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SUR LA MÉMOIRE[1]

II

L’ÉVOCATION.

Nous appelons évocation l’acte par lequel nous prenons conscience d’une pensée que nous avions auparavant à notre insu. Cette définition n’implique pas du tout que l’évocation soit quelque chose de capricieux et de machinal ; au contraire, dans la plupart des cas, c’est par une application volontaire que nous rappelons à nous ce que nous avons déjà pensé antérieurement. Il est donc raisonnable, lorsqu’une pensée se trouve évoquée sans que nous puissions rendre compte de son apparition, de supposer que la raison que nous ne pouvons découvrir existe néanmoins. C’est pourquoi nous rejetterons préalablement toute association entre les idées autre que la raison que l’acte de penser établit naturellement entre elles.

Lorsqu’on dit qu’une idée est conservée, cela ne veut point dire qu’elle soit mise de côté et en réserve, comme le trésor de l’avare ; cela veut dire au contraire qu’elle est désormais impliquée dans toutes nos pensées, comme un capital circulant qui tantôt apparaît, tantôt disparaît, mais qui ne cesse jamais de nous servir. S’il en est ainsi, l’évocation doit résulter naturellement de l’analyse de nos idées : c’est dans une idée qu’on en trouve une autre. L’idée de bateau n’est rien si elle n’implique les idées de liquide, de résistance, de mouvement, de moteur, les idées de quille, de mât, de vergue, de gouvernail, les idées de capitaine, de pilote, de marin, et beaucoup d’autres idées encore ; l’idée de marin implique les idées d’homme, d’adresse, de courage, de pension de retraite, de veuve, d’orphelins ; si de nouveau l’on cherche quelles idées sont impliquées dans ces idées-là, et ainsi de suite, il est évident que l’on ne s’arrêtera jamais, car il n’y a point d’idée qui n’en suppose d’autres dont elle est faite, et sans lesquelles elle ne serait point : toute idée en contient d’autres, et, au fond, les contient toutes.

Disons donc que passer d’une idée à une autre c’est découvrir que l’on ne peut penser la première sans penser en même temps la seconde, c’est s’apercevoir qu’on pensait déjà la seconde sans savoir qu’on la pensait. Les idées ne s’évoquent point les unes les autres comme les grains d’un chapelet ; mais deux idées s’évoquent lorsque l’exposition de l’une contient l’autre. On ne peut avoir une idée explicite si on ne l’a d’abord implicite, et Platon disait bien que les idées ne peuvent naître ni mourir, mais seulement être.

Il apparaît du reste, clairement que les idées peuvent s’impliquer les unes les autres, et par suite s’évoquer les unes les autres, d’une infinité de manières, suivant les jugements formulés par chacun de nous : il n’y aurait point une multiplicité de consciences distinctes sans cela. Néanmoins, puisque rien au monde ne saurait être objet de pensée qu’à la condition de pouvoir l’être, il faut bien que toute évocation soit conforme aux lois nécessaires de toute recherche et de toute pensée. Pour un ignorant l’idée d’orage implique et par suite peut évoquer l’idée d’un Dieu irrité ; pour un savant elle implique l’idée de deux fluides définis par certaines propriétés ; mais il n’échappe à personne que l’ignorant et le savant suivent le même principe en passant d’une de ces idées à l’autre : il y a moins de vérité dans une de ces liaisons d’idées que dans l’autre, mais non pas moins de raison, et l’évocation s’explique dans les deux cas par la recherche méthodique d’une pensée qui analyse ses idées et fait, en quelque sorte, l’inventaire de leur contenu.

Il résulte de cela qu’il y a juste autant d’espèces d’associations entre les idées qu’il y a de formes de la liaison d’une idée à une autre, c’est-à-dire de formes du jugement. Et, comme on ne peut traiter en même temps de tout, il est raisonnable de mettre ici à profit les travaux de Kant et le tableau élégant qu’il a tracé des catégories, au moyen de quoi nous obtiendrons tout au moins une description des associations d’idées plus complète et plus méthodique que toutes celles que l’on a fondées jusqu’ici sur les hasards de l’expérience.

Quantité.

Il est clair que l’on ne peut penser à un tout sans penser implicitement aux parties qui le composent. L’idée du tout ne serait point l’idée du tout si elle n’enfermait les idées des parties de ce tout. L’étendue, qui est une somme de parties, offre l’exemple d’une idée implicite que la plupart des hommes ont sans savoir qu’ils l’ont ; car Leibniz a montré que l’idée de l’étendue réelle implique l’idée de la Monade. De même l’idée d’un milliard implique la connaissance des parties d’un milliard ; et pourtant beaucoup d’hommes pensent un milliard sans penser explicitement à ses parties, ce qui ne veut point dire qu’ils n’y pensent pas du tout, puisque la connaissance d’une somme ne saurait être que la somme des connaissances des parties de la somme, mais seulement que les connaissances des parties, et des parties de ces parties, ne sont presque jamais explicites. Et c’est pourquoi, en apparence, le tout est souvent connu sans que ses parties le soient, par exemple l’Étendue, sans la Monade, le bruit d’un boisseau de blé qui tombe, sans la connaissance explicite du bruit que fait chaque grain, le bruit de la mer, sans la connaissance du bruit que fait chaque goutte d’eau, un son, sans la connaissance de chacun des sons plus simples et de chacun des petits chocs rythmés dont il est composé. Il n’en est pas moins incontestable, et c’est une nouvelle preuve qu’il faut se défier des apparences, que la connaissance des parties est nécessairement impliquée dans la connaissance du tout, l’analyse n’étant qu’un passage de l’implicite à l’explicite.

Nous pouvons donc dire que l’idée d’une chose conçue comme un tout enferme nécessairement les idées des parties qui composent cette chose, et des parties de ces parties. D’où nous pouvons tirer une première loi de l’évocation : l’effort de la pensée, appliqué à l’idée d’une chose conçue comme une totalité, ne peut manquer d’y découvrir les idées des parties de cette chose.

De même on ne peut penser à une pluralité sans penser implicitement à une totalité dont cette pluralité n’est qu’une partie. Par exemple je ne puis penser à un groupe de parties de l’espace sans penser à l’espace tout entier, car il faut bien que l’espace considéré soit dans un autre espace, et celui-ci dans un autre, et ainsi indéfiniment. Si je pense à un nombre quelconque, je pense implicitement, non seulement à des nombres plus petits qui sont ses parties, mais encore à des nombres plus grands dont il est une partie, sans quoi je n’aurais pas même l’idée de nombre. En général, l’idée d’une grandeur quelconque implique nécessairement l’idée de quelque grandeur qui la compose et de quelque grandeur qui la dépasse ; et c’est par là qu’on voit bien que l’idée de telle grandeur est autre chose que cette grandeur même, et la pensée autre chose que l’objet ; car dans une grandeur il ne peut y avoir une grandeur qui la dépasse, tandis que dans l’idée de cette grandeur l’idée du plus grand et du plus petit sont nécessairement enfermés, comme ses éléments nécessaires. Nous pouvons donc dire : l’idée d’une chose conçue comme une pluralité implique nécessairement l’idée d’une chose qui est une totalité par rapport à cette pluralité ; d’où l’on tire cette deuxième loi de l’évocation : l’effort de la pensée appliquée à l’idée d’une chose quelconque limitée en grandeur, y découvre nécessairement l’idée d’une grandeur qui la dépasse, et dont elle est une partie.

Enfin toute chose peut être conçue comme une unité, c’est-à-dire comme une totalité réellement indivisible : c’est de l’idée d’unité que résulte l’idée de grandeur discontinue, obtenue par la réunion de choses que l’on suppose égales et indivisibles. Or cette idée d’unité n’a de sens que par opposition avec l’idée de multiplicité, puisqu’elle est la négation même de la multiplicité. On n’a pas l’idée d’un centimètre, d’un mouton, sous la catégorie de la quantité, sans avoir implicitement en même temps l’idée d’un nombre indéfini de centimètres pouvant former avec le premier une longueur, l’idée d’une multiplicité indéfinie de moutons pouvant former avec le premier une quantité. L’idée d’une unité implique donc l’idée d’une multiplicité d’unités considérées comme égales à celle-là. D’où l’on tire cette troisième loi de l’évocation : l’effort de la pensée, appliqué à une chose conçue comme une unité, ne peut manquer d’y découvrir les idées d’autres unités pouvant former une grandeur avec elle.

Les trois lois qui précèdent peuvent se résumer de la manière suivante : l’idée d’une chose quelconque, considérée comme une quantité, évoque nécessairement les idées de choses qui y sont contenues, qui la contiennent, ou qui lui sont égales en grandeur.


Qualité.

Connaître un être comme déterminé par des qualités indépendantes de sa grandeur, c’est toujours ou affirmer ou nier ou affirmer une négation, car il faut toujours bien que l’objet auquel je pense soit ou ne soit pas ceci ou cela. Si je rapproche de ce cahier-là l’idée bleu, il y aura certainement lieu ou à une affirmation ou à une négation, ou a une limitation ; car il faudra bien, si je ne dis pas « ce cahier est bleu », que je dise de lui ou bien qu’il n’est pas bleu, ce qui est un minimum, ou bien qu’il est non bleu, ce qui est semble-t-il un peu plus, puisque non bleu désigne toutes les couleurs qui ne sont pas le bleu. Il m’est donc impossible de penser aux qualités réelles ou seulement possibles d’un objet sans affirmer, nier ou limiter. Et il importe peu que ces affirmations soient ou non explicites ; il suffit qu’elles soient nécessaires, et qu’aucun objet ne puisse être pensé sans elles. Examinons donc ce qu’implique l’idée d’une qualité, qu’elle donne lieu à une affirmation, à une négation ou à une limitation.

Lorsque je dis « ce cahier est bleu », je n’affirme pas que ce cahier a une couleur qui lui est propre et qui n’appartient qu’à lui ; j’identifie au contraire la couleur de ce cahier à d’autres couleurs déjà affirmées d’autres objets comme le ciel, la mer, des yeux, un habit. D’où il suit que la connaissance de ce cahier comme bleu implique nécessairement la connaissance actuelle et présente, mais seulement plus ou moins explicite, d’autres objets qui lui ressemblent par la couleur. Ces connaissances sont souvent ignorées de celui même qui juge, mais il ne les a pas moins, puisque, s’il ne les avait pas, il ne jugerait pas comme il fait. De même si je dis « ce cahier n’est pas bleu », il faut encore que par ce mot « bleu » j’entende quelque chose, c’est-à-dire que je pense implicitement à des objets bleus ; autrement je n’aurais aucune pensée, et je proférerais seulement des mots dépourvus de sens. Si enfin je dis « ce cahier est non bleu », ce jugement implique non seulement la connaissance d’objets bleus, mais encore celle d’autres objets ayant une couleur qui ne soit pas le bleu ; car le non-bleu est une couleur dont les nuances sont toutes les couleurs possibles, moins le bleu et ses nuances.

En d’autres termes, que je dise ou que ce cahier est bleu, ou qu’il n’est pas bleu, ou qu’il est non-bleu, mon jugement implique toujours la connaissance d’objets colorés divisés en deux groupes, ceux qui sont bleus, et ceux qui ne le sont pas. Il en est évidemment de même pour toutes les qualités, chaud, mou, lourd, aigu, etc. ; et cela revient à dire avec Platon qu’un objet n’est ceci ou cela que par comparaison, et reste tout à fait indéterminé quant à ses qualités tant qu’il est considéré tout seul.

Nous pouvons donc dire que la pensée d’une chose quelconque, conçue comme possédant ou ne possédant pas une certaine qualité, implique nécessairement la pensée de choses qui possèdent cette qualité et de choses qui ne la possèdent pas ; d’où nous pourrions tirer trois lois de l’évocation qu’il suffit de résumer dans cette loi unique : l’effort de la pensée, appliqué à l’idée d’une chose quelconque sous la catégorie de la qualité, ne peut manquer d’y découvrir les idées de choses qui ressemblent à la première, et les idées de choses qui font contraste avec la première.

Il faut observer ici que l’évocation du semblable par le semblable peut résulter aussi d’une détermination de quantité ; il suffit, pour qu’il en soit ainsi, que les diverses qualités soient conçues comme des grandeurs, comme par exemple lorsque l’on se représente des sons plus ou moins aigus ou graves comme correspondant à des nombres plus ou moins grands, ou lorsque des températures sont représentées par des longueurs. Le semblable évoque alors le semblable comme une grandeur évoque une grandeur égale.

De même, lorsque la collection des êtres divers auxquels une qualité appartient en commun est nettement connue de celui qui pense, le semblable évoque le semblable comme la partie évoque le tout sous la catégorie de quantité. Si je dis « tel animal est un mammifère », tous les types des mammifères sont contenus implicitement dans ce seul jugement, et peuvent être évoqués par lui, parce que j’introduis alors l’animal en question dans une collection déterminée dont il est une partie.

Inversement, la liaison des choses grandes et des choses petites peut résulter d’une détermination de qualité, lorsque la grandeur n’implique aucune mesure précise. Grand et petit sont alors des qualités comme bleu et rouge, et, quand je dis qu’une chose est grande, je la rapproche par là implicitement d’autres choses grandes et je la distingue d’autres choses petites. Le grand évoque alors le grand comme le bleu évoque le bleu.

Relation.

Nous ne pouvons penser à une qualité sans y joindre l’idée d’un être qui la possède. Donc la pensée d’une qualité implique nécessairement, qu’on le sache ou non, l’idée d’un être auquel cette qualité appartient. Nous pouvons bien penser au bleu sans penser explicitement à aucun objet bleu, mais la pensée du bleu implique nécessairement la pensée d’un être qui est bleu, et cette pensée deviendra explicite si l’on y fait attention : on n’exprime pas autre chose en disant que cette idée est alors évoquée par la première. Lorsqu’il s’agit d’une qualité comme le bleu, tout le monde conviendra que cette qualité n’est pas séparable de tout objet ; mais beaucoup croient pouvoir penser à la vertu sans penser en aucune façon à un être déterminé qui la possède, par exemple à Socrate, ou à Pierre, ou à Jacques. Cela résulte de ce que nous ne connaissons jamais tout le contenu de nos idées, et c’est pourquoi l’observateur est surpris que la vertu, par exemple, le fasse penser à Socrate, alors qu’il est bien plus simple, au lieu d’admirer dans une telle évocation l’œuvre du hasard, de l’expliquer par une loi générale de notre pensée.

De même il nous est impossible de penser à un événement quelconque sans penser à un autre événement qu’à tort ou à raison nous jugeons être la cause du premier. Il ne faut donc pas dire que c’est par l’effet d’une habitude purement machinale qu’un effet nous fait penser à une cause ; il faut dire que l’idée de la cause fait partie de l’idée de l’effet, et qu’on l’y retrouve. À partir du moment où, à tort ou à raison, nous avons assigné à un événement quelconque une cause déterminée, l’idée de cette cause fait partie intégrante de l’idée de cet événement : elles ne sont pas liées du dehors, comme sont liées des choses, mais impliquées l’une à l’autre, et, pour ainsi parler, intérieures l’une à l’autre. Un ignorant ne peut penser à un orage sans penser en même temps, par exemple, à quelque dieu irrité ; et, il est tout aussi impossible au savant de penser à une ligne télégraphique sans penser en même temps à l’électricité, autrement il faudrait soutenir qu’il pense à une idée sans penser en même temps à ce dont il l’a faite.

Inversement l’idée de la cause contient l’idée de l’effet comme un de ses éléments nécessaires. Je sais que la chaleur dilate les métaux. Puis-je penser à la chaleur sans penser à la dilatation des métaux ? Il faudrait pour cela qu’ayant une certaine idée de la chaleur, en même temps je ne l’aie pas. Cela voudrait dire que le travail par lequel je complète et j’enrichis mes idées est perdu : qu’il me faut le recommencer toujours, être réduit à chaque instant à penser uniquement à ce à quoi je pense, c’est-à-dire à rien, puisque le présent est infiniment court. On voit par là qu’il n’y a de durée pour nous au delà du présent que par l’implication de nos idées.

Enfin il nous est impossible de penser à un événement quelconque sans penser en même temps à d’autres événements, contemporains du premier, desquels il dépend et qui dépendent de lui. Cette liaison est bien différente de la contiguïté, que nous étudierons tout à l’heure, car les événements ainsi unis par une relation réciproque peuvent n’être pas contigus. Par exemple, s’il m’arrive d’affirmer une liaison réciproque entre une crise commerciale et une crise industrielle dont les effets sont dispersés à la surface de la terre, ces deux idées n’en forment plus qu’une, puisque chacune d’elles est un élément constitutif de l’autre, mais les objets qu’elles représentent n’en demeureront pas moins séparés.

De ces considérations on peut aisément tirer trois lois de l’évocation : l’idée de la qualité évoque l’idée de l’être qui la possède ; l’idée de l’effet évoque l’idée de la cause, et réciproquement ; l’idée d’un événement évoque l’idée d’autres événements dont il dépend et qui dépendent de lui.

Modalité.

Nous ne pensons jamais le non-être absolu ; toute idée implique donc à quelque degré l’affirmation de l’être. Or un être, considéré seulement au point de vue de son existence et indépendamment de sa nature, peut être conçu soit comme seulement possible, soit comme étant de plus réel ; soit comme étant à la fois possible, réel et nécessaire.

L’idée d’un être quelconque implique toujours au moins l’idée que cet être est possible, c’est-à-dire l’idée d’un monde imaginaire dans lequel cet être puisse avoir une place. Ce minimum d’existence appartient nécessairement à l’objet de toute idée. C’est pourquoi même les images les plus extravagantes, et dont je sais le mieux qu’elles ne sont pas réelles, sont toujours, plus ou moins explicitement, accompagnées d’autres images qui forment avec elles un tout cohérent. Nous ne pouvons pas penser l’impossible, cela est évident. Si nous le pouvions, il pourrait arriver que l’idée de l’impossible n’en impliquât aucune autre, puisqu’aucune explication, au sens précis du mot, n’en pourrait par définition être exigée. Mais puisque nous ne pensons pas l’impossible, il faut bien que l’idée d’un objet possible enferme d’autres idées par lesquelles elle soit possible. C’est conformément à cette règle que sont construites les fictions. La pensée d’un cheval ailé implique la pensée plus ou moins explicite d’une infinité de conditions qui font qu’un tel être est au moins conçu comme possible, par exemple des muscles qui meuvent les ailes et s’attachent sur le thorax, des os, des articulations, etc. Sans doute beaucoup de gens penseront à un cheval ailé, sans penser à tout cela ou à autre chose, mais il n’en est pas moins vrai que l’idée du cheval ailé ne peut exister que par beaucoup d’autres, et qu’elle sera incomplète dans la mesure où ces autres idées n’auront pas été rendues explicites par un effort de réflexion. La précision et la netteté des idées de ce genre dépendent de l’énergie que l’être pensant qui les forme apporte à s’expliquer en général ses propres idées, mais rien n’est jamais conçu par personne comme absolument impossible.

Considérons maintenant l’idée d’une chose conçue comme réelle. L’idée de la réalité, c’est l’idée de l’union de ce qui est perçu à ce qui l’a été et à ce qui le sera. Ce qui distingue la réalité du rêve, c’est une permanence relative des rapports de position qui existent entre les choses que je connais, c’est l’ordre auquel je suis obligé de me conformer si je veux les percevoir. La réalité d’une image ne peut donc m’être garantie que par un ordre fixe entre des images parmi lesquelles elle est connue. Par suite, lorsque je me représente une chose comme réelle, il faut bien que je me représente plus ou moins explicitement un ordre fixe entre les images qui l’entourent dans le monde réel. Par exemple, si je me représente le Panthéon avec l’idée que le Panthéon est réel, il faut de toute nécessité que je me représente implicitement que le Panthéon a une place déterminée dans le monde réel, c’est-à-dire qu’il occupe telle position par rapport à d’autres images. Donc, si j’analyse l’idée du Panthéon conçu comme réel, j’y trouverai nécessairement l’idée de l’École de droit, du lycée Henri IV, de la rue Soufflot, de Paris, de la France, du monde entier. Séparée de ce système d’images, l’image du Panthéon n’est plus l’image d’un objet réel. Donc, ou bien je n’aurai jamais l’idée qu’une chose à quoi je pense est réelle, ou bien mon idée de cette chose impliquera celles des choses qui lui sont contiguës dans le monde réel. Ce n’est donc point par hasard, ni en vertu de lois mécaniques et aveugles, qu’une image évoque d’autres images qui lui sont contiguës dans le monde réel. Que deux choses soient contiguës dans la perception, voilà qui est l’œuvre d’une cause inconnue ou, si l’on veut, du hasard ; mais que ces deux images se retrouvent contiguës dans la pensée, cela s’explique par la volonté de se représenter la réalité de l’une d’elles. À partir du moment où le fait est idée, rien de déraisonnable ne peut plus lui arriver : il n’y a pas d’autres liaisons entre les idées que celles qui résultent d’un jugement conforme aux lois générales de la pensée.

Cela est tout à fait évident pour les idées conçues comme nécessaires. Le nécessaire ne pouvant jamais être constaté comme un fait, mais supposant toujours une démonstration, il est facile de comprendre que la conception d’une chose comme nécessaire implique toujours la connaissance des raisons pour lesquelles elle est nécessaire. Par exemple si je conçois comme nécessaire que la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits, il est clair que cette conception suppose et par suite implique en elle non seulement la démonstration de cette propriété, mais encore la démonstration d’autres propriétés qui doivent être connues avant celles-là. C’est par la présence de toutes ces idées que celui qui comprend se distingue de celui qui ne comprend pas ; comprendre c’est, comme le mot lui-même l’indique, avoir beaucoup d’idées dans une seule.

On peut tirer de ce qui précède les trois lois suivantes : les images fictives s’évoquent suivant des rapports possibles de position ; les images réelles s’évoquent suivant leurs rapports fixes de position ; les idées nécessaires s’évoquent suivant leur ordre de dépendance rationnelle.

On voit que toute suite d’idées en apparence fortuite est explicable par les lois de la pensée réfléchie, sans qu’il soit besoin d’inventer quelque loi spéciale de la pensée instinctive comme la célèbre loi d’Association par contiguïté dans l’espace et dans le temps. Cela ne veut point dire que tout soit explicable dans le cours des idées, mais seulement que les lois formelles du cours des idées sont les lois mêmes de la pensée réfléchie. Que la pourpre des Césars me fasse penser au soleil couchant, et non à une fleur rouge, cela peut passer pour impossible à expliquer : c’est un fait ; mais que les images évoquent des images qui leur ressemblent, cela est nécessaire, et une image ne pourrait être pensée sans cela. Il est assurément utile de voir que tout est en un sens divers et inexplicable ; mais il faut aussi comprendre comment une forme nécessaire pénètre et dirige tout.

L’erreur des sensualistes est de séparer les idées, ce qui détruit toute distinction entre les idées et les choses ; car si les idées sont extérieures les unes aux autres, et s’entraînent les unes les autres dans la conscience comme les anneaux d’une chaîne, quelle différence y aura-t-il entre une chose et son idée ? En réalité l’idée de berceau par exemple n’est point du tout le berceau lui-même ; car le berceau lui-même exclut toutes les autres choses, et c’est ce qu’on exprime en disant qu’il occupe un lieu. L’idée du berceau est la pensée du berceau. Toutes les idées et la pensée tout entière y sont contenues implicitement ; il n’est donc pas surprenant qu’on trouve en cette idée d’autres idées et dans celles-là d’autres. L’idée de tombe est évoquée par l’idée de berceau. Au lieu d’admirer dans cette succession d’idées l’effet d’une association par contraste, il faut comprendre que l’idée de tombe n’est en réalité rien de nouveau, et qu’elle est partie intégrante de l’idée de berceau, car l’idée de berceau implique l’idée d’un homme qui est né, qui vit et qui mourra. Si, pensant au berceau, je ne pense pas implicitement à la tombe, c’est que je ne pense point au berceau, mais seulement à une corbeille d’osier ; et cette idée de corbeille d’osier implique alors nécessairement l’idée d’osier et l’idée de vannier, lesquelles en impliquent d’autres, et aussi indéfiniment. Une idée implique toutes les idées et n’est à vrai dire, que la traduction abrégée de toutes les idées dans un schème, une figure, un mot ou un système de mots. On n’a jamais plusieurs idées, ni simultanément, ni successivement ; ce qu’on appelle une autre idée, une nouvelle idée, ne saurait être que le même système d’idées exprimé autrement. Une idée ne remplace point une autre idée comme une chose prend la place d’une autre ; c’est toujours notre nature acquise qui vit, s’accroît et s’organise, tout élément déformant ou réformant tous les autres, comme si on introduisait dans une eau d’abord limpide des matières colorantes variées. Chaque idée nouvelle n’existe que par les autres ; avoir une idée nouvelle c’est en réalité les changer toutes, les penser toutes autrement ; c’est voir mieux dans la même idée beaucoup d’autres idées. L’idée est implication. Les choses se déroulent devant nous. Nous cherchons à les fixer et à les exprimer toutes en une idée identique et permanente. Penser c’est refaire l’idée présente indéfiniment ; c’est regarder si tout y tient et s’apercevoir que cela n’est pas possible. Si nous pouvions croire un seul instant que nos idées nous suffisent, nous dormirions. Une idée n’évoque une autre idée que parce qu’elle ne peut être si la seconde n’est pas. C’est en ce sens seulement que l’on peut comprendre que quelque chose ne soit pas dans la conscience, mais pourtant puisse y apparaître, et ne cesse pas, même sans y apparaître, de la modifier.

On peut demander maintenant pourquoi telle idée surgit dans la conscience de préférence à beaucoup d’autres idées qui auraient tout autant de raison d’apparaître. Il faut remarquer à ce sujet que le détail du cours des idées n’est pas mieux expliqué par la prétendue loi de l’association des idées que par les lois de la pensée réfléchie. Pourquoi l’idée d’orange évoque-t-elle pour vous l’idée du citron, et pour moi l’idée de la terre ? Cela, c’est le donné même ; c’est le fait de la conscience limitée et imparfaite. Il est certain que nous ne découvrons pas naturellement les idées dans l’ordre où elles se composent : nous sommes sujets à l’ignorance et à l’erreur. On peut partir de là, et chercher comment on s’en échappera le mieux. Demander pourquoi l’on y est, c’est comme si l’on demandait pourquoi l’on a le nez fait de telle manière. Tout ce que l’on peut essayer, c’est de relier cette imperfection de notre conscience a notre limitation dans le lieu, c’est-à-dire de chercher comment l’évocation des idées s’exprime physiologiquement.

La conscience a pour forme l’unité. Or tout ce qui est conservé est bien un ; mais cette unité totale en fait nous échappe, sans quoi nous aurions à chaque instant conscience de tout. Il faut donc, pour que la conscience soit ce qu’elle est, qu’il y ait autre chose que l’unité pure et simple du corps, en vertu de laquelle, toutes ses parties étant solidaires, chacune d’elles est modifiée par les autres à chaque instant. Il faut que l’unité du corps ne soit pas une unité simple, une unité immédiate, résultant d’une action directe de chaque partie sur toutes les autres, mais une unité médiate, faite elle-même d’unités. Sans cette condition, la multiplicité et la confusion des idées seraient inexplicables, tout ce qui est conservé s’exprimant au même degré dans l’état général du vivant. Il faut donc non pas un centre, immédiatement relié aux parties, mais un système de centres subordonnés les uns aux autres, de façon que l’unité totale puisse tout enfermer sans que tout soit distinct. Telle est la condition physiologique de la vie consciente. Avoir conscience, ce n’est pas avoir toutes les idées que l’on a de la même manière en même temps, ce n’est pas exprimer également toutes les idées dans une seule ; c’est savoir et ignorer en même temps ; c’est avoir l’ensemble sans le détail et saisir le tout avant les parties. Cela suppose non seulement que tout ce que nous sommes forme un tout, mais encore que les parties de ce que nous sommes forment aussi chacune un tout, une unité subordonnée, une conscience pour soi qui est objet de conscience pour nous. Il faut donc que, comme corps vivant, nous soyons composés de corps vivants ayant chacun une unité, et qu’ainsi tout ce qui est conservé ne se traduise pour le tout qu’avec autre chose. C’est pourquoi il ne faut pas dire qu’un centre unique, en qui tout vient retentir, représente suffisamment l’évocation des idées acquises. S’il en était ainsi, n’importe quoi serait lié directement à n’importe quoi, et une idée éveillerait indifféremment toute idée. C’est à cela que nous tendons lorsque nous percevons et lorsque nous agissons ; mais nous n’y arrivons pas complètement : nous ne pouvons empêcher notre vie organique de s’exprimer confusément dans notre connaissance des choses ; nous ne pouvons empêcher ce qui est acquis, et que nous retrouvons, d’entraîner avec lui autre chose que nous ne cherchons pas, qui est mêlé à lui, et parfois même nous le cache : nous devons compter avec des consciences partielles. Notre vie extérieure s’exprime assez bien dans l’image d’un cerveau qui reçoit des impressions et renvoie des actions ; notre vie intérieure, soutien de l’autre, ne s’exprime que par un système complexe de centres subordonnés, dont chacun perçoit et agit pour soi, enveloppant déjà ses éléments dans l’unité d’une conscience, ou si l’on veut, ses parties dans l’unité d’une action. Ainsi, de même qu’il ne faut pas dire, si l’on veut parler en physiologiste, que c’est le cerveau qui conserve, il ne faut pas dire non plus que c’est le cerveau qui évoque, ni chercher à expliquer ce qu’il y a de fortuit dans la suite des idées par l’adaptation des parties du cerveau, par la supposition de chemins de moindre résistance créés aux chocs et aux ébranlements par des actions répétées. Concevoir la vie pensante comme représentée par un cerveau, c’est concevoir une pensée abstraite, qui n’a derrière elle, dans son passé, rien de confus ; c’est réduire la vie pensante à sa pure forme, c’est-à-dire en définitive à des mots. En réalité notre pensée actuelle est conditionnée par des pensées antérieures organisées : c’est avec nos erreurs que nous devons faire la vérité. De même, c’est avec la vie propre de nos organes, et en nous servant de leurs réactions propres, que nous devons agir. Et lorsque ce qui est conservé surgit dans la conscience, c’est toute notre vie organique, tout le système complexe des centres nerveux subordonnés qui imposent au tout leurs droits acquis, c’est-à-dire la forme des mouvements qu’ils règlent. Ce paradoxe de la mémoire, la présence du passé, suppose une forme, qui est la pensée même, mais qui ne suffit pas plus à l’expliquer que n’y suffit la prétendue loi d’association, inutile parodie des formes du jugement. Il faut à l’acte de mémoire, c’est-à-dire à la conscience, une matière, c’est-à-dire des liaisons d’idées invincibles et inséparables, qui se traduisent dans le corps par l’autonomie relative des organes : penser sa pensée, c’est penser qu’on est un corps organisé.

III

L’Idée de Temps.

D’après ce qui a été dit de l’évocation, il n’y a jusqu’ici aucune raison pour que les images soient évoquées suivant un ordre fixe ; en effet une image peut être liée à plusieurs autres sous diverses catégories ; l’image d’une cathédrale gothique, liée à celle d’une place publique sous la catégorie de la réalité, peut être liée aussi à l’image du moyen âge sous la catégorie de la causalité, comme aussi à l’image de la tour Eiffel sous la catégorie de la quantité, à l’image d’une église neuve sous la catégorie de la qualité ; et rien ne dit qu’une de ces images sera plutôt évoquée que l’autre ; cela dépend de la direction de l’attention, suivant qu’elle considère la place de cette cathédrale dans le monde réel, ou son origine, ou sa grandeur, ou sa vétusté. L’ordre de l’évocation ne saurait donc reproduire nécessairement l’ordre même de la perception.

À bien plus forte raison faut-il dire que l’évocation ne se fera jamais suivant un ordre qui puisse être appelé le temps. Supposons, quoique cela n’ait rien de nécessaire, que les images s’évoquent l’une l’autre suivant l’ordre de la perception, de façon que chacune d’elles soit à sa place, c’est-à-dire soit localisée dans l’espace, cet ordre n’aura rien qui ressemble à l’ordre du temps. En effet, le propre d’un ordre dans l’espace, c’est de pouvoir être parcouru dans un sens quelconque, indifféremment. Par exemple il est aussi conforme à la réalité de passer de l’image d’une place publique à l’image d’une cathédrale qui lui est contiguë, que de passer de l’image de la cathédrale à l’image de la place publique ; et je me représente également bien la situation et l’ordre des maisons d’une rue en commençant soit par l’une de ses extrémités soit par l’autre. Au contraire, le propre de l’ordre du temps c’est d’avoir un sens, c’est de pouvoir être parcouru en sens direct et en sens inverse, le sens direct étant toujours le même ; c’est, en un mot d’impliquer un ordre d’antériorité et de postériorité qui ne saurait être interverti. Lorsque je me représente une succession d’images dans le temps, il m’est impossible de faire que le commencement soit la fin et la fin le commencement. Deux termes quelconques pris de cette série sont l’un antérieur et l’autre postérieur, et cela pour toujours, indépendamment de l’ordre dans lequel je les retrouve. Ce n’est donc pas par la position des images que le temps diffère de l’espace, mais uniquement par l’idée de la nécessité d’un ordre, c’est-à-dire de la vérité d’un ordre. L’ordre du temps ne s’impose pas comme un fait, puisque je puis le parcourir dans un sens ou dans l’autre ; il s’impose comme une nécessité. Le temps ne résulte donc pas d’une liaison de fait entre des images, mais d’un enchaînement nécessaire d’images.

Pour que le temps soit constitué, il ne suffit donc pas qu’une image se présente avant ou après une autre, car elle pourrait également se présenter après l’autre ou avant l’autre ; il faut encore qu’il y ait une raison pour que l’une des deux soit quand même et malgré tout avant l’autre. L’idée du temps c’est l’idée de l’ordre vrai suivant lequel les images se précèdent ou se suivent les unes les autres. Le Temps est donc une construction rationnelle.

Il y a des cas où la nécessité de l’ordre du temps est aisée à expliquer, par exemple lorsqu’il s’agit de propositions géométriques ; en effet on ne peut sans absurdité supposer qu’une propriété du triangle soit démontrée avant la définition du triangle, et chaque proposition suppose avant elle celles sans lesquelles elle n’aurait pas de sens. L’acte de comprendre une proposition est donc nécessairement postérieur à l’acte d’en comprendre une autre. Qu’il en soit de même pour des souvenirs quelconques, il le faut bien, puisque l’ordre du Temps ne saurait être que nécessaire. Il faut donc qu’il y ait une raison pour qu’une image ne puisse pas être conçue comme antérieure à une autre. Supposons que l’évocation nous fasse penser successivement à l’obtention du grade de caporal et à l’acte de s’engager ; immédiatement, et en dépit de l’ordre de l’évocation, apparaît un ordre irréversible entre ces deux images, car il est impossible d’être nommé caporal avant d’avoir fait partie de l’armée. De même si je pense successivement au règlement d’un héritage et à la mort du parent dont j’ai hérité, l’ordre de l’évocation m’apparaît comme un ordre inverse de l’ordre vrai, car il est impossible d’hériter d’un parent avant qu’il soit mort.

Il s’en faut que tous les événements auxquels nous venons à penser se présentent ainsi au premier regard suivant un ordre vrai. Par exemple les images d’une place et d’une cathédrale qui sont contiguës ne se rangent point en général suivant l’ordre du temps, car il n’y a pas de raison pour que l’une soit avant l’autre. Aussi dira-t-on de ces deux images qu’elles sont localisées dans l’espace, mais non pas dans le temps. Il en est de même à première vue de deux rues de Paris, par exemple la rue de la Sorbonne et la rue Montmartre ; mais l’acte de préparer un examen rue Montmartre et l’acte de le passer avec succès rue de la Sorbonne sont facilement rangés suivant l’ordre du temps ; il serait absurde en effet que l’acte de préparer un examen fût postérieur à l’acte d’en subir l’épreuve avec succès.

Il n’est pas nécessaire que toutes les images évoquées se précèdent et se suivent ainsi nécessairement les unes les autres ; il suffit, pour que l’idée du temps se forme, que cela soit vrai de quelques-unes d’entre elles ; et il est clair que nos actions réfléchies sont plus propres que toute autre chose à nous mettre ainsi en possession de l’ordre irréversible du temps. En effet toute action volontaire suppose la conception de quelque chose comme à venir, par exemple le fait d’être médecin ; il est donc bien clair que l’image de vouloir être médecin, qui implique qu’on ne l’est pas, précède nécessairement l’image d’être médecin et qu’il serait absurde qu’il en fût autrement. Lorsque deux souvenirs se présentent et que l’un d’eux enferme la volonté de l’autre, celui qui renferme la volonté de l’autre est nécessairement antérieur à l’autre. Il résulte de là que l’ordre du temps est essentiellement constitué par le souvenir de nos actes et de leur réalisation ; ainsi nous ne retrouvons dans nos souvenirs que l’ordre que nous y avons mis en les vivant : le temps naturel n’existe que pour un être qui veut.

Le temps étant ainsi déterminé quant à ses conditions, nous sommes en mesure d’examiner les rapports du temps et de l’espace, question devant laquelle ceux qui traitent de ces choses sont généralement impuissants, faute d’avoir d’abord recherché les conditions nécessaires de l’idée de temps. Le Temps et l’espace se tiennent étroitement ; le vulgaire dit aussi bien « un espace de temps » qu’« une heure de chemin » ; l’espace et le temps supposent toujours en effet une distance. Quand je dis qu’un point est éloigné d’un autre point, cette affirmation détermine à la fois un espace qui les sépare et un temps nécessaire pour aller de l’un à l’autre. Toute distance peut être conçue comme une durée, et inversement la conception la plus abstraite de la durée suppose toujours la représentation d’une ligne parcourue par un mobile ; on dit : la longueur du temps.

Ce qui caractérise le temps, c’est un ordre irréversible. Comment donc le sens d’un mouvement d’un point à un autre peut-il être déterminé absolument ? comment les dimensions de l’espace acquièrent-elles cette propriété nouvelle de ne pouvoir plus être parcourues que dans un sens ? Comment l’espace devient-il temps ? Pour le savoir il faut étudier cette détermination au moment même où elle se fait.

Or il est évident que la conception du temps à venir précède les choses mêmes que le temps renferme ; l’avenir, par définition, est déterminé avant d’être ; et comme le temps, conception et non fait, est déterminé avant d’être, c’est dans la formation de la notion d’avenir que nous pourrons saisir la manière dont se détermine le temps en général. Il importe en effet de ne pas oublier que le temps n’est rien autre chose qu’une manière de juger, qu’une manière méthodique de ranger des images évoquées ; que par suite le temps ne peut commencer à exister qu’après qu’un jugement l’a déterminé ; nous le construisons d’abord, il existe ensuite, et par conséquent l’idée primitive et naturelle du temps, c’est l’idée d’un temps qui n’est que conçu, et qui sera ; nous avons donc l’idée d’avenir avant d’avoir l’idée de passé ; le passé c’est l’avenir réalisé ; il n’est passé que parce qu’il a d’abord été à venir.

Examinons donc comment une dimension de l’espace peut représenter un temps à venir. Étant à Paris, je me représente des lieux déterminés : Rennes, Orléans, Lille, et la distance qui sépare chacun d’eux, de Paris ; mais ces trois distances ne font pas pour moi partie de l’avenir, car il n’y a entre elles aucun ordre d’antériorité et de postériorité : ce ne sont que des dimensions de l’espace. Mais si je me représente une des dimensions comme devant être parcourue par moi de préférence aux autres, si par exemple je veux aller à Rennes, alors la dimension Paris-Rennes exclut les autres, se place non plus seulement à côté d’elles, mais avant elles, et ainsi se détermine comme la représentation d’un temps à venir. Les choses ne sont point par elles-mêmes les unes avant les autres ; mais celles que je préfère passent avant les autres ; ce qui revient à dire que l’idée d’avant a pour condition nécessaire une préférence, c’est-à-dire une volonté. Le temps n’est que la traduction de nos préférences réfléchies ; il suppose pour être construit la vie supérieure de l’esprit et l’exercice de la volonté.

On conçoit alors qu’un rapport d’antériorité et de postérité puisse exister entre des choses qui ne se précèdent point naturellement les unes les autres ; il suffit pour cela que les raisons que j’ai eues de les vouloir gardent à mes yeux leur valeur ; les images sont alors rangées aussi aisément que des propositions de géométrie, et il devient aussi absurde de placer l’image d’un voyage avant l’événement qui en a été la raison que de placer l’étude du tronc de pyramide avant l’étude de la pyramide. On voit que le temps a pour conditions l’éternité de certains rapports, c’est-à-dire l’exercice de la raison. Localiser des images dans le temps, c’est juger qu’une image précède rationnellement une autre image, c’est-à-dire que la seconde ne saurait s’expliquer sans la première ; l’ordre que nous mettons entre les événements est donc toujours un ordre de dépendance rationnelle par rapport à notre volonté, qui n’a pu concevoir le second comme à venir qu’après le premier. Par exemple l’image de leçons d’allemand prises en France est antérieure à l’image d’un voyage que j’ai fait en Allemagne, si l’image de ces leçons d’allemand enferme la volonté de visiter l’Allemagne.

C’est donc la volonté qui crée le temps ; ce sont les raisons durables d’une volonté réfléchie qui le conservent. L’ordre irréversible du temps ne peut résulter de l’ordre réversible de l’espace ; on ne peut concevoir un ordre irréversible qu’entre une volonté et sa réalisation.

Aussi voyons-nous qu’en dehors du secours artificiel du calendrier, les événements qui n’ont pas de rapport avec la volonté réfléchie ne sont pas localisés dans le temps. Tels sont les actes que l’on recommence périodiquement, et comme machinalement : un repas, une promenade habituelle, l’acte de lire le journal. Tels sont aussi les souvenirs de la première enfance, qui peuvent être très nets en eux-mêmes, mais dont la localisation ne nous est possible qu’avec le secours de nos parents. Nous ne sommes capables de localiser naturellement des souvenirs que lorsque nous pouvons apercevoir entre eux une dépendance intelligible, comme il arrive pour une faute et sa punition, pour une colère et ses effets, etc., ce qui suppose toujours une volonté favorisée ou contrariée, et la conception nette d’un avenir. C’est parce que j’ai craint le châtiment en commettant la faute que le souvenir du châtiment est nécessairement postérieur à celui de la faute.

Il résulte de là que la localisation dans le temps ne se fait pas seule ; qu’elle suppose un effort de l’esprit pour organiser des images évoquées ; qu’elle suppose un désir d’expliquer les unes par les autres, en les plaçant dans un certain ordre, des images évoquées dans un ordre quelconque.

On voit d’après ce qui précède que le temps se présente à notre souvenir sous la forme sensible d’une suite d’actions réfléchies, c’est-à-dire de distances parcourues volontairement : la représentation du temps éveille donc elle-même l’idée de grandeur, et la mesure du temps se fait naturellement, comme la mesure de l’espace, d’après le nombre des événements différents et notables qui le remplissent. Seulement, tandis que dans l’espace la distance, même aussi vide qu’on puisse la concevoir, subsiste néanmoins devant nos yeux, dans le temps, que nous construisons nous-mêmes sans subir aucune nécessité extérieure, les distances que nous ne pouvons pas remplir par des souvenirs notables tendent à s’annuler ; c’est pourquoi, quand nous ne changeons pas et quand rien ne change pour nous, ce temps pendant lequel il ne s’est rien passé ne compte pas dans nos souvenirs ; et, comme dit Aristote, ceux qui dormirent pendant cent ans à Sardes n’avaient, à leur réveil, aucune notion du temps écoulé, parce qu’ils n’avaient point perçu de différences c’est-à-dire parce qu’ils ne pouvaient rapporter à ce temps aucun souvenir notable.

L’évaluation que chacun fait du temps dépend donc uniquement de lui, et elle lui est personnelle. Le temps n’a par suite aucune mesure vraie. Deux hommes qui disent en se quittant, l’un « notre conversation a été courte » et l’autre « notre conversation a été longue », ont raison tous les deux. Pourquoi, en effet, préférerait-on l’opinion de l’un à celle de l’autre ? Les papillons éphémères, qui naissent, grandissent, se reproduisent et meurent en un jour, pourraient, s’ils avaient une idée du temps, considérer leur vie comme très longue, puisqu’elle est complète.

Le temps serait ainsi quelque chose de subjectif ; les idées de temps ne pourraient être comparées les unes avec les autres ; et il n’y aurait point de mesure du temps, c’est-à-dire point de temps vrai qui permettrait de rectifier nos appréciations erronées sur le temps.

Mais pourtant, lorsque l’on ne fait rien, on dit que l’on perd le temps, que le temps passe. Il y a donc, en dehors de nous, dans le monde de l’espace, un temps réel qui poursuit sa marche régulière, et, comme on dit, qui nous emporte avec lui. Ceux qui avaient dormi à Sardes furent bien forcés de reconnaître que, pendant leur sommeil, le temps avait passé. D’où vient cette idée d’un temps vrai, extérieur à nous et indépendant de nous ?

Pour que nous ayons l’idée de l’avenir, qui est, ainsi qu’il a été expliqué, la première idée que nous avons du temps, il faut que nous affirmions comme devant être pour nous un certain événement qui est maintenant loin de nous. Le temps n’est ainsi rien autre chose que l’écart entre notre volonté et le réel. Or ce temps, nous l’épuisons, ou, en un autre sens, nous le réalisons, au moyen de mouvements ; et ainsi, tout mouvement nous apparaît naturellement comme correspondant à un temps, lorsqu’il avance la réalisation de notre vouloir. Mais il est clair que nous ne pouvons pas toujours agir, et que souvent, au lieu de marcher, nous attendons ; par exemple, j’attends le train au lieu d’aller vers lui ; l’effet du mouvement du train est le même que serait l’effet de mon mouvement propre en sens inverse ; tout mouvement attendu, est donc conçu comme exigeant un temps ; et, comme tout mouvement peut toujours être conçu comme attendu par quelqu’un, nous en venons naturellement à faire du temps une condition du mouvement en général et à poser en principe qu’aucun mouvement ne peut se faire dans un temps nul, c’est-à-dire sans correspondre à une attente possible. Il est à remarquer que cette conception du mouvement est tout à fait rigoureuse et scientifique, le mouvement n’étant, à proprement parler, rien autre chose que le changement qui dure un temps, c’est-à-dire qui n’est pas instantané, autrement dit le changement que l’on attend.

Le temps étant ainsi conçu comme inséparable du mouvement, devient alors indépendant de nous comme le mouvement lui-même ; quand nous disons que le temps marche, nous voulons dire qu’il y a, indépendamment de notre action, des mouvements qui ne s’arrêtent point.

Mais comment mesurer avec précision et certitude ce temps objectif ? Où prendre l’unité de temps, puisqu’il faut, pour mesurer le temps, un mouvement uniforme, et que l’on ne peut savoir qu’un mouvement est uniforme si l’on n’a d’abord une unité de temps ? Il serait tout à fait inexact de dire que nous mesurons le temps par l’espace ; car rien n’indique que des espaces égaux correspondent à des temps égaux ; en réalité, on ne peut mesurer le temps que par le temps. Il nous faut donc un mouvement de durée, constante et un mouvement qui se recommence. Il est clair qu’il ne peut être question ici d’une grandeur absolue ; nous ne connaissons, même dans l’espace, aucune grandeur constante au sens absolu du mot ; nous connaissons seulement des grandeurs dont les relations sont fixes, c’est-à-dire qui sont constamment contenues un même nombre de fois les unes dans les autres. On a dit assez souvent que, si toutes les grandeurs réelles étaient augmentées dans la proportion de un million par exemple, il n’y aurait absolument rien de changé pour nous, et le phare d’Eckmühl aurait toujours soixante-trois mètres.

Or, il existe, entre certains mouvements, des relations constantes indépendantes de la durée absolue de ces mouvements, mais suffisantes pour nous donner une unité de temps. On dit que deux mouvements déterminés ont la même durée lorsqu’ils commencent simultanément et se terminent simultanément. Un mouvement est dit double, triple, etc. d’un autre lorsque le second se fait deux, trois… fois pendant que le premier se fait une fois. Si le rapport entre ces deux mouvements est constant, on concevra leur durée comme constante. La mesure du temps est ainsi tout aussi certaine, et pas plus, que celle de l’espace.

L’expérience nous fait voir que certains mouvements ont entre eux des rapports constants ; par exemple, il y a une relation sensiblement constante entre un certain chemin parcouru par un homme sur une route, et deux passages successifs du soleil au zénith. D’autres phénomènes naturels donnent lien à des remarques analogues : les marées, les phases de la lune. Ce dernier phénomène fournit un des moyens naturels les plus parfaits de diviser le temps. Aucune des apparitions de la lune pendant une lunaison ne ressemblant de forme à aucune autre, il devient facile de subdiviser la première division du temps en lunes, et de nommer et figurer ces divisions. D’autres mouvements artificiels très simples se recommencent un même nombre de fois entre deux nuits ou entre deux pleines lunes, ou entre deux marées ; par exemple, l’écoulement du liquide contenu dans un vase, d’où la clepsydre ; puis, par analogie, le sablier, qui est plus facilement transportable. C’est surtout la découverte faite par Galilée de l’isochronisme des petites oscillations du pendule qui a permis de mesurer très exactement le temps. Ce qu’il importe de remarquer, c’est que toutes les expériences que l’on peut faire sur les mouvements isochrones ne sont que des vérifications d’une idée. L’égalité de deux grandeurs quelconques ne peut jamais être constatée ; il n’existe aucun moyen de s’assurer que deux grandeurs réelles sont rigoureusement égales : l’égalité est une idée et non un fait ; elle ne se constate pas, elle se définit.

On voit maintenant l’origine de l’idée d’une suite d’heures, de semaines, de mois et d’années, que nous avons présente à l’esprit lorsque nous pensons au temps ; et c’est là ce qui rend l’analyse de l’idée de temps particulièrement délicate, attendu qu’il n’y a aucun rapport naturel entre les divisions d’un cadran, d’un calendrier ou d’une chronologie, et le temps véritable, qui n’est rien autre chose qu’une conception de notre esprit. Il n’y a de temps et il ne saurait y avoir de temps qu’en nous et pour nous. Hors de nous il y a seulement des mouvements dont le commencement et la fin coïncident ; le temps objectif n’est pas le temps, mais un symbole du temps.

C’est par la distinction du temps objectif et du temps réel que l’on peut expliquer certaines anomalies souvent signalées. Par exemple, quand nous agissons, nous disons que le temps nous paraît court ; lorsque nous sommes oisifs, nous disons au contraire que le temps nous parait long ; pourtant, dans nos souvenirs, c’est le contraire qui a lieu : le temps pendant lequel nous avons agi nous paraîtra très long ; le temps que nous avons perdu nous paraîtra très court. En général, le temps qui passe le plus vite est celui qui occupe le plus de place dans nos souvenirs. C’est que, quand nous agissons, nous ne pensons pas au temps, parce que penser au temps c’est réfléchir ; aussi, quand nous constatons que le temps objectif, mesuré par l’horloge, a passé, nous disons qu’il a passé à notre insu. Mais lorsque nous réfléchissons, lorsque nous organisons nos souvenirs, ce même temps nous apparaît comme très long, à cause de l’abondance et de la variété des souvenirs qui le remplissent. Au contraire, si l’on est oisif, on pense au temps objectif, et ce même temps, qui paraît alors si long, ne sera dans le souvenir qu’une abstraction vide.

Quelles que soient les difficultés d’un problème qui, comme tout problème, ne saurait être traité d’abord dans toute sa complexité, il reste vrai que les événements ne peuvent pas s’organiser d’eux-mêmes pour former la durée : tout événement en lui-même est instantané. Ce qui dure, ce qui s’organise, ce qui est comme faisant partie d’un ordre, c’est la pensée de cet événement. Le temps naturel ne peut pas être un ordre de succession entre des faits, mais un ordre de dépendance entre des idées.

Le temps n’est donc pas une forme de l’existence, mais une forme de la pensée. Constitué, d’abord par les idées les plus réfléchies et les plus claires, c’est de là qu’il descend dans les idées confuses : l’ordre ne peut venir que de la Raison. Comme il est impossible que l’inexplicable s’explique et explique l’explicable, de même il est impossible que le désordonné s’ordonne, et ordonne l’ordonné. Par nos résolutions réfléchies, le temps est tracé d’avance ; il est abstrait avant d’être concret parce que la fin est voulue d’abord, et les moyens ensuite. Par la conception des moyens et par l’anticipation de leur ordre le temps prend un corps. La localisation des souvenirs est ainsi préparée d’avance. Et, puisqu’il n’y a point de vérité sans la permanence et la durée de certains rapports, on peut dire qu’il n’y a point de connaissance sans une anticipation de l’imagination, sans une préparation de cadres ou de schèmes abstraits dans lesquels les images trouveront l’ordre, c’est-à-dire l’être.

(À suivre.)
E. Chartier.
  1. Voir numéro de janvier 1899.