Émile-Paul frères (p. 165-170).


Le son venu de la Lyre


Étoiles dans la nuit d’hiver.

Poids des constellations, réseau de mortelles énigmes, dont l’ignorance est salutaire, hélas, dont le mot est dévorant. Une pensée tombe, plus grave que les univers, d’une chute éternelle :

Ce qui est, — est. Et ne peut plus ne pas être.


Horrible nécessité, qui nous calomnie, comprise ; et qu’à peine on la comprend, on ne peut plus la calomnier. Horrible nécessité, qui outrage la nature humaine, laquelle met sa force et sa dignité à ne pas l’outrager.

À l’égal de cette méchanceté, je hais ceux qui veulent que je l’aime. Philosophes, — pédants de la pensée ; plus pédants encore de l’action, qu’ils professent couchés sur les plumes ; imperturbables Polonius de la reine science. Philosophes, — glorieux d’être sans cœur, comme si leur plus froide pensée n’était pas le déchet, la rognure inanimée du sentiment, le résidu mortel de ce triste cœur qu’ils méprisent. Qu’il leur est facile de se soumettre, étant de niveau à tous les jougs de la raison, cette charrue au labour en droite ligne, que conduit la nécessité. Pédants, qui répondent à qui pleure par les louanges de la pensée : Quelle ? — la mienne ? ou la leur ? Mais la mienne est humaine, et les prend en pitié. La leur est de labour, et dans sa ligne stupide elle m’ignore.

La pensée n’est ni bonne ni mauvaise : ce n’est pas de son ordre. Et c’est ce qu’elle a de pire. Fou qui ne se l’avoue pas. — Mais elle est vraie, coassent toutes ces pauvres grenouilles, dans l’enthousiasme de leur étang. Quel vacarme elles font à la lune, qu’elles appellent le soleil de l’intelligence. Que l’intelligence règne, clabaudent-ils tous. — Où sera-ce ? et sur quoi, ô misérables parleurs ? Qu’est-ce que cette intelligence, si elle ne fait rien pour la vie humaine ? si elle est bonne, tout au plus, à désespérer le cœur de l’homme. Car il n’y a que le cœur et que la vie qui comptent, entendez-vous. Je ne dirai rien contre elle, ni tout le mal qu’elle fait : ce n’est pas de son ordre. Mais ce ne l'est pas, non plus, de la vanter. Mettez donc la sourdine à ces bruyantes litanies de la raison : elle n’est pas bonne ; elle n’est pas sainte ; elle n’est pas secourable. Elle est le miroir sans cœur de la Nécessité.


Hélas, je sais la loi de fer et de diamant : la claire, étincelante et déchirante Nécessité. Je la sais ; j’y suis une meilleure pierre de touche qu’eux. De toutes mes douleurs, c’est la plus terrible, — c’est la dernière.

Je le sais, je le sais : la nouvelle m’en vient de ce rayon, tombé de Sirius ou de la Lyre, et d’une telle nécessité qu’il a fallu un nombre égal à la somme de tous les univers ensemble, sans omettre un seul atome, pour qu’il tombât, ce soir, justement sur moi, malheureux, et qu’il assénât sur ma tête la nouvelle qui m’écrase. Je le sais : Celui que j’ai perdu, — est perdu. Rien ne me le rendra. Tous les trésors de l’univers, et tous les univers ensemble ne me rendraient pas cette fragile vie, ce cœur qui n’a battu qu’un moment. La voie lactée ne me le paierait pas. Il n’est plus. Je le sais. Il n’est plus, — perdu comme le premier mouvement de Wéga. Cette perte universelle vous console, philosophes, vaines machines à raisonner. Elle serait pour vous la plus révoltante de toutes, si vous étiez hommes. Je ne l’accepte pas ; je ne me résigne pas : je suis écrasé.

Que me veut cette raison, si elle prétend que je consente à ce qui émeut en moi une pitié éternelle, et l’horreur de toute la nature ? Faudrait-il pas que je fisse comme si une telle douleur ne me concernait pas ? — Misérables cœurs, qui n’ont jamais aimé. Toute amour veut être éternelle, ce qu’ils ne savent pas, — et qu’elle l’est.