUR LE PARCOURS
du chemin de fer du
LAC ST-JEAN
Séparateur


2ème CONFÉRENCE
FAITE à la SALLE ST-PATRICK, le 28 Avril 1887,
par
ARTHUR BUIES





QUÉBEC
TYPOGRAPHIE DE C. DARVEAU
80, 82 & 84, rue de la Montagne

1887



Mesdames et Messieurs


Si c’est un effort trop grand pour la faiblesse ou pour la sagesse humaine que de se connaître soi-même, il n’en est plus ainsi lorsqu’il s’agit de se faire connaître des autres. Or, nous avons le double désavantage de nous connaître fort peu nous-mêmes et d’être encore moins connus des autres peuples ; c’est à peine si, depuis quelques années seulement, on fait du Canada français de temps à autre quelque mention passagère, quand des circonstances exceptionnelles attirent forcément le regard et l’attention de l’étranger. Quant à nous, nous négligeons notre propre pays d’une façon absolument déplorable ; l’étude géographique surtout en est à peu près nulle, et, cependant, cette étude, à notre époque d’expansion rapide et de relations multipliées, est indispensable même au plus humble des lecteurs. Hélas ! messieurs, ce qui est pis encore, c’est qu’il y a parmi nous des écrivains canadiens de talent qui dédaignent de s’occuper du seul pays auquel ils tiennent par tous les liens de la naissance, de l’éducation, des affections premières, de la raison, du sentiment et de l’intérêt. Ces écrivains, quand ils s’adressent à notre public, ne l’entretiennent que de sujets qui lui sont relativement fort indifférents, ou qui ont été traités mille fois avant eux par des auteurs, j’oserai dire d’une compétence presque égale à la leur, et pourtant, comme le dit Onésyme Reclus, dans son admirable tableau de l’univers qui a pour titre la terre à vol d’oiseau, « le Canada est un des beaux pays du monde » ; et moi, messieurs, moi qui ai beaucoup voyagé, qui ai promené mon incurable bohème sous bien des climats divers, je dirai plus, je dirai qu’il n’y a pas de pays plus beau que le Canada durant les mois d’été. Il y en a de plus connus, de plus vantés, et en bon nombre même ; l’Italie, la Suisse, le midi de la France, les rudes mais incomparables paysages de l’Écosse, la patrie ensoleillée du Cid, les rivages classiques et les vallées et les monts, habités par les dieux, du pays des Hellènes, ont tour à tour inspiré les peintres et les poëtes. Que de fois le Danube, le Bosphore et le Rhin n’ont-ils pas mêlé des chants harmonieux à la cadence de leurs ondes ! Le Mississippi et plus tard l’Hudson lui-même sont entrés à leur tour dans ce concert de l’imagination enchantée, mais où est le poëte du St-Laurent ? Qui donc chantera jamais en strophes dignes de lui ce roi des fleuves qui semble comme un bras d’océan soulevé, puis retombé de tout son poids sur la terre qu’il a entr’ouverte ; qui a gardé de la mer la majesté terrible ou souriante, tumultueuse ou assoupie, qui a pour bordure une chaîne de montagnes ondulant comme ses flots, les colorant des reflets de leurs longues pentes azurées, et pour lit de repos une vallée de cinq cents lieues où la nature a entassé ses plus précieux dons, multiplié ses plus saisissants aspects.

Mais, messieurs, ce n’est pas le fleuve que nous avons à suivre ce soir en chantant ; nous avons à percer l’épais et profond rempart de montagnes qui s’échelonnent sur sa rive nord les unes derrière les autres, comme un plissement répété de paupières de granit ; toutefois, avant d’aborder le sujet qui nous réunit, avant de creuser l’avenir pour voir ce qu’il réserve aux colons futurs, jetons un coup d’œil rapide sur ce que nous sommes aujourd’hui, nous verrons mieux par là ce que nous serons plus tard, et, bien renseignés sur nous-mêmes, nous pourrons aisément renseigner l’étranger.

Il y a aujourd’hui environ 1,300,000 franco-canadiens dans la province de Québec ; il y en a aux États-Unis près de cinq cent mille, les uns disent beaucoup plus, mais je crois que le patriotisme leur enfle l’imagination. Ce qui est certain, dans tous les cas, c’est que les seuls États de New-York, du Connecticut, du Massachussetts, du Rhode Island, du Maine, du New-Hampshire et du Vermont, d’après un relevé fait l’année dernière même, contiennent 338,000 canadiens-français, avec 130 prêtres canadiens, et trente couvents dirigés par des communautés canadiennes. Jusqu’à présent, la plupart des paroisses catholiques des États-Unis, où les Canadiens sont nombreux, ont dû être desservies par des prêtres de nationalité différente de la leur ; mais le nombre des prêtres canadiens augmente de jour en jour et le temps est proche où l’on verra des évêques canadiens même à la tête des diocèses. Il y a tel diocèse des États-Unis, comme celui de Burlington, État du Vermont, qui renferme jusqu’à 57,000 canadiens, c’est-à-dire presque autant que le Canada tout entier en comptait à l’époque de la conquête. Dans Ontario, l’on compte aujourd’hui environ 120,000 canadiens-français ; des comtés, comme ceux de Prescott et d’Essex, situés l’un à l’extrémité ouest, l’autre à l’extrémité est de la province, en possèdent, à eux seuls, chacun une quinzaine de mille. Et dire que c’est ce dernier chiffre qui exprimait ce que la province d’Ontario tout entière renfermait de franco-canadiens, il n’y a pas plus de trente ans !

Si nous passons aux Provinces Maritimes, nous y trouvons 110,000 habitants de langue française. Dans le Manitoba et le Nord-Ouest, il y en a environ 15,000. Voilà bien deux millions d’êtres appartenant à la même famille, à la même nationalité, répandus sur la surface du continent américain, non pas disséminés, mais groupés, formant un élément distinct, libre dans son action, libre dans son expansion. Or, deux millions d’hommes unis par la parenté de la langue et du sang, par une origine et par des aspirations communes, et par le même instinct d’un avenir longtemps pressenti qui, aujourd’hui, se dessine de plus en plus nettement, c’est là une force prodigieuse, une force unique sur ce continent où toutes les nationalités, excepté la nôtre, se fractionnent, s’altèrent ou s’effacent plus ou moins dans l’ensemble général ; et cette force devient insurmontable, lorsqu’elle est cimentée par un sentiment surhumain, par un sentiment religieux assez intense pour rendre notre nationalité capable de résister à tous les courants qui l’entraîneraient en dehors de sa voie providentielle.

Certains esprits distingués, entre autres Lord Dufferin et le publiciste Joachim Miller, frappés du caractère particulier de notre peuple, de sa destinée unique, incomparable dans l’histoire des autres peuples, ont annoncé, depuis une dizaine d’années déjà, qu’il était appelé à jouer un rôle important dans l’Amérique du Nord. J’oserai aller plus loin, messieurs, et en présence de la marche progressive, envahissante, de notre race qui s’avance, en refoulant doucement mais sûrement devant elle les autres populations et en les remplaçant incessamment, et sur l’heure, sur le sol même qu’elles ont défriché et cultivé, toujours se maintenant elle-même intacte et cohésive, j’oserai dire que dans cinquante ans d’ici l’élément franco-canadien jouera un rôle prépondérant dans l’immense Amérique du nord, dans cette même Amérique peuplée aujourd’hui par cinquante-cinq millions d’hommes étrangers à notre origine

Messieurs, l’avenir est à la race la plus féconde ; qu’il me suffise d’établir ce principe comme une base certaine et générale. Ah ! si mon sujet me permettait de vous le montrer dans son action constante et quotidienne, de vous montrer toutes les conséquences qu’il impose, toutes les considérations qu’il fait naître inévitablement, de vous exposer enfin quelque peu des études que j’ai faites pour suivre pas à pas le flot montant de notre nationalité dans chaque comté, dans chaque canton, tant dans notre propre province que dans les Provinces Maritimes, que dans Ontario, que dans les États-Unis, jusqu’aux extrêmes limites de l’Ouest Amérique, quel plaisir n’en ressentirais-je pas, quelle joie et quel triomphe ce serait pour vous et pour moi, et combien nous nous glorifierions ensemble d’être les prédécesseurs de ceux qui un jour feront triompher dans toutes les provinces britanniques et dans les États de la Nouvelle-Angleterre leur langue, leurs coutumes, le caractère et le génie dictinctif de la nation dont nous sommes le plus vigoureux rameau.

Messieurs, il nous est permis de dire, en présence des merveilles accomplies, de son miraculeux accroissement à l’encontre de toutes les forces humaines conjurées pour l’abattre, que le peuple canadien est un autre peuple de Dieu, inaperçu à l’origine, essaim chétif de quelques familles jetées, il y a près de trois cents ans, sur des côtes inhospitalières, au sein d’une nature barbare, souffrant à son berceau de toutes les privations, de toutes les cruautés du sort, environné constamment de mille dangers qu’il lui faut combattre tous les jours, quand il a à peine la force de vivre, et, malgré tout cela, croissant et multipliant, grandissant et se fortifiant, se développant, s’étendant dans toutes les directions, inondant le continent entier de ces étranges et indéfinissables précurseurs qui s’appellent les « coureurs des bois, » et s’élançant, lui à peine capable de protéger ses propres foyers, jusque dans les plus lointaines solitudes d’un monde inaccessible à tout autre qu’à un peuple de missionnaires, à un peuple qui portait dans les haillons de son berceau un immense et glorieux avenir !

Messieurs, il est écrit que notre pays, pour mériter ses grandes destinées, doit passer d’abord par l’épreuve et qu’aucune de ses parties ne peut s’établir qu’à la condition de la souffrance, de la privation et de l’angoisse incessamment renouvelée. C’est là l’histoire de chaque défrichement successif, même de nos jours où tant de sollicitude s’attache à la colonisation et où l’on cherche par tant de manières à venir en aide au défricheur, soit par un budget spécial, hélas ! bien souvent détourné de son objet par des cupidités locales, soit par des sociétés de colonisation qui se chargent des frais d’établissement, soit enfin même par des loteries comme celle que vient de tenter le curé Labelle, et dont le succès est tout ce qu’on peut espérer d’un coup d’essai.

Ce n’est pas le riche qui colonise ; c’est celui qui n’a que sa hache et qui, avec ce seul outil, parvient à ouvrir de vastes étendues de forêt, à créer pour nous de nouvelles demeures, de nouvelles richesses, à féconder des contrées nouvelles où notre race pourra se développer de plus en plus à l’aise en conquérant de plus en plus le sol. Le défricheur, voilà l’homme qui doit obtenir de n’importe quel gouvernement la plus grande part d’attention, de sollicitude et d’aide, de même que la colonisation doit être le premier et le plus important article de n’importe quel programme ministériel.

Un soir de fin d’octobre dernier, je descendais à la rivière à Pierre, à 58 milles de Québec, sur le parcours du chemin de fer du Lac Saint-Jean. La rivière à Pierre était alors et est encore la dernière station de la ligne régulière, quoique des trains tout aussi réguliers, mais encore sous le contrôle de l’entrepreneur, allassent à cinquante et vont aujourd’hui à 60 milles au-delà.

Aussitôt arrivé, je me rendais chez M. St. Onge, colon, marchand, devenu depuis maître de poste de l’endroit, le premier qui y ait construit ce qu’on appelle un chantier, en anglais log-house, sorte de hutte en troncs d’arbres bruts, de six à huit pouces de diamètre, empilés les uns sur les autres, et dans les intervalles desquels on met des bourrelets de paille pour se garantir de la pluie, du vent et du froid.

Quand St. Onge arriva dans la région de la rivière à Pierre, il y a bientôt trois ans, il n’y avait absolument qu’une seule hutte dans tout le pays, et cette hutte était la propriété d’un nommé Perrault qui pensionnait chez lui trente à quarante travailleurs des chantiers de bois, probablement empilés les uns sur les autres comme les troncs d’arbres eux-mêmes, mais sans paille dans les intervalles. Dans ce temps-là l’existence future du chemin de fer du Lac St-Jean était un problème extrêmement incertain ; personne n’y croyait, tandis qu’à peu près tout le monde n’y voyait qu’une entreprise de spéculateurs pour exploiter le bois de sciage et de chauffage qui s’y trouvait en abondance. Il n’y avait de fait que le tracé de la ligne ; les chevaux n’allaient pas plus loin qu’à la Rivière Noire, à six milles en-deçà de la rivière à Pierre, et les bœufs, faute de chemins pour se diriger, se perdaient dans les bois. Le log-house de Perrault n’avait pas même de plancher ; il avait été dressé sur la terre brute et couvert grossièrement de larges feuilles d’écorce. C’est dans cette hutte, déjà habitée, comme je viens de le dire, par 30 à 40 hommes de chantier, que monsieur et madame St. Onge s’étaient rendus à pied, de la Rivière Noire, à travers bois, et qu’ils ont passé tout l’hiver de 1884. Quand le matin, Mme St. Onge se levait, elle avait les cheveux littéralement pris dans une masse de frimas, et il lui était impossible de les démêler avant que le feu du poêle n’eût attiédi le froid de ce misérable intérieur. Pour gagner sa pension, elle lavait les effets de tous les hôtes de la hutte, et « souvent, m’a t’elle raconté, j’ai cru que j’allais mourir sur place ; le docteur était convaincu que je ne verrais pas la fin de l’hiver ; comment j’ai pu résister, c’est pour moi un miracle ; je n’en suis pas morte, mais j’ai contracté des rhumatismes dont je ne guérirai jamais. » Voilà ce que c’est que la vie des défricheurs qui s’aventurent les premiers dans la forêt.

Pendant ce temps, St. Onge construisait seul, à deux milles plus loin, sur le bord même de la rivière à Pierre, le log-house qu’il habite aujourd’hui, mais depuis lors considérablement agrandi et amélioré. Quand il s’y rendit au printemps avec sa femme, ils n’avaient à eux deux pour toute fortune qu’un dollar, et personne, pas une âme auprès d’eux pour les aider, les secourir, leur prêter le moindre appui. Mais le chemin de fer se construisait toujours, malgré les prédictions des incrédules, et la foule des travailleurs était arrivée à la rivière à Pierre. C’est alors que St-Onge eut l’idée et trouva les moyens de commencer un petit commerce de provisions, de tabac et de tous les objets de première nécessité pour ce troupeau d’hommes isolés de toute communication extérieure. Il prit des pensionnaires, commença un défrichement autour de son habitation, sema dix acres en orge et en patates, quelques autres en blé et en légumes ; ces deux derniers produits rendirent au delà de ses espérances, et même le foin qu’il avait essayé sans y croire ; il a été jusqu’à vendre pour cent dollars de patates dans le cours de l’été dernier, et, développant son commerce avec ses nouvelles ressources, il s’est procuré régulièrement de la viande fraîche d’un endroit appelé Notre-Dame des Anges où conduit un chemin de colonisation de dix milles de longueur, aujourd’hui à peu près terminé et dans un état très passable.

Dans l’intervalle, de nouvelles huttes, dressées ça et là aux environs, si grossièrement et si chétivement façonnées que le cœur vous serre à les regarder, allaient néanmoins abriter quelques colons et les travailleurs qui avaient avec eux leur femme et leurs enfants, pendant que d’autres cabanes s’échelonnaient à divers intervalles le long de deux routes ouvertes dans le bois pour communiquer avec les cantons voisins ; la compagnie du chemin de fer avait construit ses usines, ébauché les piles d’un pont sur la rivière à Pierre, et le sifflet de la locomotive, le roulement saccadé des trains de construction, la gymnastique retentissante des machines sans cesse en mouvement et les battements répétés des lourds marteaux sur l’enclume allaient réveiller les profonds échos endormis jusque là dans la noire et muette solitude.

Il y a de cela deux ans à peine, et malgré que le gouvernement se soit obstiné à ne pas concéder de lots à la rivière à Pierre (je ne suis ici que l’écho des plaintes que j’ai recuillies sur les lieux), malgré qu’il y ait là aussi des spéculateurs de terrains, malgré qu’on ait répété à St. Onge que la rivière à Pierre était un embarras pour l’administration, la persistance et le courage de cet intelligent pionnier et l’endurance particulière à nos colons ont triomphé de tous les obstacles et de tous les mauvais vouloirs. Aujourd’hui, il y a assez d’enfants dans ce village de cabanes, habité uniquement par des canadiens-français, pour que l’on songe à y ouvrir une école dès ce printemps et pour qu’on ait commencé à y bâtir une chapelle provisoire. En attendant, tous les dimanches un missionnaire se rend sur les lieux et dit la messe dans un « campe », le long de la route. Il se retire chez St. Onge où a été dite la première messe à la rivière à Pierre, et où a été célébré le premier mariage par le Père Meilleur qui voulut ensuite assister à la noce et voir ses braves colons se désarticuler dans des gigs et des reels qui durèrent toute la journée, aux grincements d’un violon construit d’après les mêmes règles que les cabanes des alentours.

Mais la maison de St. Onge ne pouvait plus suffire à loger les employés du chemin de fer, les nombreux travailleurs et les voyageurs même qui commençaient à populariser la ligne. Il s’établit donc en face de la sienne une autre maison, mais beaucoup plus spacieuse, comprenant de grandes pièces, deux ou trois chambrettes privées pour les dames de passage, et un véritable dortoir contenant une demi-douzaine de lits sur lesquels on ne pouvait s’allonger sans pendre de toutes ses jambes en dehors, ni se retourner sans dégringoler de son long sur le plancher dont les madriers laissaient entre eux des intervalles d’un demi-pouce, par lesquels on pouvait voir ou être vu à discrétion. Une cloison, absolument semblable au plancher, séparait le dortoir des autres parties de la maison, de sorte que les gens quelque peu gênés préféraient s’étendre tant bien que mal dans la grande pièce du bas qui était tout ce que l’on veut, un vestibule, une cuisine, une salle d’attente et de réunion pour les passants et les journaliers, et dont on aurait pu faire au besoin une salle de conférences. Cette maison, construite par un homme de St-Raymond, était dirigée par ses deux sœurs, deux vieilles filles pointues, serrées, pincées, escarpées, emboîtées comme des mortaises, effilées et tranchantes, qui ne connaissaient et ne faisaient jamais que deux ou trois mouvements automatiques, toujours les mêmes, se tournant, quand elles se tournaient, comme la faulx qui abat la tige au ras du sol, ayant toutes les formes géométriques, triangulaires, quadrangulaires, rectangulaires, avec cela une ossature, des reliefs si tranchants qu’on n’aurait pu les toucher sans se couper, acerbes, acides, suintant le vinaigre, sans jamais un sourire ni une bonne parole, maussades et désagréables pour le plaisir de l’être, vous apportant du thé quand on leur demandait des patates, vous répondant, quand elles succombaient à cet excès de complaisance, par un oui ou par un non si sec que la bouche leur en claquait, mais actives, après à la besogne, toujours sur pied, glissant d’un bout à l’autre de la maison dans une allure fantomatique, et remplissant assez strictement leurs fonctions d’hôtesses pour réussir à garder leurs pensionnaires, pauvres gens qui n’avaient pas le choix entre la terre dure et le toit de ces deux haridelles. J’ai appris dernièrement que leur maison avait passé au feu et était entièrement détruite ; mais les deux vieilles filles, inaccessibles aux flammes, sont restées intactes.

Ainsi vient de s’engloutir dans les abimes du temps une page des premiers établissements de la rivière à Pierre ; et pour dire un dernier mot au sujet de cet endroit intéressant, je vous annonce que la compagnie du chemin de fer y a fait construire une très jolie et très coquette petite station, à la place de la hutte qui en tenait lieu, qui est la première station construite sur la ligne et qui servira de type à celles qui le seront plus tard, enfin que St. Onge est devenu maître de poste, qu’il vous répondra en très bon français si vous lui écrivez pour constater l’exactitude de tout ce que je vous ai dit ce soir, que sa femme, une bonne grosse canadienne, encore alerte malgré ses rhumatismes, vous donnera un bon souper à votre arrivée chez elle, et ensuite un bon lit dans une chambre à vous seul où vous dormirez comme le juste, ce qui vaut bien la peine, pour un bon nombre d’entre vous, d’aller à la rivière à Pierre.

Le lendemain, je m’éveillai à l’heure où les coqs ont depuis longtemps cessé de chanter. Une légère dentelle blanche, comme un voile de gaze qu’aucun souffle n’agite, couvrait le sol durci. Je sortis, je marchai d’abord quelque temps au hasard, puis j’entrai dans l’usine pour voir travailler les machines qui réparent le matériel roulant ; je fis semblant d’y comprendre quelque chose, et resortant, je me dirigeai successivement vers plusieurs log-houses où je fis parler les colons, et surtout leurs tendres épouses qui, jusqu’au fond des bois, ont la langue plus déliée que le sexe qu’on appelle laid par pure antithèse. Partout j’entendis les mêmes plaintes contre le gouvernement ; pourquoi se plaignait-on de lui à ce point ? Je n’ai pas bien réussi à le comprendre, et ne le sais pas encore au juste, mais ce que je sais bien, c’est que nous sommes malheureusement plus d’une fois tombés sous des ministres qui ne comprenaient pas les dépenses utiles et profitables, qui ne savaient pas que dans un pays à peine habité comme le nôtre, l’affaire la plus importante, la dominante, celle à laquelle on doit sacrifier largement le plus de revenus possible, et surtout bien veiller à leur distribution, c’est la colonisation, article premier et qui devra être longtemps encore à l’ordre du jour de tous les programmes ministériels à venir. J’entendis encore plus d’une bouche demander avec instance l’établissement d’une scierie à la rivière à Pierre, car les pauvres colons de l’endroit sont obligés de faire venir leurs planches et leurs madriers de la Rivière Noire, ce qui leur coûte $7.00 par wagon pour un trajet seulement de six milles.

Après avoir beaucoup fait parler, je repris ma marche, j’errai dans toutes les directions, je pénétrai partout où je vis une ouverture devant moi, jusqu’à ce qu’enfin fatigué, rêveur, l’âme remplie du sombre infini qui m’enveloppait, je m’assis sur un tronc d’arbre renversé, couvert d’une mousse parasite qui l’étreignait comme un suaire. L’air s’amollissait, et quelques bouffées tièdes, comme des souffles d’esprits invisibles, couraient au travers des sentiers jonchés de débris.

Déjà, depuis un assez long temps, j’étais là assis, ne pensant à rien et pensant à tout, me laissant aller au courant des réflexions et des souvenirs ; ainsi je songeais… à l’avenir des peuples, aux Chevaliers du Travail, à la destruction de Sodôme, en ayant bien soin de ne pas regarder derrière moi, au creusement du bassin Louise, et je supputais combien il faudrait encore de siècles pour que ce travail fût complété ; … je pensais aux amusements délirants auxquels se livrent les factionnaires de nuit du Palais Législatif, aux comptes supplémentaires, vulgairement et inintelligiblement appelés extras, des entrepreneurs publics, lorsque mon attention fut soudainement éveillée par un bruit mystérieux, persistant, acharné, semblable à l’attaque furieuse et continue d’une souris sur une mince feuille de bois qui la séparerait d’un bon morceau de fromage ; j’écoutai et je reconnus la saperde, ver à bois qui loge au cœur des plus gros arbres, les ronge jour et nuit, finit par les percer de part en part, et je me mis à faire des réflexions extrêmement profondes sur le travail invisible de ce petit être solitaire, accomplissant sans relâche son unique fonction, emprisonné toute sa vie dans un tronc épais et dur qui lui cède néanmoins, et cherchant à parvenir à la lumière, comme tout ce qui vit, comme tout ce qui respire ; je songeai à la toute-puissance de la persévérance, à la vertu magique contenue dans un travail à peine appréciable, à peine perceptible, mais dirigé incessamment vers le même but. Partout, dans la nature, Dieu a placé les infiniment petits au sein de l’infiniment grand, les uns pour détruire, les autres pour édifier. Il y a des infiniment petits qui dévorent les forêts ; d’autres, comme les thermites, qui font leur pâture des plus orgueilleuses constructions navales ; d’autres, comme les polypes et les zoophytes, qui élèvent depuis des millions d’années, au plus profond des mers, à 25 ou 30,000 pieds au dessous de leur surface, des montagnes gigantesques qui, plus tard, dressent leur tête dans les cieux, quand les océans bouleversés se déplacent ; et je ne sais trop comment, par quelle filiation inconsciente d’idées, ma pensée se porta sur l’infime minorité libérale, dévorant lentement, pendant des années, le colosse conservateur, et finissant, à un moment donné, par lui passer à travers le corps, victorieuse et triomphante, mais consternée, éperdue, béante, en arrivant au grand jour, de se trouver sur un amas de ruines, c’est-à-dire sur le budget provincial.

Les sons d’une cloche retentirent dans le voisinage ; c’était le signal du dîner pour les employés de la compagnie ; je me rendis chez St. Onge ; je dînai, puis je causai longuement, puis je pris des notes, puis je lus en attendant le train qui devait me conduire au bout de la ligne, cinquante milles plus loin, « au bout du fer » comme on dit sur les lieux. Il était environ quatre heures et quart lorsque je montai dans le seul et unique wagon que l’on attache aux trains de construction, pour l’usage des ingénieurs du chemin, des arpenteurs, des entrepreneurs de sections, de leurs femmes et de quelques rares voyageurs. C’était l’heure où, à cette époque de l’année, les premières voiles du crépuscule, encore indécises, descendent sur la terre, l’une après l’autre, toujours de plus en plus épaisses, comme pour l’endormir doucement et graduellement. Un ciel d’automne, sans couleur et sans chaleur, jetait sur la terre dénudée des torrents de mélancolie et l’inondait de reflets ternes et mats, comme l’atmosphère d’un astre mourant. Les bois dépouillés n’avaient plus ni voix ni ombrages, ni asiles pour les oiseaux depuis longtemps envolés sous des cieux plus riants ; seuls, les sapins et les épinettes dressaient leurs silhouettes roides et droites, comme des flèches que le sol eût lancées vers la nue ; seuls ils donnaient à la forêt ce qui lui restait d’ombre et cette ombre était silencieuse, immobile et noire comme la nuit sur les tombeaux ; les précipices, d’où parfois, quand les orages s’y engouffrent, s’élèvent comme des soupirs arrachés aux entrailles de la terre, étaient étouffés sous l’épaisse dépouille des feuilles mortes que le vent d’automne leur avait jetées par tourbillons ; les lacs, arrondis et creusés au pied des montagnes, semblaient comme de grands réservoirs pleins des larmes de la nature agonisante ; l’espace muet était déserté de tous ses hôtes, si ce n’est par le sinistre corbeau dont l’aile noire passait comme une raie sitôt effacée que découpée sur la nue immobile ; les petites rivières, ça et là, tiraient péniblement leurs eaux déjà pesantes et engourdies ; partout le silence, une atmosphère regorgeant de tristesse, une sorte de saisissement de la nature entière dans lequel toute vie s’était arrêtée soudain, et le crépuscule épaissi donnant à tous les objets d’alentour des formes de spectres et de fantômes qui fuyaient épouvantés devant le souffle brûlant et le jet de feu sanglant de la locomotive.

Nous allons, nous avalons l’espace aussi vite qu’on peut le faire dans un train de construction sur les sections de la voie où le ballastage est complété, mais où il n’est pas encore assez ferme pour permettre à la locomotive de se lancer dans la plénitude de sa force, comme le discours d’un membre convaincu. Il s’agit d’arriver, pour le souper de six heures, au bout de l’île du Lac Édouard, à la première traversée de la Batiscan, trente milles plus loin que la rivière à Pierre, endroit décoré aujourd’hui du nom de station Beaudet, et où s’élève ou plutôt s’allonge un log-house aristocratique, le Windsor, quartier général et pension des entrepreneurs, des ingénieurs, des arpenteurs, des chroniqueurs et des conférenciers de distinction.

Après une course de sept milles, nous passons devant une toute petite construction qui n’a l’air de rien du tout, que l’on croirait être une guérite de factionnaire abandonnée. Mais il faut faire attention à soi en arrivant ici, car cette guérite est la propriété d’un employé du bureau de police, sorte de station minuscule que M. Aimé Talbot, car c’est bien lui, a fait construire à ses frais et où il descend chaque fois qu’il veut se rendre aux lacs qu’il a loués du gouvernement dans la région avoisinante. Le domaine que M. Talbot tient sous sa main protectrice a vingt-cinq milles en superficie ; il s’étend depuis le quatrième jusqu’au neuvième mille à partir de la rivière à Pierre, sur la rive droite du chemin de fer, tout près de la Batiscan, et renferme autant de milles, c’est-à-dire cinq, en profondeur. En quittant la station Talbot, vous prenez un sentier de billots, ouvert à travers le bois sur un terrain très uni, et vous arrivez, vingt minutes après, au premier lac de la location qui s’appelle lac Padoue. Là vous trouverez des embarcations et un « campe » en excellent état, muni de tous les ustensiles possibles de cuisine et flanqué d’une glacière qui sert à conserver le poisson frais durant cette fugitive et éphémère saison que nous appelons par métaphore l’été du Canada. Du lac Padoue un chemin plaqué[1] vous conduit, ¾ de mille plus loin, au lac Talbot, un lac très profond et très poissonneux, et si vous voulez vous aventurer dans la forêt, vous redécouvrirez à peu de distance six autres lacs que M. Talbot a déjà découverts une première fois en faisant la chasse au caribou. C’est ainsi que se font la plupart des découvertes dans l’intérieur de notre pays, et nous devons bien plus, pour la connaissance géographique que nous en avons, aux chasseurs et aux trappeurs qu’à bon nombre des arpenteurs de la province et à leurs beaux rapports dans lesquels on n’apprend rien, pas même dans celui de M. Bignell qui a découvert, il y a deux ans, le lac Mistassini, juste deux cents ans après que le Père Albanel l’eût parcouru dans tous les sens. C’est en faisant la chasse au caribou que M. Talbot a tué une loutre magnifique, des visons, des lièvres, et jusqu’à des perdrix, image réduite des fauves, ce qui n’empêche pas que trois caribous n’aient été aussi atteints par son plomb homicide et dévorés avec une louable émulation par ses nombreux amis. Pour vingt-cinq dollars payés annuellement au trésor public, M. Talbot a le droit de parcourir en véritable seigneur de l’époque féodale ses poissonneux domaines.

Si nous traversons maintenant sur la rive gauche de la ligne, de l’autre côté de la Batiscan, treize milles plus haut que la rivière à Pierre, nous entrons sur le majestueux domaine du « Club des Laurentides » qui a une superficie de cinquante milles, arrosés par on ne sait combien de lacs, dont vingt, jusqu’à présent, ont été découverts. Vous descendez à la station du Cap, qui est celle du club, vous traversez la Bastican dans un bac à traction et vous vous rendez par un chemin de charroyage au lac Travers, qui est le premier lac sur votre route, et où le club a fait construire une maison pour le gardien de ses états et sa famille. C’est par là que passait autrefois ce chemin célèbre, connu seulement des chasseurs et des missionnaires, qui menait de Québec au Lac St-Jean ; on suivait les lacs les uns après les autres, en faisant des portages entre chacun d’eux, jusqu’à ce qu’on fût arrivé à l’embouchure de la Métabetchouan où les Jésuites avaient établi une ferme magnifique, et où la Compagnie de la Baie d’Hudson érigea plus tard un poste et des magasins pour faire la traite des pelleteries. Aujourd’hui, le Club des Laurentides n’a pas dépensé moins de quatorze cents dollars en chemins de colonisation dont se servent les arpenteurs et les chasseurs, en constructions et en améliorations de toute nature ; aussi, est-il parfaitement justifiable de venir demander au gouvernement de l’aide dans son œuvre si utile à tous et si propre à faciliter d’avance l’établissement de cette région où se trouve de la terre arable en plus grande quantité que dans toute la région avoisinante.

Soixante personnes seulement, au plus, peuvent faire partie de cette association d’élite en payant une somme de cent dollars pour leur inscription parmi les membres du club, et ensuite une souscription annuelle qui est de dix dollars, mais qui peut être portée jusqu’à vingt si des améliorations ou des travaux urgents l’exigent. Dès cet été le Club va faire bâtir, sur une éminence qui domine le lac Travers, une habitation complète pour ses membres, et une autre dans le voisinage immédiat pour les dames qui aimeront à aller faire deux ou trois jours de cette villégiature sauvage, d’un attrait tellement irrésistible, lorsqu’on y a goûté une fois, que toutes les autres vous paraissent fades, insipides et abominablement uniformes, en quelque endroit qu’on veuille aller. Le Club des Laurentides paie au trésor public une redevance annuelle de cent dollars.

Sur la route, nous traversons la rivière McQuig où est installée la boulangerie générale, capable de fournir près de 400 pains par jour aux douze cents hommes de la ligne. Nous voyons çà et là des tentes abandonnées dont les voiles noircies par la fumée, déchirées, loqueteuses, claquent au vent : elles ont été laissées telles quelles par les travailleurs qui sont allés en planter d’autres, 20, 25, 30 milles plus loin, toujours en suivant le chemin de fer au fur et à mesure qu’il se construit. Nous passons à la course devant le lac Comfort, sorte de trou qui n’a pas plus de deux arpents de long sur un de large, mais qui a 85 pieds de profondeur, véritable baignoire pour les hommes antédiluviens. À droite, sur une hauteur, apparaît ce qui fut le « Hill Side Cottage, » une hutte comme toutes les autres, mais dans un site ravissant, où le vieux Jerry, le « Joe Beef » des Laurentides, pensionnait une vingtaine d’hommes et servait aux voyageurs en quête de notes un café fait aussi primitivement qu’on peut le rêver, mais bien supérieur aux tisanes infectes qu’on nous sert sous ce nom dans les hôtels et les restaurants de la ville. Mais hélas ! le vieux Jerry n’était plus là, et il avait suffi de quelques semaines d’abandon pour donner au « Hill Side Cottage, » naguère un bruyant rendez-vous, mais maintenant isolé de toutes parts, ouvert de tous côtés, béant, sinistre et lugubre, l’aspect repoussant d’une vieille ruine dédaignée. Nous passons de même la « North Pole House, » ainsi dénommée du séjour qu’y firent en 1885-86 une vingtaine d’Italiens, engagés par aventure sur la ligne, et qui passèrent l’hiver à geler à 80 centins par jour. La « North Pole House, » construction multiple, renfermait ce qu’on appelle un « campe » pour les hommes, un « office » pour le règlement des comptes, et un « store, » c’est-à-dire un magasin de provisions. Il y a de cela à peine un an, et déjà tout a disparu, campe, office, store, Italiens, punaises, et l’œil n’y contemple plus guère que la noire image de la désolation répandue sur les troncs d’arbres moississants. Encore un an, et l’on ne pourra même plus retrouver l’emplacement où était la « North Pole House »… C’est ainsi que vont et que s’en vont les choses dans notre pays si arriéré.

Nous voilà maintenant engouffrés dans les derniers contreforts des Laurentides, sur le versant septentrional de la chaîne. Partout, à droite, à gauche, devant, derrière nous, des gorges profondes, des ravins, des précipices, d’énormes entassements de granit, des massifs qu’on ne voyait pas l’instant d’auparavant et qui surgissent tout à coup devant le regard, comme s’ils nous attendaient pour fondre sur nous, grondant et mugissant à chaque appel du sifflet de la locomotive, comme si les échos, subitement éveillés dans leurs antres formidables, se menaçaient et se choquaient tous ensemble à la fois.

Dans ce désordre inexprimable et magnifique de la nature, le chemin de fer accomplit toute sorte d’évolutions, comme les contorsions d’un géant, et la belle rivière Batiscan, qu’on vient d’apercevoir, rayant dans sa course le pied des massifs, semblable à une couleuvre effrayée, précipite ses eaux qui, profondément pénétrées des sombres reflets des bois, semblent d’un noir lustré. Elle court, se retourne, échappe, glisse, s’enfuit, revient, agitant, frémissante, sa robe moirée, couverte d’étincelles de jais, et, après cent méandres, haletante ou rassurée, elle s’étale dans toute la force et l’ampleur de son cours à l’endroit privilégié, complètement inconnu néanmoins, il y a deux ans à peine, si ce n’est des fauves et des chasseurs, qui désormais portera dans l’histoire le nom si aimable et si aimé de Beaudet.

Voici le Windsor, bâti sur un escarpement qui domine la rivière et escorté, comme d’autant de satellites, d’une douzaine de huttes qui ont déjà un petit air de civilisation, et qui, juchées çà et là, un peu au hasard, sur les nombreux reliefs du terrain, forment, aux abords de la Batiscan, un groupement des plus pittoresques et des plus ingénieux. Le Windsor restera célèbre dans les annales du chemin de fer du Lac St-Jean. C’est une hutte comme toutes les autres, mais beaucoup plus spacieuse et bien mieux faite, bourrelée et capitonnée dans les intervalles des troncs d’arbre, ayant des divisons à l’intérieur, un rez-de-chaussée où se trouve une grande salle à manger et plusieurs chambres privées, et un premier étage qui, converti en dortoir, peut loger commodément une trentaine d’hommes. C’est là que fut donné l’automne dernier un grand bal auquel assistèrent une soixantaine de gentlemen, de dames et de demoiselles de la ville venus dans un convoi spécial ; c’est le même soir que les travailleurs de la ligne offrirent aux quatre entrepreneurs de sections un testimonial sous forme de service en argent, en témoignage du bon accord, de la cordialité et de l’excellent esprit qui règne entre tous ceux, à quelque condition qu’ils appartiennent, qui travaillent à l’exécution de cette entreprise, jugée comme impossible à son début, et menée si rondement, si merveilleusement vite par le plus entreprenant des entrepreneurs, M. Beemer.

Ce fut un spectacle inouï, invraisemblable, que celui de ce bal donné en plein cœur de la forêt, précédé d’un souper auquel prirent part pas moins de deux cents convives, dans un encadrement de verdure, en présence de mets exquis et de desserts savoureux, le tout emporté de la ville, avec les élégants et les élégantes du convoi. Les vins et les discours débordèrent, mais sans amener la moindre inondation dans les cerveaux ni le moindre écart dans l’allure générale. Aussitôt le souper des invités et des principaux employés terminé, vinrent réveillonner à leur tour cent cinquante à deux cents travailleurs de tous grades qui firent table rase des mets encore fumants et vidèrent jusqu’à la dernière bouteille, sans ressentir d’autre ivresse que celle de la joie et du plaisir de la fête. Et dire que j’y étais !

Le bal dura jusqu’au petit jour, et, à un signal donné, le Windsor se vida comme par magie ; deux convois partirent simultanément, l’un ramenant à la ville les invités, l’autre ramènent les employés et les travailleurs à l’extrémité de la ligne, vingt-et-un milles plus loin, où l’un des entrepreneurs de section, M. Aldough, ayant sous ses ordres environ 400 hommes, tenait alors son quartier général provisoire.

Il était un peu plus de cinq heures du matin quand nous laissâmes le Windsor pour continuer notre route. Mais avant d’aller plus loin, messieurs, il est absolument nécessaire d’avoir une notion exacte de la topographie des lieux que nous parcourons. La rivière Batiscan, que le chemin de fer traverse pour la première fois en face du Windsor, à cent pas de la station Beaudet, prend sa source environ vingt-cinq milles plus haut sous le 47°46 de latitude, à la ligne de faîte qui sépare les eaux qui se déversent dans le Lac St-Jean de celles qui tombent dans notre grand fleuve. On dit indifféremment en géographie « ligne de faîte » ou « arête de séparation des eaux, » et non pas « Hauteur des Terres, » comme on le voit invariablement imprimé dans nos documents officiels, expression qui n’a aucun sens en français et qui est tout simplement, littéralement, traduite de l’anglais « Height of Land. »

Après une course de quelques milles la Batiscan entre dans le lac Édouard, en resort quatre à cinq milles plus bas et descend tout le long de l’île du Lac Édouard, jusqu’à ce que, 26 milles plus bas, elle reçoive les eaux de la rivière Jeannotte qui a longé la rive opposée de l’Île, à partir de la décharge du lac. C’est donc, à proprement parler, le cours de ces deux rivières qui forme l’île du Lac Édouard, en y ajoutant cette partie du lac qui s’étend depuis la sortie de la Batiscan jusqu’à la décharge du lac dans la rivière Jeannotte. L’île, comme nous venons de le voir, a une longueur de vingt-six milles ; sa largeur extrême est de huit milles. Quant au lac, il n’a que quinze milles de long sur deux milles et demi dans sa plus grande largeur.

Au milieu du lac se trouve l’île Belisle, d’une longueur de deux milles environ, ainsi que d’autres petits îlots : mais si le lac lui-même contient des îles, en revanche l’île du lac renferme à son tour d’autres lacs, tels que le lac Rognon, le lac Long, le lac du Centre… tous renommés pour l’abondance et la taille de leurs truites.

Des lacs, des lacs ! il y en a partout, à profusion, à foison, sur toute la surface de l’Amérique septentrionale, et particulièrement dans le nord de notre province. On en compte jusqu’à vingt-cinq en arrière des paroisses de St-Raymond et de St-Gabriel, dans un petit espace de cent milles carrés à peine. Lorsqu’à la suite de la période glaciaire qui couvrit la plus grande partie du globe et qui dura des centaines de siècles, d’après les géologues, le continent nord-américain émergea petit à petit de son linceul de glace, il se montra avec de terribles blessures, les côtes enfoncées, le dos troué en maints endroits, son épaisse croûte entamée et lacérée dans les parties les plus vulnérables. C’est dans ces blessures restées béantes que la glace s’arrêta, s’engouffra, se fondit et forma les lacs que nous trouvons aujourd’hui presque à chaque pas et que nous sillonnons dans de frêles canots d’écorce en chantant « Vive la Canadienne, » sans nous douter que vingt-cinq mille siècles nous contemplent.

Nous en savons assez long maintenant pour continuer notre route. La station Beaudet, que nous venons de laisser, est à une distance de 86 milles de Québec et se trouve juste en face du lac du Centre, dans l’île du lac Édouard. Le site qu’elle occupe est un des plus pittoresques et des plus séduisants qu’il y ait dans notre pays, pourtant si fécond en beautés naturelles ; j’ose prédire qu’avant longtemps, il y aura là invasion de touristes, de pêcheurs et de familles désireuses de passer un mois ou deux au sein de la véritable nature, loin des exigences, de l’ennui bruyant, des plaisirs forcés et de toute cette gêne soi-disant sans façon qui ont rendu nos stations d’eau à peu près insupportables. Mais on n’y verra pas de chasseurs. Chose étrange ! dans cette région qui s’étend jusqu’au lac Bouchette, quinze milles en-deçà du Lac St-Jean, il y a en quantité des fauves, des caribous, des martes, des visons… ; mais on n’y voit jamais un seul gibier à plumes, on n’y trouve ni une fleur ni un fruit sauvages ; mais les corbeaux, les pique-bois, les moineaux et les « meat-birds » y sont nombreux, surtout ceux-ci, espèce d’oiseaux gros comme des grives, engeance gloutonne qui se tient toujours dans le voisinage des chantiers pour dévorer les rebuts de viande qu’on y jette.

Nous allons parcourir assez prestement, à travers l’île, les dix à douze milles qui nous séparent de l’extrémité inférieure du lac Édouard, puis nous côtoierons le lac lui-même jusqu’au bout de la ligne, tout en le perdant souvent de vue, mais en y revenant aussitôt, tant les courbes, nombreuses et brusques, le dérobent et le laissent apercevoir tour à tour par échappées, et multiplient en quelques instants les aspects indéfiniment variés du paysage. Nous allons traverser encore trois fois la Batiscan : elle est sortie toute petite du lac comme un ruisseau timide, fuyant à travers les arbrisseaux nains, les gros cailloux, les troncs d’arbres renversés et les débris de la forêt qui forment des barrières sur son passage, mais bientôt elle s’est élargie, a pris son essor et a formé des baies charmantes que le chemin de fer contourne comme en les caressant.

Après avoir parcouru près de neuf milles à partir de la station Beaudet, nous arrivons à la station du club Stadacona fondé par le plus artiste des photographes, par notre concitoyen M. Livernois. Le club Stadacona a loué du gouvernement sur l’île du lac Édouard un domaine d’environ quarante milles en superficie, semé de lacs, au nombre de cinq, qui se suivent comme un collier détaché et se déchargent par la rivière aux Rognons dans la Jeannotte, laquelle porte leurs eaux accumulées à la rivière Batiscan. La voie ferrée passe au cœur même de ce groupe lacustre, en sorte qu’on pourrait pêcher chemin faisant si le train ralentissait convenablement sa marche. Le nombre des membres du club est limité strictement à douze ; il paie au trésor public cent dollars par année, mais il n’y a pas de limite à la contribution annuelle des membres qui, plus fortunés que les douze apôtres, ont déjà versé d’assez fortes sommes pour l’amélioration et l’embellissement de leur domaine.

Le long de la voie, nous apercevons encore quelques « campes » abandonnés dont les lambeaux de voiles, retenus aux montants enfumés, s’agitent avec fracas dans l’air que nous refoulons ; on voit qu’ils ont été laissés, comme ils ont été dressés, à la hâte, l’ouvrage se faisant si vite que les travailleurs n’ont guère le temps que de se monter à la course des abris provisoires ; on les voit par groupes, ici ballastant la voie, là extrayant des carrières la pierre des ponts et des ponceaux, une pierre magnifique, le véritable granit laurentien, aux grains serrés, scintillants, durs et fermes, capable de résister au choc de tous les tremblements de terre dont nous sommes prochainement menacés. Voici le loghouse du père Buchanan, une des maisons de pension échelonnées sur la ligne ; on y prend un bon repas pour vingt centins ; le prix est le même pour tout le monde, car l’ordinaire ne peut être que le même pour tous ; du reste, ce prix est invariable dans toutes les pensions qui s’établissent au fur et à mesure que les hommes séjournent quelque peu dans un endroit. Le père Buchanan a une belle grande fille, une blonde anglo-saxonne, aux membres d’athlète, qui vous débite en trois coups de hache une énorme bûche, et, l’instant d’après, vous servira gracieusement, avec sa main redoutable, une assiettée de soupe ou un rosbif taillé comme dans un billot. Ici, le sol est superbe pour la culture des grains et des légumes ; on le voit bien aux couches jaunes, argileuses, pâteuses, que la pelle tranche et qu’elle rejette symétriquement de côté pour former les terrassements ; mais cette région est aussi parfois tant soit peu marécageuse, comme il arrive partout où l’on approche de l’arête de séparation des eaux ; ces savanes toutefois ont peu de profondeur et un égouttement bien entendu en aura facilement raison.

Messieurs, je laisse de côté quantité de détails, d’incidents en apparence futiles et qui, pourtant, m’ont paru sur l’heure extrêmement instructifs et piquants. Je ne puis m’y arrêter dans une conférence qui ne doit durer qu’environ une heure et quart, temps réglementaire, rigoureusement prescrit par la patience des auditeurs ; mais permettez-moi de remarquer seulement combien il y a d’enseignements à tirer, même d’un tout petit voyage comme celui que je vous raconte, quand on observe bien. Une foule de choses différentes se présentent à la fois dans un cadre étroit. Tout est intéressant dans un pays neuf ; on y voit les hommes dans leur nature même, aux prises avec tout ce qui les entoure. Le moindre petit fait y prend un intérêt qui nous touche de près, et c’est ainsi que nous apprenons à connaître par le détail intime comment se sont formées les sociétés qui, plus tard, vivent en pleine civilisation. L’histoire du monde n’est pas autre chose, et c’est depuis qu’on a commencé l’étude de cette vie intime qu’on a apporté dans les recherches historiques un élément nouveau, absolument indispensable pour connaître l’origine, la formation et les développements successifs des sociétés, élément bien autrement considérable et important que le récit fastueux des grands événements, des actions éclatantes, des batailles, des conquêtes et des règnes de princes la moitié du temps ineptes, ignares, réfractaires à tout progrès et incapables de faire quoi que ce soit, pas même des log-houses.

Parfois on traverse des espaces ravagés par le feu. Quel spectacle grandiose et mystérieux en apparence que le feu dans les bois ! Vous le voyez s’allumer subitement, à droite, à gauche, devant vous, sur vingt points à la fois, poussé par une force inconnue, dévorant sans merci les arbres les plus robustes, tandis que les broussailles rampantes lui échappent. L’air est plein d’une poussière ardente coupée de longues flammèches qui, en s’envolant dans toutes les directions, vont porter l’incendie dans des endroits jusqu’alors épargnés, pendant que d’autres, tout voisins du fléau, restent intacts. Là où le feu a pour ainsi dire sauté par dessus le dôme de la forêt pour aller au loin distribuer ses colères, apparaissent de grands arbres, secs et dénudés, solennels, impassibles comme des rangées de squelettes, sans une branche jusqu’à la mi-hauteur du tronc, et laissant tomber de leur moitié supérieure leurs feuilles mortes, une à une, lentement, par intervalles, comme les pleurs silencieux qu’on verse dans l’abandon.

Les bouleaux surtout sont démesurément longs et maigres. Le bouleau est le yankee des forêts du nord, avec une écorce beaucoup plus souple que la peau de nos chers voisins ; sa qualité supérieure est de pouvoir pousser dans n’importe quelle espèce de terre, surtout dans la mauvaise ; c’est pourquoi il n’y a pas un pouce de terrain inutile dans notre pays, si ce n’est peut-être celui de l’ancienne caserne des Jésuites où les bouleaux vont bientôt sans doute faire leur apparition, à moins qu’on ne les prévienne par quelque nouvelle construction monumentale, surchargée « d’extras » et sillonnée d’avance de lézardes, comme les murs de notre palais législatif.

Nous voici arrivés enfin au lac Édouard. Nous n’irons pas plus loin ce soir, messieurs ; mais, avant de terminer, il est nécessaire, indispensable, que je vous fasse connaître un projet extrêmement heureux que la Compagnie du Chemin de Fer nourrit depuis quelque temps et qu’elle a l’intention d’exécuter dans le plus bref délai. Maîtresse aujourd’hui de la position, après avoir surmonté les difficultés de la nature et celles encore bien pires qu’opposaient les hommes, sûre de pouvoir compléter sa ligne avant l’expiration d’une année, la Compagnie trouve déjà, comme il arrive toujours après les difficultés vaincues, que cette œuvre ne lui suffit plus, il lui faut davantage. Ce n’est pas assez d’avoir relié la capitale à la vallée du Lac St-Jean par un chemin qui traverse cinquante lieues de forêts et de montagnes, elle veut encore relier cette vallée à celle du St-Maurice par un embranchement à la voie principale, entre la station Beaudet et La Tuque, un embranchement de trente milles seulement qui suffira à coloniser cette vaste région, à en quintupler l’industrie forestière, à y créer de nouveaux centres de travail et de production. !

Vous savez tous, messieurs, que le St-Maurice, un de nos plus beaux cours d’eau, débouche à Trois-Rivières, après avoir parcouru trois cent soixante milles de pays, à partir des lacs où il prend sa source, entre les 48e et 49e degrés de latitude nord, à seize milles seulement des sources de la Gatineau, et à 50 milles de celles de l’Ottawa. La descente du St-Maurice, de ses sources au fleuve St-Laurent, est marquée par bon nombre de rapides et de chutes, entre autres celle de La Tuque, qui se trouve à cent milles de son embouchure. Des affluents assez considérables apportent leurs eaux à cette rivière, et arrosent des étendues de terrain très variables au point de vue agricole ; nous n’avons à nous occuper que de ceux qui débouchent sur la rive gauche du St-Maurice, et qui sont les rivières Mékinac, la petite et la grande Bostonnais, la Croche, la Trenche, la petite et la grande Pierriche, et enfin la Windigo. La Trenche est la plus longue de toutes ces rivières ; elle a un parcours de 102 milles, tandis que celui de la Petite Pierriche ne dépasse pas 22 milles. À Trois-Rivières on trouve une couche profonde de sable mobile, large de deux à trois milles, qui s’avance jusqu’à douze milles au nord, de chaque côté du St-Maurice ; mais au-delà, l’aspect géographique du pays change soudainement et l’on voit prédominer des plans élevés couverts de riches forêts. Le long des rivières, autour des lacs, près des marais et jusque dans les bas-fonds se voient des bandes de sol d’alluvion de la meilleure qualité, et l’on peut dire d’une manière générale que les deux-tiers de la vallée du St-Maurice sont susceptibles d’une culture profitable. L’espace compris entre le St-Laurent et la rivière Mékinac, dans les seigneuries de Champlain et de Batiscan, est depuis longtemps colonisé, cela va sans dire, mais au-delà, en remontant toujours le St-Maurice, on trouve le canton Boucher, puis le canton Carignan, puis le canton Malhiot qu’arrosent la petite et la grande Bostonnais. Le chemin de fer des Basses Laurentides traverse une partie de cette région depuis le fleuve jusqu’aux Piles, une distance de vingt-cinq milles. À partir de ce dernier endroit, le St-Maurice devient navigable, pour des bateaux d’un faible tirant d’eau, jusqu’à La Tuque, soixante-quinze milles plus loin.

Les cantons que je viens de nommer sont tous échelonnés les uns à la suite des autres le long du St-Maurice, et se terminent par le canton Langelier, le dernier de la série sur la rive gauche de cette rivière. Les terrains situés dans l’intérieur, c’est-à-dire entre les cantons qui bordent le St-Maurice et la rivière Batiscan, offrent cette particularité remarquable que la chaîne des Laurentides s’y est en quelque sorte comme affaissée ; les plus hautes élévations n’y atteignent pas six cents pieds au-dessus du lac St-Jean ; la descente vers le fleuve est à peu près insensible et la magnifique vallée de la Batiscan s’épanouit largement, librement, sous le regard. Tout l’espace compris entre cette dernière rivière et le St-Maurice, de l’est à l’ouest, et du nord au sud, entre la Tuque et les Piles, comprend environ 550,000 milles carrés, dont 400,000, dit M. J. C. Langelier, dans son excellente brochure intitulée « Le Nord », se composent d’un sol capable de faire vivre dans l’aisance une population de 30,000 âmes.

Au nord de cette région s’étendent les vallées de la grande Bostonnais et de la Croche, séparées par une chaîne de hauteurs. La grande Bostonnais a un parcours de cinquante milles et la contrée qu’elle arrose une superficie de 230,000 acres, dont 175,000 au moins se composent d’une terre facilement cultivable. Mais voici la vallée de la rivière Croche, encaissée entre deux chaînes de hauteur, et qui n’a pas plus d’un demi-mille à deux milles de largeur, sur environ quatre-vingt-dix milles de long. L’étendue de cette vallée est par conséquent très restreinte, ne dépassant guère une soixantaine de milles en superficie, mais elle est d’une fertilité proverbiale, formée en maints endroits par des pointes d’alluvion qui produisent en abondance le foin et tous les grains que l’on récolte dans la vallée du St-Laurent. « C’est à peine si l’on pourrait trouver dans toute la province un sol plus fertile et plus productif que celui de cette vallée, » dit un ancien rapport du commissaire des Terres Publiques ; et pour mettre le sceau à la réputation de cet Éden national, citons le passage suivant du rapport d’un arpenteur de mes amis, en veine de poésie dithyrambique : « La Croche est certainement une belle rivière : semblable au serpent qui déploie mollement ses anneaux sur la plaine verdoyante, elle décrit ses longs détours qui reviennent et retournent nécessairement vers sa source, dessinant dans la vallée unie et richement boisée qu’elle fertilise les contours sinueux de son paisible et capricieux cours… »

Il est inutile, n’est-ce pas, messieurs, d’aller plus loin dans la direction du nord, et d’aborder les vallées de la Trenche et de la Windigo. Ce qui nous importe, c’est surtout la région complètement inhabitée aujourd’hui, qui s’étend entre la Batiscan à l’est et le St-Maurice à l’ouest, depuis la rivière Croche au nord, et au sud, les Piles, qui sont le point d’aboutissement actuel du chemin de fer des Basses Laurentides ; cette région contient une superficie d’environ 850,000 acres sur lesquels peut s’établir à l’aise une population agricole de 50 à 60,000 âmes. Notons cependant qu’entre la vallée de la rivière Croche et celle de la rivière Windigo, du sud au nord, et, à l’est, jusqu’aux sources de la rivière Trenche ou, si l’on veut, jusqu’à la ligne de partage des eaux qui tombent dans le St-Maurice d’avec celles qui tombent dans le Lac St-Jean, il y a encore une vaste étendue de pays d’environ deux millions d’acres, depuis longtemps exploitée par les concessionnaires de bois, et qui contient certainement un bon million d’acres de terre arable.

La Tuque est le grand centre de l’industrie forestière du vaste territoire qu’arrose le St-Maurice, industrie dont les produits se sont élevés jusqu’à deux millions de dollars dans les années prospères ; mais, depuis quelques années, elle a subi une diminution considérable, et les intérêts manufacturiers, et agricoles s’en sont cruellement sentis. Naguère on ne faisait pas moins de six cent mille billots dans le territoire du St-Maurice ; maintenant on en fait à peine cent cinquante mille. Il faut chercher la raison de cette décadence en partie dans le prix excessif du transport des provisions à La Tuque par terre ou sur des chalands, en partie encore dans les frais qu’entraîne la descente des billots depuis ce dernier endroit jusqu’à Trois-Rivières, dépenses qui diminuent énormément les profits de l’industrie forestière, maintenant que tout le pin de qualité supérieure a été abattu. Tous les possesseurs de concessions de bois sont d’avis que si l’on construisait un embranchement de chemin de fer du Lac Édouard à La Tuque, non seulement le prix des billots, à leur arrivée à Trois-Rivières, serait considérablement réduit, mais encore que cet embranchement nécessiterait à La Tuque même, où se trouve un des plus grands pouvoirs hydrauliques de la province, la construction de scieries et autres établissements propres à développer l’industrie forestière. On pourrait y travailler économiquement sur place tous les bois de qualité secondaire, y compris l’épinette, et les transporter à bon marché, soit à Québec, soit à Trois-Rivières, par le chemin de fer des Basses Laurentides. C’est ainsi que l’exploitation des vastes forêts d’épinette de cette région deviendrait une source de revenus pour la province, de travail pour le peuple, et un puissant moyen de colonisation pour les excellentes terres qui se trouvent dans les vallées des affluents du St-Maurice. L’an dernier, quinze cents hommes ont été employés à l’exploitation du bois sur le parcours du chemin de fer du Lac St-Jean, là où, avant la construction de ce chemin, l’industrie forestière était nulle, et tous les propriétaires de scieries ont fait de l’argent, malgré le bas prix des madriers d’épinette, ce qui prouve que le meilleur moyen de rendre l’exploitation du bois profitable est de construire des scieries sur les lieux mêmes où le bois est abattu.

Il y a deux ans à peine, messieurs, que le chemin de fer du Lac St. Jean est construit jusqu’à la rivière à Pierre, eh bien ! déjà, sur ce parcours, la production du bois a atteint l’année dernière 8,200,000 pieds de madriers, de planches et de dosses, celles-ci appelées ordinairement croûtes, en anglais slabs, et 208,000 pieds cubes de bois carré ; cela a été l’ouvrage de deux scieries seulement, l’une établie au lac St. Joseph, l’autre à la Rivière Noire : en ce dernier endroit il s’en est construit une nouvelle depuis l’année dernière, et les gens de la rivière à Pierre vont enfin avoir aussi la leur dans quelques semaines. Ajoutons que deux moulins à scies et deux fabriques de bobines sont en voie de construction à la station Beaudet, où l’on songe à établir également avant peu une fabrique de pulpe. Quant au bois de chauffage, le chemin de fer en a transporté, dans le cours de 1886, 19,845 wagons, outre 914 wagons chargés de vergues de navires, de bois divers et autres marchandises de toute nature.

De La Tuque aux Grandes Piles le St-Maurice est navigable sur un parcours d’environ soixante-dix milles pour des bateaux à vapeur d’un faible tirant d’eau. Tout le long de la rivière on aperçoit, çà et là, un bon nombre de petites colonies, qui sont entièrement privées de toute communication extérieure, quoiqu’on leur ait fait la promesse d’un bateau depuis bien des années, quoiqu’il y ait même dans les statuts une disposition à cet égard depuis bientôt trente ans. Eh bien ! afin de donner une grande impulsion à la colonisation du St-Maurice, réduire le prix du transport des provisions pour les chantiers et apporter au commerce de bois un élan et un développement nouveaux, la Compagnie du chemin de fer du Lac St-Jean est prête à établir un service de bateaux à vapeur sur la rivière St-Maurice et à le relier avec celui de l’embranchement qu’elle se propose de construire à La Tuque, pourvu que le gouvernement l’aide raisonnablement dans l’exécution de cette entreprise.

Messieurs, en vous faisant part de ce projet, au moment de vous quitter ce soir, je ne fais que lever un coin du voile qui cache tout un ensemble de conceptions superbes, dont la réalisation changera complètement la face de tout le territoire qui s’étend au nord du St-Laurent, et fera de cette partie du pays comme la véritable épine dorsale de l’Amérique Britannique. C’est ce que je me propose de développer dans ma troisième et dernière conférence sur le sujet qui nous intéresse si vivement. Je vous demanderai seulement, mesdames et messieurs, de vous rappeler d’ici là ma dernière parole : « C’est dans le nord que sera la force, la grandeur de notre pays et le boulevard infranchissable, inexpugnable de la nationalité française en Amérique. »

  1. On entend par chemin plaqué, dans le bois, celui qui est indiqué par des entailles ou autres marques faites aux arbres de distance en distance.