Sur le Jeu de Robin et Marion d’Adam de la Halle/3

(p. 211-212).

SUR LE JEU DE ROBIN ET MARION

D’ADAM DE LA HALLE
(Suite.)

Le poème d’Adam de la Halle n’est donc qu’un développement scénique des chansons les plus populaires qu’il y ait jamais eu en France, puisque, vivant encore dans la mémoire du peuple, elles existaient bien antérieurement à l’époque où fut composé le Jeu de Robin et Marion. Nous avons cité surtout celles qui ont suivi ; il eût été facile de faire de même pour celles qui ont précédé : il eût suffi, pour cela, de faire des emprunts à n’importe quel livre sur la littérature française du moyen âge. M. Gaston Paris, étudiant le mouvement poétique dont Arras fut le centre au xiiie siècle, appelle Adam de la Halle « son dernier et meilleur représentant. » Et, parlant des pastourelles, il déclare tout d’abord que « leur genre est ancien. Quelques unes, ajout-t-il, généralement picardes, présentent des tableaux vifs et colorés des plaisirs et des « jeux » des villageois[1]. »

Ce n’est pas seulement le sujet qu’Adam a emprunté aux chansons : il leur a pris les noms mêmes de ses héros. Il existait, en effet, au moyen âge, tout un cycle de pastourelles dont les principaux personnages se nommaient Robin et Marion. Monmerqué, l’un des premiers éditeurs du Jeu, en a collectionné vingt-sept (plus neuf motets sur le même thème) dont il a réuni les poésies dans son avant-propos[2]. La popularité du couplet pastoral n’avait pas cessé encore au xve et au xvie siècle : le manuscrit publié par MM. G Paris et Gevaert commence par une chanson dont les premiers vers sont :

Puisque Robin j’ai à nom,
J’aimerai bien Marion.

L’exquise chanson : Petite Camusette, qu’Ockeghem et Josquin des Prés, entre autres, ont mise en parties, renferme ce vers :

Robin et Marion s’en vont au bois joli.

Enfin Adam de la Halle a fait à la tradition populaire un emprunt plus important encore : il y a pris les chansons mêmes, paroles et musique, qi forment la partie lyrique du Jeu de Robin et Marion. Cela est admis définitivement aujourd’hui par toutes les personnes compétentes. Une telle pratique peut nous étonner, nous modernes, habitués à un tout autre mode de composition. Cependant, loin d’être exceptionnel ou anormal, l’usage d’intercaler des chansons populaires dans des œuvres littéraires (dramatiques, lyriques ou narratives) était fréquent au moyen âge. C’est ainsi que, dans le roman de Guillaume de Dole, remontant à la fin du xiie siècle, l’auteur a mis au cours du récit des chansons ou fragments de chansons de tout genre, « en quoi, ajoute M. Gaston Paris, il a été imité par les auteurs de la Violette, de la Poire, de la Panthère d’amours, du Châtelain de Couci, de Méliacin, etc. ». Le roman satirique : Renard le Noviel, composé à la fin du xiiie siècle par le Lillois Jacquemard Gelée, celui de Fauvel, du commencement du xive siècle, sont d’autres exemples du même procédé. Des chansons même, surtout des pastourelles composées par des lettres, introduisent au cours de leur développement des fragments ou refrains d’autres chansons, populaires ou non, mais antérieures et étrangères à leur propre composition[3].

Les premiers monuments de la littérature dramatique donnent lieu à d’analogues observations. Ni dans les mystères, ni dans les premières comédies satiriques on ne connaît d’exemples d’une partie musicale spécialement composée, mais les chants qui figurent dans ces œuvres sont toujours empruntés à des éléments préexistants : au répertoire des chants liturgiques quand il faut chanter les louanges de Dieu, ce qui est le cas le plus fréquent, — au domaine populaire s’il s’agit de chants profanes[4].

Le Jeu de Robin et Marion ne fait pas exception à cet antique usage. Et, de fait, si nous pouvons être étonnés de constater ici un procédé de composition si différent des nôtres, il serait plus surprenant encore qu’Adam de la Halle eût seul fait exception aux coutumes de ses contemporains, pour se conformer, plusieurs siècles d’avance, à nos pratiques modernes ! Aussi M. Gaston Paris, — déjà souvent nommé, mais qui ne saurait trop l’être en une telle matière, a-t-il pu écrire dans son résumé de la Littérature française au moyen âge : « Ce sont des bergers qu’Adam met en scène, et, à toute occasion, employant, mais d’une façon plus piquante, le procédé de Guillaume de Dole et autres romans, il leur met dans la bouche des refrains ou des fragments de chansons qui appartiennent à ce qu’on peut appeler le cycle de Robin et Marion[5]. » Et le plus récent éditeur du Jeu, M. Ernest Langlois, professeur à la Faculté des Lettres de Lille, renouvelle la même affirmation en ces termes : « L’auteur n’a fait chanter à ses personnages, bien que lui-même fût un musicien très goûté, que des refrains populaires. La preuve indiscutable que ces refrains n’ont pas été composés pour le Jeu de Robin et Marion ressort de l’effort visible que le poète a souvent dû faire pour les y enchâsser, de la présence de quelques-uns dans des compositions antérieures au drame, parfois même de rimes étrangères au dialecte picard[6]. »

Deux au moins de ces chansons figurent dans des monuments antérieurs.

C’est d’abord la plus célèbre : Robin m’aime, Robin m’a, par laquelle s’ouvre le Jeu, et qui, nous dit-on, est restée populaire jusqu’à nos jours dans les provinces du nord de la France et de la Belgique. Monmerqué dit à ce sujet : « Si on ne représente plus depuis longtemps le Jeu de Robin et Marion, il en existe au moins des souvenirs dans les villages du Hainaut. M. Arthur Dinaux (dans les Trouvères cambrésiens, 1834) nous apprend que la chanson :

Robin m’aime, Robin m’a,

est encore fréquemment dans la bouche des jeunes paysannes du Hainaut, surtout aux environs de Bavai. On y a seulement changé le nom de Robin en celui de Robert[7]. » Gustave Chouquet dit, de son côté : « Les paysans du Nord de la France répètent encore cette romance populaire, et, dans leur manière de la chanter, ils semblent se conformer à la tradition du moyen âge[8]. » De Coussemaker parle aussi de la popularité dont ont joui ces chansons, « et dont quelques-uns sont encore en possession aujourd’hui dans le nord de la France » ; il précise en disant : « On chante encore en Artois la douce mélodie de Robin m’aime[9]. » M. E. Langlois, bien placé pour connaître ces détails, puisqu’il professe à la Faculté de Lille, ajoute : « Le couplet « Robin m’aime » se chante encore, paraît-il, dans l’Artois, dans le Hainaut, et sans doute ailleurs[10]. »

Ses deux premiers vers figurent déjà dans une pastourelle anonyme que Bartsch range parmi les œuvres des plus anciens trouvères, et, d’autre part, ils forment le refrain du troisième couplet d’une pastourelle de Perrin d’Angecourt, dont tous les refrains (au nombre de cinq), conformément à une pratique précédemment expliquée, sont eux-mêmes empruntés à des chansons populaires antérieures : or, ce morceau, datant du milieu du xviiie siècle, est par conséquent d’une trentaine d’années antérieur à la composition de Robin et Marion[11]. — Le même fragment, avec la musique notée, se trouve aussi dans un motet du manuscrit de Montepellier[12], dont la composition a été encore attribuée à Adam de la Halle sans aucune raison plausible.

L’autre morceau manifestement emprunté à un poème antérieur est le fragment de la chanson de geste, ou plutôt de la parodie de chanson de geste : Audigier, dit Raimberge….. L’épopée burlesque d’Audigier, que M. Gaston Paris dit « fort ancienne », est une production grossière et d’une verve ultra-gauloise, dont le vers mentionné nous donne une idée suffisante : elle était si bien jugée pour telle dès le moyen âge que le personnage qui la chante dans le Jeu de Robin et Marion est interrompu dès le premier vers par Robin, qui lui reproche de dire des choses inconvenantes devant Marion, et le traite de « sale ménestrel », « ors menestreus ! » Ce fragment n’en est pas moins précieux pour nous, car il n’est pas douteux que son chant, dont la gravité fait un contraste comique avec les paroles, soit le même que celui des chansons de geste proprement dites : nous possédons ainsi le seul vestige qui nous soit parvenu des formules mélodiques sur lesquelles se chantaient nos antiques épopées, à commencer par la Chanson de Roland.

Nous pouvons ajouter sans crainte le couplet chanté par le chevalier à sa première sortie : Hui main je kevaucoie lès l’orière d’un bois, qui n’a pas été identifié, que je sache, avec une autre chanson positivement connue comme antérieure, mais qui ressemble si parfaitement aux premiers couplets de toutes les pastourelles qu’il n’est pas douteux qu’il ait été pris à l’une d’elles.

Le morceau de musique le plus développé et le plus scénique qu’il y ait dans Robin et Marion est le dialogue dans lequel le berger demande à la bergère son chapeau de fleurs ; mais pas plus que le reste il n’a été composé spécialement pour la pièce : on s’en convaincra par la confrontation suivante des couplets formant refrain au commencement et à la fin du duo avec un fragment d’une autre pastourelle :

Bergeronnette, Bargeronnette,
Douche baisselette, Très douce compaignette,
Donnés le mi, vostre capelet, Donneiz moi vostre chaipelet,
Donnés le mi, vostre capelet. Donneiz moi vostre chaipelet.

Quant aux autres, s’ils ne nous ont pas été conservés, ils ne sont pas moins sûrement dans le même cas : leur musique même, franche de tonalité et de rythme, serait, à elle seule, une garantie suffisante de leur origine populaire. Quelques-unes de ces chansons ont un assez grand nombre de couplets pour que nous puissions les croire complètes ; ce sont principalement : la chanson Robin m’aime, dont la forme libre correspond à trois couplets (le 3e reproduisant le premier, le second plus long d’un vers et du refrain : A leur i va) ; — les deux couplets alternativement dits par Marion et Robin à l’entrée du berger, et leur dialogue amoureux : Bergeronnette, douche baisselette, qui, au point de vue musical, peut être partagé en quatre couplets irréguliers ; — la chanson de danse : Robin, par l’âme ten pere, à cinq couplets alternés ; enfin les deux couplets de la chanson : J’ai encore un tel pasté.

Tous les autres morceaux sont très courts et semblent formés soit de simples refrains (généralement de chansons à danser), soit de couplets isolés empruntés à des morceaux plus longs : dans ce dernier cas, on peut ranger en toute confiance le couplet de pastourelle du chevalier, avec son refrain rustique deux fois repris : Trairi deluriau deluriau delurèle, et le vers de la geste d’Audigier.

(À suivre.)

Julien Tiersot.

  1. Gaston Paris, la Littérature française au moyen âge, pages 178 et 184. Sur l’ancienneté des pastourelles et leur antériorité par rapport au Jeu de Robin et Marion, voyez encore : A. Jeanroy, les Origines de la poésie lyrique en France, chap. i ; — la récente édition du Jeu de Robin et Marion, par Ernest Langlois, p. 16 et suivantes ; enfin le recueil de Romances et Pastourelles des xiie et xiiie siècle publié en Allemagne par Carl Bartsch.
  2. Monmerqué et F. Michel, Théâtre français du moyen âge, pages 31 à 48.
  3. Voir à ce sujet le chapitre des Refrains dans A. Jeanroy, les Origines de la poésie lyrique, p. 102 et suiv., ainsi que mon Histoire de la chanson populaire, p. 425 et suiv.
  4. Pour les détails relatifs à ce sujet, voir mon Histoire de la Chanson populaire, p. 490 et suiv.
  5. G. Paris, Loc. cit., p. 192. Je laisse pour le moment de côté les distinctions subtiles de la chanson populaire, semi-populaire, littéraire ou courtoise, question à laquelle le sujet pourrait fournir des éléments intéressants, mais qui demanderait, pour être traitée, plus de développements que nous n’en pouvons donner ici.
  6. Le Jeu de Robin et Marion, publié par Ernest Langlois, Paris, Fontemoing, 1896. — En passant, je ferai à M. E. Langlois un léger reproche : c’est qu’ayant cité, à l’appui de son argumentation, les écrits de M. Gaston Paris et de M. Jeanroy, il ait laissé dans un sombre oubli mon Histoire de la Chanson populaire, où ce sujet est traité d’une façon spéciale et avec plus de développement que partout ailleurs (p. 422 et suiv.). Cependant ce livre a précédé les deux autres puisque, rédigé en vue d’un concours ouvert en 1883, il a été couronné par l’Institut en 1885 ; et, s’il n’a paru qu’en 1889, du moins les lecteurs du Ménestrel ont-ils eu, dès 1888, la primeur du chapitre dont précisément il est question ici. Or, la thèse de M. Jeanroy ne fut soutenue qu’en 1889, et c’est dans la même année que parut la première édition du livre de M. Gaston Paris. L’on voudra bien m’en excuser d’avoir tenu à faire valoir mes droits d’antériorité à cet égard, et rappelé que j’ai, le premier, nettement formulé et développé une vérité que tout le monde admet aujourd’hui.
  7. Théâtre français au moyen âge, p. 20.
  8. Histoire de la Musique dramatique en France, p. 37.
  9. De Coussemaker, Adam de la Halle, Introd., p. lxviii, et l’Art harmonique aux xiie et xiiie siècle, p. 214.
  10. Introd. du Jeu de Robin et Marion, p. 29-30. — Je dois avouer, malgré ces affirmations, qu’aucun folk-loriste contemporain n’a retrouvé dans la tradition populaire la moindre trace de cette chanson. J’ai seulement remarqué une formule mélodique analogue, sur d’autres paroles (flamandes), dans certains morceaux de l’intéressant recueil de Chants populaires flamands, recueillis et publiés en Belgique par MM. Adolphe Lootens et J.-M.-E. Feys. De même, une ronde flamande recueillie par de Coussemaker (Chants populaires des Flamands de France, page 341) reproduit presque note pour note la mélodie de la chanson de danse qui termine le Jeu de Robin et Marion : « La sentêle, la sentêle », etc.
  11. Carl Bartsch, Romances et Pastourelles, p. 196 et 295.
  12. no CCXXVII du Recueil de Motets français, publié par M. Gaston Raynaud.