Émile-Paul frères (p. 96-99).


Salutation des larmes


Pour les marins du Vienne.


Ceux du Vienne sont perdus : Doux frère, comme nous.

L’océan rend leurs épaves. Les fiancés de la mer sont descendus près d’elles. On ne trouve plus que les vestiges de ceux qu’elle a pris. Elle laisse flotter une guenille, un bout de corde. Parfois, elle renvoie un lambeau d’homme, un haillon de chair suspendu à un os. Mais elle s’est réservé l’âme des marins, leur chère vie qu’elle a cueillie sur les lèvres dans un dernier souffle.

Déjà, un pêcheur des îles a ramené dans son filet un corps sans mains, ni bras, ni tête. La mer l’a dépouillé du dernier geste, de l’adieu qu’il a fait à la terre, dans les transes. Car les doigts du mourant cherchent les doigts du frère et de la mère.

Ceux du Vienne sont perdus. Leur désastre accomplit celui de mon enfant. Je pense à ceux qui vous aimèrent et qui demeurent, pauvres gens. Leur angoisse est la mienne. Mon cœur a battu dans la détresse avec le leur.

Vieux pères, qui ne verrez plus vos fils, dans ma douleur j’ai pris aussi la vôtre. Impatients, vous ne viendrez plus les attendre au port, quand ils débarquent pour le flot, ou, quand ils rentrent au bourg, sur le seuil de la maison. Et leurs jeunes femmes ne leur tendront plus l’enfant, qu’elles ont sur le bras, disant : « Vois, comme il a grandi : il sait sourire ». Ainsi que le mien, tous ceux que vous pleurez sont partis pour la campagne qui ne finit jamais, sur le grand océan de l’extrême infini. Je suis dépossédé par le malheur, comme vous. Et qui saura comme moi, pauvres gens, vos longues veilles dans le désespoir, les larmes du souvenir, et les terreurs de la question toujours présente : « Tout est-il donc fini ? » — et l’horrible certitude de la réponse où il faut se rendre : « Tout est fini. »

Pour inconnues que vous puissiez vous croire, sachez-vous donc ressenties, ô peines fraternelles. Vous n’êtes pas errantes sur ces routes dévastées de la vie, que la brume aveugle. J’ai mis, ce soir, ma douleur dans un clocher, au dessus de l’éternelle plaine. Par l’immensité vide et ces champs muets, couverts de glace à l’infini, ma cloche sonne aussi pour vous, dans notre nuit commune. C’est la salutation des larmes. Ô peines fraternelles, je vous y convie. Je vous y appelle, pauvres gens.