Sur le départ de Madame la marquise de B. A. T.

Sur le départ de Madame la marquise de B. A. T.
Poésies diverses, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome X (p. 141-149).

XLVII

Sur le départ de Madame le marquise de B. A. T.

« Cette pièce, dit Granet (Œuvres diverses, p. 194) » avoit déjà paru en feuille volante, in-4o, mais sans date d’année. » Nous ne l’avons pas trouvée en cet état, mais nous la rencontrons, sous ce titre : Sur le départ de Mademoiselle la marquise de C. A. B., aux pages 47 et 48 d’un Petit Recueil de poésies choisies non encore Imprimées, à Amsterdam, M.DC.LX, petit in-8o. Par malheur, l’exemplaire de la bibliothèque de l’Arsenal (no 7312 Belles-Lettres), le seul de ce Recueil que nous connaissions, saute de la page 48, qui s’arrête au vers 32 et à la réclame Ce cœur, à la page 57, bien que d’ailleurs il n’y ait point d’interruption dans les signatures typographiques. Nous avons trouvé la pièce entière, sous le titre que nous lui donnons ici, à la page 79 de la cinquième partie des Poésies choisies publiée par Sercy en 1660. Elle se lit également dans le recueil manuscrit de Conrart (tome IX, p. 911), où elle est intitulée : Sur le départ d’Iris. Ce poëme est signé : Corneille l’aisné. Conrart a écrit en marge la note suivante, qui nous en donne la date et nous fait connaître à qui il était adressé : « 1658. C’est une jeune comédienne fort belle, nommée la Duparc, autrement la Marquise. » Enfin une copie ancienne, fort défectueuse, mais qui fournit un certain nombre de variantes que nous indiquons en note, est contenue dans le portefeuille 217 des manuscrits des Godefroy conservés à la bibliothèque de l’Institut. Elle est intitulée : Sur le départ de Mademoiselle du Parc, par le Sr Corneille. On a beaucoup disserté sur le surnom de Marquise donné à la du Parc. Une découverte récente, faite par M. Brouchoud, avocat à la Cour impériale de Lyon, et qui m’a été obligeamment communiquée par M. Soulié, futur éditeur de Molière, établit que, dès 1653, ce surnom appartenait assez officiellement à la du Parc pour qu’elle le prît en signant son acte de mariage ; en effet, cet acte, que M. Soulié publiera sans doute dans son entier, constate que « Monsieur René de Berthelot et damoiselle de Gorla » ont reçu la bénédiction nuptiale en l’église Sainte-Croix le 23 février 1653, et il est signé : Marquise de Gorla, et : René Berthelot, dit du Parc. Dans l’acte de décès de la célèbre comédienne, qui nous a été communiqué par M. P. Mesnard, l’éditeur de Racine dans notre collection, le mot Marquise figure comme une sorte de prénom : la défunte y est appelée « Marquise Thérèse de Gorle, veuve de l’acteur du Parc, âgée d’environ trente-cinq ans. » La du Parc appartenait, ainsi que son mari, à la troupe de Molière, qui vint s’établir à Rouen vers les fêtes de Pâques de 1658 ; elle jouait également bien les deux genres, dansait à ravir, et se faisait surtout remarquer par sa noblesse et sa distinction. Robinet nous dit que
…Chacun étoit enchanté
Alors qu’avec un port de reine
Elle paroissoit sur la scène.

Ce fut au mois d’octobre que la troupe de Molière, et la du Parc avec elle, quitta Rouen, pour venir s’établir à Paris, et ce départ nous donne la date précise de l’élégie de Corneille. À peine arrivée à Paris, la troupe de Molière représenta le 24, au Louvre, Nicomède devant le Roi. Il est probable que la du Parc, si célèbre par sa beauté, joua un rôle dans la pièce, car Lagrange fait remarquer qu’« on fut surtout fort satisfait de l’agrément et du jeu des femmes » (tome V, p. 498) Nous verrons bientôt Corneille lui adresser un madrigal à l’occasion d’un rôle heureusement rempli par elle dans une pièce de Gilbert (voyez ci-après, p. 154). Mais lorsque Racine eut enlevé en 1667 la du Parc à la troupe du Palais-Royal, pour lui faire représenter Andromaque à l’Hôtel de Bourgogne, il est probable que Corneille partagea le mécontentement de Molière ; et quand, dans sa lettre en vers du 15 décembre 1668, Robinet nous montre au convoi de la jeune actrice
… Les poëtes de thêâtr
Dont l’un, le plus intéressé,
Étoit à demi trépassé…,
il est bien probable qu’il veut parler de Racine, et il paraît for douteux que Corneille ait assisté à cette triste cérémonie.


Allez, belle Marquise, allez en d’autres lieux[1]

Semer les doux périls qui naissent de vos yeux[2].
Vous trouverez partout les âmes toutes prêtes
À recevoir vos lois et grossir vos conquêtes[3],
Et les cœurs à l’envi se jetant dans vos fers 5
Ne feront point de vœux qui ne vous soient offerts[4],
Mais ne pensez pas tant aux glorieuses peines[5]
De ces nouveaux captifs qui vont prendre vos chaînes,
Que vous teniez vos soins tout à fait dispensés
De faire un peu de grâce à ceux que vous laissez. 10
Apprenez à leur noble et chère servitude
L’art de vivre sans vous et sans inquiétude ;
Et si sans faire un crime on peut vous en prier,
Marquise, apprenez-moi l’art de vous oublier.
En vain de tout mon cœur la triste prévoyance 15
A voulu faire essai des maux de votre absence[6] :
Quand j’ai cru le soustraire à des yeux si charmants,
Je l’ai livré moi-même à de nouveaux tourments.
Il a fait quelques jours le mutin et le brave,
Mais il revient à vous, et revient plus esclave, 20
Et reporte à vos pieds le tyrannique effet
De ce tourment nouveau que lui-même il s’est fait[7].

Vengez-vous du rebelle, et faites-vous justice[8] ;
Vous devez un mépris du moins à son caprice :
Avoir un si long temps des sentiments si vains[9], 25
C’est assez mériter l’honneur de vos dédains.
Quelle bonté superbe[10], ou quelle indifférence
À sa rébellion ôte le nom d’offense[11] ?
Quoi ? vous me revoyez sans vous plaindre de rien ?
Je trouve[12] même accueil avec même entretien ? 30
Hélas ! et j’espérois que votre humeur altière
M’ouvriroit les chemins à la révolte entière ;
Ce cœur, que la raison ne peut plus secourir[13],
Cherchoit dans votre orgueil une aide à se guérir[14] ;

Mais vous lui refusez un moment de colère[15] ; 35
Vous m’enviez le bien d’avoir pu vous déplaire ;
Vous dédaignez de voir quels sont mes attentats[16],
Et m’en punissez mieux ne m’en punissant pas.
Une heure de grimace ou froide ou sérieuse[17],
Un ton de voix trop rude ou trop impérieuse, 40
Un sourcil trop sévère, une ombre de fierté,
M’eût peut-être à vos yeux rendu ma liberté[18].
J’aime, mais en aimant je n’ai point la bassesse[19]
D’aimer jusqu’aux mépris[20] de l’objet qui me blesse ;
Ma flamme se dissipe à la moindre rigueur[21] : 45
Non qu’enfin mon amour prétende cœur pour cœur ;
Je vois mes cheveux gris : je sais que les années
Laissent peu de mérite aux âmes les mieux nées ;
Que les plus beaux talents des plus rares esprits,

Quand les corps sont usés, perdent bien de leur prix[22] ; 50
Que si dans mes beaux jours je parus supportable,
J’ai trop longtemps aimé pour être encore aimable,
Et que d’un front ridé les replis jaunissants[23]
Mêlent un triste charme aux plus dignes encens[24].

Je connois mes défauts ; mais après tout, je pense[25] 55
Être pour vous encore un captif d’importance ;
Car vous aimez la gloire, et vous savez qu’un roi
Ne vous en peut jamais assurer tant que moi.
Il est plus en ma main qu’en celle d’un monarque
De vous faire égaler l’amante de Pétrarque, 60
Et mieux que tous les rois je puis faire douter
De sa Laure ou de vous qui le doit emporter[26].
Aussi, je le vois trop, vous aimez à me plaire,
Vous vous rendez pour moi facile à satisfaire ;
Votre âme de mes feux tire un plaisir secret, 65
Et vous me perdriez sans doute avec regret[27].
Marquise, dites donc ce qu’il faut que je fasse :
Vous rattachez mes fers quand la saison vous chasse ;
Je vous avois quittée, et vous me rappelez
Dans le cruel instant que vous vous en allez. 70
Rigoureuse faveur, qui force à disparoître
Ce calme étudié que je faisois renaître[28],
Et qui ne rétablit votre absolu pouvoir
Que pour me condamner à languir sans vous voir !
Payez, payez mes feux d’une plus foible estime, 75
Traitez-les d’inconstants ; nommez ma fuite un crime ;

Prêtez-moi, par pitié, quelque injuste courroux ;
Renvoyez mes soupirs qui volent après vous :
Faites-moi présumer qu’il en est quelques autres
À qui jusqu’en ces lieux vous renvoyez des vôtres[29], 80
Qu’en faveur d’un rival vous allez me trahir[30] :
J’en ai, vous le savez, que je ne puis haïr[31].
Négligez-moi pour eux, mais dites en vous-même :
« Moins il me veut aimer, plus il fait voir qu’il m’aime[32],
Et m’aime d’autant plus que son cœur enflammé 85
N’ose même aspirer au bonheur d’être aimé ;
Je fais tous ses plaisirs, j’ai toutes ses pensées,
Sans que le moindre espoir les aye[33] intéressées.
Puissé-je malgré vous y penser un peu moins,
M’échapper quelques jours vers quelques autres soins[34], 90
Trouver quelques plaisirs ailleurs qu’en votre idée,
En voir toute mon âme un peu moins obsédée ;
Et vous de qui je n’ose attendre jamais rien[35],
Ne ressentir jamais un mal pareil au mien ! »
Ainsi parla Cléandre, et ses maux se passèrent[36], 95

Son feu s’évanouit, ses déplaisirs cessèrent ;
Il vécut sans la dame, et vécut sans ennui[37],
Comme la dame ailleurs se divertit sans lui :
Heureux en son amour, si l’ardeur qui l’anime
N’en conçoit les tourments que pour s’en plaindre en rime, 100
Et si d’un feu si beau la céleste vigueur[38]
Peut enflammer ses vers sans échauffer son cœur[39] !


  1. Var. Allez, charmante Iris, allez en d’autres lieux.
    (Manuscrits de Conrart.)
  2. Var. Semer les doux plaisirs qui naissent de vos yeux.
    Vous trouverez partout des âmes toutes prêtes.
    (Manuscrits des Godefroy.)
  3. Var. À recevoir vos lois, à grossir vos conquêtes.
    (Manuscrits de Conrart.)
  4. Var. Les cœurs iront en foule au-devant de vos fers ;
    Et s’ils font quelques vœux, ils vous seront offerts.
    (Manuscrits de Conrart, des Godefroy, et Petit Recueil.)
  5. Var. Mais ne songez pas tant aux glorieuses peines.
    (Manuscrits des Godefroy.)
  6. Var. S’est fait un avant-goût des maux de votre absence.
    (Manuscrits de Conrart, des Godefroy, et Petit Recueil.)
  7. Var. De ce tourment nouveau que lui-même s’est fait.
    (Manuscrits des Godefroy.)
    Var. De ce nouveau tourment que lui-même il s’est fait.
    (Manuscrits de Conrart.)
  8. Var. Vengez-vous d’un rebelle, et faites-vous justice.
    (Manuscrits des Godefroy.)
    Var. Vengez-vous du rebelle, et faites-nous justice.
    (Petit Recueil.)
    Mais nous est une faute, et non une véritable variante.
    Var. Vengez-vous, belle Iris, faites-vous-en justice.
    (Manuscrits de Conrart.)
  9. Var. Avoir eu si longtemps des sentiments si vains.
    (Manuscrits de Conrart, des Godefroy, et Petit Recueil.)
  10. Suprême, dans les Manuscrits des Godefroy, et plus loin, au vers 29, me renvoyez, mais ce sont des fautes évidentes. Il y en a d’autres, encore plus grossières, que nous n’avons point relevées. Cette copie semble avoir été faite d’après un original manuscrit difficile à lire et péniblement déchiffré.
  11. Var. À ma rébellion ôte le nom d’offense.
    (Petit Recueil.)
    Var. À ma fuite obstinée ôte le nom d’offense.
    (Manuscrits de Conrart.)
    Var. De la rébellion ne fait point une offense.
    (Manuscrits des Godefroy.)
  12. Je treuve, dans les Manuscrits des Godefroy.
  13. Var. Mon cœur, que la raison ne peut plus secourir.
    (Manuscrits de Conrart.)
  14. Var. Cherchoit dans votre orgueil un aide à le guérir.
    (Manuscrits des Godefroy.)
  15. Var. Mais vous me refusez un moment de colère ;
    Vous m’enviez le bien d’avoir su vous déplaire.
    (Manuscrits de Conrart.)
  16. Var. Et dédaignant de voir quels sont mes attentats,
    Vous m’en punissez mieux ne m’en punissant pas.
    (Manuscrits de Conrart et des Godefroy.)
  17. Var. Une heure de grimace un peu trop sérieuse,
    Un son de voix trop rude ou trop impérieuse,
    Un tour d’œil trop sévère, une ombre de fierté.
    (Manuscrits de Conrart.)
  18. La liberté, dans les Manuscrits des Godefroy, dans les Œuvres diverses et dans les éditions postérieures.
  19. Var. J’aime, mais en aimant je n’ai pas la bassesse.
    (Manuscrits des Godefroy.)
  20. Dans les Manuscrits de Conrart et dans ceux des Godefroy il y a le singulier : « au mépris. »
  21. Var. Ma flamme s’amortit à la moindre froideur :
    Non pas que mon amour prétende cœur pour cœur ;
    Je sais que j’ai quelque âge, et qu’un peu trop d’années
    Laisse peu de mérite aux âmes les mieux nées.
    (Manuscrits de Conrart.)
  22. « Dans l’édition in-4o ces deux vers étoient ainsi tournés :
    Que les plus beaux esprits, que les plus embrasés,
    Sont de méchants ragoûts, quand les corps sont usés. »
    (Note de Granet.)
    — Dans les Manuscrits de Conrart et des Godefroy le premier de ces vers est ainsi rédigé :
    Que les plus grands esprits et les mieux embrasés ;
    le second est comme dans l’in-4o cité par Granet. Disons seulement, pour ne rien omettre, qu’au lieu de corps, le copiste des manuscrits Godefroy avait mis loys, et qu’on a successivement écrit au-dessus de ce mot d’abord leurs, puis corps.
  23. Var. Ah ! que d’un front ridé les replis jaunissants.
    (Manuscrits des Godefroy.)
    — Fontenelle a dit, non sans apparence, qu’en écrivant Pulchérie, Corneille « s’est dépeint lui-même, avec bien de la force, dans Martian, qui est un vieillard amoureux » (voyez tome VII, p. 374) ; mais personne n’a remarqué qu’on retrouve dans Sertorius les idées exprimées ici, et que le vers qui précède a même été répété textuellement. Lorsque Viriate révèle à Thamire l’amour qu’elle éprouve pour Sertorius, celle-ci lui répond :
    Il est assez nouveau qu’un homme de son âge
    Ait des charmes si forts pour un jeune courage,
    Et que d’un front ridé les replis jaunissants
    Trouvent l’heureux secret de captiver les sens.
    (Sertorius, acte II, scène i, vers 397-400.)
  24. Var. Mêlent un triste charme aux plus fameux encens.
    (Manuscrits des Godefroy.)
    Granet donne ainsi ce vers :
    Mêlent un triste charme au prix de mon encens.
    Il a voulu sans doute éviter l’emploi d’encens au pluriel, regardé de son temps comme fautif par les grammairiens, mais très-familier à Corneille, ainsi qu’on le verra dans le Lexique. Tous les éditeurs de Corneille ont suivi le texte de Granet. Un scrupule analogue à celui de Granet a porté à écrire dans la copie des Godefroy le mot accents au-dessus d’encens.
  25. Var. Je sais tous mes défauts ; mais après tout, je pense.
    (Manuscrits de Conrart.)
  26. Les vers 59-62 ne se trouvent pas dans la copie des Godefroy.
  27. Var. Et vous me perdriez avec quelque regret.
    Dites-moi donc, Iris, ce qu’il faut que je fasse.
    (Manuscrits de Conrart.)
    Var. Et vous me perdriez peut-être avec regret.
    (Manuscrits des Godefroy.)
  28. Var. Ce calme étudié que je voyois renaître,
    Et ne vous rétablit dans tout votre pouvoir.
    (Manuscrits de Conrart.)
    Var. Le calme étudié que j’avois fait renaître.
    (Manuscrits des Godefroy.)
  29. Var. À qui jusqu’en ces lieux vous renvoyez les vôtres.
    (Manuscrits des Godefroy.)
  30. Var. Croire qu’à mes rivaux vous allez me trahir.
    (Manuscrits de Conrart.)
    Var. Croire qu’à mes rivaux vous me voulez trahir.
    (Manuscrits des Godefroy.)
  31. D’abord son frère Thomas Corneille (voyez l’Appendice), ensuite son ami Molière.
  32. Var. Moins il me veut aimer, plus je connois qu’il m’aime.
    (Manuscrits de Conrart.)
  33. Il y a ayt dans les Manuscrits de Conrart, et ait dans ceux des Godefroy.
  34. Var. M’échapper un moment vers quelques autres soins.
    (Manuscrits de Conrart.)
  35. Var. Et vous de qui jamais je n’ose attendre rien.
    (Ibidem.)
  36. Var. Ainsi parla Cléandre, et ses tourments passèrent.
    (Ibidem.)
  37. Var. Il vécut sans Iris, et vécut sans ennui,
    Comme la belle ailleurs se divertit sans lui.
    (Manuscrits de Conrart.)
  38. Var. Et si d’un si beau feu la céleste rigueur.
    (Manuscrits des Godefroy.)
  39. Les quatre derniers vers manquent dans les Manuscrits de Conrart. — L’ordre chronologique amènerait ici les Vers présentés à Monseigneur le Procureur général Foucquet, surintendant des finances, que Granet a publiés aux pages 178-181 des Œuvres diverses. Nous nous contentons de rappeler cette pièce, imprimée en entier aux pages 121 et suivantes du tome VI, en tête d’Œdipe, dont, comme nous l’avons dit, l’Achevé d’imprimer est du 26 mars 1659.