Sur la religion/Quelques mots sur le panthéisme

QUELQUES MOTS SUR LE PANTHÉISME


On pourrait illustrer sous forme allégorique et dramatique la controverse qui s’est élevée de nos jours entre les professeurs de philosophie au sujet du théisme et du panthéisme, par un dialogue qui eut lieu au parterre d’un théâtre de Milan pendant la représentation. L’un des interlocuteurs, convaincu qu’il se trouve dans le grand et célèbre Théâtre de marionnettes de Girolamo, admire l’art avec lequel le directeur a arrangé les marionnettes et dirige le jeu. L’autre dit au contraire : « Mais nullement ! Nous sommes au théâtre de la Scala, le directeur et sa troupe jouent eux-mêmes, et sont cachés dans les personnes que nous avons devant nous ; le poète joue aussi. »

Il est amusant de voir de quelle façon les professeurs de philosophie coquettent avec le panthéisme comme avec un fruit défendu qu’ils n’ont pas le courage de saisir. J’ai déjà décrit leur attitude sous ce rapport dans mon essai sur La philosophie universitaire, qui nous a rappelé le tisseur Bottom dans le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare. Ah ! c’est un morceau de pain amer, que le pain des professeurs de philosophie ! D’abord on doit danser au son de la flûte de son ministre, et quand on l’a fait avec toute la grâce possible, on peut encore être attaqué au dehors par ces anthropophages féroces, les véritables philosophes. Ils sont capables de vous courir sus et de vous entraîner de force, pour vous exhiber à l’occasion comme polichinelle coupeur de bourses, en vue d’égayer leurs représentations[1].

Contre le panthéisme je n’ai que cette objection, c’est qu’il ne dit rien. Appeler le monde « Dieu », ce n’est pas l’expliquer, mais simplement enrichir la langue d’un synonyme superflu du mot « monde ». Dites : « Le monde est Dieu », ou « le monde est le monde », cela revient au même. Sans doute, si l’on part de Dieu comme de la chose donnée à expliquer, si l’on dit : « Dieu est le monde », il y a là en une certaine mesure une explication, en ce sens que nous sommes ramenés de l’inconnu au connu ; ce n’est toutefois qu’une explication de mot. Mais si l’on part de ce qui est réellement donné, c’est-à-dire du monde, et si l’on dit : « Le monde est Dieu », il est évident que cela ne dit rien, ou que du moins l’inconnu est expliqué par quelque chose de plus inconnu.

En conséquence, le panthéisme présuppose au préalable le théisme. Ce n’est en effet qu’autant qu’on part d’un Dieu, c’est-à-dire qu’on le possède déjà par avance et qu’on est intime avec lui, qu’on peut finir par en arriver à l’identifier avec le monde, en vue de l’écarter d’une façon décente. On n’est pas parti impartialement du monde comme de la chose à expliquer, mais de Dieu comme de la chose donnée ; et quand bientôt on ne sut plus que faire de celui-ci, le monde dut assumer son rôle. Telle est l’origine du panthéisme. Regarder a priori, et sans être influencé, ce monde comme un Dieu, c’est ce dont personne n’aurait l’idée. Ce serait un Dieu bien mal avisé, celui qui ne trouverait pas un meilleur amusement que de se transformer en un monde comme celui-ci ! en un monde si affamé, pour y endurer des misères, la souffrance et la mort, sans mesure ni fin, sous la forme d’innombrables millions d’êtres vivants, mais anxieux et tourmentés, qui ne parviennent à exister un moment ensemble, qu’en se dévorant l’un l’autre ; sous la forme, par exemple, de six millions d’esclaves nègres qui reçoivent chaque jour en moyenne soixante millions de coups de fouet sur leur corps nu, et sous la forme de trois millions de tisseurs européens qui, en proie à la faim et au chagrin, végètent faiblement dans des chambres étouffées ou dans d’horribles salles de fabriques. Et que de cas analogues ! Quel passe-temps pour un Dieu ! Comme tel, il doit être pourtant accoutumé à toute autre chose.

Le prétendu grand progrès du théisme au panthéisme, si on le prend au sérieux et non seulement comme une négation masquée, ainsi qu’il a été dit plus haut, est donc le passage de ce qui n’est pas prouvé et est difficilement imaginable, à l’absurde proprement dit. Si indistincte, vacillante et confuse que puisse être en effet la notion que l’on associe au mot « Dieu », deux attributs sont toutefois inséparables de ce mot la puissance suprême et la sagesse suprême. Or, qu’un être ainsi armé se soit mis lui-même dans la position décrite plus haut, c’est une idée directement absurde ; car notre position dans le monde est manifestement telle qu’aucun être intelligent, à plus forte raison un être en possession de la sagesse suprême, ne voudrait s’y placer. Le théisme, au contraire, est simplement non prouvé, et s’il est difficile aussi de penser que le monde infini est l’œuvre d’un être personnel, par conséquent individuel, tel que nous le connaissons seulement par la nature animale, ce n’est pourtant pas directement absurde. Qu’un être tout-puissant et en même temps en possession de la sagesse suprême crée un monde tourmenté, cela est en effet toujours concevable, quoique nous n’en sachions pas le pourquoi. En conséquence, même si on lui attribue encore la qualité de la bonté suprême, l’insondabilité de ses voies est toujours l’issue par laquelle une telle doctrine échappe au reproche d’absurdité. Mais, dans l’hypothèse du panthéisme, le Dieu créateur est lui-même le tourmenté sans fin, et, sur cette petite terre seule, il meurt une fois à chaque seconde, et de sa propre volonté, ce qui est absurde. Il serait beaucoup plus juste d’identifier le monde avec le diable. C’est ce qu’a fait en réalité le vénérable auteur de la Deutsche Theologia (Théologie allemande[2]), en disant, p. 93 de son livre immortel (d’après le texte rétabli, Stuttgart, 1851) : « Donc l’esprit du mal et la nature sont un, et là où la nature n’est pas domptée, l’esprit malin n’est pas dompté non plus. »

Ces panthéistes donnent au sansara le nom de Dieu. Les mystiques, de leur côté, donnent ce même nom au nirvana. Ils en racontent cependant plus sur celui-ci qu’ils ne peuvent en savoir, ce que les bouddhistes ne font pas ; et de là leur nirvana n’est qu’un néant relatif. Re intellecta, in verbis simus faciles[3]. La synagogue, l’Église catholique et l’islamisme emploient le mot « Dieu » dans son sens propre et exact.

L’expression qu’on entend souvent de nos jours : « Le monde est sa propre fin », ne permet pas de décider si l’on explique celui-ci par le panthéisme ou par le pur fatalisme ; elle ne lui accorde en tout cas qu’une signification physique, et non morale. Cette dernière le présenterait, en effet, comme un moyen en vue d’une fin plus haute. Mais cette idée que le monde n’a qu’une signification physique, et non morale, est la plus lamentable erreur qu’ait jamais engendrée la perversité de l’esprit humain.



  1. Schopenhauer fait allusion ici à son fameux pamphlet sur La philosophie universitaire, qu’on trouvera dans le prochain volume de notre publication. (Le trad.)
  2. Ce petit livre, édité par Luther, en 1516, avec une préface, est dû à un mystique allemand anonyme du xive siècle, assez vraisemblablement au strasbourgeois Jean Tauler, mort en 1361. Il tient une place importante dans la pensée allemande du moyen âge, et, par ses idées, se relie à la Réforme. Schopenhauer en parle avec amour à plusieurs reprises. Il écrit une fois, entre autres, à Frauenstædt (11 mars 1852) : « Je désire fort que vous lisiez la Théologie allemande, imprimée à Stuttgart, l’an dernier, à 256 exemplaires. C’est la première édition authentique, d’après un manuscrit de 1496, diplomatiquement exact, en vieil allemand, des soixante éditions déjà données de ce livre, toutes gâtées à force de corrections maladroites. J’ai enfin pu connaître réellement pour la première fois cette œuvre célèbre. Elle est en un accord merveilleux avec ma philosophie… Lisez-la donc. » Il revient quelques années plus tard sur ce sujet, avec d’intéressants détails sur le livre et sur son auteur supposé, dans une conversation avec le studiosus (étudiant) Karl Bähr. « Le petit livre, dit-il, a fait sur moi une profonde impression. » (Schopenhauer’s Gespräche und Selbstgespräche, publiés par Édouard Grisebach.) L’édition de 1851 est due à Franz Pfeiffer. Il en existe une traduction anglaise de Susanna Winkworth (Londres, 1874). L’éditeur Eugène Diederichs, de Iéna, en annonce en ce moment même une réimpression d’après les sources, par Herman Büttner. (Le trad.)
  3. « La chose une fois comprise, soyons coulants sur les mots. »