Sur la tombe de Huysmans/L’Incarnation de l’Adverbe

Collection des Curiosités Littéraires (p. 45-66).



Après la Conversion


L’Incarnation ▩ ▩


▩ ▩ de l’Adverbe


Les abeilles se posent quelquefois sur les excréments.

Il paraît qu’elles y trouvent du miel.

Paroles d’un FRELON.



Lorsque parurent, dans l’Echo de Paris, les premières pages de Là-Bas, j’étais au fond d’un désert scandinave peu visité par les émotions esthétiques. Un ami fidèle m’envoya pourtant cette nouveauté et la lecture du chapitre liminaire me secoua d’un si fougueux enthousiasme que, sans attendre ce qui devait suivre, j’expédiai, séance tenante, à l’auteur, un pathétique message. Même je lui promis d’être plus éloquent encore et d’afficher son nom sur les chapiteaux des cieux, lorsque son œuvre serait définitivement publiée.

Je vais donc m’exécuter aujourd’hui comme je pourrai, mais sans espoir que l’allégresse de des Esseintes égale mon zèle.

En effet, la vision d’ensemble de Là-Bas n’a guère tardé à me délivrer de ma congestion lyrique. Je suis même forcé de reconnaître, en gémissant, que, malgré certaines pages curieuses dont l’estampille est contestable, le nouveau livre de Huysmans est la plus monstrueusement futile des rapsodies contemporaines.

Je ne crois pas que l’incirconcision littéraire ait encore affiché un aussi furieux dévergondage d’informations anarchiques.

Cette œuvre est un fatras inouï, une bagarre, une bousculade, un pêle-mêle, un cataclysme de documents, car le célèbre écrivain se manifeste plus que jamais comme une cataracte du ciel documentaire.

Dieu seul peut savoir ce que coûte un livre à ce malheureux également incapable d’inventer et de deviner. L’existence entière d’un pareil preneur de notes est évidemment dévolue aux marginalia et aux carnets. Quand la récolte est suffisamment copieuse, il s’entr’ouvre à propos de n’importe quoi et cela fait un bouquin tel que Là-Bas, dont je mets au défi le critique le plus sagace de déterminer la tendance.

Dans A Rebours, le procédé était le même, sans doute, puisque l’auteur n’en connaît pas d’autre, mais il y avait au moins une sorte d’idée centrale et vertébrale qui pouvait donner l’illusion de l’unité.

Ah ! ce n’était pas fracassant de génie, ça ne crevait pas les yeux à force d’éclat, ce haillon d’idée emprunté à la pouilleuse métaphysique de Schopenhauer : « Seul, le pire arrive ! » Tel était le concept.

Les hommes sont des porcs, les femmes sont des truies et la société n’est qu’un immense amas de charognes. Par conséquent, la Foi, l’Espérance, l’Amour, l’Enthousiasme, tous les grands ressorts de la Vie doivent être bafoués et déshonorés comme les jobardes hallucinations de la quinzième année.

Huysmans, à trente-cinq ans, imaginait donc un individu radicalement guéri de la vertu, merveilleusement opéré du cœur et même du cerveau, ayant, à force d’écus, réalisé le refuge délicat d’une boutique princière de curiosités esthétiques.

L’esprit ne pouvait entrer qu’à reculons dans cet ermitage, puisque l’inflexible consigne était l’option perpétuelle pour l’antinomie et le contre-pied. Le « sésame » de cet endroit, c’était d’être rare et de détester la tradition du genre humain. Je ne sais pas s’il s’est jamais vu un aussi ferme parti pris d’éconduire la Vérité et la Beauté pour n’admettre que l’anomalie et la déviation, — l’exception même étant abhorrée, si elle impliquait l’équilibre de la force ou de la grandeur.

L’avenir s’étonnera de l’enfantillage inouï d’un livre à succès, où les orchidées de l’Inde, — par exemple, — sont estimées supérieures aux plus belles fleurs de l’Occident, par cette raison, passablement hollandaise, qu’il est difficile de les avoir et que cela coûte beaucoup d’argent !…

Il est vrai que l’expérience finissait par une dégoûtation salutaire. L’auteur, écœuré de son identique radotage, fermait tout à coup son livre en poussant un grand cri vers Dieu… Comment deviner que cette clameur était encore un artifice littéraire ?

À dater de ce jour, Huysmans fut regardé comme un pessimiste qui évoluait vers le christianisme. On put même croire cette évolution virtuellement accomplie chez un écrivain qui vantait lui-même son indépendance et qui ne devait, en somme, avoir obéi qu’à ses facultés esthétiques. Ne fallait-il pas notre époque de démolition et de tremblement pour qu’une telle aventure devînt possible ?… Il s’écrivit là-dessus de très amples phrases.

Un homme qu’on disait extraordinaire, poussé vers Dieu par désespoir, par mépris, par horreur de la banalité contemporaine, par tous les besoins de son âme artiste et cependant, n’en voulant pas de ce Dieu terrible et se débattant avec rage dans ses lumineux filets ! Quel spectacle ! L’admiration de quelques naïfs dépassa toute conjecture et la surprise de beaucoup de malins fut extrême.

Évidemment, il n’y avait plus qu’à attendre et, pour ce faire, on planta de nombreux ormeaux sur le rectiligne chemin du Tribunal de la Pénitence.

Les ans s’écoulèrent et trois nouveaux livres parurent : En Rade, Un Dilemme, Certains. Dans le premier, le pessimisme d’A Rebours s’était simplement aggravé d’une façon démoniaque, sans compensation d’aucune sorte. C’était un peu décourageant. Rien de bien théologal non plus ne transpirait à travers les deux autres. Le spiritualisme de ce romancier ne se débobinait pas.

À la rigueur, cela pouvait s’expliquer par l’insuffisance de l’occasion, cela s’expliquait même très bien par la ténuité de cheveu de ces fantaisies vraiment étrangères à toute préméditation divine, et les croyants se rassirent dans l’inexpugnable volonté de patienter éternellement.

À la fin, pourtant, Là-Bas fut annoncé comme une œuvre décisive. Étude sur le Satanisme, disait le journal qui la publia. Évidemment l’écrivain qui déclarait, auparavant, sa hautaine résolution de se réjouir désormais « au-dessus du temps », allait, tout de bon, cette fois, s’élancer dans la direction des cieux, et les premières pages furent telles qu’on pouvait bien croire qu’il avait déjà quitté la terre.

« La conception de Là-Bas, lui écrivais-je, échappe naturellement à mes conjectures, mais quel début prodigieux que cette évocation du Christ des Pauvres ! Vous devenez, mon cher Huysmans, un catholique éperdu. Vous ne gouvernez plus votre âme, c’est elle qui vous traîne, par ces admirables sentiers en abîme, de la vie littéraire à la vie contemplative.

« Ne l’avez-vous pas clairement exprimé vous-même ? Après À Rebours et En Rade, vous étiez au fond de l’impasse. Il fallait crever dans le cul-de-sac ou chercher une autre voie.

« Vous rappelez-vous Nicolardot expliquant votre pessimisme par votre ignorance absolue des « bons endroits ». Nous en avons ri quelquefois ensemble, mais ne pensez-vous pas, décidément, que ce grotesque avait raison ? Vous ignoriez le bon endroit. Vous paraissez le connaître aujourd’hui et voilà votre superbe talent renouvelé d’une manière indéfectible, car vous êtes au seuil de l’extase et de la magnificence. »

Eh bien, je me trompais d’adverbe. Huysmans avait écrit Là-Bas et je m’obstinais à lire Là-Haut. Tout s’explique.

Un de ses élèves, légèrement déçu, exprima le vœu timide que les aspirations vacillantes de l’auteur fussent désormais garanties par le choix décisif de cette nouvelle étiquette. Mais l’erreur de ce bon disciple est encore plus lourde que la mienne.

La vérité, c’est que Huysmans a réellement voulu écrire Là-Haut, qu’il a cru l’écrire, — tant est profonde son inconscience ! — et que sa nature l’a précipité dans l’autre Abîme. Sa gravitation est du côté des Ténèbres ; son abominable livre ne permet plus d’en douter.

Ténèbres de la raison, ténèbres du cœur, ténèbres sur la vie et ténèbres sur la mort, c’est horriblement complet !

Quand il dit, par exemple, que « les conversations qui ne traitent pas de religion ou d’art sont vaines et basses » ; quand il déclare son admiration pour les Trappistes ou les Chartreux, ses attendrissements à l’appel matinal des cloches, son mépris indigné pour les catholiques médiocres et les prêtres sans ferveur, etc. ; enfin, lorsqu’il écrit à tâtons dix pages obscures sur l’effusion du Paraclet et l’avènement prochain du « Christ en gloire » ; soyez persuadé qu’il utilise comme il peut les notes qu’on lui a données et que son âme n’est pour rien dans l’illusion de christianisme naissant que ce bavardage peut produire.

Au fond, — cela est terrible à penser — Huysmans est le zélateur des cauchemars et des difformités qu’il étale, et la complaisance raffinée de ses peintures en est la preuve. Mis en demeure de manifester une bonne fois sa prédilection, ce sceptique blafard s’est enfermé dans la « Tour de plomb des Hystéries » pour mieux outrager le « Nazaréen ».

Cela pourrait encore avoir une certaine grandeur infernale, si l’audace d’une idée précise ne manquait pas essentiellement et, surtout, si on ne sentait pas, à chaque instant, l’impersonnalité d’un pauvre homme qui tient à placer tous ses documents.

Et quelle averse effroyable de ces prétendues informations ramassées partout depuis des années ! Songez que ce livre a la prétention de nous renseigner sur le symbolisme des cloches, sur le Moyen Âge, sur l’histoire du Maréchal de Rais, sur la médecine, la pharmacie, le sadisme, le vampirisme, le spiritisme, l’astrologie, la théurgie, la magie, l’incubat, le succubat, l’envoûtement et la liturgie ; enfin sur la messe noire, sur le sacrifice de Melchissédec, sur l’Antéchrist et le Paraclet !

Tout cela sans préjudice d’aperçus intermédiaires sur le naturalisme, la peinture, l’argent, les femmes, les prêtres, la cuisine, la théologie et, en général, sur tout ce qui peut être l’objet de l’entendement humain.

Il n’y manque absolument que ce que j’ai dit, un concept qui appartienne en propre à l’auteur, une idée personnelle et ombilicale qui nous éclaire sur la genèse métaphysique de cette broussailleuse compilation, en nous dévoilant le souci du compilateur. On a lu près de cinq cents pages sans que rien se soit débrouillé.

Si l’on veut absolument que la dernière phrase du livre en soit l’explication, la perplexité ne diminue guère, car il faudrait alors supposer, — contre toute vraisemblance — l’effrayante médiocrité d’un écrivain capable de fabriquer huit ou neuf volumes sur cette unique donnée que l’âme humaine est défunte et qu’il ne reste plus qu’à « se croiser les bras » en écoutant les insipides propos d’une société qui va mourir.

Pourquoi donc, en ce cas, parler avec respect de la prière ? Pourquoi des phrases, plusieurs fois centenaires, hélas ! sur la paix du cloître, sur la suavité des émotions religieuses, sur l’enviable candeur des humbles ? Pourquoi surtout cette obsession maladive d’un satanisme orthodoxe qu’il est impossible d’admettre sans la plus formelle adhésion aux enseignements du Catholicisme ?

Il fallait choisir ou, du moins, se taire, si on était assez sopranisé par le scepticisme pour n’avoir plus la virilité d’un choix. Nul byzantin littéraire n’a le droit d’attenter aux âmes et c’est un enfantillage criminel d’accuser l’Église — en la prenant au sérieux — quand on ne peut pas étayer son blâme sur des considérants éternels.

La seule excuse de ce lamentable écrivain, c’est l’inconscience dont j’ai parlé. Huysmans a souvent exprimé son mépris et sa haine du « dilettantisme en art » et il ne se doute pas qu’il fait du dilettantisme religieux, ce qui est plus grave et certainement plus dénué de génie, s’il est possible.

Plus qu’aucun autre, cependant, il avait été averti. On sait que, pendant cinq ans, il fut l’intime de celui d’entre ses contemporains qui pouvait le mieux l’orienter. Ce fut un bail inouï de suggestions, de démonstrations, d’exhortations et de conseils. Les aliments les plus généreux furent conférés avec patience à cet estomac débile qui ne pouvait rien digérer.

L’unique résultat de ce défrichement impossible fut le monstrueux cahier de notules sans discernement et sans cohésion d’où Là-Bas est enfin sorti. Le divulgateur d’Absolu qui l’allaita doit être médiocrement satisfait du nourrisson.

Non seulement celui-ci n’a rien compris aux idées générales qu’on essaya de faire pénétrer en lui, mais il les a fragmentées et dénaturées, comme un écolier barbare, en en dispersant les signes.

Son œuvre est ainsi devenue un gâchis effroyable de matériaux primitivement destinés à l’édification d’un grand livre et détériorés à plaisir par la perversité d’un impuissant.

On y rencontre à chaque instant la trace d’une pensée étrangère, quelquefois même des blocs entiers inexplicablement échappés à la rage du destructeur et qui font voir quel monument aurait pu construire un manouvrier plus obéissant et plus humble.

Mais il aurait fallu d’abord accepter, je le répète pour la troisième fois, un concept générateur, un substrat métaphysique dont la norme fût inflexible, et cela ne cadrait pas plus avec les facultés cérébrales du dilettante qu’avec les instincts du profanateur.

Le pédagogue providentiel à qui l’auteur de Là-Bas doit les trois quarts de son livre se serait assurément réjoui dans l’ombre de lui avoir suggéré un chef-d’œuvre, mais je doute qu’il supporte sans indignation l’ignominieux travestissement de sa pensée.

Non content d’accommoder en blasphèmes orduriers les effusions embrasées d’une âme qui s’est répandue devant lui, Huysmans, en son vingtième chapitre, a découvert, à son propre insu, le moyen de ridiculiser jusqu’au paradoxe et jusqu’à la chie-en-lit, les confidences religieuses du plus douloureux espoir !

C’est pousser fort avant, je crois, l’abus du calepin documentaire et je ne sais pas si même l’inqualifiable méfait d’avoir publié simplement des lettres de femme[1] qu’il n’eût pas été capable d’inventer est plus odieux et démontre un cœur plus bas que l’innocence affreuse de cette imbécile profanation.

Arrivons maintenant à l’Adverbe.

Le goût passionné de Huysmans pour cette partie du discours est étrangement et profondément caractéristique.

Pour qui cherche dans les œuvres des écrivains autre chose qu’un délassement ou une trépidation nerveuse, le titre d’un livre a l’importance d’un ostensoir de grandeur et de vanité.

Qu’il le veuille ou non, l’auteur est forcé d’étaler là son espèce que ne consacre pas toujours le ravissement du lecteur.

À ce point de vue, les titres de Huysmans sont peut-être les plus étonnants qui existent : En Ménage, A Rebours, En Rade, A vau-l’eau, Là-Bas. Remarquez bien que ce n’est pas même l’adverbe, c’est la locution adverbiale.

Le dynamomètre de son esprit, c’est la locution adverbiale. Le simple adverbe serait encore trop précis, trop mâle, trop dogmatique et trop tranchant pour un appareil cérébral incapable de fonctionner autrement que dans un mode subjonctif et satellitaire. La pensée de cet homme a l’évolution triste et lointaine de la planète des calamités.

L’adverbe, selon la grammaire, est un mot invariable qui modifie le verbe, l’adjectif ou un autre adverbe par une idée de lieu, de temps, de circonstance, etc. Ce dangereux subalterne est le chien du troupeau des phrases. Quand il commande, c’est pour dévorer.

Le même adverbe, selon la littérature saturnienne, est un vocable de crépuscule qui se charge d’inféconder l’Affirmation, d’estomper à la plombagine les contours de la Parole et de favoriser d’un brouillard les monstrueux accouplements de l’Antinomie. C’est le bienfaiteur du Néant.

C’est pourquoi Huysmans idolâtre si jalousement jusqu’au simulacre de l’Adverbe, qu’il lui a bâti des chapelles où ne peuvent entrer qu’en tremblant les génitives Prépositions ou les Conjonctions obscènes, mais d’où sont bannies avec rage les patibulaires Interjections.

Un jour Émile Zola, dont l’esprit graisseux n’est huilé que pour glisser sur les surfaces, s’avisa de peindre Huysmans.

Le fantomatique « Souvarine » de Germinal est le portrait physique, ressemblant à faire peur, de ce virtuose de fascination. Mais ce n’est qu’un portrait physique, le seul dont Émile Zola soit capable.

Or, le nihiliste silencieux et inhumain du puits Voreux est un spectre d’action qui opère fort bien lui-même, dans les ténèbres, et qui n’envoie pas les autres en son lieu. Il extermine tant qu’il peut, mais en exposant sa carcasse qui ne lui paraît pas un meuble précieux, et il ne prendrait pas des airs olympiens avec tel ou tel qui se serait fait assommer pour lui. C’est un désespéré sans couture, celui-là, qui ne farde pas ses exécrations. Enfin, il a surtout, à défaut de vertus cardinales ou théologales, cette noblesse intellectuelle d’obéir à une pensée fixe et d’en épouser toutes les conséquences.

Croirait-on qu’un seul mot de ce personnage fictif a suffi pour déterminer l’insomnie de des Esseintes ?

Lorsque Souvarine, ayant accompli son éventrement du cuvelage de la fosse, est sur le point de porter ailleurs le typhon de ses fureurs de sectaire, sans s’attarder à l’oiseuse contemplation de la catastrophe qu’il a déchaînée, quelqu’un lui demande où il va. C’est alors qu’étendant le bras dans un geste vague, il répond simplement : Là-bas.

Cet unique mot, ce semblant d’adverbe a décidé l’éclosion du semblant de livre que voici où Huysmans, abrité par l’athéisme de son époque, peut impunément réaliser sur les intelligences privées de gardiens, le programme d’immolation que le fanatique de Germinal exécutait sur les corps, au hasard de sa propre peau.

Et cependant, il ne s’arrête pas de le vomir, ce complaisant siècle. On est tenté de se demander si c’est bien sincère et si son chagrin de ne pas vivre en plein Moyen Âge est autre chose qu’une lamentation de phraseur. C’est l’histoire des orchidées. Il aurait alors exigé le siècle de Périclès ou la période fabuleuse des dynasties égyptiennes.

Ce Moyen Âge qu’il pleure eût été, je crois, fortement inhospitalier aux oscillations et aux amphibologies de son art. Les hommes de ce temps étaient vraiment hommes et ne rougissaient ni de l’amour, ni de l’innocence, ni de la prière.

Ils ne disaient pas odieusement comme lui : « Ma patrie, c’est où je suis bien », mais : Je suis bien où est ma patrie, et c’est pour cela qu’on se faisait tuer sous les yeux de cette Pucelle d’entre les Archanges qu’il ose accuser d’avoir été funeste à la France (pages 65 et 66).

Les enthousiastes qui se crucifiaient de fatigues et de pénitences pour le Saint Tombeau auraient peu compris la chiasse devant l’ennemi, dont il est parlé dans Sac au dos, et moins encore, s’il se peut, l’étonnante assimilation du vœu monastique à ce besoin de sécurité bordelière qui discipline ordinairement les prostituées vagabondes (p.16).

Cette société vaillante ayant le cœur pur, la gaîté de ses Bienheureux ne la scandalisait pas, car elle pensait, au contraire du mélancolique auteur de Là-Bas, que la tristesse coutumière est un signe de turpitude.

Pour tout dire, le Verbe seul était adoré, — l’adverbe et le sous-adverbe n’ayant encore, en ces temps anciens, qu’une existence grammaticale.

Je suis donc inébranlablement persuadé que la Providence n’a pas commis cette impardonnable erreur de fourrer l’âme d’un contemporain des Croisades sous la flanelle d’un contemporain de M. Zola et j’estime que Huysmans eût vécu sans consolation dans un monde où l’on torréfiait si bien les profanateurs.

« Et il s’accusa justement à la fin. C’était sa faute, à lui, si tout ratait. Il manquait d’appétit n’était réellement tourmenté que par l’éréthisme de sa cervelle. Il était usé de corps, élimé d’âme, inapte à aimer, las de tendresses avant même qu’il ne les reçût et si dégoûté après qu’il les avait subies ! Il avait le cœur en friche et rien ne poussait. Puis quelle maladie que celle-là : se souiller d’avance par la réflexion tous les plaisirs, se salir tout idéal dès qu’on l’atteint ! Il ne pouvait plus toucher à rien, sans le gâter. Dans cette misère d’âme, tout, sauf l’art, n’était plus qu’une récréation plus ou moins fastidieuse, qu’une diversion plus ou moins vaine. »

Ainsi se drape lui-même notre auteur, à la page 272.

Une Théologie sublime nous déclare qu’aussitôt après la mort, les âmes se jugent elles-mêmes dans l’essentielle clarté qui les inonde, qu’elles se précipitent spontanément, avec la plus effrayante liberté, dans l’abîme qui leur convient et que c’est ainsi qu’il faut concevoir le redoutable Tribunal de Dieu.

Est-il donc déjà mort, cet infortuné Huysmans, pour nous faire entendre un si funèbre sanglot ?

« Inapte à aimer ! » Inapte, par conséquent, à l’admiration et ne reflétant jamais que sa propre image dans les œuvres d’art qu’il croit contempler.

Ce morose dégustateur de l’insolite et du nonpareil, m’avouait, un jour, que, jamais, dans un roman, il ne ferait dire à personne : Je vous aime, — sacrifiant ainsi l’exactitude matérielle dont se glorifie le naturalisme à la ténébreuse injonction d’un Maître qu’il ne connaît pas.

Cette parole a quelque chose de panique, lorsqu’on y songe.

Mais je ne crois pas qu’il écrive beaucoup, désormais. Après Là-Bas, il doit être épuisé de notes, comme on est épuisé de sang, et que diable voulez-vous qu’il dise quand il n’en a pas ?

Schopenhauer n’est pas infini et ce n’est vraiment pas une destinée littéraire de ressasser et de retaper éternellement les épiphonèmes sentencieux de ce très bas cuistre.

La mosaïque des mots ou des phrases, quelque surfine et compliquée qu’on la suppose, ne mène pas non plus infiniment loin, surtout quand l’esprit d’un écrivain n’a ni vestibule ni paroi.

Et puis, d’ailleurs, quoi profaner maintenant ? Que reste-t-il à polluer et à gâter ? Je ne suis pas bégueule, mais il y a vraiment trop d’ordures de la dégoûtation surabonde en ce bréviaire de suggestions sacrilèges que le Moyen Âge aurait fait brûler avec des copeaux fangeux !

Quand on pense à la tache affreuse que ce livre laissera sur certains esprits, c’est effarant de se dire que le fratricide auteur avait reçu de quelqu’un l’électuaire de la Vérité, l’élixir du suprême Espoir… et qu’il en a fait un poison mortel, pour que son âme de sépulcre ne fût point en péril de joie et que son esthétique de galérien ne le réprimandât pas !

Copenhague, 14 mai 1891.


  1. Mme H. M., maîtresse de Péladan.