Sur la structure logique du langage

METAPHYSIQUE ET DE MORALE

SUR LA STRUCTURE LOGIQUE DU LANGAGE

S’il fallait en croire les programmes de la classe de philosophie, les philosophes ne s’intéresseraient au langage que pour en rechercher l’origine. Or la question de l’origine du langage n’est pas plus philosophique que scientifique ; et, si tant est qu’elle ait un sens, elle ne relève que de l’imagination et du mythe[1]. En revanche, il y a une étude parfaitement positive, et bien digne de l’attention des philosophes : c’est celle du langage tel qu’il est, dans les innombrables formes qu’il revêt dans les différents peuples et aux diverses époques c’est celle de la structure des langues et de leur évolution. Car en somme, de toutes les manifestations de la pensée, le langage est la plus universelle et, malgré tout, la plus adéquate. Si imparfait qu’il soit comme mode d’expression, il est encore le plus commode et le plus complet. Il est impossible que l’esprit humain, qui le façonne et le transforme sans cesse pour son usage, n’y imprime pas la trace de ses tendances et de ses fonctions, et que les formes du langage ne reflètent pas, dans une certaine mesure, les formes de la pensée. « Je crois véritablement que les langues sont le meilleur miroir de l’esprit humain, et qu’une analyse exacte de la signification des mots ferait mieux connaître que toute autre chose les opérations de l’entendement[2]. » Malgré ce conseil, les philosophes ont trop long- temps négligé la grammaire générale ; et les linguistes, de leur côte, l’ont également négligée, par défiance pour la philosophie. Il en est résulté une séparation complétera logique et de la linguistique, au détriment de toutes les deux. Mais de nos jours, les linguistes ont cessé de professer un dédain systématique pour la philosophie, et une aversion pour les « idées générales » ; ils ont fini par s’apercevoir que les langues ne sont pas des « organismes » qui évolueraient d’une manière inconsciente spontanée, en dehors et presque indépendamment des esprits. Ils ont reconnu que la pensée, et même la pensée consciente et réfléchie, joue un rôle essentiel dans cette évolution ; que les langues sont en somme des instruments de cette pensée, et qu’elle les fabrique naturellement suivant ses besoins. Parmi les facteurs de cette évolution, il faut faire place à une logique inconsciente et instinctive, dont les formes du langage sont une manifestation, si confuse qu’elle soit. Or des études de « grammaire comparée » il ressort que certaines formes grammaticales sont à peu près universelles, et constituent implicitement une « grammaire générale ». Il n’est pas possible que ces « catégories grammaticales » n’aient pas quelque relation avec les « catégories logiques ». Dès lors, au lieu de construire le système de catégories a priori pour ainsi dire dans le vide, ou de le calquer (comme Kant) sur-les cadres scolastiques d’une logique surannée, en y ajoutant de fausses fenêtres pour la symétrie, ne serait-il pas plus sage, et plus sûr, de s’inspirer des résultats de la grammaire comparée ? Ce sont ces résultats que nous voulons exposer ici, d’après le cours récent de M. Meillet sur la morphologie générale et les catégories grammaticales[3]. Il va sans dire que les conclusions de ce cours reposent sur une étude strictement objective, des faits linguistiques, sans aucune idée préconçue, et sur une enquête comparative s’étendant à toutes les langues humaines, même les moins civilisées… Or il en est ressorti ce fait, qui a étonné le professeur lui-même, que les catégories grammaticales sont beaucoup plus universelles qu’on ne se l’imagine : ce qui diffère surtout, ce sont les formes, c’est-à-dire les moyens d’expression ; mais les idées fondamentales sont sensiblement ment les mêmes. Ce fait prouve que la pensée humaine est plus uniforme qu’on ne le croit d’ordinaire ; il, réfute à la fois les nominalistes, qui prétendent que la logique dépend exclusivement des formes du langage, et qu’il y a « autant de logiques que de langues » ; et les sociologues ou ethnologues qui, exagérant la diversité des races d’après les caractères physiques et extérieurs, tendent à établir entre elles une hétérogénéité fondamentale au point de vue intellectuel, et admettraient volontiers que chaque race a sa « logique » spéciale. Ce qui ressort de cette vaste exploration linguistique, c’est, malgré l’énorme différence matérielle des langues et leurs divers degrés de développement, l’unité essentielle de l’esprit humain. Cela donne encore plus de valeur philosophique aux conclusions de ces recherches, car cela nous permet d’affirmer que la structure de nos langues ne correspond pas seulement à une logique « latine », « européenne » ou « aryenne », mais à la Logique tout court[4].

I. — Les Classes de Mots.

La distinction la plus fondamentale (et la plus générale aussi) que présentent les « catégories grammaticales » est celle du nom et du verbe. Pour le linguiste, elle est définie par certaines différences morphologiques ; essayons d’en donner une définition logique. Le verbe exprime une action, un état, une relation, en résumé, un fait, un événement ; il implique un élément d’affirmation (d’assertion, pour mieux dire), car il exprime toujours le fait sous une certaine modalité (qui est précisément le mode), dans un certain rapport avec l’existence ou la réalité. Le nom, au contraire, exprime un être ou une chose, en un mot, un objet, réel ou imaginaire, existant ou non existant, sans impliquer aucune assertion à son sujet. Cet objet peut être ce qu’on appelle une qualité abstraite ; nous savons bien que les notions de qualités ne sont pas plus « abstraites » que les autres, que le courage n’est pas plus une abstraction que le courageux, ou que l’homme. Ce que le nom exprime, c’est un concept, une notion abstraite et générale (plus ou moins abstraite, plus ou moins générale, peu importe ici). Page:Revue de métaphysique et de morale, numéro 1, 1912.djvu/4 Page:Revue de métaphysique et de morale, numéro 1, 1912.djvu/5 Page:Revue de métaphysique et de morale, numéro 1, 1912.djvu/6 Page:Revue de métaphysique et de morale, numéro 1, 1912.djvu/7 Page:Revue de métaphysique et de morale, numéro 1, 1912.djvu/8 Page:Revue de métaphysique et de morale, numéro 1, 1912.djvu/9 Page:Revue de métaphysique et de morale, numéro 1, 1912.djvu/10 Page:Revue de métaphysique et de morale, numéro 1, 1912.djvu/11 Page:Revue de métaphysique et de morale, numéro 1, 1912.djvu/12 Page:Revue de métaphysique et de morale, numéro 1, 1912.djvu/13 Page:Revue de métaphysique et de morale, numéro 1, 1912.djvu/14 Page:Revue de métaphysique et de morale, numéro 1, 1912.djvu/15 Page:Revue de métaphysique et de morale, numéro 1, 1912.djvu/16 Page:Revue de métaphysique et de morale, numéro 1, 1912.djvu/17 Page:Revue de métaphysique et de morale, numéro 1, 1912.djvu/18 Page:Revue de métaphysique et de morale, numéro 1, 1912.djvu/19 Page:Revue de métaphysique et de morale, numéro 1, 1912.djvu/20 Page:Revue de métaphysique et de morale, numéro 1, 1912.djvu/21 Page:Revue de métaphysique et de morale, numéro 1, 1912.djvu/22 Page:Revue de métaphysique et de morale, numéro 1, 1912.djvu/23 Page:Revue de métaphysique et de morale, numéro 1, 1912.djvu/24

  1. Il est très amusant de voir Bersot, jeune professeur de philosophie, inquiété en 1842 par les autorités universitaires pour ses opinions hétérodoxes au sujet de l’origine du langage : Revue internationale de l’enseignement, novembre 1911.
  2. Leibniz, Nouveaux Essais, III, vii, § 6. Et plus spécialement § 3 : « Il est
  3. Collège de France, 1910-11. Nous avons publié une analyse de ce cours dans la revue Progreso, juillet à décembre 1911, dans la langue internationale (Ido) que tout homme instruit peu comprendre à première vue.
  4. Nous nous référons aux articles que nous avons déjà publiés ici sur des sujets connexes : Sur une application de la logique au problème de la langue internationale, 1908, p. 761 ; Des rapports de la logique et de la linguistique dans le problème de la langue internationale, 1911, p. 509.