Sur le Nil
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 5 (p. 77-95).
SUR LE NIL


Samedi, 12 mai.

Il est près de cinq heures du matin. À cette heure-là, au mois de mai, Le Caire est encore endormi.

Par la rue Kasr-en-Nil, avec un ânier et son âne qui transporte mes bagages et mes provisions, je descends vers le pont de Boulak et le quai de la rive gauche, où l’on s’embarque pour Assouan. La rue est à peu près déserte. Cette grande artère européenne de la ville neuve a fermé ses magasins et ses hôtels pour touristes. L’escalier monumental du Savoy semble conduire à une nécropole. Çà et là, les portiers berbérins, enveloppés dans un carré de laine blanche, sont couchés en travers des seuils. Quelques-uns, qui viennent de s’éveiller, se soulèvent, se prosternent pour la prière. Dans les jardins des hôtels, sur les branches des cèdres et des acacias, les corneilles-à-manteau s’ébrouent, en poussant d’étranges cris sauvages. Elles s’envolent tout à coup, se posent au milieu de la chaussée, et leurs ailes, rabattues comme des chappes, sont glacées de reflets d’aurore.

C’est un moment de fraîcheur exquise. Mais on sent que cette fraîcheur sera brève. Là-bas, du côté du fleuve, de fines poussières vibrent en une buée d’or, et, du côté de l’Est, les contours du Mokattam, avec la coupole de sa mosquée et les aiguilles de ses deux minarets, se découpent en traits durs sur le ciel uniformément bleu et sans profondeur, — le ciel mat et comme solidifié des jours de grande chaleur, où le paysage figé, souligné de noir, a l’air d’être peint sur de la porcelaine.

Depuis près d’un mois, le khamsin, le vent chaud du désert, souffle sans discontinuer. C’est fou de s’aller jeter dans la fournaise de la Haute-Egypte, par une température et à une époque comme celles-ci. Ce printemps égyptien est déjà brûlant comme nos plus torrides étés. Mais je me dis que, peut-être, dans cette flamme, le Nil se montrera à moi avec une splendeur qu’il n’a point pour ses pèlerins d’hiver. Mes yeux y verront sans doute ce que d’autres n’auront point vu. Le Nil est un monde. La lumière du Sud est inépuisable en féeries. Chacun de nous, comme un poète qui chante sa strophe dans un chœur, n’en peut fixer qu’un reflet instable. Moi aussi, je veux chanter ma strophe. Et puis, il en est de ces pays si beaux comme des femmes trop aimées. On croit toujours en être le premier amoureux, et, dans l’illusion magnifique de cet amour, on se persuade que le monde n’a commencé d’aimer qu’avec vous.

Derrière les lions de bronze qui gardent l’entrée du Grand Pont, j’aperçois la cheminée fumante, un des tambours et la roue à palettes du bateau en partance. Hélas ! ce ne sera pas la classique dahabieh, le bateau à voiles qui, depuis des temps immémoriaux, monte et descend le Nil. Je l’avoue : c’est un vulgaire Cook, — mais un Cook désaffecté, qui ne promène plus de touristes. En été, la flottille de la fameuse agence est vouée à d’obscurs services : elle ne véhicule que des marchandises et des colis humains de condition inférieure : des fellahs, de petits fonctionnaires, quelquefois des soldats.

Tandis qu’une cohue drapée de cotonnade bleue envahit l’entrepont, on veut bien, par faveur, m’ouvrir, tout en haut du steamer, la partie réservée aux voyageurs d’hiver. Quarante cabines sollicitent mon choix. Quatre salles de bain sont à ma disposition, et aussi une vaste salle à manger, à demi déménagée, il est vrai, mais où trône toujours, au-dessus de la servante, le portrait de Thomas Cook, le fondateur de la Compagnie et l’actuel Roi du Nil. Moyennant trois livres égyptiennes, tout ce domaine est à moi. J’en suis le seul occupant, avec un domestique et le mécanicien du bord, un grand diable d’Anglais, hébété par l’alcool et la chaleur, qui passe ses journées dans la soupente, à cuver son eau-de-vie. Seul, sans promiscuités à craindre, sans le bruit insupportable des conversations, le va-et-vient des passagers, l’odieux tête-à-tête avec des figures étrangères !

J’inspecte la maison flottante dont je vais être l’hôte pendant toute une semaine. On dirait un chalet à deux étages, avec un balcon circulaire, protégé du soleil par une large couverture en saillie et par des tentes de coutil. Eparpillés sur le balcon, des fauteuils plians creusent leurs hamacs de toiles propices à la sieste et aux longues contemplations. C’est vraiment la maison de rêve, la maison roulante, devant qui


Les grands pays muets longuement s’étendront.


Voir, contempler, sans hâte, sans but, pendant des jours et des nuits, — pour la seule volupté de la vision : je m’y prépare avec un frémissement de joie... Mais, déjà, voici que j’ai peur d’être écrasé par le khamsin qui recommence !

Le bateau s’ébranle. Il accélère peu à peu sa vitesse. Malgré le courant d’air de la marche, la sensation de chaleur devient plus véhémente à mesure que le soleil monte. Les parois des cabines sont tièdes sous la main et, quand on y entre, une haleine âpre de germoir vous coupe la respiration. Même dans la salle à manger, plus aérée, il faut se réfugier, pour trouver un peu d’ombre, du côté droit, le côté de la rive occidentale. Toutes fenêtres ouvertes, je regarde, d’un œil distrait, se dérouler la banlieue industrielle du Caire : cheminées d’usines, ponts en fer, grues métalliques, voies étroites où circulent des wagonnets. Dans ce cadre trop moderne et trop encombré, les pyramides de Gizeh se rapetissent, et, derrière les tas de charbon alignés le long des berges, elles apparaissent enfin au regard qui les cherche, comme de simples monticules de sables, détachés de la grande chaîne ly bique.

...Mais une vaste nappe d’eau limoneuse se déploie derrière les stores des fenêtres. Les rives se reculent : la largeur du fleuve est telle que les embarcations éparpillées n’y sont plus que des taches imperceptibles. Alors, seulement, c’est le Nil, dans toute son immensité, — une vision qui déroute l’œil habitué aux proportions classiques des fleuves méditerranéens. Cette masse d’eau énorme qui ressemble à une mer intérieure, qui se perd dans un ciel sans limites, vous stupéfie d’abord. On s’imagine que l’impression unique qu’on en reçoit est faite du sentiment de cette énormité. Puis, bientôt, on distingue ce qui rend l’aspect du Nil si singulier, si réellement prodigieux. Certes, il y a d’autres grands fleuves au monde, peut-être plus grands que celui-ci. Mais le prodige du Nil, c’est de couler dans un désert. Un désert avec de l’eau, voilà le miracle de l’Egypte. Quiconque a senti, dans ses moelles, l’aridité brûlante des sables et, dans ses yeux, le rafraîchissement de cette grande eau miraculeuse, ne s’étonne plus qu’aujourd’hui encore le Nil soit un dieu pour les fellahs et qu’ils lui fassent des sacrifices.


La chaleur monte toujours. La houle ardente de la méridienne flamboie d’une rive à l’autre, emplit tout l’horizon. Les vaguelettes du large étincellent comme des éclaboussures de cuivre en fusion. C’est le moment le plus dur, celui où le paysage, écorché par une lumière trop tranchante, est le plus blessant au regard. Les tons chimiques y dominent : jaunes-soufre, verts de chlores ou de sulfates, qui s’étendent, comme des marbrures de décomposition, dans des blancs d’ivoire, des jaunes-paille, des blonds de poussière. Les cultures encore très vertes, champs de fèves, champs de pastèques, sont à demi voilées sous une espèce de fumée sulfureuse. Les pyramides naines, qui défilent, en groupes intermittens depuis Gizeh, fument comme des meules en ignition. De loin en loin surgissent des éminences calcaires, pareilles aux murs et aux pylônes trapus de l’architecture pharaonique, — toutes blanches avec des striures blondes ou violâtres, saupoudrées de safran clair. Là-bas, sur la rive gauche, en face de la pyramide turriforme de Meïdoum, des plages livides aux oxydations étranges, comme empoisonnées de vert-de-gris, agonisent dans la crudité de la lumière.

Une torpeur invincible vous étreint. Et puis des barques passent, légères, aux envergures d’oiseaux ; et, de leurs grandes voiles triangulaires, ainsi que d’un frissonnant éventail, il semble qu’une fraîcheur va descendre. Mais l’air brûle toujours ; et toujours, à l’infini, sur les deux rives, les oasis se déroulent, d’un vert si nébuleux, si volatilisé par la chaleur, qu’on doute, comme devant un mirage qui se lève...


Une détente. Le rayonnement de la lumière s’adoucit, sans que la chaleur soit moins forte. Les lignes et les couleurs des choses commencent à devenir suaves.

Derrière les cultures, les champs de fèves, les champs de pastèques, dans une fumée de soufre, tout à coup, une longue bande rose se déploie et brille avec douceur : c’est la chaîne arabique, toute blonde, qui se nuance des reflets du couchant. La fumée de soufre se dissipe lentement, et à mesure que l’atmosphère s’éclaircit, du côté de l’Arabie, des cirques de montagnes apparaissent qui flamboient dans l’effacement des lignes violâtres, comme des bûchers aux flammes jaunes et roses qui brûlent en plein jour.

Puis, les nuances vives s’amortissent graduellement. Le ciel se brouille de vapeurs, se mélancolise. Il est d’un gris de nacre, à peine teinté de bleu, comme un ciel du Nord, et les oasis, qui courent sans fin sur les deux berges, semblent des rideaux de saules ou de peupliers au bord d’un fleuve de France. La douceur éteinte, languissante, du paysage ouaté de brume rappelle nos plus doux crépuscules.

Mais voici toute une procession de dahabiehs qui s’avancent, leurs grandes voiles obliques dressées dans le ciel comme des lames de. faux. De loin, on dirait d’énormes cuves rondes ou ovales. Elles sont chargées de blé et d’oignons jusqu’au bord, et des femmes sont accroupies dans le blé, toutes noires sous les plis flottans de leurs haïcks… Les embarcations passent, s’allongent, s’effilent. On dirait, maintenant, des galères grecques ou latines avec leurs proues très hautes, arrondies, recourbées et aiguisées en becs. Quelques-unes sont peintes comme des boîtes de momies, d’autres grossièrement tatouées comme une peau de Nubien. Les réminiscences se mêlent aux sensations immédiates, les visions du présent et du passé se confondent. Parmi toutes ces formes fuyantes, on sent très loin dans le temps et dans l’espace…

Nous allons. Les lignes de la terre et les couleurs du ciel se succèdent, se détruisent en une perpétuelle métamorphose. Puis un, moment s’affirme, où tout semble figé, à la façon d’une pièce de métal refroidie. Il est près de huit heures du soir. Le soleil a disparu derrière les crêtes lybiques, et, à mesure qu’il s’enfonce de l’autre côté de l’horizon, la terre se vide de sa lumière, comme un corps dont l’âme se retire. Plus rien ne luit. Un paysage mort, squelettique, couleur de chaux, occupe l’étendue.

Où sommes-nous ? Je ne sais pas, je ne veux pas le savoir. Nous passons, en cette minute, devant une baie déserte, entourée de falaises à pic, qui blêmissent dans le crépuscule et qui l’encerclent d’une façon étrange, comme un cratère mort de la Lune. Au centre, une barque immobile et solitaire, dont la haute voile se reflète immensément, et plonge, obélisque sans fin, dans le miroir pâle des eaux embuées de fièvre.

Nous passons lentement, doucement, comme en rêve.

Et soudain, sur la gauche, se dessine un interminable estuaire aux rives submergées par une mer de plomb. La vision est d’une simplicité presque effrayante. Entre la zone assombrie des eaux et la zone plus claire du ciel, court à perte de vue, d’un mouvement rigide et implacablement rectiligne, une étroite bande d’un noir d’ébène, mince pellicule de terre, débris de continent détruit, qui va sombrer dans l’abîme ; et, vers le Sud, à la limite où le ciel et le fleuve se rejoignent, un gouffre béant au delà duquel il n’y a plus rien. Une échappée en plein ciel : on est hors de la planète...


Alors, sous ce ciel opaque, étouffé de chaleur, où pas une scintillation ne palpite, dans le gris indistinct qui m’environne, je songe à une nuit d’étoiles contemplée, quelques jours auparavant, dans les sables de Gizeh, aux pieds du Sphinx, nuit de velours et d’or, nuit limpide comme un autre azur, nuit merveilleuse, auprès de laquelle pâlissent, dans mes souvenirs, mes plus belles nuits africaines.

Il n’y avait pas un être humain, ce soir-là, dans la cuvette sablonneuse où le colosse est à demi enlizé. Derrière lui, le triangle formidable de le pyramide de Khéphrem tombait d’une chute écrasante, comme perpendiculaire ; et, derrière Khéphrem, se haussaient les crêtes du désert lyrique, hérissées de pierres tranchantes, qui se découpaient en dents de scie sur un ciel vert, teinté de nacre. C’était la solitude de la haute mer, le silence accablant des espaces désertiques.

D’abord, la masse du Sphinx s’ébaucha confusément dans la noirceur de la pyramide prochaine. Une lune orangée montait, toute gonflée, sous un voile de nuages blancs. Et ce fut l’ascension lente du globe vermeil. Peu à peu, la tête du colosse émergea de l’ombre, s’éclaira vaguement. Le profil se dégageait, lourd profil de nègre aux narines aplaties, à l’expression bestiale. Puis l’ovale du visage resplendit, si baigné de clarté que ses affreuses mutilations disparaissaient dans le rayonnement total, et, bientôt, sous la splendeur lunaire, la lourde face fut un pur miroir dressé vers les astres.

La croupe repliée du monstre, comme écrasée sous le poids de Khéphrem, semblait se perdre au loin, dans les profondeurs des sables. Mais la tête victorieuse se levait, d’un puissant effort, vers les étoiles. Et l’on aurait dit la tête de la planète Terre, haletant sous sa charge de montagnes, de peuples et de cités, et traînant derrière elle ses continens et ses océans inconnus, parmi tous les embrasemens et tous les éblouissemens stellaires.


Dimanche, 13 mai.

A l’aube, au sortir de la cabine asphyxiante, il fait presque frais sur le balcon du bateau. Mais l’atmosphère est trouble, l’horizon obstrué de lourdes nébulosités bleuâtres.

Tout à coup, sur la droite, une vision singulière s’ébauche.

En haut d’une berge couleur d’ocre, comme imbibée de sang caillé, parmi des fleurs d’opium, aux tiges roides, aux durs calices bigarrés de rouge et de jaune, une femme surgit, enveloppée d’un haïck noir. Elle est immobile au sommet de la berge. Une de ses mains, la paume tendue, sort de l’amas de ses draperies, et, de l’autre, elle écarte l’extrémité du haïck qui recouvre sa tête. Son visage très brun se montre à demi dans l’ouverture de l’étoffe entrebaillée. C’est le geste et l’attitude des statues romaines d’Isis écartant son voile. Immobile, parmi les fleurs d’opium, elle est là comme une figure symbolique du Sommeil ou de la Mort. Autour d’elle, tout est inerte et silencieux, et sa haute silhouette funèbre se détache sur un ciel jaune, que l’on croit voir à travers un morceau de topaze...

Nous approchons : la vision s’efface dans les tourbillons de poussière charriés par le khamsin. L’éclat du soleil en est amorti, mais le souffle du Sud, qui, de minute en minute, augmente d’intensité, est tellement brûlant que je suis obligé de regagner ma couchette.

Toute la journée, je vais être prisonnier entre les cloisons de la cabine, suant sur mon matelas comme sur la plaque chauffée d’un hammam. Pourtant, je me console de ne rien voir, parce que je sais bien qu’à cette heure-là, dans la désolation du dehors, il n’y a rien à voir : le ciel, la terre et l’eau ont disparu sous un linceul uniforme de lumière trouble et de poussières corrosives.

Torpeur morne, coupée de rêves sans suite, qui achèvent la déroute du cerveau. À deux heures, la chaleur du khamsin devient si intolérable que j’abandonne ma couchette pour me plonger dans une baignoire. Elle est pleine d’une eau bourbeuse, l’eau brune et grasse du Nil, toute chargée de limon. Mais ce bain de boue, indéfiniment prolongé, est un délice, au prix du bain de feu qui m’attend sur le pont. Je somnole dans ma baignoire, bercé par le mouvement doux du bateau. Là-bas, au dehors, des villes et des villages défilent dans le vent et la poussière. Je n’en saurai ni le nom ni la figure. Je n’ai plus la force de bouger… De temps en temps, un choc mou arrête brusquement la marche du steamer : c’est un banc de sable. Alors, pendant des heures, l’équipage, armé de gaffes, travaille sous l’ardeur du soleil, pour dégager la coque du bâtiment. Une sorte de complainte, entrecoupée par les commandemens brefs du raïs, rythme l’effort des matelots : Iallah ! Iallah !… La carcasse retentit de grands coups sourds, le ventre de la carène frotte, glisse sur les fonds vaseux : Iallah !… Et, soudain, le bateau repart, de son mouvement doux et régulier, comme un oiseau qui reprend son vol.


Lundi, 14 mai.

Cinq heures du matin sur le balcon qui surplombe le tambour. Le vent brûlant s’est calmé. Néanmoins, l’atmosphère pacifiée reste très lourde, d’une opacité presque matérielle.

Simplifié par les brumes qui l’enveloppent, le paysage garde toujours sa nudité géométrique : trois zones superposées, l’eau, la terre, le ciel, séparées les unes des autres par deux lignes rigides qui courent à l’infini et qui se perdent dans les vapeurs de l’horizon. Les premiers plans ont une couleur cendreuse, qui, graduellement, se fonce jusqu’au violet sombre vers les fonds des montagnes encore invisibles. En ce moment, le Nil est immobile et lisse comme une eau morte. Le ciel d’argent s’arrondit comme une coupole solide. Un silence angoissant pèse sur l’étendue, et toute cette nature éteinte et morne a l’air de se recueillir dans on ne sait quelle attente...

Les montagnes violettes de la chaîne arabique se dessinent sur le ciel d’aurore, se veloutent d’une couleur de pensée. Le soleil a percé les bruines flottantes ; il monte, et, soudain, c’est, par tout l’espace, un ruissellement de splendeur. La terre est toute d’or sous l’azur allégé du ciel. Les contours des berges sont comme frottés d’ambre liquide. De l’or coule le long des mâts des dahabiehs. Toutes voiles déployées, elles planent, comme de gros oiseaux d’or, sur le fleuve embrasé. Du haut du balcon, au-dessus du sillage qui fait, dans la moire orangée des eaux, une longue déchirure mauve, je contemple, les yeux ivres de lumière : toutes mes souffrances de la veille sont payées.

Dans cette richesse et cette beauté triomphante de l’aube, les êtres et les choses, touchés par l’engourdissement du khamsin, semblent renaître. Des battemens d’ailes, des pépiemens se répondent d’une rive à l’autre. Les trous des rochers sont pleins de tourterelles et de martins-pêcheurs, qui prennent leur volée. Au bord des berges, des enfans nus s’ébrouent dans l’eau vaseuse, s’éclaboussent en poussant de petits rires aigus, qui rebondissent jusqu’à nous, sur l’eau calme du fleuve, comme des ricochets.

On dirait des statuettes de bois ou d’albâtre bruni, telles qu’on en voit derrière les vitrines du musée du Caire. Le torse grêle, les épaules larges, les pectoraux en saillie sur le tronc, comme des gorgerins incrustés d’émaux, ils ressemblent trait pour trait aux petits fellahs d’il y a trois mille ans, qui ont servi de modèles aux sculpteurs et aux peintres des Pharaons. Et ils ressemblent aussi à leurs ancêtres des syringes et des hypogées, ces hommes aux maigreurs de sauterelles qui, en ce moment, sous le haut mur calcaire de la falaise, sont attelés à une corde de hâlage. Et le bateau archaïque, qu’ils traînent dans 1 eau pesante, est tout pareil aux barques d’Ammon, qui sont peintes sur les tombeaux enfouis, là-bas, au milieu des sables.

Devant ce paysage du Nil, si raréfié par momens qu’il se dépouille de tout caractère particulier, je pouvais me croire hors du monde, dans une région abstraite qui ne connaît d’autres accidens que les jeux élémentaires de l’ombre et de la lumière. Ces silhouettes humaines me rappellent que je suis dans un pays où tout est marqué, au contraire, d’une empreinte si fortement individuelle qu’elle défie les siècles, — sur la terre d’Egypte, où rien ne meurt...

Il me semble qu’au sortir d’une féerie, je rentre dans la réalité. L’Egypte moderne elle-même réapparaît à côté de l’antique. Dans l’atmosphère purifiée, des bâtisses, qui se confondaient hier avec la blancheur des terrains, leurs contours s’évaporant dans les tourbillons de la poussière, s’accusent, aujourd’hui, en lignes précises et déplaisantes : gros cubes en plâtras qui sont des palais administratifs, obélisques de briques qui sont des cheminées d’usines, — sucreries ou distilleries, — pylônes aplatis en boue noire du Nil, qui sont des huttes de fellahs.

Vers le soir, un mur, percé d’arches colossales, coupe en deux tout l’horizon, émerge du lit de fleuve ; c’est le barrage d’Assiout. Nous nous engageons dans un canal latéral qui franchit la digue. Mais il est trop tard : l’écluse est fermée. Il faut s’arrêter, passer là toute la nuit. Au fond du canal, entre les deux parois de maçonnerie qui nous enferment comme une fosse étroite, — dans l’air étouffant, sans autre vue que le ciel plein d’étoiles au-dessus de nos têtes, — nous attendons l’aube, et le départ vers l’inconnu...


Mardi, 15 mai.

Les manœuvres ont été longues. Lorsque enfin nous sortons de l’écluse, le soleil est déjà haut. Alors, sous le grand ciel libre, une vision extraordinaire se déploie.

Le fleuve élargi, étalé, arrondi comme un golfe, n’est plus qu’une immense coupe limpide sertie dans la bordure vermeille des rivages, — moins une coupe d’eau pure qu’une coupe de lumière, épanouie dans la fraîcheur du matin, pour désaltérer on ne sait quelle soif divine. Cette lumière jeune a une légèreté, une allégresse, qu’elle va perdre, tout à l’heure, dans le morne et lourd éclat de la méridienne. Ce n’est déjà plus l’aube, ce n’est pas encore le plein midi. Minute fugitive, qui fait éclore au regard tout un pays fabuleux de cristal et d’or. Vrai paysage spirituel, purifié des vains accidens de la matière, immense, lumineux et simple comme un concept métaphysique, où l’or des sables, le cristal de l’eau se perçoivent à peine, où les lignes et les surfaces se résolvent en splendeurs fluides.

Et, tandis que nous passons devant la montagne d’Assiout creusée de spéos comme une énorme ruche funéraire, je pense que ce lieu éblouissant du monde fut autrefois Lycopolis, et que Lycopolis fut la patrie de Plotin, le thaumaturge, le mystique et le saint du néo-platonisme, l’homme « qui avait honte d’avoir un corps. » Quand, plus tard, sur un mode inspiré, ce voyant célébrait l’épiphanie de l’Intelligence et l’ascension vers l’Un de l’âme soulevée par l’Amour, il se souvenait sans doute d’une minute semblable à celle-ci : le lever du soleil sur la terre d’Egypte. Ici, — comme chez l’ascète philosophe, — les formes des choses, sublimées par la lumière, ont perdu leur corps : elles ne sont plus que des symboles intelligibles, — des apparences de cristal et d’or...

Ce qui fait la beauté sans pareille de cette vallée du Nil, c’est la simplicité presque géométrique de sa structure. Des surfaces planes pour capter les reflets, des angles aigus pour les briser, quelques lignes parallèles pour reculer à l’infini la perspective, — avec ces élémens si pauvres, elle crée des harmonies et des mélodies de couleurs d’une somptuosité et d’une ampleur incomparables. La Mer et le Désert sont les deux grands miroirs du ciel. La vallée du Nil a les deux miroirs : son fleuve et son désert, où se recueillent, s’exaltent et s’alanguissent toutes les nuances du jour.


L’enchantement se perpétue. Il est dix heures du matin. Nous approchons d’un village perdu, dont les cases noires émergent d’un bouquet de palmiers.

Dans une petite anse, à quelques brasses de la berge, une dahabieh est à l’ancre. Il y a un mort sur le pont. Du balcon du steamer, on distingue, sous les plis d’un suaire de soie verte, la forme d’un cadavre, étendu tout au long d’une civière, que six hommes soutiennent de leurs épaules. Autour du mort, pêle-mêle, se presse une foule drapée de bleu. Au-dessus de la foule, les hautes vergues obliques de la dahabieh se découpent dans le ciel, comme des signaux funèbres. Une psalmodie pieuse s’élève et s’abaisse, par intervalles. De la rive, des enfans troussés jusqu’à la ceinture, les pieds dans l’eau, accourent en brandissant des palmes. Debout, contre un des mâts de l’embarcation, dominant les passagers de toute sa tête, un adolescent, bouche ouverte, regarde le mort.

On lève l’ancre, et, lentement, la barque mortuaire incline ses grandes ailes blanches. Avec ses palmes et ses chants, elle glisse sur l’eau molle, elle s’en va, par ce beau matin de printemps, vers des plages de lumière...


Aujourd’hui, vraiment, il y a de la joie éparse dans l’air, qui est toujours sec et chaud, mais non plus étouffant. Partout, sur les deux rives, des baignades de fellahs, des abreuvages de troupeaux. Çà et là les croupes luisantes des buffles émergent de l’eau, pareilles à des quartiers de roches noires. Les enfans se roulent dans le sable, et leurs petites chairs brunes et roses grouillent comme des vers sortis de la vase. D’autres, sur la falaise, tout le corps enveloppé, jusqu’au menton, d’un lambeau de cotonnade, — les pieds et les mains invisibles, — ont l’air de serpens qui dansent. Une femme squelettique les garde, longue et mince dans son haïck noir... Soudain, un souffle passe, la silhouette rigide sous les draperies qui s’envolent et qui palpitent, se dresse comme une torche funèbre dans le vent et la fumée.

Tout s’allume, tout vibre au milieu de cette atmosphère extraordinairement pure. Le corps est à l’aise, les nerfs se tonifient, l’humeur s’équilibre. La moindre sensation paraît neuve et délicieuse. Boire un peu d’eau devient une volupté. A l’arrière du bateau, dans le courant d’air du sillage, un zir, grande amphore d’argile, est suspendu. Des gargoulettes suantes sont disposées tout autour. Et c’est exquis d’approcher seulement de ses lèvres le goulot poreux du vase, où de la poussière craque sous la dent, puis de savourer la première gorgée qui se précipite, fraîcheur tranchante, dans le gosier aride.

L’esprit même est plus souple, plus dispos. L’imagination se réveille. Les mots affluent dans la mémoire, s’ordonnent en consonances harmoniques avec l’émotion naissante, comme des mélodies sans suite qui se succèdent sous les doigts distraits d’un musicien.


Le soleil s’abaisse. Et, progressivement, la chaîne arabique, qui s’était éloignée de nous depuis Assiout, se rapproche de la rive orientale.

Elle s’allonge indéfiniment, à la façon d’une ligne de remparts, un mur sans fin, dont les stratifications de la roche marqueraient les assises de pierres superposées. Mais ce mur n’est point opaque, il est léger et transparent, il a des souplesses d’étoffes précieuses, où glissent des reflets blonds, jaunes, verts, roses, bleus lie de vin. C’est le chatoiement des soies délicates et vives qui fleurissent de leurs broderies les voiles d’Orient. Parfois, vers le Sud, parmi les blonds, les jaunes, les ocres et les roses de la terre, une bande de laque foncée s’allume pour s’évanouir presque aussitôt.

Nous entrons décidément dans les pays roses : un rose, par momens, à peine saisissable, un rose pareil à l’afflux rapide du sang sous l’épiderme ; et, à d’autres momens, un rose fouetté d’ambre et de lilas, les lilas d’avril, les premières corolles qui éclosent, encore laiteuses du printemps.

Tandis que le bateau s’avance vers Sôhag, tous ces reflets ténus se fondent dans les flammes exaspérées du couchant. En quelques minutes, l’incendie crépusculaire s’éteint. Le fond du ciel est d’un violet sombre, le Nil apaisé est une mer de scabieuses, mauve aux endroits frissonnans, couleur d’abricot mûr, teinté, çà et là, de brunissures d’acier poli, aux endroits calmes, où l’eau morte resplendit comme un miroir.


Il fait nuit maintenant.

A l’avant du bateau, couché contre le bastingage, les yeux perdus dans les pâleurs nacrées du firmament, j’entends le balancier de la machine battre le rythme de la marche, et, à travers le fracas des eaux rejetées par l’étrave, j’écoute la chanson continue de l’écume aux flancs de la carène. La hampe du pavillon s’érige toute droite, à la proue, tel un bras impérieux tendu vers les profondeurs de l’horizon. De son mouvement doux, toujours égal, le steamer semble planer dans l’espace indistinct. D’une extrémité à l’autre, l’ossature de sa charpente frémit de la ferveur de son vol. Il va, sans bruit, sans heurt. Par delà les eaux tranquilles, immenses, peuplées de formes illusoires, des blancheurs vagues s’ébauchent sous les palmiers des oasis enchantées par la nuit : villes inconnues, que l’on devine à peine et qui s’embellissent de tout le mystère nocturne... Puis, soudain, en un glissement d’apparition, les hautes voiles en lames de faux surgissent. Elles sont là, tout près. Leur ombre descend sur nous. Elles nous frôlent, avec un sourd grondement de toile, la pointe aiguë de leurs vergues va toucher le balcon, — et, lentement, elles se fondent, fantômes aériens, dans les vapeurs du fleuve.

Partout, sur la vaste nappe miroitante, des formes étranges se lèvent et s’évanouissent, en un mouvement vertigineux de naissances et de destructions.

Tout à coup, le silence se déchire, et le hululement de la sirène monte, comme une clameur d’angoisse, au milieu du vent chaud et de la fumée.


Mercredi, 16 mai.

Cinq heures du matin. L’aube est divinement fraîche. Vers l’Est, une rougeur rampe au bord du ciel. Des fumées roses s’étirent dans la blondeur des sables.

Nous sommes en vue de Béliana, le petit port, où l’on descend pour visiter les ruines d’Abydos. Couleur de groseille, des maisons peintes s’essaiment sur la berge. La ville s’éveille. Avec des battemens d’ailes éperdus, les tourterelles s’échappent des trous des pylônes. Des femmes, la cruche sur l’épaule, vont à l’aiguade... Et c’est, tout de suite, la monotonie des cultures, et, bientôt, le désert. Une dernière rangée de palmiers se déploie sur une longue bande de terre noire, si étroite et si mince, qu’elle semble une baguette d’ébène appliquée sur la glace unie du fleuve.

L’eau du Nil est lustrée, sans une ride, comme une soie rose tramée d’argent. De chaque côté du bateau, un pli liquide se déroule, divergeant de plus en plus vers le large, et, dans cette féerie lumineuse de l’aurore, on dirait un manteau précieux qui traînerait à la proue d’une trirème parée en fête.

Et, à mesure que nous pénétrons dans les pays roses, les couleurs s’avivent de rehauts vermeils. Sous la trame subtile de l’air, nuancé de laque et de carmin, il y a de l’or qui brille. Nulle part, sans doute, l’inerte matière n’apparaît plus splendide, plus allégée, plus suave au regard. Comme nous approchons de Kéneh, des montagnes lilas et blanches, faiblement rosées, couronnent l’horizon. Les cimes sont baignées d’une grande lueur neigeuse, de sorte que l’on croit voir, par-dessus les étages de l’âpre chaîne arabique, des glaciers inondés de lumière.


Jeudi, 17 mai.

Louqsor : le beau nom ! Comme il sonne ! Comme il est prometteur de merveilles !

Nous y arrivons au lever du soleil. De loin, je reconnais le célèbre temple d’Ammon, qui, tout au bord de la berge, espace le damier de ses colonnes papyriformes ; j’aperçois la double mitre d’un colosse royal, enseveli jusqu’à mi-corps dans les excavations des fouilles. Du lit du fleuve, du haut du balcon du steamer, cela paraît petit, puéril comme un jeu de construction abandonné sur la rive. En revanche, ce qui semble réellement monumental, ce sont les façades composites des grands hôtels. Ils écrasent tout autour d’eux. Louqsor est un centre d’hivernage presque à l’égal du Caire. La brique et le plâtras des caravansérails cosmopolites y éclipsent le granit des temples millénaires.

Le bateau fait, à Louqsor, une escale de quelques heures. Il faut descendre, errer au hasard dans les rues de la bourgade moderne, unique vestige de la grande Thèbes aux cent portes.

De cette première visite trop hâtive, je ne garde qu’une impression confuse de fraîcheur, d’intimité, de magnificence aussi. Venelles ombragées, si accueillantes et si voluptueuses au sortir du grand soleil des berges ! Petites rues blanchies à la chaux, où les animaux apprivoisés montrent une douceur extrême. Les colombes et les passereaux se perchent familièrement sur le rebord des fenêtres. Les chats ne s’enfuient point au passage de l’homme : ils semblent aussi sûrs de son respect qu’au temps où il les adorait et embaumait leurs cadavres. Et, dans la campagne vite atteinte, parmi les chaumes des champs moissonnés, c’est un grouillement de rats, si nombreux, si insolens, si ostensiblement les maîtres du sol, qu’on songe à une nouvelle plaie d’Egypte... Et puis les jardins pleins de fleurs et d’arbres qui, à de certains tournans, prennent des aspects de forêts vierges. Pêle-mêle de lauriers-roses, d’hibiscus, de jasmins, d’arums, d’iris jaunes et rouges, de papyrus. Et, par-dessus tout cela, l’odeur entêtante des citronniers qui suent leur sève. L’air est lourd sous ces fourrés, la terre fendillée meurt de soif. Bientôt les branches des arbustes et les lianes des plantes grimpantes, dépouillées de leurs feuilles par le hâle de l’été, ne seront plus que des squelettes. Mais, dans ce flamboiement meurtrier du désert, cette illusion de verdure exubérante est quelque chose de si miraculeux et de si doux !


Le bateau repart. Il est midi. Autour de nous, les montagnes de la plaine de Thèbes forment comme un cercle de brasiers qui brûlent en plein jour. Suivant les caprices des ombres, certaines semblent éteintes, écrasées sous un amas de cendres blanches. D’autres, translucides, paraissent éclairées en dedans, — cloisons de cristal, plus limpides que l’air, véritables serres de diamant, où éclosent des fleurs lumineuses, invisibles à force de splendeur.

L’heure est accablante. Midi : l’heure blanche du Sud ! Le paysage pulvérisé par le rayonnement solaire n’est plus qu’un tourbillon de couleurs évanescentes : gris, jaune-soufre, vert livide. L’eau est blême comme une vitre dépolie. Le ciel trouble s’arrondit en un immense globe de lampe, d’où tombe une lueur diffuse, voilée et papillotante, douloureuse au regard. Tout se brouille et se dissout. Les formes solides, les lignes précises s’effacent. On dirait que la terre est mangée par le ciel et l’eau.

Sur la rive, dans un halo de poussière, un pauvre chien, au museau effilé de chacal, court, comme un fou, sous le soleil, et n’a même plus la force d’aboyer. L’équipage dort, écroulé dans l’entrepont, où le courant d’air du sillage atténue à peine l’ardeur infernale de la machine.


Le soir, au crépuscule, la féerie quotidienne recommence. L’eau du Nil s’est muée en une sorte d’élément immatériel, — fluide, impondérable et diaphane comme l’éther.

La nuit est venue. Le lit de la rivière a disparu sous un amas de mousselines translucides. On vogue en plein ciel. À travers la pénombre claire, les voiles-fantômes surgissent toujours, et les dahabiehs qui passent revêtent des apparences chimériques. On ne sait plus si ce sont des barques ou des litières royales, sous leurs courtines et leurs bouquets de plumes, — ou des bêtes marines aux mufles difformes et aux nageoires géantes.

À minuit, le firmament, nettoyé de ses vapeurs et de ses poussières flottantes, est criblé d’étoiles qui se répètent dans le fleuve en reflets frissonnans. Un autre gouffre constellé se creuse sous le balcon du bateau. En haut, en bas, partout, on est enveloppé d’un fourmillement d’astres. Parfois, une étoile filante jaillit dans l’étendue, en même temps qu’un grand poisson de feu coupe le cristal liquide et se perd dans les profondeurs des eaux embrasées.


Vendredi, 18 mai.

Dès avant l’aube, le Khamsin se déchaîne avec une rage inouïe. Les poussières nous envahissent, se collent aux mains, au visage, s’écrasent sous les dents. Le paysage s’efface de plus en plus. C’est une grande tache toute blanche enveloppée de fumées blondes, qui, par momens, s’échevèlent, bondissent, en dessinant, sur le ciel livide, des formes étranges qui fuient comme au galop et qui s’évanouissent dans la fournaise trouble de l’espace. On dirait que les chevaux pâles de l’Apocalypse sont lâchés dans le ciel.

Sans cesse, des traînées de poussière se soulèvent sur les deux rives du fleuve, elles courent, pareilles à des flammes sur le bord d’un mur incendié. Sous les coups furieux du vent, les berges s’effritent. De grands morceaux se détachent, tombent dans l’eau avec un bruit pesant, ou bien cela glisse en une chute ténue, comme une pincée de sable par le trou d’un sablier. La terre, balayée par le vent, semble sur le point de se dissoudre.

Çà et là, quand le tourbillon s’affaisse, on aperçoit des ibis blancs et noirs, blottis dans les trous des roches, la tête sous l’aile, une patte repliée et l’autre dressée comme une tige, — oiseaux funèbres sur une berge de l’Hadès. Des hommes à la peau d’ébène sillonnée de tatouages, aux cheveux rares et crépus, vêtus d’un simple pagne, courbent l’échiné sous le fouet de la rafale, ou s’aplatissent au ras du sol.

Le type et le caractère nubiens s’accentuent. Nous entrons maintenant dans les pays noirs.


Après midi, la chaleur est foudroyante.

Il est inconcevable, vraiment, qu’on puisse respirer dans cette flamme. Et pourtant, on n’en est point abattu. Au contraire, les sens hyperesthésiés vibrent au moindre ébranlement, l’esprit est d’une alacrité, d’une lucidité extraordinaires. C’est une sorte d’ivresse du feu. La conscience élargie reflète les plus infimes sensations, et, en même temps, la pensée, douée d’une agilité insolite, s’évade hors du flux des images et se joue parmi les abstractions logiques avec une facilité merveilleuse. Le moi s’étonne de sa fécondité, de la liberté souveraine qui lui est venue, de sa puissance de domination.

Et, en même temps aussi, il sent, avec une angoisse qui va jusqu’à l’épouvante, l’écoulement irrésistible de tout. Comme le sable des berges, l’émotion présente va couler dans le fleuve sans fond de l’oubli. Je voudrais fixer, avec sa couleur, son intensité et la courbe signifiante de son élan, cette minute de mon âme vécue dans l’horreur et l’allégresse du soleil nubien. Mais je sais bien que jamais je ne retrouverai cela, cela qui fait de cette minute un sursaut de vie unique, — et que déjà, en ce moment même où je la vis, les mots échouent pour le traduire. Et je songe à tout ce qui gît, au fond de ma mémoire, de décoloré et de mort, — débris de mon âme passée, cadavres des minutes auxquelles, dans une exaltation passagère, j’attachais un sens presque divin. Et voici que, des profondeurs à demi abolies de ma vie africaine, il m’arrive des réminiscences douces à pleurer, et douloureuses aussi, à force d’être impuissantes à revivre. Je revois le golfe d’Alger, les villas et les fermes du Sahel, et, — dans une aube de printemps encore trempée de l’humidité nocturne, — tout à coup, j’entends sonner les cloches du Carmel : tintement angélique que je peux bien nommer, avec toute la reconnaissance de mon cœur, mais que je n’entendrai jamais plus, comme ce matin-là !

Oui, sans doute, le torrent du présent m’emporte. Je suis soulevé par la houle de la vie ardente qui m’entraîne avec ses couleurs et ses formes. Mais combien de temps encore mes sens seront-ils assez vibrants et assez neufs pour en être émus, ma conscience assez vigoureuse et assez claire pour en étreindre le reflet ? Quelle détresse m’attend, quand mon âme s’en ira, faible et nue, par les corridors glacés de la vieillesse !...


Je rêve devant le paysage trouble, — pâle, d’une pâleur d’ossemens. La chaleur âpre me prend aux narines. Je défaille, à bout de souffle. Ce pays vous tue. On voudrait fuir, — et, pourtant, rester ici toujours.

À travers un halo de poussière rougeâtre, j’entrevois à peine le petit temple de Kom-Ombô, dont le portique semble baigner dans le fleuve. Image de vétusté et d’abandon, évocation brève d’une Egypte décrépite, finie, ensevelie sous les sables. Et, de distance en distance, les ibis noirs, dressés sur une patte, se tiennent solitaires, au bord de l’eau morte, — oiseaux funèbres d’une lande stygienne.

La nuit tombante obscurcit encore les rives du fleuve cimmérien.

Bientôt, une agitation inaccoutumée emplit tout le bateau. La sirène se met à hurler longuement, avec insistance, comme pour appeler à l’aide ou signaler un danger invisible. Là-bas, bien loin, des lumières s’allument en files parallèles et régulières. Des espaces d’eau luisent sombrement autour de nous. Nous sommes près d’Assouan et de la première cataracte. Le steamer s’arrête ici. Il faut descendre pour ne plus remonter.

À tâtons, dans l’ombre, nous débarquons sur une langue de terre basse, dont le sol est mou comme celui d’une lagune. Des silhouettes diaboliques nous entourent en gesticulant. Ce sont les âniers berbérins qui vont nous conduire à la ville, éloignée d’une demi-lieue : car le Nil n’a plus assez d’eau, en cette saison, pour que nous puissions aborder à quai.

Les hommes noirs s’emparent de nous et de nos bagages. Au milieu du vent chaud qui nous souffle sa poussière dans la bouche, ils se disputent, ils crient, nous hissent de force sur leurs montures. Enfin, au galop des ânes, nous partons, dans les ténèbres brûlantes, vers un nouvel inconnu…


LOUIS BERTRAND.