Sur la religion/Affirmation et négation de la volonté de vivre

AFFIRMATION ET NÉGATION
DE LA VOLONTÉ DE VIVRE


On peut comprendre jusqu’à un certain point a priori, ou, pour mieux dire, il va de soi que ce qui maintenant produit le phénomène du monde, doit être capable aussi de ne pas le produire, par conséquent de rester en repos, — ou, en d’autres termes, que la διαστολή présente doit avoir aussi une συστολή. Si la première est le phénomène de la volonté de vivre, la seconde sera le phénomène de la volonté de ne pas vivre. Cette dernière volonté sera au fond la même que celle du magnum Sakhepat de la doctrine des Vėdas (dans l’Oupnekat, t. I, p. 163), du nirvana des bouddhistes, et de l’ἐπέκεινα des néo-platoniciens.

Je fais observer, à l’égard de certaines objections niaises, que la négation de la volonté de vivre n’implique nullement la destruction d’une substance, mais purement l’acte de la non-volonté : ce qui jusqu’ici a voulu, ne veut plus. Ne connaissant comme chose en soi cette essence, la volonté, que dans l’acte et par l’acte de vouloir, nous sommes incapables de dire ou de comprendre ce qu’elle est ou ce qu’elle fait, après avoir renoncé à cet acte. En conséquence, pour nous qui sommes le phénomène du vouloir, la négation est un passage dans le néant.

L’affirmation et la négation de la volonté de vivre sont un simple velle et nolle. Le sujet de ces deux actes est un et le même, et par conséquent ne sera détruit ni par l’un ni par l’autre. Son velle se produit dans ce monde palpable qui, pour cette raison même, est le phénomène de sa chose en soi. Du nolle, au contraire, nous ne connaissons pas d’autre phénomène que celui de son apparition, et seulement chez l’individu, qui appartient déjà originairement au phénomène du velle. De là nous voyons, tant que l’individu existe, le nolle toujours en lutte avec le velle. L’individu a-t-il fini d’exister, et le nolle l’a-t-il emporté chez lui, c’est que cet individu a été une pure manifestation du nolle. (C’est la signification de la canonisation des saints par le pape.) Nous pouvons seulement dire de ce dernier que son phénomène ne peut pas être celui du velle, mais nous ne savons pas s’il apparaît, c’est-à-dire s’il reçoit une existence secondaire pour un intellect qu’il aurait d’abord à produire ; et comme nous ne connaissons l’intellect qu’en tant qu’organe de la volonté dans son affirmation, nous ne voyons pas pourquoi, celle-ci supprimée, il devrait le produire. Nous ne pouvons rien dire non plus du sujet de celui-là, vu que nous ne le reconnaissons positivement que dans l’acte opposé, le velle, comme la chose en soi de son monde phénoménal.

Entre l’éthique des Grecs et celle des Indous, il y a une grande différence. Celle-là (à l’exception de Platon) a pour but de faciliter une vie heureuse : vitam beatam. Celle-ci, au contraire, de provoquer la délivrance et l’affranchissement de la vie en général, comme l’indique dès la première phrase la Samkhya Karika.

On se trouve en présence d’un contraste analogue, renforcé encore par le sens de la vue, lorsqu’on regarde le beau sarcophage antique de la galerie de Florence. Ses reliefs représentent toute la série des cérémonies d’une noce, depuis la demande en mariage jusqu’au moment où la torche d’Hymen brille auprès du lit nuptial. Maintenant imaginez-vous, à côté, le cercueil chrétien, tendu de noir, en signe de deuil, avec le crucifix au-dessus. Le contraste est des plus significatifs. Tous deux veulent consoler au sujet de la mort, tous deux d’une façon opposée, et tous deux ont raison. L’un signifie l’affirmation de la volonté de vivre, ce que reste en réalité tout le temps la vie, si rapidement que ses formes puissent changer. L’autre indique, par les symboles de la souffrance et de la mort, la négation de la volonté de vivre et l’affranchissement d’un monde où règnent la mort et le diable. Entre l’esprit du paganisme gréco-romain et l’esprit du christianisme, le véritable contraste est celui de l’affirmation et de la négation de la volonté de vivre ; et sur ce dernier point, c’est le christianisme qui a raison.

Ma philosophie est à l’éthique de toutes les philosophies européennes ce qu’est le Nouveau Testament à l’Ancien, conformément à la conception ecclésiastique de ce rapport. L’Ancien Testament place l’homme sous la domination de la loi, qui néanmoins ne mène pas à l’affranchissement. Le Nouveau Testament, au contraire, déclare la loi insuffisante, et même brise avec elle. (Voir, par exemple, Épître aux Romains, chap. vii, et Épître aux Galates, chap. ii et iii.) Il prêche le royaume de la grâce, qu’il faut obtenir par la foi, l’amour du prochain et le complet renoncement de soi-même : c’est la voie par laquelle on s’affranchit du mal et du monde. Car, en dépit de toute torsion rationaliste protestante, l’esprit ascétique est proprement l’âme du Nouveau Testament. Or, cet esprit est précisément la négation de la volonté de vivre ; et ce passage de l’Ancien Testament au Nouveau, de la domination de la loi à la domination de la foi, de la justification par les œuvres à la rédemption par le médiateur, de l’empire du péché et de la mort à la vie éternelle en Jésus-Christ, signifie, sensu proprio, le passage des vertus purement morales à la négation de la volonté de vivre. Toutes les éthiques philosophiques qui m’ont précédé ont retenu l’esprit de l’Ancien Testament avec sa loi morale absolue (c’est-à-dire dépourvue de fondement comme de but), et avec tous ses commandements et prohibitions en morale, auxquels on ajoute tacitement le chef suprême Jéhovah, quelque différentes que puissent être les formes et les manifestations de ceux-là. Mon éthique, au contraire, a un fondement et un but ; elle démontre avant tout théoriquement le fondement métaphysique de la justice et de l’amour du prochain, et montre ensuite aussi le but auquel ceux-ci, quand ils sont parvenus à leur perfection, doivent finir par conduire. En même temps elle reconnaît sincèrement la perversité de ce monde, et indique la négation de la volonté comme le moyen de s’en affranchir. Elle est donc réellement dans l’esprit du Nouveau Testament, tandis que toutes les autres sont dans l’esprit de l’Ancien, et aboutissent théoriquement aussi au pur judaïsme, c’est-à-dire au théisme despotique nu. Dans ce sens on pourrait qualifier ma doctrine de véritable philosophie chrétienne, quelque paradoxal que cela puisse sembler à ceux qui ne vont pas à la racine des choses, et s’en tiennent à la surface.

Celui qui est capable de penser un peu profondément verra bientôt que les désirs humains ne peuvent commencer à être coupables au point où, se croisant par hasard dans leurs directions individuelles, ils occasionnent du mal d’un côté et des malheurs de l’autre ; mais que, s’il en est ainsi, ils doivent être coupables et. maudits à leur point d’origine et dans leur essence, et que conséquemment la volonté entière de vivre est elle-même maudite. Les horreurs et la misère dont le monde est plein ne sont donc que le résultat nécessaire de la somme des caractères en lesquels la volonté de vivre s’objective, dans les circonstances auxquelles est soumise la chaîne ininterrompue de la nécessité, et où ils puisent leurs motifs. C’est, en un mot, le pur commentaire de l’affirmation de la volonté de vivre[1]. Que notre existence même implique une faute, c’est ce que prouve la mort.

Un noble caractère ne se plaindra pas facilement de son destin, et il conviendra plutôt de lui appliquer l’éloge décerné par Hamlet à Horatio :

For thou hast been
As one, in suffering all, that suffers nothing[2].

Et ceci s’explique par le fait qu’un tel caractère, reconnaissant aussi sa propre essence dans les autres, et participant en conséquence à leur destin, aperçoit presque toujours autour de lui des destinées encore plus dures que la sienne, ce qui ne lui permet pas de se plaindre de celle-ci. Un vil égoïste, au contraire, qui limite toute réalité à lui-même et regarde les autres simplement comme des larves et des fantômes, ne prendra aucun intérêt à leur sort et ne se préoccupera que du sien : ce qui a pour résultat une grande sensibilité et des plaintes fréquentes.

C’est précisément ce fait de se reconnaître dans le phénomène étranger duquel procèdent directement, comme je l’ai souvent prouvé, la justice et l’amour du prochain, qui finit par conduire à l’abandon de la volonté. Car les phénomènes dans lesquels celle-ci se manifeste se trouvent si décidément en un état de souffrance, que celui qui étend son « moi » à eux tous ne peut les supporter plus longtemps : juste comme celui qui prend tous les billets d’une loterie, subit nécessairement une grande perte. L’affirmation de la volonté présuppose la limitation de la conscience personnelle à l’individu proprement dit, et compte sur la possibilité d’une existence favorable départie par la main du hasard.

Si, dans la conception du monde, on procède de la chose en soi, — de la volonté de vivre, — on trouve que son noyau, que sa plus grande concentration est l’acte de la génération. Celui-ci se présente alors comme la première des choses, comme le point de départ ; il est le punctum saliens de l’œuf du monde, la chose principale. Quelle différence, au contraire, si l’on procède du monde empirique donné comme phénomène, du monde comme représentation ! Ici, en effet, cet acte se présente comme tout à fait individuel et spécial, d’importance subordonnée, on peut même dire comme une chose accessoire, couverte et cachée, qui s’insinue en tapinois ; il constitue alors une anomalie paradoxale qui prête fréquemment à rire. Il pourrait cependant nous sembler aussi que le diable a par là seulement voulu cacher son jeu : car l’amour est sa monnaie courante, et le monde son royaume. Qui n’a pas remarqué, en effet, qu’illico post coitum cachinnus auditur diaboli[3] ? Ceci, et nous parlons sérieusement, repose sur le fait que le désir sexuel — spécialement quand, se fixant sur une femme déterminée, il se concentre en amour — est la quintessence de toute la duperie de ce noble monde. Il promet en effet si indiciblement, si infiniment, si follement tant de choses, et il tient si misérablement sa promesse !

La part de la femme dans la génération est, en un certain sens, plus innocente que celle de l’homme. Celui-ci donne à l’être à engendrer la volonté, qui est le premier péché et par conséquent la source de tout mal et de tout malheur, tandis que celle-là lui donne la connaissance, qui ouvre la voie de l’affranchissement. L’acte de la génération est le nœud gordien, vu qu’il dit : « La volonté de vivre s’est affirmée de nouveau ». Dans ce sens, une phrase brahmanique consacrée pousse cette lamentation : « Malheur, malheur ! le lingam est dans l’yoni ». La conception et la grossesse au contraire affirment : « À la volonté est donnée une fois de plus la lumière de la connaissance ». Grâce à celle-ci, elle pourra retrouver sa route, ce qui ouvre de nouveau le champ à la possibilité de l’affranchissement.

Par là s’explique ce phénomène significatif que, tandis que chaque femme, surprise dans l’acte de la génération, s’évanouirait de honte, elle étale au contraire sa grossesse sans en rougir le moins du monde, et même avec une sorte d’orgueil. De même qu’en toute circonstance un signe infailliblement certain est regardé comme équivalent à la chose signifiée, ici, tout signe du coït accompli humilie au plus haut degré la femme, sauf une exception, la grossesse. Cela s’explique par le fait que la grossesse, comme il a été dit plus haut, amène ou tout au moins laisse espérer en un certain sens l’effacement de la faute contractée par le coït. D’où il résulte que celui-ci supporte toute la honte de l’affaire, tandis que la grossesse, qui lui est apparentée de si près, reste pure et innocente, et même jusqu’à un certain point honorable.

Le coït est principalement l’affaire de l’homme ; la grossesse uniquement celle de la femme. Du père, l’enfant reçoit la volonté, le caractère ; de la mère, l’intellect. Celui-ci est le principe qui affranchit ; la volonté, le principe qui lie. Le symbole de l’existence constante de la volonté de vivre dans le temps, en dépit de tout accroissement de lumière par l’intellect, est le coït ; le symbole de la lumière de l’intellect alliée de nouveau à cette volonté, offrant la possibilité de l’affranchissement, et au plus haut degré de clarté, c’est la naissance renouvelée de la volonté sous forme d’être humain. Le signe de cette naissance est la grossesse, qui s’avance d’un pas libre et même orgueilleux, tandis que le coït se dissimule en rampant, comme un criminel.

Quelques pères de l’Église ont enseigné que même la cohabitation conjugale n’est permise qu’en vue de la procréation des enfants : ἐπὶ μόνῃ παιδοποιίᾳ, comme dit Clément d’Alexandrie dans ses Stromates, livre III, chap. xi. (On trouvera les passages se référant à ce sujet dans P. E. Lind, De cælibatu Christianorum, chap. i.) Clément attribue aussi cette manière de voir aux pythagoriciens (Stromates, même livre, chap. iii).

Cependant, en réalité, elle est fausse. Car si le coït n’est plus recherché pour lui-même, la négation de la volonté de vivre est déjà apparue, et la propagation de la race humaine est alors superflue et dépourvue de sens, vu que le but est déjà atteint. En outre, jeter un être dans le monde uniquement pour qu’il y soit, sans passion subjective, sans désirs ni besoin physique, de propos délibéré et de sang-froid, ce serait là une action morale très discutable, que peu de gens voudraient prendre sur eux. On pourrait même dire d’elle qu’elle est à la génération par pur instinct sexuel ce qu’est un meurtre froidement prémédité à un coup mortel donné dans un accès de colère.

La condamnation de tous les plaisirs sexuels contre nature est basée sur la raison opposée. C’est que, si par eux l’instinct est satisfait, c’est-à-dire la volonté de vivre affirmée, la propagation qui seule maintient la possibilité de la négation de la volonté, est éliminée. Ainsi s’explique que la pédérastie n’ait été regardée comme un gros péché que depuis l’avènement du christianisme, dont la tendance est ascétique.

Un couvent est un assemblage d’êtres humains qui ont fait vœu de pauvreté, de chasteté, d’obéissance (c’est-à-dire de renonciation à la volonté individuelle), et qui cherchent, par la vie en commun, à alléger en partie l’existence elle-même, mais plus encore cet état de sévère renonciation. En effet, la vue de gens professant les mêmes idées et les mêmes sentiments de renonciation fortifie leur résolution et les console, outre que les rapports de la vie en commun dans certaines limites répondent aux besoins de la nature humaine, et apportent une récréation innocente au milieu de lourds sacrifices. Telle est la conception normale des couvents. Et qui peut qualifier une telle société d’union de fous et d’imbéciles, comme on doit pourtant le faire en vertu de toute philosophie, excepté de la mienne ?

Voici l’esprit et le sens intime de la vraie vie de couvent, comme de l’ascétisme en général : on s’est reconnu digne et capable d’une meilleure existence que la nôtre, et l’on veut fortifier et maintenir cette conviction en méprisant ce que ce monde offre, en rejetant tous ses plaisirs comme sans valeur, et en attendant avec calme et confiance la fin de cette vie dépouillée de ses vains appâts, pour saluer un jour l’heure de la mort comme celle de l’affranchissement. Le saniassite a absolument la même tendance et la même signification, et il en est de même du monachisme des bouddhistes. Sans doute, c’est surtout dans le monachisme que la théorie répond le moins à la pratique. Cela provient précisément de ce que son idée fondamentale est très haute, et que abusus optimi pessimus. Un vrai moine est un être excessivement honorable. Malheureusement, dans la plupart des cas, le froc est un simple déguisement derrière lequel il n’y a pas plus de moine véritable que dans le déguisement d’une mascarade.

L’idée qu’on se soumet et s’abandonne complètement et sans restriction à une volonté individuelle étrangère, est un moyen physique de faciliter la négation de sa propre volonté, et en conséquence un véhicule allégorique convenable de la vérité.

Le nombre des trappistes réguliers est petit ; ce qui n’empêche pas que la moitié à peu près de l’humanité se compose de trappistes involontaires. Pauvreté, obéissance, manque de tous les plaisirs et même du confort le plus indispensable, souvent aussi chasteté forcée ou amenée par les privations, tel est leur lot. La seule différence, c’est que les trappistes pratiquent la chose par libre choix, méthodiquement et sans espoir d’amélioration, tandis que l’autre classe doit être comptée parmi ce que, dans mes chapitres sur l’ascétisme, j’ai désigné par l’expression δεύτερος πλοῦς (seconde expédition). Pour la créer, la nature a déjà pris suffisamment ses mesures grâce au principe fondamental de son ordre, surtout si l’on ajoute aux maux qui naissent directement d’elle ceux que la discorde et la méchanceté des hommes produisent en guerre et en paix. Cette nécessité des souffrances involontaires pour le salut éternel est précisément exprimée dans ce mot du Sauveur (Matthieu, XIX, v. xxiv) : εὐκοπώτερόν ἐστι κάμηλον διὰ τρυπήματος ῥαφίδος διελθεῖν, ἢ πλούσιον εἰς τὴν βασιλείαν τοῦ θεοῦ εἰσελθεῖν. (Il est plus aisé qu’un chameau passe par le trou d’une aiguille, qu’il ne l’est qu’un riche entre dans le royaume de Dieu.) Voilà pourquoi ceux qui ont attaché une grande importance à leur salut éternel, ont aussi choisi la pauvreté volontaire, quand le sort la leur avait refusée et qu’ils étaient nés dans la richesse. Ainsi le Bouddha Çakya-Mouni, qui, né prince, prit de lui-même le bâton de mendiant ; ainsi François d’Assise, le fondateur des ordres mendiants, qui, jeune évaporé jusque-là, s’entendant, à un bal auquel assistaient les filles des notables de la ville, poser cette question : « Eh bien ! seigneur François, ne ferez-vous pas bientôt un choix parmi ces belles ? », répondit : « J’en ai choisi une beaucoup plus belle. » — « Et laquelle ? » — « La pauvreté. » Après quoi, laissant bientôt tout là, il parcourut le pays en mendiant son pain.

Celui qui se représente, par de telles considérations, combien la misère et les souffrances sont le plus souvent nécessaires à notre salut, reconnaîtra que nous devrions envier les autres moins pour leur bonheur que pour leur malheur.

Pour la même raison, le stoïcisme qui défie le sort est évidemment une bonne cuirasse contre les maux de la vie, utile pour mieux supporter le présent ; mais il est opposé au salut véritable, car il endurcit le cœur. Comment celui-ci devrait-il s’améliorer par la souffrance, si, revêtu d’une enveloppe de pierre, il ne la ressent pas ? Au demeurant, un certain degré de ce stoïcisme n’est pas très rare. Souvent il peut être affecté et rappeler le « bonne mine à mauvais jeu[4] ». Mais là où il est naturel, il provient le plus souvent d’absence de sentiment, de manque d’énergie, de vivacité, de sensibilité et d’imagination ; ces facteurs-là sont requis même pour un grand chagrin. Le flegme et la lourdeur des Allemands sont spécialement favorables à ce genre de stoïcisme.

Des actions injustes ou méchantes sont, par rapport à celui qui les accomplit, des signes de la force de son affirmation de la volonté de vivre, conséquemment de la distance qui le sépare du vrai salut, qui consiste dans la négation de cette volonté, et, partant, dans l’affranchissement du monde, aussi bien que de la longue école de la connaissance et de la souffrance par laquelle il doit encore passer pour en arriver là. Mais par rapport à celui qui souffre de ces actions, si elles sont physiquement un mal, elles sont métaphysiquement un bien, et au fond un bienfait, vu qu’elles contribuent à le conduire à son vrai salut.

L’esprit du monde. — Ici donc est la mesure de tes travaux et de tes souffrances : c’est pour cela que tu dois exister, comme toutes les autres choses existent.

L’homme. — Mais qu’ai-je de l’existence ? Si je suis occupé, j’ai de la peine ; si je suis inoccupé, j’ai de l’ennui. Comment peux-tu m’offrir, pour tant de travail et tant de souffrances, une récompense si misérable ?

L’esprit du monde. — Et cependant elle est l’équivalent de toutes tes fatigues et de toutes tes souffrances ; et cela en raison même de sa pénurie.

L’homme. — Vraiment ? Cela dépasse réellement mon pouvoir de compréhension.

L’esprit du monde. — Je le sais. (À part) : Dois-je lui dire que la valeur de la vie consiste précisément à lui apprendre à ne pas vouloir d’elle ? C’est à cette suprême initiation que la vie elle-même doit le préparer d’abord.

Chaque vie humaine, envisagée dans son ensemble, nous montre, comme je l’ai dit, les caractères d’une tragédie, et nous voyons que la vie n’est autre chose, en règle générale, qu’une série d’espérances avortées, de projets déçus et d’erreurs reconnues trop tard, qui justifient pleinement ces vers mélancoliques :

Till grief and old age, hand in hand,
Lead him to death and make him understand,
After a course so painful and so long,
That all his life he has been in the wrong[5].

Cela s’accorde pleinement avec mes vues sur le monde, d’après lesquelles l’existence n’est guère autre chose qu’une sorte d’aberration dont la connaissance de celui-ci doit nous guérir. L’homme, ἄνθρωπος, est « déjà dans l’erreur », en général, du moment seul où il existe et est homme. Il va donc de soi que chaque homme individuel aussi, τις ἄνθρωπος, examinant sa vie, se trouve communément « dans l’erreur ». Qu’il constate celle-ci en général, c’est sa rédemption, et pour cela il doit commencer par la reconnaître dans le cas particulier, c’est-à-dire dans son existence individuelle. Car quidquid valet de genere, valet et de specie[6].

Il faut envisager la vie comme une sévère leçon qui nous est infligée, bien que, avec nos formes de pensée dirigées vers de tout autres buts, nous ne puissions comprendre comment nous avons pu avoir besoin de cette leçon. Nous devons donc songer avec satisfaction à nos amis défunts, en considérant qu’ils en ont fini avec elle, et en souhaitant de tout cœur qu’elle leur ait profité. Et du même point de vue nous devons envisager notre propre mort comme un événement désirable et heureux, et non en tremblant d’effroi, ainsi que c’est d’ordinaire le cas.

Une vie heureuse est impossible ; le plus haut point que l’homme puisse atteindre, c’est une carrière héroïque. Elle est le partage de celui qui, en n’importe quel ordre de choses, lutte avec les plus grandes difficultés pour le bien de tous et finit par triompher, mal ou nullement récompensé de ses efforts. Ensuite, quand tout est terminé, il reste là debout, pétrifié, comme le prince dans le Roi Corbeau de Gozzi[7], mais dans une noble attitude et avec un air magnanime[8]. Sa mémoire demeure, et elle est célébrée comme celle d’un héros ; sa volonté, mortifiée durant toute une vie par la peine et le travail, par l’insuccès et l’ingratitude du monde, s’éteint dans le nirvana. (Carlyle a écrit dans ce sens son Culte des héros[9].)

Si nous pouvons maintenant, par des considérations comme les précédentes, c’est-à-dire d’un très haut point de vue, trouver une justification des souffrances de l’humanité, celle-ci ne s’étend cependant pas aux animaux, dont les souffrances, provoquées en grande partie par l’homme, mais souvent aussi sans sa participation, sont considérables[10]. En conséquence, cette question se pose : pourquoi cette volonté tourmentée et anxieuse dans tant et tant de milliers de formes, sans la liberté de l’affranchissement qui est impliquée par la réflexion ? La souffrance du monde animal se justifie seulement par le fait que la volonté de vivre, ne trouvant absolument rien en dehors d’elle dans le monde des phénomènes et étant une volonté affamée, doit dévorer sa propre chair. De là la gradation de ses phénomènes, dont chacun vit aux dépens d’un autre. Pour le reste, je renvoie à mon exposé des Douleurs du monde[11], où l’on verra que la capacité de la souffrance est infiniment moindre chez l’animal que chez l’homme. Mais ce qu’on pourrait ajouter encore à ce sujet paraîtrait hypothétique, même mythique, et peut être abandonné aux spéculations du lecteur lui-même.


  1. Voir la Théologie allemande, p. 93.
  2. « … Car tu as été comme un homme
    Qui, en souffrant tout, ne souffre rien. »

  3. « Aussitôt après l’acte amoureux, on entend rire le diable. »
  4. En français dans le texte.
  5. … « Jusqu’à ce que le chagrin et la vieillesse, la main dans la main,
    Le mènent vers la mort et lui fassent comprendre,
    Après une course si pénible et si longue,
    Que toute sa vie il a été dans l’erreur. »

  6. « Ce qui s’applique au genre, s’applique aussi à l’espèce. »
  7. Une des pièces les plus spirituelles et les plus amusantes du théâtre fiabesque de Carlo Gozzi, représentée pour la première fois en 1761. (Le trad.)
  8. « On meurt les armes à la main ». Note de l’auteur, en français.
  9. On Heroes, Hero-Worship and the Heroic in History, séries de lectures publiques faites entre 1837 et 1840, et réunies en volume l’année suivante. Carlyle y étudie successivement le héros comme divinitė (Odin), comme prophète (Mahomet), comme poète (Dante et Shakespeare), comme prêtre (Luther et Knox), comme homme de lettres (Samuel Johnson, Rousseau et Burns), et enfin comme roi (Cromwell et Napoléon). (Le trad.)
  10. Voir les additions au Monde comme volonté et comme représentation (chap. xxviii).
  11. Ce chapitre se trouve traduit en partie dans le volume de J. Bourdeau : Pensées, maximes et fragments de Schopenhauer (Félix Alcan, éditeur). (Le trad.)