Sur la nécessité d’établir en France une constitution nouvelle

Œuvres de CondorcetDidotTome 12 (p. 529-542).

SUR LA NÉCESSITÉ


D’ÉTABLIR EN FRANCE


UNE


CONSTITUTION NOUVELLE.


MARS 1793[1]

SUR LA NÉCESSITÉ
D’ÉTABLIR EN FRANCE
UNE
CONSTITUTION NOUVELLE.

Après la mort de Charles Ier, Fairfax, au nom de l’armée, pressa le long parlement d’établir une constitution républicaine, et il ne fut pas écouté.

Une portion considérable de cette même armée insista et présenta une pétition nouvelle, fondée sur les mêmes principes, mais plus conforme à la raison, à la justice, aux vrais intérêts du peuple. Ces hommes, qu’on appelai mi>e leurs, y déclarèrent qu’ils ne prétendaient que l’égalité des droits, et qu’ils proscrivaient toute idée de communauté de biens, de nivelage des fortunes, d’atteinte aux propriétés. Cromwell s’offrit au parlement pour leur imposer silence, et les dissipa par la force armée, sous prétexte d’indiscipline.

Ce parlement, dont la majorité était bien intentionnée, mais qui ne pouvait se résoudre à renoncer au pouvoir, s’excusait sur la nécessité de s’occuper de la guerre ; cependant on songeait quelquefois à la nécessité non moins pressante d’établir une constitution, et de céder la place à une nouvelle assemblée de représentants.

Un jour qu’on discutait cette question, Cromwell, qui sentait qu’elle allait bientôt se terminer, chassa ses collègues au nom de Dieu, et prit pour prétexte qu’ils voulaient se perpétuer, quoiqu’ils s’occupassent alors de se dissoudre. Le peuple le crut, parce que les lenteurs du parlement donnaient à ce mensonge une apparence de vérité. Cromwell imagina de substituer aux représentants de la nation, des notables qu’il appela des diverses parties de l’Angleterre. Ces notables eurent encore la manie de faire une constitution, et de réformer la justice, ce qui valut à Cromwell l’appui des gens de loi. Alors il prit le parti de chasser cette nouvelle assemblée, que la nécessité de ne pas scandaliser le peuple par de trop mauvais choix, l’avait empêché de trop mal composer.

Ses partisans, après avoir écarté leurs collègues par la force, présentèrent une constitution à leur manière, qui faisait de Cromwell un roi sous le nom de Protecteur, et plaçait à côté de lui une représentation nationale. Le peuple avait besoin de ce fantôme, et il fallut bien le lui donner.

On avait pris toutes les précautions pour que mylord Protecteur eût le temps de bien préparer les élections : le projet était adroitement combiné pour que le peuple pût encore se croire libre, que la forme républicaine parût conservée, et que cependant tout le pouvoir résidât dans les mains de Cromwell.

Les choix ne furent pas tels qu’on l’espérait, et le nouveau parlement s’occupa des moyens de restreindre dans de justes bornes la dictature protectorale. Cromwell soutint qu’on ne pouvait, sous peine de péché mortel, lui refuser des droits que le ciel lui avait donnés ; que Dieu, qui avait évidemment voulu que Charles fût détrôné, s’était ensuite déclaré en faveur de la toute-puissance du Protecteur ; et ce parlement fut encore chassé.

On est étonné de la patience avec laquelle les nombreux amis de la liberté, répandus dans les comtés et dans l’armée, souffraient toutes ces insultes. Mais ils n’avaient aucun point de ralliement ; mais il aurait fallu faire une révolution nouvelle ; et d’ailleurs, parmi ceux qui avaient fait la guerre contre les Stuarts, qui avaient contribué à la mort de Charles ou à sa détention, les hommes faibles voyaient avec plaisir le pouvoir royal placé, sous un autre titre, entre les mains d’un chef personnellement intéressé dans leur cause, et qui, eût-il même le nom de roi, ne pourrait jamais chercher à venger celui qu’il remplaçait.

Après quelques années, Cromwell, embarrassé des instruments de sa tyrannie, tourmenté du projet de rendre héréditaire dans sa famille le titre de Protecteur, et même d’y faire substituer celui de roi, eut besoin d’un parlement. Des commissaires qui, sous le nom de majors généraux, et sous prétexte de prévenir les conspirations des royalistes, avaient exercé dans tous les comtés un pouvoir arbitraire, dirigèrent toutes les élections. Cependant la liste des. membres du parlement effrayait encore le Protecteur ; il eut l’audace de faire refuser l’entrée de la chambre à cent d’entre eux, que son conseil n’avait trouvés ni assez zélés patriotes, ni assez bons serviteurs de Dieu.

La bassesse, la corruption ou la peur des autres, alla jusqu’à justifier cet attentat contraire aux droits essentiels du peuple, et même à l’acte qui avait établi le protectorat. Soixante seulement refusèrent de siéger dans ce corps avili.

On trouva bientôt un homme assez lâche pour demander le rétablissement de la royauté ; mais il eut encore la pudeur de laisser en blanc, dans sa pétition, le titre du chef unique qu’il fallait donner à la nation ; et le parlement ne rougit pas de remplir ce blanc par le mot King.

Cromwell, qui avait eu la faiblesse de désirer ce titre, n’eut pas l’imprudence de l’accepter. Il craignit le soulèvement d’une partie de l’armée, l’abandon de ses amis fatigués de ne travailler que pour lui seul. On lui fit sentir que ce serait le trône de Charles Stuart, et non le sien, qu’il aurait préparé.

Alors il se borna modestement au titre de Protecteur, et au droit de nommer son successeur ; ce qui était pour lui le droit de faire espérer la préférence à ceux dont il croyait avoir besoin.

Empêcher l’établissement d’une constitution républicaine, avilir la représentation nationale, tels furent les moyens de Cromwell ; et le récit de ces faits, qui présentent des rapprochements singuliers, est la préface la plus utile qu’on puisse mettre à des réflexions sur la nécessité de donner bientôt à la France une constitution nouvelle.

I. On n’a vu aucun peuple subsister paisiblement en corps de nation, si ce n’est à l’abri d’institutions consacrées, soit par l’habitude, soit par la superstition, ou de lois difficilement révocables.

En effet, sans quelque fixité dans les lois, il ne peut y avoir ni égalité, ni liberté, ni prospérité publique, il ne peut y avoir d’égalité, parce qu’il faut plus ou moins de temps aux citoyens pour acquérir la connaissance des lois, et pour disposer leurs affaires ou leur manière de vivre d’après les moyens d’agir que ces lois leur donnent ou leur laissent.

Il n’y a point d’égalité, parce que celle de la loi ne devient réelle qu’après que les habitudes sociales ont eu le temps de se former d’après elle.

Il ne peut y avoir de liberté : un citoyen est libre sous la loi, parce qu’elle est une convention qu’il a volontairement formée, puisqu’il a consenti au mode suivant lequel cette loi est faite. Mais il a consenti à soumettre ses actions à une règle, parce qu’alors il peut les combiner de manière à rendre insensible la gêne que cette règle lui impose ; et il ne peut vouloir que cette règle, toujours changeante, lui impose chaque jour un joug dont ni l’habitude, ni une conduite dirigée par la raison, ne puisse alléger le poids.

Il ne peut y avoir de prospérité publique, parce qu’elle n’est que le résultat des efforts de chaque individu pour augmenter sa prospérité particulière ; et ces efforts ne peuvent être que très-faibles, si des lois certaines ne garantissent à chacun le fruit qu’il peut recueillir des siens.

II. Sans une constitution, un peuple flotte nécessairement entre la tyrannie et l’anarchie : il reste dans l’anarchie, s’il n’accorde à personne la confiance qu’il ne peut donner à la loi ; il tombe dans la tyrannie, si, dans un moment de lassitude, il s’abandonne à quelques hommes.

III. Sans une constitution qui permette de rassembler toutes les forces, de les combiner, de les diriger vers un même but, un peuple ne peut résister à ses ennemis, sans être obligé de doubler les efforts qui auraient suffi pour sa défense.

IV. La paix intérieure ne peut renaître, tant que les citoyens n’auront pas, dans une constitution adoptée par eux, un point central autour duquel ils puissent se rallier. Les lois particulières ne seront point protégées par la volonté commune, tant qu’elles n’auront pas pour soutien l’autorité de cette loi générale et reconnue.

Le gouvernement n’aura point d’activité, tant qu’il restera privé d’un appui certain contre les résistances particulières ; il n’aura pas de force, tant qu’il n’existera pas une barrière qui, en prévenant les dangers de l’usurpation, écarte la défiance.

La grande majorité des citoyens français est pénétrée de ces vérités. Elle veut une constitution ; elle veut que cette constitution soit républicaine, fondée sur le principe de l’égalité naturelle, d’une entière unité, et de la souveraineté toujours subsistante du peuple.

Mais ce vœu est bien loin d’être unanime, et des portions, plus ou moins nombreuses, éloignent au contraire rétablissement d’une constitution, parce qu’elles ne peuvent en espérer une conforme à leurs intérêts.

Ce sont, 1o  les aristocrates proprement dits, c’est-à-dire, ceux qui veulent le rétablissement de l’ancien régime plus ou moins modifié.

Ceux-là sont unis de cœur au régent du royaume, qui, pour séduire le peuple français, lui promet de rétablir la noblesse, les droits seigneuriaux, la chasse exclusive, les dîmes, le clergé et les parlements. Dans l’intérieur, ils cachent leurs sentiments, mais s’unissent à tous les autres partis, pour agiter le peuple et avilir ses représentants.

2o  Les royalistes : il faut à ceux-là un roi, deux chambres, pour être à l’abri des innovations ; et des distinctions entre les citoyens, qui mettent le pouvoir entre les mains des riches.

Ils préféreraient Louis XVII, pour éviter un prétendant dont l’existence force le porteur de couronne à jouer la popularité.

3o  Les monarchistes, c’est-à-dire, ceux qui veulent le gouvernement d’un seul, parce que ce gouvernement, par les places qu’il oblige de créer, par les moyens de corruption qu’il met entre les mains du monarque, par l’existence qu’il donne à deux partis, favorise l’intrigue, ouvre un champ plus vaste à l’ambition personnelle, à l’avidité.

Ces partis divisés entre eux s’accordent à s’efforcer de retarder l’établissement d’une constitution républicaine, dans l’espérance de persuader plus aisément à la nation fatiguée, que cette constitution ne convient pas à un grand peuple, et de fonder sur cette vieille erreur le système qui favorise leurs vues.

4o  Les hommes que l’intérêt a jetés dans la cause populaire. Ils veulent perpétuer un ordre de choses où la confiance d’une société, l’opinion d’une ville, suffisent pour donner un crédit qui agisse sur la France entière.

Une constitution bien ordonnée, qui réunirait le peuple en une seule masse, qui rendrait les pouvoirs établis par elle indépendants des factions partielles, des petites coalitions ; une telle constitution réduirait leurs espérances dans des limites trop étroites.

Ils ont besoin au contraire d’une constitution qui divise la nation au lieu de la réunir, qui donne aux grandes villes une influence presque exclusive. Or, ils sentent que la France est trop éclairée pour adopter une constitution de ce genre, autrement que par la lassitude de n’en avoir aucune.

5o  Enfin, cette lie des nations, qui ne se montre que dans leurs grandes agitations :

« Ainsi, lorsque les vents, ces fiers tyrans des eaux,
« De la Seine ou du Rhône ont soulevé les flots,
« Le limon croupissant dans leurs grottes profondes,
« S’élève en bouillonnant à la face des ondes. »

Le règne des lois, l’établissement régulier d’une constitution marqueraient, pour ces hommes, le terme de leur existence politique ; et il est naturel qu’ils cherchent à le retarder.

Ces diverses classes doivent donc se réunir, même sans se concerter, et tendre au même but avec des projets différents.

Ils doivent s’occuper d’abord de faire naître ou de prolonger les agitations du peuple. Dès qu’un plan de constitution raisonnable est offert à la discussion publique, ils doivent y supposer des intentions secrètes et coupables ; ils doivent y chercher ce qui peut contredire des préjugés, irriter les passions, s’attacher surtout à ce qui serait vraiment utile, et se bien gai der d’attaquer les défauts réels qu’il serait facile de corriger, lis ne doivent négliger aucun moyen d’avilir l’assemblée chargée de donner ou de présenter une constitution, afin de lui ôter la confiance des citoyens, avant qu’elle puisse terminer son ouvrage, et de la forcer à céder sa place à des successeurs qu’ils s’efforceront d’avilir encore. Ils doivent y semer la division, y nourrir les haines, y rendre les discussions tumultueuses, y faire prendre l’habitude d’une marche incertaine, incohérente, tantôt lente jusqu’à l’incurie, tantôt précipitée jusqu’à l’imprudence.

Les désordres qui ont la disette ou le haut prix des subsistances pour cause, ou pour prétexte, seront une des armes qu’ils emploieront avec le plus d’activité et d’espérance de succès. C’est l’objet sur lequel il existe le plus de préjugés, le plus de facilité d’agiter le peuple, et de rendre ses agitations durables et dangereuses.

D’ailleurs plusieurs circonstances augmentent ce danger, 1o  La crainte des violences, le peu de confiance dans les lois, empêchent la libre circulation de s’établir. 2o  Lorsque l’on paye en monnaie métallique, les vendeurs préfèrent l’argent à la denrée, parce qu’il a une valeur plus fixe ; et maintenant que l’on paye en assignats, ils doivent par la même raison préférer de garder leurs denrées ; et il est aisé de prévoir tout ce que des craintes vagues peuvent ajouter à ce motif réel. 3o  Des intrigues ont persuadé aux citoyens peu instruits, que tout rassemblement était investi d’une sorte de souveraineté, et d’après cette absurde doctrine, lors même que, par leur résistance à la loi, ils attaquent directement la souveraineté du peuple entier, ils s’imaginent l’exercer.

Telle est la liste des ennemis que doit avoir toute constitution dans laquelle on ne verra pas, d’avance, le germe de sa prompte destruction, et qui sera fondée sur l’égalité des citoyens, la souveraineté du peuple, l’unité d’une grande république.

En effet, dans une telle constitution, les talents réels peuvent conduire à la gloire, les services obtenir de la reconnaissance, la vertu s’entourer de l’estime publique ; mais elle n’offre aucune grande récompense au charlatanisme, à l’intrigue, à l’hypocrisie politique. On y verrait des citoyens révérés par leurs égaux, mais point de citoyens puissants : quelques hommes y jouiraient des bénédictions, des acclamations du peuple, aucun n’en pourrait faire l’instrument de ses intérêts ou de ses passions.

À ces ennemis intérieurs se joignent les émissaires des despotes, et leurs agents aveugles ou corrompus. C’est d’eux que vient la doctrine, qu’il faut laisser encore deux ans la France sans constitution, parce qu’ils jugent ce terme plus que suffisant pour assurer la réussite de leurs projets destructeurs. Eux seuls peuvent croire le peuple français assez stupide pour consentir volontairement à rester deux années, ou dans l’anarchie, ou sous le joug de quelques meneurs insensés ou perfides.

Avoir indiqué les obstacles qui s’opposent à l’établissement d’une constitution, c’est presque avoir donné les moyens de les vaincre.

Que le peuple, sourd aux dénonciations, aux déclamations, aux révélations des intentions d’autrui, au panégyrique des siennes propres, n’écoute plus que des raisonnements ou des faits appuyés de preuves.

Qu’il se défie de ceux qui, pour faire triompher leur opinion, ne réfutent pas celles de leurs adversaires, mais accusent leur conduite ou leurs projets ; que les représentants du peuple, oubliant ces divisions nées de l’amour-propre et de l’intérêt de quelques hommes, s’occupent sans relâche de rétablir l’ordre dans les finances et dans les autres parties de l’administration.

Qu’ils s’empressent de publier ces lois nécessaires dans toute constitution fondée sur le droit naturel ; qu’ils se hâtent d’établir l’égalité dans les partages, de fixer pour les successions l’ordre le plus favorable à la division des fortunes, d’assurer un héritage aux enfants nés hors du mariage, sans porter atteinte à l’exécution des conventions matrimoniales ; que l’établissement de l’instruction nationale et des secours publics donne enfin l’assurance de voir une égalité réelle garantir celle qui a été prononcée par la loi.

Qu’ils fassent cesser cette inquiétude sur les propriétés, qui, en arrêtant les emplois de capitaux utiles à la société, tarit les sources de l’industrie, et anéantit pour les hommes laborieux, une grande partie de leurs moyens de subsistance.

Qu’enfin, s’ils sont forcés de faire des lois qui blessent les opinions ou les passions d’une partie du peuple, ils en aient le courage ; mais qu’alors ils n’oublient pas que le soin de l’éclairer est aussi un de leurs devoirs, et que les représentants des nations ne sont pas dignes de les gouverner, s’ils ne sont pas capables de les instruire ; car ce n’est pas à leur volonté, mais à leurs lumières, qu’elles ont voulu se soumettre.


  1. Chronique du mois.