Sur la mer (Verhaeren, Les Forces, II)

Les Forces tumultueusesSociété du Mercure de France (p. 179-184).
◄  UN SOIR


SUR LA MER




Larges voiles au vent, ainsi que des louanges,
La proue ardente et fière et les haubans vermeils,
Le haut navire apparaissait, comme un archange
Vibrant d’ailes qui marcherait, dans le soleil.

La neige et l’or étincelaient sur sa carène ;
Il étonnait le jour naissant, quand il glissait,
Sur le calme de l’eau prismatique et sereine ;
Les mirages, suivant son vol, se déplaçaient.

On ne savait de quelle éclatante Norvège,
Le navire, jadis, avait pris son élan,
Ni depuis quand, pareil aux archanges de neige,
Il étonnait les flots de son miracle blanc.

 
Mais les marins des mers de cristal et d’étoiles
Contaient son aventure avec de tels serments,
Que nul n’osait nier qu’on n’avait vu ses voiles,
Depuis toujours, joindre la mer aux firmaments.

Sa fuite au loin ou sa présence vagabonde
Hallucinaient les caps et les îles du Nord
Et le futur des temps et le passé du monde
Passaient, devant les yeux, quand on narrait son sort

Au temps des rocs sacrés et des croyances frustes,
Il avait apporté la légende et les dieux,
Dans les tabliers d’or de ses voiles robustes
Gonflés d’espace immense et de vent radieux.

Les apôtres chrétiens avaient nimbé de gloire
Son voyage soudain, vers le pays du gel,
Quand s’avançait, de promontoire en promontoire,
Leur culte jeune à la conquête des autels.

Les pensers de la Grèce et les ardeurs de Rome
Pour se répandre au cœur des peuples d’Occident
S’étaient mêlés, ainsi que des grappes d’automne,
À son large espalier de cordages ardents.

 
Et quand sur l’univers plana quatre-vingt-treize
Livide et merveilleux de foudre et de combats,
L’aile rouge des temps frôla d’ombre et de braise
L’orgueil des pavillons et l’audace des mâts.

Ainsi de siècle en siècle, au cours fougueux des âges,
Il emplissait d’espoir les horizons amers,
Changeant ses pavillons, changeant ses équipages,
Mais éternel dans son voyage autour des mers.

Et maintenant sa hantise domine encore,
Comme un faisceau tressé de magiques lueurs,
Les yeux et les esprits qui regardent l’aurore
Pour y chercher le nouveau feu des jours meilleurs.

Il vogue ayant à bord les prémices fragiles
Ce que seront la vie et son éclair, demain,
Ce qu’on a pris non plus au fond des Évangiles,
Mais dans l’instinct mieux défini de l’être humain,

Ce qu’est l’ordre futur et la bonté logique,
Et la nécessité claire, force de tous,
Ce qu’élabore et veut l’humanité tragique
Est oscillant déjà dans l’or de ses remous.


Il passe, en un grand bruit de joie et de louanges,
Frôlant les quais de l’aube ou les môles du soir,
Et pour ses pieds vibrants et lumineux d’archange,
L’immense flux des mers s’érige en reposoir.

Et c’est les mains du vent et les bras des marées
Qui d’eux-mêmes poussent en nos havres de paix
Le colossal navire aux voiles effarées
Qui nous hanta toujours, mais n’aborda jamais.