Sur la préparation des candidats aux écoles normales

Sur la préparation des candidats aux écoles normales
Revue pédagogique, second semestre 1883 (p. 348-352).

À la rédaction de la Revue pédagogique.

La rédaction de la Revue a récemment manifesté le désir de voir une discussion s’engager sur la grave question de la préparation des candidats à l’école normale.

La plupart de mes collègues vous apporteront les lumières de leur compétence spéciale et de leur longue expérience ; pour moi, je ne puis, quant à présent, que vous soumettre les réflexions que m’ont suggérées mes services d’instituteur primaire.

M. Lebrun, l’honorable directeur de l’école normale de Troyes, s’est attaché, dans la lettre que vous avez publiée, à démontrer la supériorité de la préparation collective sur la préparation individuelle, et il s’est déclaré partisan de la création à l’école annexe d’un cours préparatoire à l’école normale.

Au point de vue des études, je ne conteste pas la supériorité du mode de préparation préconisé par M. Lebrun ; mais je me demande si, en somme, les inconvénients qui en résulteraient ne l’emporteraient pas sur les avantages qu’on pourrait en attendre et s’il répondrait à ce double besoin : 1° élever le niveau des études de l’école normale ; 2° faire passer par l’école normale le plus grand nombre possible d’instituteurs.

Tout d’abord, en astreignant les candidats à suivre à leurs frais pendant une année le cours préparatoire, on oblige les familles à s’imposer des sacrifices en vue d’un but par trop éloigné. De plus on expose aux dangers de l’externat de jeunes paysans qui, en général, nous arrivent sans aucune expérience de la vie.

À mon avis, la liberté inhérente à l’externat nous permet de faire une étude sérieuse du caractère du jeune homme ; mais il est prudent de ne la laisser qu’à l’élève chez qui un certain séjour à l’école normale aura développé le sentiment de la dignité personnelle.

D’ailleurs, quelque parfaite que soit l’organisation du cours préparatoire, pourra-t-on lui accorder le monopole de la présentation à l’école normale ? Non, sans doute. Or, du moment que le recrutement continuera à se faire à des sources diverses, nous arriverons nécessairement au même état de choses. Les candidats préparés librement feront toujours preuve de la même hésitation, de la même insuffisance, et, comme aujourd’hui, nous constaterons, entre les élèves de première année, l’inégalité de force et de culture intellectuelle.

D’un autre côté, ce ne serait peut-être pas sans préjudice pour l’école annexe qu’on en transformerait la première division en cours préparatoire. N’est-il pas à craindre que le directeur de l’école annexe ne fasse de ce cours supérieur et spécial l’objet de sa préoccupation presque exclusive, au détriment du reste de l’école ? Je rends hommage au zèle, au dévouement, à la compétence des directeurs d’écoles annexes ; mais il faut bien tenir compte des sentiments auxquels la force des choses donne nécessairement naissance, Un instituteur a quatre cours, dont un seul doit faire toute la réputation de son école, N’est-il pas naturel qu’il porte tous ses efforts sur celui-là ? Si encore ce cours supérieur émanait directement et exclusivement des trois premiers, le mal serait moins grand. Mais non, ce cours se recruterait en dehors de l’école et y formerait une classe distincte.

J’attache tant d’importance au rôle que doit jouer l’école annexe au point de vue de l’éducation professionnelle des élèves-maîtres, que je la verrais avec inquiétude détournée de sa véritable destination.

Que doit-elle être, sinon le type de la plupart des écoles du département ? Or il serait bien à craindre qu’elle ne remplit plus cette condition le jour où on lui superposerait un cours de préparation à l’école normale.

À cette division spéciale, il faudrait un enseignement supérieur qui ne pourrait être donné que par les professeurs de l’école et les meilleurs élèves de troisième année. Je verrais avec plaisir les maîtres de l’école normale aller faire des leçons modèles à l’école annexe : mais dans ce cas-là les leçons du cours préparatoire ressembleraient à celles de la première année et n’auraient pas cette forme de l’entretien ou de l’exposé familier que réclame l’enseignement élémentaire.

À mon avis, ces objections sont sérieuses, et si, d’un autre côté, je considère les avantages de la préparation particulière, je me demande si celle-ci n’est pas encore préférable.

Il faut attacher assurément une grande importance à la somme de connaissances qu’apportent les candidats ; mais ne faut-il pas tenir compte de cette action directe qu’un bon exerce sur l’esprit de son élève ?

L’instituteur assiste à l’éclosion et à l’épanouissement de la vocation du jeune homme. Celui-ci connaît à l’avance les joies et les tristesses de cette vie de sacrifice continuel qu’il va embrasser. Souvent l’aide, le collaborateur de l’instituteur, il a acquis les premiers rudiments de la science pédagogique qu’il vient étudier à l’école normale. Ses études ont manqué de cette suite qui résulte des cours spéciaux ; mais, livré fréquemment à lui-même, habitué à réfléchir et à demander l’explication de ce qu’il ne comprend pas, il est exercé à l’effort personnel.

Quoi que l’on dise, cette préparation longue, patiente, laborieuse, laisse une empreinte ineffaçable sur l’esprit et le cœur du jeune homme.

Si, au lieu de constater ce que sont les jeunes gens avant leur admission à l’école normale, nous examinions ce qu’ils sont à la fin de la première année, nous conclurions peut-être que la plus grande plaie des écoles normales ne consiste pas dans la faiblesse des élèves qui entrent en première année.

Les épreuves du brevet élémentaire tiennent lieu d’examen de passage à la fin de la première année ; néanmoins, en présence de la différence du programme du brevet et de celui de la première année, nous faisons subir les épreuves de fin d’année sur toutes les matières étudiées. D’après les notes obtenues, nous remarquons généralement que Si les deux tiers environ des élèves de première année nous donnent des espérances, le peu de progrès, des autres nous fait craindre qu’ils ne parcourent tout le programme d’une mañnière peu fructueuse. En raison du brevet élémentaire dont ils sont pourvus, ils sont toutefois maintenus sur la liste de seconde année. Convaincus de l’inutilité de leurs efforts, la plupart se découragent et ne font que se traîner péniblement à la suite de leurs camarades. À la fin de la troisième année, ils n’emportent de l’école que des connaissances aussi vagues que mal digérées et qu’ils ne sauront pas entretenir. Pour conserver et compléter les notions acquises, l’intelligence a besoin de s’appuyer sur une base solide. En somme, pour les élèves mal doués, les deux dernières années d’études de l’école normale ne sont que de bien peu d’utilité.

Voici un projet qui, à mon avis, pourrait, dans une certaine mesure, porter remède à une situation qui me paraît absolument regrettable :

1° Admettre en première année un nombre d’élèves égal à celui des deux autres années ;

2° Éliminer à la fin de la première année les élèves qui auraient échoué au brevet élémentaire ou qui seraient reconnus incapables d’arriver au brevet supérieur ;

3° Modifier le programme de première année de manière à embrasser toutes les matières du programme des écoles primaires et à faire de cette année d’études comme une période d’initiation aux études des deux dernières années en même temps que de préparation à l’enseignement des écoles primaires.

4° Les élèves de troisième année seraient complètement externes. Pour cette année d’externat, des bourses d’entretien pourraient être mises au concours.

Des avantages incontestables résulteraient de cette organisation.

Un plus grand nombre d’instituteurs passeraient par l’école normale et y acquerraient, grâce à la discipline et aux études, les qualités qui font le bon maître et les connaissances indispensables pour l’enseignement des matières qui composent le programme actuel des écoles primaires.

Les élèves reconnus incapables d’arriver au brevet supérieur ne tiendraient plus à l’école normale la place de jeunes gens qui pourraient tirer un meilleur parti du séjour qu’ils y feraient.

Les élèves admis à passer en seconde et en troisième année ne seraient plus retardés par leurs camarades mal doués ou peu laborieux, et il en résulterait une élévation du niveau des études.

La liberté laissée aux élèves de troisième année permettrait d’apprécier plus facilement leur valeur morale.

Je ne me dissimule pas que de graves objections pourraient être faites à ce projet. On me dira : Déjà on recrute difficilement le chiffre actuel des élèves de première année ; comment en trouver un nombre double ?

Je pense que cette difficulté disparaîtrait le jour où, comme l’a demandé le dernier congrès, on élèverait le niveau du brevet élémentaire pour le mettre en rapport avec le programme des écoles primaires. Si seulement les épreuves du brevet élémentaire restaient ce qu’elles ont été au mois de juillet pour ce qui concerne les candidats, j’ai la conviction qu’on verrait bientôt le nombre des aspirants à l’école normale augmenter considérablement.

On me reprochera encore de faire du brevet supérieur l’objet d’une trop grande préoccupation. Je sais parfaitement que nous avons avant tout la mission de former des hommes, et que préparer nos élèves au brevet supérieur ne doit être considéré que comme un but secondaire ; mais j’estime que si, pendant la première année, nous ne parvenons pas à inspirer à nos élèves le sentiment de leur dignité personnelle et l’amour de leur profession, nous y réussirons bien difficilement pendant les deux dernières années.

On pourra formuler la même objection à l’année d’externat (troisième année) qu’au cours préparatoire, au sujet des sacrifices imposés aux familles. Mais il faut remarquer que, dans ce cas, les dépenses seraient faites en vue d’un but auquel on serait presque sûr d’atteindre dans un temps relativement rapproché. Ce serait le contraire qui aurait lieu pour le cours préparatoire.

Telles sont les diverses considérations que je tenais à soumettre à l’appréciation de la rédaction de la Revue et à celle de mes collègues.

Veuillez agréer, etc.

Le directeur de l’école normale de Mende,
J. Sion.