Sur la première attaque de goutte que j’eus

Sur la première attaque de goutte que j’eus
Œuvres de ChaulieuPissotTome 1 (p. 28-31).


SUR LA PREMIÈRE ATTAQUE DE GOUTTE QUE J’EUS EN 1695[1].



Le destructeur impitoyable
Des[2] marbres et de l’airain,
Le Temps, ce tyran souverain
De la chose la plus durable,
Sappe sans bruit le fondement
De notre fragile machine ;
Et je ne vis plus un moment
Sans sentir quelque changement
Qui m’avertit de sa ruine.


      Je touche aux derniers[3] momens
      De mes plus belles années ;
      Et déjà de mon printemps
      Toutes les fleurs sont fanées.
      Je[4] regarde, et n’envisage
      Pour mon arriere-saison,
      Que le malheur d’être sage,
      Et l’inutile avantage
      De connoître la raison.

      Autrefois mon ignorance
      Me fournissoit des plaisirs ;
      Les erreurs de l’Espérance
      Faisoient naître mes désirs :
      À présent l’Expérience
      M’apprend que la jouissance
      De nos biens les plus parfaits
      Ne vaut pas l’impatience,
      Ni l’ardeur de nos souhaits.

      La Fortune à ma jeunesse
      Offrit l’éclat des grandeurs :
      Comme un autre avec souplesse
      J’aurois brigué ses faveurs ;
      Mais, sur le peu de mérite

      De ceux qu’elle a bien traités,
      J’eus honte de la poursuite
      De ses aveugles bontés ;
      Et je passai, quoi que donne
      D’éclat et pourpre et couronne,
      Du mépris de la personne
      Aux mépris des dignités.

      Aux ardeurs de mon bel âge
      L’Amour joignit son flambeau ;
      Les Ans de ce Dieu volage
      M’ont arraché le bandeau :
      J’ai vu toutes mes foiblesses,
      Et connu qu’entre les bras
      Des plus fidelles Maîtresses,
      Enivré de leurs caresses,
      Je ne les possédois pas.

      Mais quoi ! ma goutte est passée ;
      Mes chagrins sont écartés :
      Pourquoi noircir ma pensée
      De ces tristes vérités ?
      Laissons revenir en foule
      Mensonge, erreurs, passions :
      Sur ce peu de temps qui coule,
      Faut-il des réflexions ?
      Que sage est qui s’en défie !
      J’en connois la vanité :

La[5] bonne ou mauvaise santé
      Fait notre philosophie.

  1. Je fis ces Vers sur la première atteinte de goutte qui me prit au mois de Juin 1695, à Dancourt, où j’étois allé de Versailles avec M. le Duc de la Rochefoucault, Grand-Maître de la Garde-robe, & grand Veneur de Louis XIV, dont il avoit toujours été une espece de Favori. Chaulieu.

  2. Et des marbres, S. Marc.
    Dans nos trois manuscrits ce Vers n’est que de trois pieds & demi.
  3. Aux derniers instans.
  4. Je ne vois, & n’envisage.
  5. L’article la ne se trouve pas dans l’Édition de Saint Marc, & alors ce Vers est de trois pieds & demi comme les précédens mais nous avons suivi les manuscrits de Chaulieu.