Sur la destruction des Jésuites en France

Œuvres complètes de D’AlembertBelinII (p. 13-118).

À M. ***

CONSEILLER AU PARLEMENT DE ****.




Souffrez, monsieur, qu’un citoyen inconnu, mais zélé, historien impartial de la destruction des Jésuites, rende un hommage public au patriotisme vraiment philosophique que vous avez montré dans cette affaire. En excitant contre la société le zèle des magistrats, vous n’avez pas négligé de fixer leur attention éclairée sur tous les hommes qui auraient avec cette société ultramontaine certains traits de ressemblance, et qui, vêtus de noir, de gris ou de blanc, reconnaîtraient comme elle au sein de la France une autre patrie et un autre souverain.

Vous n’avez pas moins montré de lumières en dénonçant aux sages dépositaires des lois tous les hommes de parti, quels qu’ils puissent être, tous les fanatiques, quelque livrée qu’ils portent, soit qu’ils invoquent François de Paris ou François de Borgia, soit qu’ils soutiennent les décrets prédéterminants ou les secours congrus.

Si l’auteur de cet écrit eût été à portée de vous demander vos conseils, son ouvrage y eût sans doute beaucoup gagné. Puissiez-vous, tel qu’il est, lui accorder votre suffrage, et le recevoir comme une faible marque de la reconnaissance que vous doivent la religion, l’État, la philosophie et les lettres !


AVERTISSEMENT.


Les différentes brochures qui ont été publiées sur l’affaire des Jésuites, on en excepte, comme on le doit, les réquisitoires des magistrats, respirent l’animosité et le fanatisme dans ceux qui ont entrepris ou d’attaquer ou de défendre la société. On peut dire de ces écrivains ce que Tacite disait des écrivains de son temps : Neutris cura posteritatis, inter infensos vel obnoxios (les uns et les autres, ulcérés ou vendus, ont oublié la postérité). Comme l’auteur de l’écrit suivant fait profession d’une assez grande indifférence pour les querelles de cette espèce, il n’a pas eu de violence à se faire pour dire la vérité, autant du moins qu’il a été à portée de la connaître, sur les causes et les circonstances de ce singulier événement ; s’il l’a quelquefois dite avec force, il se flatte au moins de l’avoir dite sans fiel ; et il espère que par là son ouvrage pourra ne pas déplaire à ceux qui comme lui sont dégagés de tout esprit de parti et d’intérêt. Il a même attendu, pour mettre cet écrit au jour, que les têtes ne fussent plus échauffées sur ce qui en fait l’objet ; il y perdra sans doute quelques lecteurs, mais la vérité y gagnera, ou du moins n’y perdra pas.

Les faits qu’on rapporte ici sont pour la plupart très connus en France ; ils le sont moins des étrangers, pour qui on s’est proposé d’écrire aussi bien que pour les Français. Les réflexions qu’on a jointes au récit historique pourront être utiles aux uns et aux autres, et peut-être encore plus aux Français qu’aux étrangers.



SUR LA DESTRUCTION

DES JÉSUITES EN FRANCE.


Le milieu du siècle où nous vivons paraît destiné à faire époque, non seulement dans l’histoire de l’esprit humain, par la révolution qui semble se préparer dans nos idées, mais encore dans l’histoire des États et des Empires, par les événements extraordinaires dont nous avons coup sur coup été témoins. En moins de huit ans nous avons vu la terre ébranlée, engloutir une partie du Portugal, de l’Espagne, de l’Afrique et de la Hongrie, et effrayer par ses secousses plusieurs autres nations ; la guerre allumée de Lisbonne à Pétersbourg pour quelques terrains presque incultes de l’Amérique septentrionale, le système de l’Europe changeant brusquement de face au bout de deux siècles par l’union étroite et inespérée des maisons de France et d’Autriche ; les suites de cette union, toutes contraires à ce qu’il était naturel d’en attendre ; le roi de Prusse résistant seul à cinq puissances formidables liguées contre lui, et sortant du sein de la tempête victorieux et couvert de gloire ; un empereur précipité de son trône ; le roi de Portugal assassiné ; la France épouvantée par un attentat semblable et tremblante pour les jours les plus précieux ; les Jésuites enfin, ces hommes qu’on croyait si puissants, si affermis, si redoutables, chassés du premier de ces deux royaumes et détruits dans le second. Ce dernier événement, qui n’est, à coup sûr, ni le plus funeste, ni le plus grand de tous ceux que nous venons de retracer, n’est peut-être ni le moins surprenant, ni le moins susceptible de réflexions. C’est aux philosophes à le voir tel qu’il est, à le montrer tel qu’il est à la postérité, à faire connaître aux sages de toutes les nations, comment les passions et la haine ont servi, sans le savoir, la raison et la justice dans cette catastrophe inattendue.

Pour s’expliquer avec impartialité sur la destruction des Jésuites en France, l’objet de cet écrit, il faut reprendre les choses de très haut, remonter jusqu’à l’origine de cette société fameuse, exposer sous un même point de vue les obstacles qu’on lui a opposés, les progrès qu’elle a faits, les coups qu’elle a portés et reçus ; enfin les causes apparentes et secrètes, qui l’ont amenée sur le bord du précipice, et qui ont fini par l’y jeter.

Il y a un peu plus de deux cents ans que la société des Jésuites a pris naissance. Son fondateur fat un gentilhomme espagnol, qui ayant eu la cervelle échauffée par des romans de chevalerie, et ensuite par des livres de dévotion, se mit en tête d’être le Don-Quichotte de la Vierge[1], d’aller prêcher aux infidèles la religion chrétienne qu’il ne savait guère, et de s’associer pour cela avec les aventuriers qui voudraient bien se joindre à lui.

On doit s’étonner sans doute qu’un ordre, devenu si puissant et si célèbre, ait eu pour instituteur un pareil homme. Cet instituteur fut pourtant assez avisé, pour ne vouloir pas entrer dans l’ordre des Théatins, qu’un cardinal, devenu pape quelques années après, venait d’établir un peu avant que les Jésuites commençassent à paraître. Ignace, malgré toutes les oppositions que la société naissante éprouvait, aima mieux être législateur d’un institut que de s’assujettir à des lois qui ne fussent pas les siennes. Il semble qu’il prévit dès lors la future grandeur de son ordre, et le peu de fortune que l’autre devait faire, quoique destiné à être le berceau d’un pieux prélat, élevé du sein de cet ordre, par une providence impénétrable, aux premières dignités de l’État et de l’église[2].

Ignace eut encore l’esprit de sentir qu’une société qui faisait profession particulière de dévouement au Saint-Siège, trouverait infailliblement de l’appui auprès du chef de l’église romaine, et par ce moyen chez les princes catholiques, ses enfants chéris et fidèles, et qu’ainsi cette société triompherait à la longue des obstacles passagers qu’elle pouvait rencontrer dans son origine. C’est dans cette vue qu’il lui donna ces fameuses constitutions, perfectionnées depuis, et toujours sur le même plan, par deux successeurs bien supérieurs à Ignace, par les deux généraux Lainez et Aquaviva, si célèbres dans les annales jésuitiques ; ce dernier surtout, intrigant, adroit et plein de grandes vues, fut par toutes ces raisons très propre au gouvernement d’une société ambitieuse ; elle lui est redevable plus qu’à tout autre, de ce régime si bien conçu et si sage, qu’on peut appeler le chef-d’œuvre de l’industrie humaine en fait de politique, et qui a contribué pendant deux cents ans à l’agrandissement et à la gloire de cet ordre. Le même régime, il est vrai, a fini par être la cause, ou, si on en croit les Jésuites, le prétexte de leur destruction en France ; mais tel est le sort de toutes les grandeurs et de toutes les puissances humaines ; il est dans leur nature de dépérir et de s’éteindre quand elles sont arrivées à un certain degré d’accroissement et d’éclat. L’Empire des Assyriens, celui des Perses, l’Empire romain même, ont disparu, précisément parce qu’ils étaient devenus trop vastes et trop puissants. Ces exemples doivent consoler les Jésuites, s’il est possible que l’orgueil jésuitique se console.

On ne peut mieux comparer cette société, partout entourée d’ennemis, et partout triomphante l’espace de deux siècles, qu’aux marais de la Hollande, cultivés par un travail opiniâtre, assiégés par la mer qui menace à chaque instant de les engloutir, et sans cesse opposant leurs digues à cet élément destructeur. Qu’on perce la digue en un seul endroit, la Hollande sera submergée après tant de siècles de travaux et de vigilance. C’est aussi ce qui est arrivé à la société ; ses ennemis ont enfin trouvé l’endroit faible, et percé la digue ; mais ceux qui l’avaient construite avec tant de soins et de patience, ceux qui ont ensuite veillé si long-temps à sa conservation, ceux qui ont cultivé avec tant de succès le terrain que protégeait cette digue, n’en méritent pas moins d’éloges.

À peine la compagnie de Jésus, car c’est le nom qu’elle avait pris, commença-t-elle à se montrer en France, qu’elle essuya des difficultés sans nombre pour s’y établir. Les universités surtout firent les plus grands efforts pour écarter ces nouveaux venus ; il est difficile de décider, si cette opposition fait l’éloge ou la condamnation des Jésuites qui l’éprouvèrent. Ils s’annonçaient pour enseigner gratuitement ; ils comptaient déjà parmi eux des hommes savants et célèbres, supérieurs peut-être à ceux dont les universités pouvaient se glorifier ; l’intérêt et la vanité pouvaient donc suffire à leurs adversaires, au moins dans ces premiers moments, pour chercher à les exclure. On se rappelle les contradictions semblables que les ordres mendiants essuyèrent de ces mêmes universités quand ils voulurent s’y introduire ; contradictions fondées à peu près sur les mêmes principes, et qui n’ont cessé que par l’état où sont tombés ces ordres, devenus incapables d’exciter l’envie.

D’un autre côté, il est très-vraisemblable que la société, fière de l’appui qu’elle trouvait parmi tant d’orages, fournissait des armes à ses adversaires en les bravant ; elle semblait s’annoncer dès lors avec cet esprit d’invasion qu’elle n’a que trop montré depuis, mais qu’elle a eu soin de couvrir dans tous les temps du masque de la religion et du zèle pour le salut des âmes. Ce désir de s’étendre et de dominer perçait déjà de toutes parts ; elle s’insinuait dans la confiance de plusieurs souverains ; elle cabalait chez quelques autres : elle se rendait redoutable aux évêques par la dépendance qu’elle affectait de la seule cour de Rome ; enfin plus elle s’agrandissait, plus elle semblait justifier par son crédit et ses intrigues l’acharnement de ses ennemis contre elle. Gouverner l’univers, non par la force, mais par la religion ; telle paraît avoir été la devise de cette société dès son origine ; devise qu’elle a laissé voir davantage à mesure que son existence et son autorité se sont accrues.

Jamais elle n’a perdu de vue, ni cet objet, ni le moyen, aussi doux qu’efficace, qu’elle devait employer pour y parvenir. Elle est peut-être la seule de toutes les compagnies, comme la maison d’Autriche la seule de toutes les puissances de l’Europe, qui ait eu une politique uniforme et constante ; avantage inestimable pour les corps et les maisons souveraines. Les particuliers ne font que passer, et sont assujettis dans ce court intervalle à un petit cercle d’événements qui ne leur permettent guère d’avoir de système immuable. Les corps et les grandes maisons subsistent long-temps ; et s’ils suivent toujours les mêmes projets, la scène du monde qui change sans cesse amène enfin tôt ou tard des circonstances favorables à leurs vues. Il faut, quand on s’est déclaré leur ennemi, ou les anéantir absolument, ou finir par être leur victime. Tant qu’il leur reste un souffle, ils ne cessent pas d’être redoutables. Vous avez tiré l’épée contre les Jésuites, disait un homme d’esprit à un philosophe ; hé bien, jetez le fourreau au feu. Mais les particuliers, quelque nombreux et quelque animés qu’ils soient, ont bien peu de force contre un corps ; aussi les Jésuites, si décriés, si attaqués, si détestés, subsisteraient peut-être encore avec plus d’éclat que jamais, s’ils n’avaient eu pour ennemis irréconciliables d’autres corps toujours subsistants comme eux, et aussi constamment occupés du projet de les exterminer, qu’ils l’ont été de celui de s’agrandir.

La manière dont cette société s’est établie dans les lieux où elle a trouvé le moins de résistance, décèle bien le projet que nous lui avons attribué, de gouverner les hommes, et de faire servir la religion à ce dessein. C’est par là que les Jésuites ont acquis dans le Paraguay une autorité monarchique, fondée, dit-on, sur la seule persuasion et sur la douceur de leur gouvernement ; souverains dans ce vaste pays, ils y rendent heureux, à ce qu’on assure, les peuples qui leur obéissent, et qu’ils sont venus à bout de soumettre sans employer la violence ; le soin avec lequel ils écartent les étrangers, empêche de connaître les détails de cette singulière administration ; mais le peu qu’on en a découvert en fait l’éloge, et ferait peut-être désirer, si les relations sont fidèles, que tant d’autres contrées barbares où les peuples sont opprimés et malheureux, eussent eu, ainsi que le Paraguay, des Jésuites pour apôtres et pour maîtres. S’ils avaient trouvé en Europe aussi peu d’obstacles à leur domination, que dans cette vaste contrée de l’Amérique, il est à croire qu’ils y domineraient aujourd’hui avec le même empire : la France, et les États où la philosophie a pénétré pour le bonheur des hommes, y auraient sans doute beaucoup perdu ; mais quelques autres nations peut-être auraient pu gagner au changement : le peuple ne connaît qu’une seule chose, les besoins de la nature, et la nécessité de les satisfaire ; dès qu’il est par sa situation à l’abri de la misère et de la souffrance, il est content et heureux ; la liberté est un bien qui n’est pas fait pour lui, dont il ignore l’avantage, et qu’il ne possède guère que pour en abuser à son propre préjudice ; c’est un enfant qui tombe et se brise dès qu’on le laisse marcher seul, et qui ne se relève que pour battre sa gouvernante ; il faut le bien nourrir, l’occuper sans l’écraser, et le conduire sans lui laisser trop voir ses chaînes ; voilà, dit-on, ce que les Jésuites font au Paraguay ; voilà probablement ce qu’ils auraient fait partout ailleurs, si on avait voulu le permettre. Mais en Europe, où on avait déjà tant de maîtres, on n’a pas jugé à propos d’en souffrir de nouveaux ; cette résistance si naturelle a irrité les Jésuites, et les a rendus méchants : ils ont fait éprouver aux nations qui refusaient leur joug, tous les maux que ces nations cherchaient à leur faire ; utiles et respectés au Paraguay, où ils ne trouvaient que docilité et douceur, ils sont devenus dangereux et turbulents en Europe, ou ils ont rencontré des dispositions un peu différentes ; et ce n’est pas sans raison qu’on a dit, que puisqu’ils faisaient tant de bien dans un coin de l’Amérique, et tant de mal ailleurs, il fallait donc les envoyer tous dans le seul endroit où ils n’étaient pas nuisibles, et en purger le reste de la terre.

Revenons à la France, ou plutôt à l’histoire de l’établissement de la société dans ce royaume. Déjà les Jésuites, soutenus par la protection des papes et par celle des rois, avaient réussi, malgré la résistance des universités, à obtenir de très grands avantages, à fonder plusieurs maisons, à élever enfin dans Paris même un collège, regardé par les autres avec envie : l’établissement de ce collège avait essuyé plusieurs assauts à différentes reprises ; d’abord Étienne Pasquier, si connu par son esprit satirique, et plusieurs années après Antoine Arnauld, père du docteur, avaient successivement prononcé contre les Jésuites ces plaidoyers fameux, où quelques vérités se trouvent jointes à beaucoup de déclamations : la société, victorieuse dans ces deux procès, avait obtenu par provision la liberté de continuer ses leçons ; l’Université de Paris fut obligée de le souffrir, et se crut encore trop heureuse de n’être pas contrainte à admettre dans son sein ces hommes ambitieux et remuants, qui bientôt se seraient emparés du pouvoir ; peut-être même n’a-t-elle échappé à ce joug, que parce que les Jésuites ont dédaigné de le lui faire porter : vraisemblablement ils se sentaient assez forts pour élever avec succès autel contre autel ; et leur vanité, flattée de faire bande à part, nourrissait dès lors l’espérance qu’elle n’a que trop réalisée, d’enlever aux universités l’éducation de la plus brillante noblesse du royaume.

Au milieu de cette guerre des universités et des parlements contre les Jésuites, l’assassinat de Henri IV par Jean Châtel, écolier de ces pères, fut comme le signal d’un nouvel orage contre eux, et fit éclater la foudre qui roulait depuis long-temps sur leurs têtes. Le jésuite Guignard, convaincu d’avoir composé dans le temps de la ligue des manuscrits favorables au régicide, et de les avoir gardés après l’amnistie, périt du dernier supplice, et les parlements qui depuis long-temps voyaient de mauvais œil ces usurpateurs, et qui ne cherchaient qu’une occasion favorable pour s’en défaire, les bannirent du royaume comme une société détestable et diabolique, corruptrice de la jeunesse, et ennemie du roi et de l’État ; c’étaient les termes de l’arrêt.

Il est malheureusement trop certain, et l’histoire de ces temps affreux en fournit d’affligeantes preuves, que les maximes qu’on reprochait à Guignard et aux Jésuites sur le meurtre des rois, étaient alors celles de tous les ordres religieux, et de presque tous les ecclésiastiques. Henri III avait été assassiné par un fanatique de l’ordre des Jacobins ; leur prieur Bourgoin venait d’être écartelé pour cette doctrine ; un chartreux nommé Ouin avait attenté à la vie de Henri IV ; cette abominable théologie était celle des chefs de la ligue, parmi lesquels on comptait des curés et des évêques ; c’était même, si on ose le dire, celle d’une grande partie de la nation, que le fanatisme avait rendu imbécile et furieuse. Le crime de la société était donc celui de beaucoup d’autres. Mais l’acharnement de Rome contre Henri IV, la profession particulière que faisaient les Jésuites de dévouement à cette cour ambitieuse ; enfin la confiance que le roi leur avait marquée en leur permettant l’instruction de la jeunesse, tous ces motifs, fortifiés par la juste haine que leur ambition avait excitée, les faisaient juger avec raison plus dangereux et plus coupables. Jamais on n’a reproché aux Jacobins Bourgoin et Clément leurs confrères assassins, comme on a reproché aux Jésuites Châtel leur écolier et Guignard leur camarade ; c’est que les Jacobins sont peu redoutés, et que les Jésuites étaient craints et odieux.

Dans leur désastre presque général, deux parlements les avaient conservés, ceux de Bordeaux et de Toulouse ; d’ailleurs, en les bannissant du reste du royaume, on n’avait ni aliéné ni dénaturé leurs biens ; les magistrats qui les avaient proscrits, avaient fait cette grande faute : ces pères qui avaient encore un coin de la France pour asile, profitèrent du peu de souffle qui leur restait pour préparer leur résurrection ; ils joignirent à leurs intrigues au dedans du royaume, l’appui de plusieurs souverains, et surtout de la cour de Rome que Henri IV craignait de mécontenter ; et malgré les justes remontrances des parlements, ils obtinrent leur retour peu d’années après qu’ils avaient été bannis. Henri IV fit beaucoup plus pour eux ; soit qu’ils eussent trouvé moyen de se rendre agréables à ce prince, soit qu’il espérât trouver en eux plus de facilité pour accorder avec ses amours la nouvelle religion qu’il professait, soit enfin, ce qui est plus vraisemblable, que ce grand et malheureux roi, tant de fois assassiné, et toujours en danger de l’être, craignît et voulût ménager ces renards accusés d’avoir des tigres à leurs ordres, il leur donna en France des établissements considérables, entre autres le magnifique collège de la Flèche, où il voulut que son cœur fût porté après sa mort ; enfin, comme pour les intéresser plus particulièrement à sa conservation, au milieu des bruits qui couraient contre eux, il prit un jésuite pour confesseur. On prétend qu’il en usa ainsi pour avoir dans sa cour même et auprès de lui un otage qui lui répondît de cette société suspecte et dangereuse ; on ajoute que les Jésuites n’avaient été rappelés qu’à condition de donner cet otage ; si la chose est vraie, il faut avouer qu’ils ont su en habiles gens faire servir à leur grandeur une loi humiliante en elle-même, et profiter adroitement, pour augmenter leur crédit, de la défiance et de la crainte qu’ils avaient inspirées.

Louis XIII qui régna après Henri IV, ou plutôt Richelieu qui régna sous son nom, continua de favoriser les Jésuites ; il pensait que leur zèle et leur conduite régulière serviraient tout à la fois d’exemple et de frein au clergé ; et que la permission d’enseigner qu’on leur accordait, et dont ils s’acquittaient avec succès, serait pour les universités un objet d’émulation.

Ce grand ministre ne se trompait pas. On ne peut disconvenir que les Jésuites, et surtout ceux de France, n’aient produit un grand nombre d’ouvrages utiles pour faciliter aux jeunes gens l’étude des lettres ; ouvrages dont les universités même ont profité pour en produire à leur tour de semblables, et peut-être de meilleurs encore ; les uns et les autres sont connus, et le public impartial leur a fait l’accueil favorable qu’ils méritaient.

Ajoutons, car il faut être juste, qu’aucune société religieuse, sans exception, ne peut se glorifier d’un aussi grand nombre d’hommes célèbres dans les sciences et dans les lettres. Les mendiants, même dans le temps de leur plus grand éclat, n’ont été en général que des scolastiques, les bénédictins que des compilateurs, les autres moines que des ignorants. Les Jésuites se sont exercés avec succès dans tous les genres, éloquence, histoire, antiquités, géométrie, littérature profonde et agréable ; il n’est presque aucune classe d’écrivains où elle ne compte des hommes du premier mérite ; elle a même eu jusqu’à de bons écrivains français, avantage dont aucun autre ordre ne peut se glorifier ; c’est que la société des gens du monde est nécessaire pour bien écrire dans sa langue, et que les Jésuites par la nature de leurs fonctions ont été plus répandus dans le monde que les autres.

On assure que le feu cardinal Passionei, qui détestait ces pères, en quoi il pouvait avoir de bonnes raisons, poussait la haine contre eux jusqu’au point de n’admettre dans sa belle et nombreuse bibliothèque aucun écrivain de la société ; j’en suis fâché pour la bibliothèque et pour le maître ; l’une y perdait beaucoup de bons livres ; et l’autre, si philosophe d’ailleurs à ce qu’on assure, ne l’était guère à cet égard. Ce qui doit consoler les Jésuites de son mépris, c’est que ce même cardinal, ennemi si juré de tous leurs ouvrages, avait eu le malheur d’accueillir et de louer les rapsodies de cet Abraham Chaumeix, dont le nom même est devenu ridicule, et qui est aujourd’hui remis à sa place, après avoir été cité et célébré comme un père de l’église, par des gens qui en sont un peu honteux[3].

La société doit à la forme de son institut, si décriée à d’autres égards, cette variété de talents qui la distinguent. Elle n’en rejette d’aucune espèce, et ne demande point d’autre condition pour être admis parmi ses membres, que de pouvoir être utile ; pour engager sa liberté, il faut payer partout, jusque chez les mendiants ; les Jésuites ne connaissent point ce vil intérêt, ils acquièrent avec plaisir et gratuitement tout sujet dont ils espèrent tirer parti, personne n’est inutile chez eux ; ceux dont ils attendent le moins, ils en font, selon leur propre expression, des missionnaires pour les villages, ou des martyrs pour les Indes. Ils n’ont pas même dédaigné de très grands seigneurs, assez peu dignes du nom qu’ils portaient pour se faire jésuites, comme un Charles de Lorraine et plusieurs autres ; leur nom a servi du moins de décoration à l’ordre, s’il n’a pu y être bon à autre chose ; on pourrait les appeler les honoraires de la société.

Deux autres raisons semblent avoir contribué à donner aux Jésuites sur tous les autres ordres l’avantage d’un plus grand nombre d’hommes estimables par leurs talents et leurs ouvrages, la première c’est la durée du noviciat, et la loi qui ne permet pas de se lier par les derniers vœux avant trente-trois ans ; les supérieurs ont plus de temps pour connaître les sujets, pour les juger, et pour les tourner vers l’objet auquel ils sont le plus propres ; ces sujets d’ailleurs, engagés dans un âge mûr, après une longue épreuve et tout le temps nécessaire pour la réflexion, sont moins exposés au dégoût et au repentir, plus attachés à la compagnie, et plus disposés à employer leurs talents pour sa gloire, et pour la leur, qui ne vient qu’après.

Une seconde raison de la supériorité des Jésuites sur les autres ordres en fait de sciences et de lumières, c’est qu’ils ont tout le temps de se livrer à l’étude, jouissant sur ce point d’autant de liberté qu’on peut en jouir dans une communauté régulière, n’étant point assujettis, comme les autres religieux, à des pratiques de dévotion minutieuses, et à des offices qui absorbent la plus grande partie de la journée. Si on ne savait que la haine fait armes de tout, on aurait peine à croire que durant leur grand et funeste procès, on leur ait fait sérieusement un crime, dans quelques brochures jansénistes, de ne pas s’assembler comme tant d’autres moines pour dire en commun matines et complies ; comme si une société religieuse, dont le premier devoir est d’être utile, n’avait rien de mieux à faire que de chanter ennuyeusement de mauvais latin plusieurs heures par jour. On dira peut-être que des religieux sont uniquement faits pour prier ; à la bonne heure : en ce cas qu’on les enferme dans leurs maisons pour y prier tout à leur aise, et qu’on les empêche de se mêler d’autre chose.

Cette suppression d’office et de chant chez les Jésuites, avant que d’être contre eux un sujet de reproche, en avait été un de plaisanterie, suivant le génie de notre nation ; les Jésuites, disait-on, ne savent point chanter, parce que les oiseaux de proie ne le savent pas ; ce sont, disait-on encore, des gens qui se lèvent à quatre heures du matin pour réciter ensemble les litanies à huit heures du soir. Les Jésuites ont eu le bon esprit de rire les premiers de ces épigrammes françaises, et de ne rien changer à leur manière de vivre ; ils ont cru plus utile et plus honorable pour eux d’avoir des Pétau et des Bourdaloue, que des fainéants et des chantres.

Il faut avouer néanmoins que parmi les sciences et les arts, deux genres ont été faibles chez les Jésuites, la poésie française et la philosophie. Le meilleur de leurs poètes français est au-dessous du médiocre ; mais la poésie française demande, pour y exceller, une finesse de tact et de goût qui ne peut s’acquérir qu’en fréquentant le monde beaucoup plus qu’un religieux ne doit se le permettre ; cette école de l’urbanité et de la délicatesse est peut-être la seule chose qui ait manqué au jésuite Le Moine, pour être un poète du premier ordre, car ce jésuite, suivant le jugement qu’en a porté un de nos plus grands maîtres, avait d’ailleurs une imagination prodigieuse[4]. Quand on demandera pourquoi les Jésuites n’ont point eu de poètes français, il faudra demander pourquoi les universités n’en ont pas eu davantage, et pourquoi tant de poètes latins modernes, pris dans tous les corps et dans tous les états, n’ont pu réussir à faire deux vers français supportables.

La philosophie, j’entends la véritable, car la scolastique n’en est que la lie et le rebut, n’a pas été non plus fort brillante chez les Jésuites ; mais l’a-t-elle été davantage dans les autres ordres religieux ? Il est presque impossible qu’un homme de communauté devienne un grand philosophe ; l’esprit du corps, l’esprit monastique surtout, et plus que tout autre peut-être, l’esprit dominant de la société, celui d’un dévouement servile à ses supérieurs, donne à la raison trop d’entraves contraires à cette liberté de penser si nécessaire à la philosophie. Mallebranche est le seul philosophe célèbre qui ait appartenu à une congrégation régulière ; mais cette congrégation est composée d’hommes libres ; et d’ailleurs Mallebranche est peut-être moins un grand philosophe qu’un excellent écrivain en philosophie.

Si quelque ordre, nous le dirons en passant, eut pu espérer de le disputer aux Jésuites dans les sciences et les lettres, et peut-être de l’emporter sur eux, c’est cette congrégation de l’Oratoire dont Mallebranche a été un des membres les plus distingués. La liberté dont on y jouit sans être jamais lié par des vœux, la permission de penser autrement que ses supérieurs, et de faire usage de ses talents à son gré, voilà ce qui a donné à l’Oratoire des prédicateurs excellents, des savants profonds, des hommes illustres de toute espèce. Aussi les Jésuites ont bien senti ce qu’ils avaient à craindre de pareils rivaux. Ils les ont persécutés ; et les oratoriens ont en la simplicité de leur prêter le flanc en se faisant jansénistes[5]. Par là ils ont fourni un prétexte aux attaques de leurs ennemis, et ont eu la douleur de voir le délabrement de leur congrégation, arrivé par leur propre faute. Ils viennent à la vérité de recueillir quelques lambeaux de la dépouille des Jésuites ; mais il est difficile que ces lambeaux puissent remplacer ce qu’ils ont perdu. On doit d’ailleurs leur rendre cette justice, qu’ils n’ont pas marqué d’empressement à profiter de la ruine de leurs adversaires ; la société dans son malheur a éprouvé, de la part des oratoriens, une modération dont elle ne leur avait pas donné l’exemple. Mais que cette modération soit jouée ou sincère, il est difficile de se persuader que l’Oratoire se relève jamais de cet éclat des coups que lui ont portés les Jésuites ; le vernis de jansénisme dont il est toujours taché, et qui le rend au moins suspect à la plupart des évêques, la prévention presque générale du public et de la plupart des magistrats contre les communautés, de quelque espèce qu’elles puissent être, et surtout l’esprit philosophique qui fait de jour en jour des progrès, semble annoncer la fin de cette congrégation et des autres.

Si la culture des sciences et des lettres a servi à rendre la société recommandable, et l’intrigue à la rendre puissante, un autre moyen n’a pas peu contribué à la rendre redoutable à ses adversaires, c’est l’union de tous ses membres pour le bien de la cause commune. Dans les autres sociétés les intérêts et la haine réciproque des particuliers nuisent presque toujours au bien du corps ; chez les Jésuites il en est tout autrement. Ce n’est pas que dans cette compagnie les particuliers s’aiment plus qu’ailleurs ; peut-être même se haïssent-ils davantage, étant par leurs constitutions espions et délateurs nés les uns des autres ; cependant attaquez un seul d’entre eux, vous êtes sûr d’avoir la société entière pour ennemie. Ainsi autrefois le sénat et le peuple romain, souvent divisés par des dissensions intestines, se réunissaient au seul nom des Carthaginois ou de Mithridate. Il n’y a point de jésuite qui ne puisse dire comme cet esprit malin de l’écriture, je m’appelle Légion ; jamais républicain n’aima sa patrie comme chaque jésuite aime la société ; le dernier de ses membres s’intéresse à sa gloire dont il croit qu’il rejaillit sur lui quelques rayons ; il n’y a pas, si j’ose parler ainsi, jusqu’à leur frère apothicaire ou cuisinier qui n’en soit vain et jaloux. Tous à la fois sont mis en action par ce ressort unique, qu’un seul homme dirige à son gré ; et ce n’est pas sans raison qu’on les a définis une épée nue dont la poignée est à Rome. L’amour qu’ils ont pour leur société subsiste même dans presque tous ceux qui en sont sortis ; soit attachement réel fondé sur la reconnaissance, soit politique fondée sur l’intérêt ou sur la crainte, il n’est presque point d’ex-jésuite qui ne conserve des liaisons avec ses anciens confrères, et qui, ayant même à se plaindre d’eux, ne se montre attaché à leurs intérêts, et prêt à les défendre contre leurs ennemis. Au reste, cet attachement des Jésuites à leur compagnie ne peut être que l’effet de l’orgueil qu’elle leur inspire, et point du tout des avantages qu’elle procure à chacun de ses membres. Indépendamment du peu de confiance et d’amitié réelle qu’ils ont les uns pour les autres, et de la vie dure qu’ils mènent dans l’intérieur de leurs maisons, les particuliers, quelque mérite qu’ils aient, ne sont considérés dans le corps qu’à proportion du talent qu’ils ont pour l’intrigue ; le mérite modeste, ou borné au travail du cabinet, y est méconnu, peu considéré, quelquefois persécuté, si par malheur l’intérêt pressant de la société le demande ; on a vu dans ces derniers temps, les PP. Brumoi et Bougeant, les derniers jésuites français qui aient eu un mérite véritable et solide, mourir de chagrin sous le poids des persécutions que leurs confrères furent obligés de leur faire souffrir : ces deux hommes, plus philosophes et plus éclairés que leur état ne semblait le leur permettre, furent sacrifiés par la société aux cris qu’ils excitèrent, l’un pour avoir approuvé un ouvrage où le régent du royaume, mort il y avait vingt ans, était indirectement attaqué ; l’autre pour une plaisanterie philosophique sur le langage des bêtes, qu’on l’obligea de réparer en le confinant à la Flèche, et en le chargeant de la confection d’un catéchisme qui le conduisit au tombeau, accablé de dégoût et d’ennui. Cent ans auparavant, Pétau, le fameux Pétau, avait pensé essuyer un sort à peu près semblable, pour avoir prétendu qu’avant le concile de Nicée, l’Église n’était pas trop décidée sur la divinité du Verbe ; il mourut au collège des Jésuites de Paris, abandonné et manquant de tout. Il semble que la devise de la société ait été celle des anciens Romains ; Salus populi suprema lex est : (le salut du peuple est la suprême loi).

À tous ces moyens d’augmenter leur considération et leur crédit, ils en joignent un autre non moins efficace ; c’est la régularité de la conduite et des mœurs. Leur discipline sur ce point est aussi sévère que sage ; et quoi qu’en ait publié la calomnie, il faut avouer qu’aucun ordre religieux ne donne moins de prise à cet égard. Ceux même d’entre eux qui ont enseigné la doctrine la plus monstrueuse, qui ont écrit sur les matières les plus obscènes, ont mené la vie la plus édifiante et la plus exemplaire. C’était aux pieds du crucifix que le pieux Sanchez écrivait son abominable et dégoûtant ouvrage ; et on a dit en particulier d’Escobar, également connu par l’austérité de ses mœurs et par le relâchement de sa morale, qu’il achetait le ciel bien cher pour lui-même, et le donnait à bon marché aux autres.

On a vu les succès que les Jésuites avaient su se procurer à la cour de France ; leur progrès était à peu près le même dans presque toutes les cours ; au commencement de ce siècle il n’y avait en Europe aucun prince catholique dont ils ne dirigeassent la conscience, et dont ils n’eussent obtenu les grâces les plus signalées : partout leurs ennemis frémissaient, et partout ils se moquaient de leurs ennemis.

Ils ne bornaient pas leur ambition à l’Europe. Toujours pleins du projet de gouverner, et de gouverner par la religion, ils envoyaient aux Indes et à la Chine des missionnaires, qui y portaient le christianisme pour le peuple, et les sciences profanes pour les princes, pour les grands, et pour les hommes éclairés, que ce moyen pouvait leur rendre favorables.

Arrêtons-nous un moment ici, et examinons plus particulièrement, par quel genre d’enseignement et de doctrine les Jésuites ont su faire de si grands progrès chez les nations chrétiennes et chez celles qui ne l’étaient pas.

La religion que nous professons roule sur deux points, ses dogmes et sa morale. Parmi les dogmes il en est, comme la trinité, la rédemption, la présence réelle, etc., qui en paraissant confondre l’esprit humain, ne lui offrent à croire que des vérités spéculatives en elles-mêmes ; ces sortes de vérités, quelque obscures qu’elles semblent à la raison, et quelque soumission qu’elles en exigent, ne sont pas celles qui trouvent le plus d’opposition dans la multitude ; naturellement portée pour le merveilleux, elle est disposée à adopter aveuglément les erreurs les plus absurdes en ce genre, et à plus forte raison les vérités qui ne sont qu’incompréhensibles, pourvu qu’elles ne contredisent pas ses penchants. Les Jésuites ont donc prêché ces vérités dans toute leur exactitude ; ils sentaient bien qu’ils ne risquaient pas beaucoup. Mais il est d’autres dogmes, comme ceux de la prédestination et de la grâce, qui tiennent à la pratique de la religion, et qui prêchés dans toute leur rigueur à des esprits non préparés, seraient peu propres à faire des prosélytes. Il faut bien se garder, dit le sage et pieux Fleury, d’annoncer d’abord aux infidèles les articles de notre croyance qui pourraient trop les révolter. Supposons un missionnaire qui vienne dire brusquement à des sauvages : Mes enfants, je vous annonce un Dieu que vous ne pouvez sentir dignement sans une grâce spéciale, qu’il a résolu de toute éternité de vous donner ou de vous refuser. Hé bien, lui diraient les sauvages, nous l’attendrons cette grâce, et en l’attendant, nous resterons dans notre croyance. Quels succès auraient eu les Jésuites, s’ils s’y étaient pris de la sorte ? Qu’un janséniste eut été à leur place prêcher sa doctrine repoussante, qu’il appelle néanmoins modestement la doctrine de S. Augustin et de S. Paul, il eût été bientôt, ou abandonné comme un fou, ou chassé par le peuple à coups de pierres. Les Jésuites se sont conduits bien plus adroitement ; ils ont prouvé, à ce que disent leurs ennemis, la vérité de cette maxime de l’Écriture, que les enfants de ténèbres agissent avec plus de prudence dans leurs affaires, que les enfants de lumière ; ils ont prêché aux peuples qu’ils voulaient convertir, le pélagianisme dont ils font profession, et qui est beaucoup plus accommodé à la faiblesse et à la vanité humaine ; mais non-seulement ils ont prêché plus humainement que n’auraient fait les jansénistes, ils ont prêché plus habilement que n’aurait fait Pelage lui-même. L’hérésie de ce moine ne fit pas autant de fortune qu’elle l’aurait pu, parce qu’il restait à moitié chemin. Pelage en rendant à la liberté ses droits, lui imposait des obligations sévères par la morale dont il recommandait la pratique ; cette morale était celle du christianisme dans toute son austérité, le renoncement à soi-même, la pénitence la plus rigoureuse, le combat continuel contre ses passions ; les Jésuites ont senti que ces devoirs pénibles n’étaient pas faits pour le commun des hommes, et c’était la multitude qu’ils voulaient attirer à eux. Après avoir adouci ce que les dogmes de la prédestination et de la grâce ont de trop dur en apparence, ils en ont fait autant de ce que les obligations imposées par le christianisme ont de trop difficile. Les grands, pour la plupart, sont par le vice de leur éducation, superstitieux, ignorants et adonnés à leurs passions. Ils leur permirent d’avoir des maîtresses, pourvu qu’ils marquassent du zèle pour la religion, et de l’attachement à ses pratiques extérieures, qui ne sont plus qu’une espèce d’amusement quand les passions sont satisfaites, et qui servent d’ailleurs aux consciences peu éclairées, de calmant, ou si l’on veut, de palliatif dans leurs remords. Ils suivirent à peu près le même plan pour tous ceux qu’ils dirigeaient, et réussirent à se faire par ce moyen un grand nombre de partisans ; l’esprit jésuitique dans la manière d’enseigner la religion est assez bien représenté par la définition que l’abbé Boileau donnait de ces PP. : Ce sont, disait-il, des gens qui allongent le Symbole, et accourcissent le Décalogue.

Je ne puis m’empêcher de remarquer à cette occasion une singulière contradiction de l’esprit humain en matière de religion. Les jansénistes sont à la fois ce qu’il ne paraît pas qu’on puisse être ensemble, prédestinatiens dans le dogme, et rigoristes dans la morale ; ils disent à l’homme : Vous avez de grands devoirs à remplir y vous ne pouvez rien de vous-même ; et quoi que vous fassiez, quelques vertus humaines que vous pratiquiez, chacune de vos actions sera un nouveau crime, à moins que Dieu ne la sanctifie par sa grâce, que vous n’obtiendriez pas si vous n’y êtes prédestinés gratuitement et avant la prévision de vos mérites. Il faut avouer que cette doctrine est douce, propre à consoler, et surtout conséquente ! mais dans ces sortes de matières, il ne s’agit pas d’être conséquent et raisonnable ; c’est le caractère de celui qui dogmatise, ce n’est pas la logique qui lui dicte ce qu’il doit prêcher. Le janséniste, impitoyable de sa nature, l’est également et dans le dogme et dans la morale qu’il enseigne ; il s’embarrasse peu que l’une soit en contradiction avec l’autre ; la nature de Dieu qu’il prêche, et qui heureusement pour nous n’est que le sien, est d’être dure comme lui, et dans ce qu’il veut qu’on fasse, et dans ce qu’il veut qu’on croie. Que penserait-on d’un monarque qui dirait à un de ses sujets : Vous avez les fers aux pieds, et vous n’êtes pas le maître de les ôter ; cependant je vous avertis que si vous ne marchez tout à l’heure, et long-temps, et fort droit, sur le bord de ce précipice ou vous êtes, vous serez condamné à des supplices éternels[6]. Tel est le Dieu des jansénistes : telle est leur théologie dans sa pureté originale et primitive. Pélage, dans son erreur, était plus raisonnable. Il dit à l’homme : Vous pouvez tout ; mais vous avez beaucoup à faire. Cette doctrine était moins révoltante, mais pourtant encore incommode et pénible. Les Jésuites ont été, si on peut parler de la sorte, au rabais du marché de Pélage ; ils ont dit aux chrétiens : Vous pouvez tout, et Dieu vous demande peu de chose. Voilà comme il faut parler aux hommes charnels, et surtout aux grands du siècle, quand on veut s’en faire écouter.

Ce ne sont pas les seules précautions qu’ils aient prises, car ils ont pensé à tout. Ils ont eu, à la vérité en petit nombre, des casuistes et des directeurs sévères, pour le petit nombre de ceux qui, par caractère ou par scrupule, voulaient porter dans toute sa rigueur le joug de l’Évangile ; par ce moyen se faisant, pour ainsi dire, tout à tous, suivant une expression de l’Écriture, dont à la vérité ils détournaient tant soit peu le sens, d’un côté ils se préparaient des amis de toute espèce, et de l’autre ils réfutaient ou croyaient réfuter d’avance l’objection qu’on pouvait leur faire, d’enseigner universellement la morale relâchée, et d’en avoir fait la doctrine uniforme de leur compagnie. Cette espèce d’assortiment complet destiné à satisfaire tous les goûts, est assez bien représenté dans ces vers si connus de Despréaux :


Si Bourdaloue un peu sévère
Nous dit, craignez la volupté,
Escobar, lui dit-on, mon père,
Nous la permet pour la santé.


Il faut même remarquer que la plupart de ces Jésuites si sévères dans leurs livres ou dans leurs sermons, l’ont été beaucoup moins pour leurs pénitents ; on a dit de Bourdaloue même, que s’il surfaisait dans la chaire, il rabattait dans le confessionnal ; nouveau trait de politique bien entendue de la part des Jésuites, parce que la sévérité spéculative répond aux censeurs, et que la condescendance pratique attire la multitude.

À la Chine ils employèrent encore d’autres moyens ; ils allégèrent au peuple le joug qu’ils venaient lui imposer, en lui permettant d’allier aux pratiques du christianisme quelques cérémonies de la religion du pays, auxquelles la multitude, partout superstitieuse et moutonnière, était fort attachée.

Cette philosophie purement humaine, qui ne voit dans le zèle des Jésuites et de beaucoup d’autres pour aller prêcher la religion aux extrémités de la terre, qu’un moyen dont ils se servent pour être accrédités et puissants, regarde comme les plus adroits missionnaires ceux qui savent le mieux parvenir à ce but. Il faut donc lui pardonner si elle est un peu surprise de tant d’invectives et de clameurs dont ces pères ont été l’objet, au sujet des superstitions chinoises qu’ils permettaient aux nouveaux convertis. En cela, comme dans le reste de leur conduite jusqu’au temps de leur destruction, ils ont prouvé, on le répète, qu’ils connaissaient mieux les hommes que ne faisaient leurs adversaires ; ils ont senti qu’il ne fallait pas effaroucher ni dégoûter les nouveaux chrétiens en leur interdisant quelques pratiques nationales qui leur étaient chères, et qu’on est toujours le maître d’interpréter à son gré. Le pape S. Grégoire, qu’on a appelé le Grand, et qui était à coup sûr un homme d’esprit, semble, si on en croit les Jésuites, leur avoir sur cela donné l’exemple. Le moine Augustin, que ce pape avait envoyé en Angleterre pour convertir des peuples encore barbares, le consultait sur quelques restes de cérémonies, moitié civiles, moitié payennes, auxquelles les nouveaux convertis ne voulaient pas renoncer ; il demandait à Grégoire s’il pouvait leur permettre ces cérémonies : on n’ôte point, répondit ce pape, à des esprits durs toutes leurs habitudes à la fois ; on n’arrive point sur un rocher escarpé en y sautant, mais en s’y traînant pas à pas. Voilà sur quel principe les Jésuites prétendent s’être conduits à la Chine. Ils étaient persuadés que sans cette condescendance, la religion qu’ils prêchaient n’y aurait pas même été écoutée. Je ne doute pas qu’habiles comme ils le sont, ou plutôt comme ils étaient, ils ne l’aient encore palliée et mitigée sur beaucoup d’autres points ; et on ne peut disconvenir qu’ils n’aient bien fait, relativement à leurs vues, puisqu’après tout ce n’était ni Dieu ni le christianisme qu’ils voulaient faire régner, c’était la société sous ces noms respectables.

D’ailleurs, ni la morale sévère de la religion, ni les dogmes effrayants de la grâce qu’on les accusait de défigurer, ne sont pas prononcés d’une manière si exclusive dans l’Écriture, qu’on n’y rencontre aussi plusieurs passages favorables à des opinions plus mitigées ; et on croit bien que les Jésuites profitaient de ces passages, à l’exemple de tant de sectes qui ont trouvé dans la Bible et dans les Pères de quoi appuyer leurs opinions, tandis que leurs adversaires y trouvaient également de quoi les combattre. Ce sont, s’il est permis de parler de la sorte, des arsenaux communs, où chacun va s’armer de pied en cap, et comme il lui plaît. Aussi n’est-ce pas sans raison que l’Église catholique a décidé que c’était à elle seule à donner aux fidèles le vrai sens des Écritures et des Pères ; vérité dont on ne saurait s’écarter, sans s’exposer à un pyrrhonisme dangereux en matière de dogme.

Ce qu’il y a de singulier, et ce qui devait paraître le plus étrange aux prosélytes qu’on allait faire à cinq mille lieues de notre Europe, c’est que tandis que les Jésuites prêchaient le christianisme à leur manière, d’autres missionnaires, leurs ennemis, moines et séculiers, en prêchaient un tout différent aux mêmes peuples, en les avertissant, sous peine de damnation, de ne pas croire au catéchisme des Jésuites. On peut juger de l’effet que ces contestations devaient produire. En vérité, messieurs, leur disait l’empereur de la Chine, vous prenez bien de la peine de venir de si loin nous prêcher des opinions contradictoires, sur lesquelles vous êtes prêts à vous égorger. Après leur avoir fait cette représentation, il les laissa prêcher tant qu’ils voulurent, persuadé que de tels apôtres ne pouvaient avoir de grands succès. Il profita d’ailleurs, pour l’utilité de son pays, du séjour des Jésuites, qui parlèrent beaucoup plus à la cour d’astronomie et de physique, que de trinité et de religion, et qui vinrent à bout de rendre les autres missionnaires ou suspects, ou méprisables.

Ce n’est pas qu’ils ne sussent très-bien s’exposer aux plus grands périls et à la mort même, pour la cause de cette religion qu’ils travestissaient en la prêchant, et qui ne servait que de moyen à leur ambition. Lorsque l’empereur du Japon jugea à propos, pour des raisons qui lui parurent indispensables, d’exterminer le christianisme de ses États, les Jésuites y eurent leurs martyrs comme les autres, et même en plus grand nombre. On n’en sera pas surpris quand on saura ce qui m’a été raconté par un homme très digne de foi. Il avait connu particulièrement un jésuite qui avait été employé vingt ans au Canada, et qui ne croyant pas en Dieu, comme il en convenait à l’oreille de cet ami, avait affronté vingt fois la mort pour la religion, qu’il prêchait avec succès aux sauvages. Cet ami représentait au jésuite l’inconséquence de son zèle : Ah ! répondit le missionnaire, vous n’avez pas d’idée du plaisir qu’on goûte à se faire écouter de vingt mille hommes, et à leur persuader ce qu’on ne croit pas soi-même.

Tel est l’esprit de la méthode que les Jésuites ont suivie pour enseigner avec succès aux hommes ce qu’ils appelaient la religion et la morale chrétienne. Telle est la doctrine mitigée qu’ils prêchaient à la cour de Louis XIV, et par le moyen de laquelle ils parvinrent à s’y rendre si agréables. Aussi est-ce principalement sous le règne de ce prince que la puissance, le crédit et l’opulence des Jésuites ont reçu en France de prodigieux accroissements ; c’est sous ce règne qu’ils sont parvenus à rendre le clergé dépendant d’eux, on peut dire même leur esclave, par la feuille des bénéfices, dont les pères de La Chaise et Le Tellier, confesseurs du roi, furent chargés successivement ; c’est sous ce règne qu’ils sont parvenus, en conséquence du besoin que les évêques avaient d’eux, à extorquer, même en les bravant, leur confiance, ou l’apparence de leur confiance, et à se faire donner la direction de plusieurs séminaires, où la jeunesse destinée à l’église était élevée dans leur doctrine et dans la haine de leurs ennemis ; c’est sous ce règne qu’ils sont parvenus, en décriant ou avilissant les autres ordres et les ecclésiastiques séculiers, à envahir un grand nombre de collèges, ou du moins à obtenir la permission d’en établir de nouveaux ; c’est sous ce règne qu’ils sont parvenus, par la confiance et la considération que Louis XIV leur accordait, à attirer toute la cour dans leur collège de Clermont. On se souvient encore de la marque de flatterie qu’ils donnèrent au monarque, en ôtant à ce collège le nom qu’il portait de la société de Jésus, pour l’appeler collège de Louis-le-Grand ; et personne n’ignore le distique latin qui fut fait à ce sujet, et dans lequel on reprochait à la société de ne point reconnaître d’autre Dieu que le Roi[7].

Ainsi on les représentait à la fois comme idolâtres du despotisme pour les rendre vils et comme prédicateurs du régicide pour les rendre odieux ; ces deux accusations pouvaient paraître un peu contradictoires, mais il ne s’agissait pas de dire l’exacte vérité, il s’agissait de dire des Jésuites le plus de mal qu’il était possible.

Enfin, ce qui a mis le comble à la puissance et à la gloire de la société, c’est sous Louis XIV que les Jésuites sont parvenus à détruire ou du moins à opprimer en France les protestants et les jansénistes, leurs ennemis éternels ; les protestants, en contribuant à la révocation de l’édit de Nantes, cette source de dépopulation et de malheur pour le royaume ; les jansénistes, en les privant des dignités ecclésiastiques, en armant les évêques contre eux, en les forçant d’aller prêcher et écrire dans les pays étrangers, où même ces infortunés trouvaient encore la persécution.

Ce n’est pas que sous ce règne même où les Jésuites furent si puissants et si redoutables, on ne leur ait porté de terribles coups, et plus terribles peut-être que tous ceux qu’ils avaient essuyés jusqu’alors. Les plaidoyers de Pasquier et d’Arnauld n’étaient guère que des satires ampoulées et de mauvais goût ; les Provinciales leur firent une plaie beaucoup plus funeste ; ce chef-d’œuvre de plaisanterie et d’éloquence divertit et indigna toute l’Europe à leurs dépens. En vain ils répondirent que la plupart des théologiens et des moines avaient enseigné comme eux la doctrine scandaleuse qu’on leur reprochait ; leurs réponses, mal écrites et pleines de fiel, n’étaient point lues, et tout le monde savait les Provinciales par cœur. Cet ouvrage a d’autant plus de mérite, que Pascal, en le composant, semble avoir deviné deux choses qui ne paraissent pas faites pour être devinées, la langue et la plaisanterie. La langue était bien loin d’être formée ; qu’on en juge par la plupart des ouvrages publiés dans ce même temps, et dont il est impossible de soutenir la lecture ; dans les Provinciales, il n’y a pas un seul mot qui ait vieilli, et ce livre, écrit il y a plus de cent ans, semble avoir été écrit d’hier. Une autre entreprise non moins difficile était de faire rire les gens d’esprit et les honnêtes gens à propos de la grâce suffisante, du pouvoir prochain et des décisions des casuistes ; sujets bien peu favorables à la plaisanterie, ou ce qui est pis encore, susceptibles de plaisanteries froides et monotones, capables tout au plus d’amuser des prêtres et des moines. Il fallait, pour éviter cet écueil, une finesse de tact d’autant plus grande, que Pascal vivait fort retiré, et éloigné du commerce du monde ; il n’a pu démêler que par la supériorité et la délicatesse de son esprit, le genre de plaisanterie qui pouvait seul être goûté des bons juges dans cette matière sèche et insipide. Il y a réussi au-delà de toute expression ; plusieurs de ses bons mots ont même fait proverbe dans la langue, et les Lettres provinciales seront éternellement regardées comme un modèle de goût et de style. Il est seulement à craindre que l’expulsion des Jésuites, diminuant l’intérêt qu’on prenait à ce livre, n’en rende la lecture moins piquante, et peut-être ne le fasse oublier un jour. C’est le sort que doit appréhender l’auteur le plus éloquent, s’il n’écrit pas des choses utiles à toutes les nations et à tous les siècles ; la durée d’un ouvrage, quelque mérite qu’il ait d’ailleurs, est presque nécessairement liée à celle de son objet. Les Pensées de Pascal, bien inférieures aux Provinciales, vivront peut-être plus longtemps, parce qu’il y a tout lieu de croire, quoi qu’en dise l’humble société, que le christianisme durera plus longtemps qu’elle.

Les Provinciales seraient peut-être plus assurées de l’immortalité qu’elles méritent à tant d’égards, si leur illustre auteur, cet esprit si élevé, si universel, et si peu fait pour prendre intérêt à des billevesées scolastiques, eût tourné également les deux partis en ridicule. La doctrine révoltante de Jansénius et de Saint-Cyran y prêtait pour le moins autant que la doctrine accommodante de Molina, de Tambourin et de Vasques. Tout ouvrage où on immole avec succès à la risée publique des fanatiques qui se déchirent, subsiste même encore quand les fanatiques ne sont plus. J’oserais prédire cet avantage au chapitre sur le jansénisme, qu’on lit avec tant de plaisir dans l’excellent Essai sur l’histoire générale, par le plus agréable de nos écrivains philosophes. L’ironie est distribuée dans ce chapitre à droite et à gauche avec une finesse et une légèreté qui doit couvrir les uns et les autres d’un mépris ineffaçable, et les dégoûter de s’égorger pour des sornettes. Il me semble voir le chat de La Fontaine, devant qui le lapin et la belette vont porter leur procès, au sujet d’un méchant trou qu’ils se disputent, et qui pour décision,

Jetant des deux côtes la griffe en même temps,
Met les plaideurs d’accord en croquant l’un et l’autre.

Personne n’est peut-être plus propre que cet illustre écrivain à faire l’histoire des querelles théologiques, pour les rendre tout à la fois odieuses et ridicules, et par là délivrer à jamais le genre humain de ce honteux et redoutable fléau.

La Morale pratique des Jésuites, ouvrage du docteur Arnauld, qui suivit d’assez près les Provinciales, acheva, quoique d’un mérite très inférieur, de jeter sur ces pères un vernis odieux dont ils n’ont pu se laver ; cette impression fâcheuse et profonde, toujours entretenue par la lecture de ces mêmes ouvrages, a trouvé encore au bout d’un siècle les esprits disposés à croire tout le mal qu’on disait d’eux, et à approuver tout celui qu’on leur a fait. Le terme de morale jésuitique a été comme consacré dans la langue pour signifier la morale relâchée, et celui d’escobarderie pour signifier un adroit mensonge ; et l’on sait combien une façon de parler à la mode a de pouvoir, surtout en France, pour accréditer les opinions.

Les Jésuites, chargés dès lors de tant de haine et d’imputations, n’en devaient être que longtemps après la victime ; ils en triomphèrent dans la première violence de l’attaque, et n’en devinrent que plus puissants, plus animés contre leurs ennemis, et plus redoutables pour eux. Cependant à quels ennemis avaient-ils à faire ? à des hommes du plus grand mérite et de la plus grande réputation, et dont la considération dans le plus public augmentait encore par la persécution même, un Arnauld, un Nicole, un Sacy, en un mot, tous les écrivains de la célèbre maison de Port-Royal. Ces adversaires étaient bien plus à craindre pour la société que de simples théologiens, que le commun des hommes n’écoute, n’entend, ni n’estime ; ils étaient grands philosophes, autant du moins qu’on le pouvait être alors, gens de lettres du premier ordre, excellents écrivains, et d’une conduite irréprochable. Ils avaient dans le royaume et à la cour même des amis respectables et zélés, qu’ils s’étaient acquis par leurs talents, leurs vertus, et les services signalés dont la littérature leur était redevable. La Grammaire générale et raisonnée qu’on nomme de Port-Royal, parce qu’ils en furent les auteurs, l’excellente logique appelée du même nom, les racines grecques, de savantes grammaires pour les langues grecque, latine, italienne et espagnole ; telles étaient les productions de cette société respectable et libre. L’illustre Racine avait été leur élève, et avait conservé, ainsi que Despréaux son ami, les plus intimes liaisons avec eux ; leurs ouvrages sur la religion et sur la morale étaient lus et estimés de toute la France ; et par le style mâle et correct dans lequel ils étaient écrits, avaient le plus contribué, après les Provinciales, à la perfection de notre langue, tandis que les Jésuites ne comptaient encore parmi leurs écrivains français que des Barris et des Garrasses. Quel dommage que ces écrivains de Port-Royal, ces hommes d’un mérite si supérieur, aient perdu tant d’esprit et de temps à de controverses ridicules sur la doctrine bonne ou mauvaise de Jansénius, sur les discussions creuses et interminables du libre arbitre et de la grâce, et sur l’importante question de savoir si cinq propositions inintelligibles sont dans un livre que personne ne lit ? Tourmentés, emprisonnés, exilés pour ces vaines disputes, et sans cesse occupés à défendre une cause si futile, combien d’années la philosophie et les lettres ont à regretter dans leur vie ? Que de lumières n’auraient-ils pas ajoutées à celles dont ils avaient déjà éclairé leur siècle, s’ils n’avaient été entraînés par ces malheureuses et pitoyables distractions, si indignes d’occuper des hommes comme eux ? Osons-en dire davantage, au risque de nous écarter un moment de notre sujet. La raison peut-elle s’empêcher de verser des larmes amères, quand elle voit combien les querelles, si souvent excitées dans le sein du christianisme, ont enfoui de talents utiles ; combien de siècles ces misérables et scandaleuses contestations ont fait perdre à l’esprit humain ; et combien de génies, faits pour découvrir de nouvelles vérités, ont employé, au grand regret de la vraie religion, tout ce qu’ils avaient de sagacité et de lumières, à soutenir ou accréditer des absurdités anciennes ? Lorsqu’on parcourt, dans la vaste bibliothèque du roi, la première salle, immense par son étendue, et qu’on la trouve destinée dans sa plus grande partie à la collection sans nombre des commentateurs les plus visionnaires de l’Écriture, des écrivains polémiques sur les questions les plus vides de sens, des théologiens scolastiques de toute espèce, enfin de tant d’ouvrages d’où il n’y a pas à tirer une seule page de vérité, peut-on s’empêcher de s’écrier avec douleur ; ut quid perditio hæc ? (à quoi bon cette perte ?) Encore l’humanité n’aurait été que médiocrement à plaindre, si tous ces objets frivoles et absurdes, ces bagatelles sacrées, comme les appelle un célèbre magistrat[8], n’avaient abouti qu’à des injures, et n’avaient pas fait répandre des flots de sang. Mais fermons les yeux sur ces tristes objets, et faisons seulement une autre réflexion aussi consolante qu’humiliante pour l’esprit humain. Comment est-il possible que la même espèce d’êtres qui a inventé l’art d’écrire, l’arithmétique, l’astronomie, l’algèbre, la chimie, l’horlogerie, la fabrique des étoffes, tant de choses enfin dignes d’admiration dans les arts mécaniques et libéraux, aient inventé la philosophie et la théologie scolastique, l’astrologie judiciaire, le concours concomitant, la grâce versatile et congrue, la délectation victorieuse, les accidents absolus, et tant d’autres inepties, qui feraient interdire par autorité de justice celui qui les imaginerait aujourd’hui pour la première fois ? Platon définissait l’homme, un animal à deux pieds sans plumes. Quelque ridicule que cette définition paraisse, il était peut-être difficile, les lumières de la religion mises à part, de caractériser autrement l’indéfinissable espèce humaine, qui d’un côté semble par des chefs-d’œuvre de génie s’être approchée des intelligences célestes, et de l’autre par mille traits incroyables de sottise et d’atrocité, s’être mise au niveau des animaux les plus stupides et les plus féroces. Quand on mesure l’intervalle de Scot à Newton, ou plutôt des ouvrages de Scot à ceux de Newton, faut-il dire avec Térence : homo homini quid prœstat (qu’il y a de distance entre un homme et un autre) ? Ou faut-il seulement attribuer cette distance immense à la différence énorme des siècles, et penser avec douleur que ce docteur subtil et absurde qui a tant écrit de chimères admirées de ses contemporains, eût peut-être été Newton dans un siècle plus éclairé ? Qu’on pèse bien toutes ces réflexions, qu’on y ajoute la lecture de l’histoire ecclésiastique, ces fastes de la vertu de quelques hommes, et de l’imbécile méchanceté de tant d’autres, qu’on voie dans cette histoire les usurpations sans nombre de la puissance spirituelle ; les brigandages et les violences exercées sous le prétexte de la religion ; tant de guerres sanglantes, tant de persécutions atroces, tant d’assassinats commis au nom d’un Dieu qui les abhorre, et on aura à peu près le catalogue exact des avantages que les disputes du christianisme ont apportés aux hommes.

Pour en revenir aux Jésuites, la nomination du P. Le Tellier à la place de confesseur de Louis XIV, leur fournit l’occasion d’exercer pleinement leur vengeance. Cet homme ardent et inflexible, haï de ses confrères même qu’il gouvernait avec une verge de fer, fit boire aux jansénistes jusqu’à la lie, suivant sa propre expression, le calice de l’indignation de la société. À peine fut-il en place, qu’on prévit les maux dont il allait être la cause ; et le philosophe Fontenelle dit, en apprenant sa nomination, les jansénistes ont péché.

Le premier exploit de ce jésuite féroce et fougueux, fut la destruction de Port-Royal, où on ne laissa pas pierre sur pierre, et d’où l’on exhuma jusqu’aux cadavres qui y étaient enterrés. Cette violence, exécutée avec la dernière barbarie contre une maison respectable par les hommes célèbres qui l’avaient habitée, et contre de pauvres religieuses plus dignes de compassion que de haine, excita les cris de tout le royaume ; ils ont retenti jusqu’à nos jours ; et les Jésuites même ont avoué, en voyant le spectacle de leur destruction, que c’étaient les pierres de Port-Royal qui leur tombaient sur la tête pour les écraser.

Mais l’indignation que la destruction de Port-Royal excita contre eux, ne fit rien en comparaison du soulèvement général que causa la bulle Unigenitus. On sait que cette bulle fut leur ouvrage ; on sait la réclamation universelle qu’elle produisit dans presque tous les ordres de l’État ; on sait les intrigues, les fourberies, les violences qui furent mises en œuvre pour en extorquer l’acceptation. On se rappelle que Louis XIV étant venu à bout de la faire recevoir, tant bien que mal, par une assemblée de quarante prélats, voyait avec peine neuf évêques qui y restaient opposés ; il aurait désiré, pour la tranquillité de sa conscience, une uniformité entière dans le corps épiscopal ; cela est le plus aisé du monde, lui dit madame la duchesse sa fille, vous n’avez qu’à ordonner aux quarante acceptants d’être de l’avis des neuf autres. Les propositions condamnées étaient pour la plupart si mal choisies, qu’on prétend que Louis XIV, en les lisant dans la bulle, les prit pour les vérités qu’elle ordonnait de croire, en parut édifié, et fut bien surpris, quoique docile, quand son confesseur le détrompa.

Les magistrats ne furent pas les derniers à s’élever contre cette bulle. Ils étaient surtout révoltés de la censure de la proposition XCI : la crainte d’une excommunication injuste ne doit jamais nous empêcher de faire notre devoir. Instruits par les tristes effets des querelles du sacerdoce et de l’Empire durant tant de siècles, ils sentaient combien il était facile de profiter de cette censure pour détacher les peuples, par des menaces d’excommunication, de la fidélité qu’ils doivent à leur souverain. Ils voyaient dans une condamnation si téméraire l’atteinte secrète que les Jésuites et la cour de Rome voulaient porter à nos maximes sur l’indépendance temporelle des rois. On ne pouvait souscrire avec quelque pudeur à l’anathème lancé contre une proposition si évidente, qu’en la bornant à un sens détourné qu’elle ne présente pas, et en la jugeant, ce qui est ridicule en pareille matière, sur une prétendue intention de l’auteur en faveur des fanatiques excommuniés. Qui doute que les fanatiques ne puissent abuser de la vérité que cette proposition renferme, pour braver toute excommunication qu’ils croiront injuste. Mais l’abus qu’on peut faire d’une vérité est-il une raison pour la proscrire ? l’Écriture même serait-elle à l’abri d’une flétrissure fondée sur de pareils motifs ?

Néanmoins, malgré là réclamation des magistrats, la bulle fut enregistrée ; tout plia, de gré ou de force, sous le poids de l’autorité royale ; la fureur avec laquelle le P. Le Tellier, auteur de cette production ultramontaine, en persécuta les adversaires, fut poussée si loin, que les Jésuites mêmes, quoiqu’aguerris de longue main à la violence, étaient effrayés de la sienne, et disaient hautement : le P. Le Tellier nous mené si grand train qu’il nous versera. Ils ne croyaient peut-être pas dire si vrai. C’est cette bulle et la persécution dont elle a été cause, qui, au bout de cinquante ans, a porté aux Jésuites le coup mortel ; on va le voir par la suite de ce récit ; mais il n’est pas inutile de faire auparavant une observation sur la conduite et les projets du P. Le Tellier. Bien des gens croient que ce jésuite était un fripon, sans religion, qui faisait servir à sa haine ce nom respectable ; il y a beaucoup plus d’apparence que c’était un fanatique de bonne foi, qui, persuadé de la bonté de sa cause, se croyait tout permis pour assurer le triomphe de ce qu’il supposait être la saine doctrine. Dans le même temps qu’il persécutait les jansénistes, il déférait Fontenelle à Louis XIV comme un athée, pour avoir fait l’Histoire des Oracles. Fontenelle, l’élève des Jésuites, leur ami de tous les temps, ainsi que le grand Corneille son oncle, désapprouvant même la doctrine et la morale des jansénistes, autant qu’un philosophe peut désapprouver des opinions théologiques ; enfin, toujours sage et réservé sur la religion, dans ses discours comme dans ses écrits ; tel était l’homme que Le Tellier voulait perdre, en même temps qu’il cherchait à écraser Quesnel et ses partisans. Se fût-il conduit de la sorte, s’il n’eût été animé par un principe de persuasion ?

Heureusement pour le jansénisme et pour la philosophie, Louis XIV mourut. Le Tellier, chargé de l’exécration publique, fut exilé à la Flèche, où il finit bientôt sa vie, odieuse à toute la nation. Le duc d’Orléans, régent, en tout l’opposé de Louis XIV, ne voulait ni braver avec violence le cri public que la constitution Unigenitus avait excité, ni offenser durement le pape et les évêques, trop engagés pour reculer ; il fit accepter presque sans bruit, et avec toutes les modifications qu’on voulut, cette bulle fatale, qui, présentée par les Jésuites, avait excité tant de clameurs ; appuyé des philosophes qui l’entouraient, et qui commençaient dès lors à se faire écouter, appuyé surtout de son ministre le cardinal Dubois, dont la façon de penser eu matière de religion était bien connue, il jeta sur cette guerre théologique un ridicule qui la fit cesser.

Les Jésuites, devenus moins puissants pendant la régence, recouvrèrent néanmoins bientôt la place de confesseur du roi, dont ils avaient été privés un moment ; on prétend que leur réhabilitation à la cour fut un des articles secrets de la réunion de la France avec l’Espagne en 1719. On ajoute que cet article avait été ménagé par le jésuite d’Aubenton, confesseur de Philippe V, et tout-puissant à la cour de Madrid. Pour l’honneur des ministres que la France avait alors, il faut croire que cette anecdote est une fable ; mais si par malheur elle était vraie, croit-on que des religieux qui ont usurpé dans les affaires d’État une telle influence, doivent être conservés dans l’État ?

Tout fut paisible d’ailleurs par rapport aux Jésuites pendant le reste de la régence et les ministères suivants ; ils se bornèrent à se soutenir sans faire beaucoup parler d’eux. Le cardinal de Fleury, qui ne les aimait pas, était néanmoins dans la persuasion qu’on devait les protéger avec force, comme les plus fermes appuis de la religion, dont ce ministre regardait le maintien comme essentiel au gouvernement. Cette façon de penser du cardinal de Fleury au sujet des Jésuites se trouve exprimée dans des lettres manuscrites que j’ai lues de lui ; ce sont, disait-il encore, d’excellents valets, mais de mauvais maîtres. D’après ce principe il les traita honnêtement pendant son ministère, mais sans leur marquer de faveur déclarée ; il éleva au contraire beaucoup, et les Jésuites ne lui en surent pas plus de gré, la communauté des sulpiciens, beaucoup moins illustre et moins puissante, mais aussi moins redoutable. Le cardinal de Fleury, ennemi des jansénistes, qu’il regardait comme dangereux, et en même temps peu porté pour ce qui avait trop d’éclat en quelque genre que ce fût, prit sous une protection particulière cette communauté nombreuse ; elle avait tout ce qu’il fallait pour lui en paraître digne : elle joignait au mérite d’être très dévouée à la bulle, le bonheur de n’avoir jamais fait parler d’elle. Ce ministre remplit les évêchés de France d’une foule d’élèves de Saint-Sulpice, plus recommandables par leur dévotion que par leurs lumières ; par là il jeta les premiers germes de cet état de langueur où le clergé de France paraît aujourd’hui tombé, mais dont il faut espérer qu’il se relèvera bientôt, grâce à l’esprit philosophique qui éclaire aujourd’hui quelques uns de ses membres, et qui leur fait regarder avec raison le fanatisme et l’ignorance comme les deux véritables fléaux du christianisme.

Cependant cette bulle, dont les Jésuites avaient été les promoteurs, et qui avait éprouvé une si grande résistance quand elle parut, se trouvait insensiblement acceptée par tous les évêques. La nation française qui crie si aisément, et qui plus aisément encore se lasse de crier, était familiarisée avec une production qu’elle avait d’abord appelée monstrueuse ; chacun la recevait en l’interprétant à son gré ; car tel est le merveilleux privilège de ces sortes de décisions de Rome, qu’on peut à toute force les entendre comme on veut, et s’y soumettre en restant dans son opinion. Le jansénisme, autrefois soutenu, au grand regret de la raison, par des hommes d’un vrai mérite, n’avait plus pour soutien que des défenseurs dignes d’une pareille cause, quelques prêtres pauvres et obscurs, inconnus jusque dans leur quartier ; la folie des convulsions, qui avait excité des querelles dans le parti même, avait achevé de les avilir en les rendant ridicules ; enfin cette secte expirante et méprisée touchait à son dernier moment, lorsqu’un enchaînement imprévu de circonstances lui a redonné tout à coup une vie qu’elle n’espérait plus. La vipère que les Jésuites croyaient avoir écrasée, a eu la force de retourner la tête, de les mordre au talon, et de les faire périr. Voici par quelle suite de causes cet étrange événement a été produit.

Les parlements, qui s’étaient élevés contre la société dès sa naissance, n’avaient eu que trop de raisons de persister dans les mêmes sentiments à son égard. Ils étaient justement blessés des avantages, du pouvoir et du crédit qu’elle avait obtenus malgré eux ; ils l’étaient surtout de cette constitution Unigenitus, dont les intrigues jésuitiques les avaient forcés d’enregistrer l’acceptation ; acceptation qu’ils jugeaient, comme nous l’avons vu, contraire aux droits de la couronne ; et ils attendaient, pour éclater, une occasion favorable, sans peut-être oser se flatter qu’elle se présentât jamais.

La querelle des sacrements refusés aux jansénistes a été la première étincelle de l’embrasement, l’Hélène de cette guerre, aussi mince par son premier objet, qu’elle est devenue importante par ses suites. Un des principaux archevêques du royaume, et un évêque de Mirepoix, son appui et son conseil, tous deux très persuadés de l’excellence de la bulle, et de la damnation de ceux qui la rejettent, résolurent, en prélats conséquents, de faire refuser aux jansénistes la communion à la mort. On avait déjà tenté ce refus dans quelques provinces, mais deux ou trois fois seulement, de loin à loin, et à petit bruit ; on crut qu’il était temps de lever le masque, et de traiter absolument les ennemis de la bulle Unigenitus comme des hérétiques séparés de l’Église. Si on s’en rapporte à la foule des théologiens constitutionnaires, les deux prélats, auteurs et exécuteurs de ce projet, étaient très bien fondés ; qu’on nous permette de rapporter ici, comme simples historiens, les raisons qu’on alléguait en leur faveur, et celles qu’on leur opposait. La bulle Unigenitus, disaient ses partisans, mal accueillie sans doute, et même conspuée à sa naissance, avait fini par être unanimement reçue ; il n’y avait dans tout le monde chrétien aucun évêque qui réclamât contre cette production, bonne ou mauvaise, de la cour de Rome ; on avait beau dire quelle renversait les principes du christianisme, que l’acceptation n’en avait pas été libre, que les uns l’avaient reçue par crainte, les autres par intérêt ; elle était acceptée, et sans opposition, par tout le corps des pasteurs ; voilà, dans les principes de l’Église catholique, tout ce qui doit servir de boussole aux simples fidèles dans leur foi. Ce n’est point à eux à examiner ni les dogmes en eux-mêmes, ni la nature de l’acceptation ; il leur suffit de voir clairement que l’Église visible les adopte ; on entend ici par l’Église visible, ce que tout catholique entend par ce mot, c’est-à-dire le pape, les évêques, et presque tous les ecclésiastiques séculiers et réguliers du second ordre. Quelle que soit la doctrine que cette Église visible enseigne, le fidèle doit croire fermement, nonobstant même les apparences contraires les plus fortes, qu’elle l’a toujours enseignée ; autrement Jésus-Christ n’aurait pas dit vrai en promettant à cette Église d’être toujours avec elle. Les passages de l’Écriture et des pères, qui paraîtraient le plus évidemment contraires au nouveau catéchisme, s’expliqueront d’une manière qui y sera favorable ; l’Église a seule le droit d’en fixer le sens. En un mot, dès qu’elle a parlé, il faut se soumettre quoiqu’elle dise. Il s’en fallait de beaucoup qu’après le concile de Nicée, la divinité de Jésus-Christ fut aussi solennellement, aussi universellement, aussi uniformément reçue par le corps des pasteurs, que la bulle Unigenitus l’a été dans ces derniers temps. Cependant, après le concile de Nicée, les ariens étaient des lors hérétiques avérés, malgré les partisans qui leur restaient. Il se peut, il est même hors de doute que dans les conciles qui ont décidé des matières de foi, bien des évêques ont opiné pour la bonne cause sans examen, sans lumières, ou même par des vues de politique, d’intérêt ou de passion. Témoin la malheureuse facilité avec laquelle la plupart des prélats qui, sous Constantin, avaient déclaré que le Verbe était Dieu, déclarèrent ensuite sous Constance qu’il n’était qu’un homme. Témoin les miracles apocryphes, et les histoires absurdes qui déshonorent les actes[9] du septième concile général, et qui servent néanmoins de fondement principal à la décision de ce concile en faveur des images ; décision qui n’en est pas moins une loi de l’Église, irréfragable et sacrée. Témoin encore la conduite violente de S. Cyrille et du concile d’Éphèse à l’égard de Nestorius. Témoin enfin les intrigues qui ont trop souvent troublé ces assemblées saintes, et outragé, pour ainsi dire, le Saint-Esprit qui y préside ; mais, encore une fois, ce ne sont pas les motifs, c’est le résultat de la décision que les fidèles doivent considérer. C’est à ce résultat seul qu’ils doivent s’en tenir ; ils auraient trop à faire, s’il leur fallait remonter jusqu’aux causes qui ont dicté l’arrêt. Dieu a promis à son Église l’infaillibilité dans ses décisions, mais il n’a pas promis à chaque particulier la pureté dans ses motifs ; il se sert de toutes sortes de moyens, même des passions des hommes, pour faire triompher et connaître la vérité ; et il emploie les choses humaines pour faire réussir les choses divines.

D’après ces raisons, dont nous ne prétendons nullement apprécier la justesse, les partisans de la bulle se croyaient fondés à traiter les jansénistes comme des sectaires déclarés. Ceux-ci disaient, pour se défendre, que l’Église universelle était saisie de leur cause par l’appel qu’ils avaient fait au futur concile, et que jusqu’à la décision qu’ils attendaient, on ne pouvait les rejeter hors de son sein. On leur répondait qu’une foule d’hérétiques, à commencer par Pélage, si odieux aux jansénistes modernes, avaient été regardés et traités comme des novateurs, sans avoir été condamnés expressément par aucun concile œcuménique. Ils objectaient que la bulle ne proposait réellement aucune vérité à croire, parce que les qualifications accumulées d’hérétiques, de sentant l’hérésie, de malsonnantes, d’offensant les oreilles pieuses, etc., n’étaient appliquées à aucune proposition du P. Quesnel en particulier. Quelques-uns de leurs adversaires, à l’exemple d’un illustre chef d’Israël ( le cardinal de Tencin), leur répondaient, en se moquant et d’eux et de la bulle, qu’elle proposait à croire d’une foi implicite des vérités indéterminées ; les autres disaient simplement que, dans une liste de poisons, il n’était pas nécessaire de marquer expressément le degré de malignité de chacun pour avertir les citoyens de s’en préserver. On demandait encore aux jansénistes comment l’Église pouvait conserver un de ses caractères essentiels, celui d’être visible, s’il fallait la réduire à une poignée de prêtres, opposés à tout le reste des pasteurs ? et ils répliquaient que la véritable Église visible, était celle qui enseignait visiblement la sainte doctrine, et qui n’autorisait pas, comme la bulle, le pélagianisme le plus révoltant ; ils ajoutaient que l’Église, toute visible qu’elle est et qu’elle doit être, n’était pas moins cachée en apparence dans ces temps malheureux, où les pères de l’Église assurent que tout l’univers fut étonné de se voir arien. En un mot, les jansénistes répondaient à leurs adversaires, comme Sertorius à Pompée :

Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis.

C’est ainsi que les uns et les autres défendaient leur cause. On ne parle point des injures qu’ils y ajoutaient, et qui de part et d’autre étaient dignes des raisons.

Les seuls magistrats, et cette observation n’est pas à négliger, opposaient en cette occasion aux constitutionnaires des raisons sans réplique ; ils prononçaient que la doctrine enseignée ou autorisée par la bulle, portait atteinte aux lois du royaume, et par conséquent ne devait pas être un prétexte de vexation. Voilà de quoi ces magistrats étaient juges compétents, et sur quoi les partisans de la bulle n’avaient rien à leur répondre ; car c’est aux dépositaires des lois à décider de ce qui y est conforme ou contraire, et cette question n’est pas même du ressort de l’Église.

Il est certain d’ailleurs que tous ces refus de sacrements occasionnés par la bulle, troublaient les familles, qu’ils jetaient la dissension parmi les citoyens ; qu’à cet égard au moins les magistrats devaient en prendre connaissance, et employer, comme ils faisaient, l’autorité des lois pour faire cesser le trouble. Mais l’inconvénient qu’entraînent les querelles de théologie, de nuire à la tranquillité publique, est le fruit de la faute qu’on a faite en France, et presque partout ailleurs, de lier les choses civiles à la religion ; de vouloir qu’un bourgeois de Paris soit non seulement sujet fidèle, mais encore bon catholique, et aussi exact à rendre le pain béni qu’à payer les impôts. Tant que cet esprit subsistera parmi nous, la maxime dont les fanatiques abusent si souvent, qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, sera un obstacle invincible aux plus sages mesures du gouvernement et des magistrats pour étouffer les querelles de religion ; parce que les hommes aiment mieux obéir à un maître qu’ils se donnent, et qui après tout ne leur commande que ce qu’ils veulent, qu’à un maître qu’ils n’ont pas choisi, et qui leur ordonne ce qui leur déplaît. En Hollande, où les jansénistes font une Église absolument séparée, que le gouvernement ignore et laisse en paix, ils ne sont ni la cause ni l’objet d’aucun trouble. Ce n’est que par une sage tolérance, également avouée de la religion et de la politique, qu’on peut empêcher toutes ces frivoles disputes d’être contraires au repos de l’État, et à l’union des citoyens. Mais quand viendra cet heureux temps ?

Quoi qu’il en soit, les jansénistes, traités à leur mort comme des excommuniés, se soulevèrent contre cette nouvelle persécution. Le parlement, qui n’avait enregistré la bulle que malgré lui, prit leur défense, il bannit les prêtres qui refusaient de communier les jansénistes expirants ; l’archevêque de son côté interdisait et privait de leur place les prêtres qui obéissaient au parlement ; et ces malheureux Portes-Dieu, c’est ainsi qu’on les appelle, ayant pour perspective l’exil d’un côté, et la faim de l’autre, se trouvaient dans une fâcheuse alternative. Les gens raisonnables étaient surpris que l’archevêque, auteur de leur infortune, n’allât pas se présenter lui-même au parlement, déclarer qu’ils n’avaient rien fait que par ses ordres, et se rendre victime pour tant d’innocents. On avait d’autant plus lieu de s’y attendre, que la vertu de ce prélat et sa bonne foi dans cette affaire n’étaient nullement suspectes ; les jansénistes l’appelaient persécuteur et schismatique, les courtisans opiniâtre ; ses partisans le comparaient à S. Athanase, appelé aussi, disaient-ils, opiniâtre et rebelle par les courtisans de son temps.

La dispute s’échauffa de plus en plus ; la cour voulut inutilement la faire cesser ; les jansénistes avaient trouvé moyen de causer plus d’embarras par leur mort, qu’ils n’avaient fait pendant leur vie. Les parlements et l’archevêque furent exilés tour à tour. Enfin le roi, justement ennuyé de ces querelles, rappela les magistrats, et, de concert avec eux, imposa silence aux partisans et aux adversaires de la bulle.

Cette loi du silence, il est vrai, ne fut pas trop bien observée ; elle fut surtout enfreinte par les éloges que les jansénistes en faisaient ; ils imprimaient de gros volumes pour prouver qu’il fallait se taire ; ils ressemblaient à ce pédant de Molière, qui après avoir parlé long-temps, et dit beaucoup de sottises, promet enfin de garder le silence[10], et voulant prouver qu’il tient sa promesse, interrompt à chaque moment la conversation, pour faire observer qu’il n’ouvre pas la bouche.

Les constitutionnaires, de leur côté, osaient dire que le roi n’était pas en droit d’ordonner à des sujets forcenés de se taire sur l’objet ridicule qui échauffait leurs têtes ; que le fils aîné de l’Église manquait de respect à sa mère en voulant lui lier la langue lorsqu’elle avait tant de sujet, ils voulaient dire d’envie, de parler[11] ; que le sixième concile général avait anathématisé le type de l’empereur Constant, qui n’était aussi qu’une loi de silence. Les jansénistes répondaient que ce concile avait encore mieux fait en anathématisant le pape Honorius.

Le roi, occupé comme un bon père, suivant l’expression d’un auteur célèbre, à séparer des enfants qui se battaient, voulut s’appuyer d’une autorité respectable aux deux partis, et surtout au plus nombreux ; il jugea à propos de consulter sur cette question, dont toute la France était agitée, le feu pape Benoît XIV, homme d’esprit, qui n’aimait pas les Jésuites, et qui au fond méprisait cette controverse. Le pape répondit en adroit Italien ; d’un côté il ordonnait l’acceptation de la bulle, ouvrage d’un de ses infaillibles prédécesseurs, qu’il ne pouvait honnêtement condamner ; de l’autre, il déclarait en même temps que les jansénistes qui la rejetaient, n’en devaient pas moins être communiés à la mort, mais à leurs risques et fortunes, et après avoir été bien avertis du danger qu’ils couraient pour leur salut éternel. Depuis cette époque les refus de communion devinrent moins fréquents ; les jansénistes et leurs adversaires crurent avoir également le pape pour eux, et la paix sembla presque rétablie.

Elle ne fut pas même altérée par la démarche que le parlement crut devoir faire quelque temps après, d’appeler de nouveau de cette bulle Unigenitus, dont il avait enregistré malgré lui l’acceptation ; il n’appelait pas à la vérité de la doctrine de la bulle, c’eût été toucher à l’encensoir, et il connaissait trop bien les limites de ses droits : il n’appela que de l’exécution de cette bulle, la déclarant contraire à ce qu’on nomme en France les libertés de l’Église gallicane. Cet appel n’eut pas l’éclat qu’on en espérait ; il venait à la suite d’une quantité d’écrits dont la légèreté française commençait à être fatiguée. Les partisans de la bulle se moquaient même, avec indécence, de ces prétendues libertés de l’Église gallicane, en vertu desquelles le parlement, suivant les termes de ses arrêts, ordonnait aux prêtres, sous des peines infamantes, l’administration des sacrements ; ils ne voyaient pas, disaient-ils, en quoi de pareils arrêts appuyaient et favorisaient la liberté de l’Église de France, en forçant ses ministres à ce qu’ils ne croyaient pas devoir faire. Ce discours, ces querelles, les brochures sans nombre qui en résultaient, servaient d’aliment à la frivolité et à la gaieté de la nation ; on riait de l’animosité réciproque des théologiens des deux partis pour des questions qui le méritaient si peu : car cette animosité, quoique très ordinaire et de tous les temps, étonne et amuse toujours les gens raisonnables. On ne riait pas moins de voir que malgré les ordres réitérés donnés à la Sorbonne, de ne plus parler de bulle Unigenitus dans ses cahiers ni dans ses thèses, elle marquât l’attachement le plus opiniâtre à cette bulle, qu’elle avait rejetée si longtemps. Il ne manquait plus, disait-on, à tout ce qui s’était passé d’étrange à ce sujet, que de défendre sans succès à la Faculté de théologie d’enseigner une doctrine qu’on avait eu bien de la peine à lui faire accepter. La philosophie, surtout, riait en silence de toutes ces disparates, et s’amusait de ce nouveau changement de scène, attendant avec patience l’occasion d’en profiter. Ceux d’entre les philosophes qui n’espéraient aucun fruit de ces querelles, prenaient le parti, plus sage encore, de se moquer de tout ; ils voyaient l’acharnement réciproque des jansénistes et de leurs adversaires, avec cette curiosité sans intérêt qu’on apporte à des combats d’animaux, bien sûrs, quoi qu’il arrivât, d’avoir à rire aux dépens de quelqu’un.

Tant de coups réciproquement portés de part et d’autre avec violence, n’allaient pas encore jusqu’aux Jésuites ; occupés d’une part à armer les évêques contre les restes expirants des jansénistes leurs ennemis, et de l’autre à animer sans bruit la cour de France contre les parlements, ils étaient l’âme secrète de toute cette guerre, sans paraître s’en mêler. Mais les jansénistes qui, dans la querelle des sacrements, avaient ou croyaient avoir gagné du terrain, s’enhardissaient peu à peu, semblaient s’essayer à de plus grands coups ; et l’archevêque, leur ennemi, aiguisait sans le savoir, à force de zèle, le glaive dont la société allait être bientôt percée.

Deux fautes capitales que firent alors les Jésuites à Versailles commencèrent à ébranler leur crédit et à préparer de loin leur désastre. Ils refusèrent, par des motifs de respect humain, de recevoir sous leur direction des personnes puissantes qui n’avaient pas lieu d’attendre d’eux une sévérité si singulière à tant d’égards ; ce refus indiscret a contribué à précipiter leur ruine par les mains même dont ils auraient pu se faire un appui ; ainsi ces hommes qu’on avait tant accusés de morale relâchée, et qui ne s’étaient soutenus à la cour que par cette morale même, ont été perdus dès qu’ils ont voulu, même à leur grand regret, professer le rigorisme, matière abondante de réflexions, et preuve évidente que les Jésuites, depuis leur naissance jusqu’à cette époque, avaient pris le bon chemin pour se soutenir, puisqu’ils ont cessé d’être, du moment qu’ils s’en sont écartés.

Dans le même temps qu’ils déplaisaient à la cour par leurs scrupules, ils y déplurent aussi par leurs intrigues. Ils dressèrent des pièges secrets à des hommes en place, dont le crime à leurs yeux était de manquer de dévouement à la société, la seule patrie qu’ils connussent ; l’effet ordinaire de ces sortes d’attaques est d’affermir le crédit qu’elles ne renversent pas ; ceux qui étaient l’objet des menées jésuitiques n’en eurent que plus de faveur. Nous ignorons quelle disposition produisit en eux le coup qu’on avait voulu leur porter ; mais il est difficile de croire que les intérêts de la société leur en soient devenus plus chers.

Tandis que les Jésuites, plutôt craints que soutenus par la plus grande partie du clergé, animaient contre eux les parlements, et s’aliénaient les personnes de la cour qui avaient le plus de crédit, ils avaient aussi trouvé le secret d’indisposer vivement une classe d’hommes, moins puissante en apparence, mais plus à craindre qu’on ne croit, celle des gens de lettres. Leurs déclamations à la cour et à la ville contre l’Encyclopédie, avaient soulevé contre eux toutes les personnes qui prenaient intérêt à cet ouvrage, et qui étaient en grand nombre ; leur déchaînement contre l’auteur de la Henriade, leur ancien disciple et longtemps leur ami, avait irrité cet écrivain célèbre, qui leur faisait vivement sentir la sottise qu’ils avaient faite de l’attaquer. Quelque fort qu’on soit ou qu’on s’imagine être, il ne faut jamais se faire des ennemis qui, jouissant de l’avantage d’être lus d’un bout de l’Europe à l’autre, peuvent exercer d’un trait de plume une vengeance éclatante et durable. C’est une maxime que la faveur et le pouvoir même ne doivent jamais faire perdre de vue, soit aux particuliers, soit aux corps, et que les Jésuites de nos jours semblent avoir oubliée pour leur malheur. Le lion fait semblant de dormir, laisse bourdonner la guêpe autour de ses oreilles, s’ennuie à la fin de l’entendre, se réveille et la tue. Pendant six ans et plus, les journalistes de Trévoux et les troupes légères que la basse littérature entretenait à leur solde, ont outragé l’homme célèbre dont nous parlons, qui paraissait l’ignorer, et les laissait faire. Enfin, las de se voir harcelé par tant d’insectes, il a mis les pandours au pilori, un bâillon à leurs chefs ; et ce qui est important en France pour le gain d’une cause, a exposé les uns et les autres à la risée publique.

Pendant qu’il rendait les Jésuites ridicules, ils se rendaient eux-mêmes odieux à tous les sages de la nation, par l’intolérance qu’ils prêchaient dans ce même Journal de Trévoux, et le fanatisme qu’ils y affichaient. Ceux qu’on nomme philosophes, et qu’ils cherchaient à persécuter, n’oubliaient de leur côté aucune occasion de se venger dans leurs ouvrages, et se vengeaient de la manière la plus mortifiante pour les Jésuites, sans trop se compromettre et s’exposer. Ils ne leur disaient pas comme les Jansénistes : Vous êtes des ambitieux, des intrigants et des fripons. Cette accusation n’aurait pas humilié la société ; ils leur disaient : Vous êtes des ignorants ; vous n’avez plus parmi vous un seul homme de lettres dont le nom soit célèbre en Europe, et digne de l’être. Vous vous glorifiez de votre crédit ; mais ce crédit existe plus en opinion qu’en réalité, ce n’est plus qu’un château de cartes qu’on renversera des qu’on osera souffler dessus. Ils disaient vrai, et l’événement l’a prouvé. Pour comble de malheur, les Jésuites, accablés de traits qu’ils s’étaient attirés par leur faute, n’avaient pas un seul défenseur en état de les repousser ; les bons écrivains, les hommes de mérite, leur manquaient en tout genre ; leurs nouveaux ennemis, opprimés par eux à Versailles, étaient plus forts la plume à la main ; et on sent le prix de cet avantage chez une nation qui n’aime à lire que pour s’amuser, et qui finit toujours par se déclarer pour celui qui y réussit le mieux. Les Jésuites avaient pour eux le fantôme de leur pouvoir ; leurs adversaires avaient la France et l’Europe.

Il faut avouer que les jansénistes, qui ne se sont jamais piqués d’être fins, l’ont été dans ces derniers temps bien plus qu’ils ne pensaient, et que les Jésuites, qui se piquent de l’être beaucoup, ne l’ont été guère. Ils ont donné, comme des sots, dans un panneau que leurs ennemis leur ont tendu sans s’en douter. Le gazetier janséniste, excité seulement par le fanatisme et par la haine, car ce satirique imbécile n’en sait pas plus long, a reproché aux Jésuites de poursuivre dans les jansénistes un fantôme d’hérésie, et de ne pas courre sus aux philosophes, qui deviennent de jour en jour, selon lui, plus nombreux et plus insolents. Les Jésuites, bêtement, ont lâché leur proie qui se mourait, pour attaquer des hommes pleins de vigueur qui ne pensaient point à leur nuire. Qu’est-il arrivé ? ils n’ont point apaisé leurs anciens ennemis, et s’en sont attiré de nouveaux dont ils n’avaient que faire ; ils le sentent bien aujourd’hui, mais il n’est plus temps.

Telle était la position de ces pères, lorsque la guerre allumée entre l’Angleterre et la France occasionna à la société le fameux procès qui a entraîné sa destruction. Les Jésuites faisaient le commerce à la Martinique ; la guerre leur ayant causé des pertes, ils voulurent faire banqueroute à leurs correspondants de Lyon et de Marseille ; un jésuite de France, à qui ces correspondants s’adressèrent pour avoir justice, leur parla comme le rat retiré du monde :

Mes amis, dit le solitaire,

Les choses d’ici-bas ne me regardent plus ;
En quoi peut un pauvre reclus
Vous assister ? Que peut-il faire,
Que de prier le ciel qu’il vous aide en ceci ?
J’espère qu’il aura de vous quelque souci[12].

Il leur offrit de dire la messe pour leur obtenir de Dieu, au lieu de l’argent qu’ils demandaient, la grâce de souffrir chrétiennement leur ruine. Ces négociants, volés et persifflés par les Jésuites, les attaquèrent en justice réglée ; ils prétendirent que ces pères, en vertu de leurs constitutions, étaient solidaires les uns pour les autres, et que ceux de France devaient acquitter les dettes des missions américaines. Les Jésuites se croyaient si sûrs de la bonté de leur cause, qu’ayant le droit d’être jugés au grand conseil, ils demandèrent, pour rendre leur triomphe plus éclatant et plus complet, que le procès fût porté à la grand’chambre du parlement de Paris. Ils y perdirent tout d’une voix, et à la grande satisfaction du public, qui en témoigna sa joie par des applaudissements universels ; on les condamna à payer des sommes immenses à leurs parties, avec défense à eux de faire le commerce.

Ce ne fut là que le commencement de leur malheur. Dans le procès qu’ils soutenaient, il avait été question de savoir si en effet, par leurs constitutions, ils étaient solidaires les uns pour les autres ; cette question fournit au parlement une occasion toute naturelle de demander à voir ces constitutions fameuses, qui jamais n’avaient été ni examinées, ni approuvées avec les formes requises. L’examen de ces constitutions, et ensuite celui de leurs livres, a fourni des moyens juridiques qu’on a cru suffisants pour déclarer leur institut contraire aux lois du royaume, à l’obéissance due au souverain, à la sûreté de sa personne, et à la tranquillité de l’État.

Je dis des moyens juridiques ; car on doit distinguer dans cette cause les moyens juridiques sur lesquels la destruction des Jésuites a été appuyée, d’avec les autres motifs, non moins équitables, de cette destruction. Il ne faut pas croire que ni les constitutions de ces pères, ni la doctrine qu’on leur reproche, aient été l’unique cause de leur ruine, quoique ce soit la seule vraiment judiciaire, et la seule par conséquent dont on ait dû faire mention dans les arrêts rendus contre eux. Il n’est que trop vrai que plusieurs autres ordres ont à peu près pour principe cette même obéissance servile que les Jésuites vouent à leurs supérieurs et au pape ; il n’est que trop vrai que mille autres docteurs et religieux ont enseigné la doctrine du pouvoir de l’Église sur le temporel des rois ; ce n’est pas seulement parce qu’on croit les Jésuites plus mauvais Français que les autres moines, qu’on les a détruits et dispersés ; c’est parce qu’on les a regardés avec raison comme plus redoutables par leurs intrigues et par leur crédit ; et ce motif, quoique non juridique, est assurément beaucoup meilleur qu’il ne fallait pour s’en défaire. La ligue de la nation contre les Jésuites ressemble à la ligue de Cambrai contre la république de Venise, qui avait pour principale cause les richesses et l’insolence de ces républicains. La société avait fourni les mêmes armes à la haine. On était justement indisposé de voir des religieux, voués par état à l’humilité, à la retraite et au silence, diriger la conscience des rois, élever la noblesse du royaume, cabaler à la cour, à la ville et dans les provinces. Rien n’irrite davantage les gens raisonnables, que des hommes qui ont renoncé au monde, et qui cherchent à le gouverner. Tel était aux yeux des sages le crime de la société le moins pardonnable ; ce crime, dont on ne parlait pas, valait seul tous ceux dont on les chargeait d’ailleurs, et qui, par leur nature, avaient paru plus propres à faire prononcer leur arrêt dans les tribunaux.

Ces pères ont même osé prétendre, et plusieurs évêques leurs partisans ont osé l’imprimer, que le gros recueil d’assertions extrait des auteurs jésuites par ordre du parlement, recueil qui a servi de motif principal pour leur destruction, n’aurait pas dû opérer cet effet ; qu’il avait été compilé à la hâte par des prêtres jansénistes, et mal vérifié par des magistrats peu propres à ce travail, qu’il était plein de citations fausses, de passages tronqués ou mal entendus, d’objections prises pour les réponses ; enfin de mille autres infidélités semblables. Les magistrats ont pris la peine de répondre à ces reproches, et le public, très-indifférent sur cette discussion, les en aurait dispensés ; on ne peut nier que parmi un très grand nombre de citations exactes, il ne fût échappé quelques méprises ; elles ont été avouées sans peine ; mais ces méprises, quand elles seraient beaucoup plus fréquentes, empêchent-elles que le reste ne soit vrai ? D’ailleurs, la plainte des Jésuites et de leurs défenseurs fût-elle aussi juste qu’elle le paraît peu, qui se donnera le soin de vérifier tant de passages ? En attendant que la vérité s’éclaircisse, si de pareilles vérités en valent la peine, ce recueil aura produit le bien que la nation désirait, l’anéantissement des Jésuites ; les reproches qu’on est en droit de leur faire seront plus ou moins nombreux ; mais la société ne sera plus ; c’était là le point important.

Ce volume d’assertions, extraites des livres des Jésuites et condamnées par les magistrats, avait été précédé, quelques années auparavant, de la condamnation de l’ouvrage du jésuite Busenbaum, dans lequel la doctrine du régicide est ouvertement soutenue ; l’exemplaire sur lequel la condamnation fut prononcée, portait pour date 1757, époque funeste de l’attentat qui a rempli la France d’horreur et de trouble. Les Jésuites ont prétendu que cette date était une supercherie de leurs ennemis, qui, pour les rendre odieux, avaient fait mettre un frontispice nouveau à une édition ancienne ; les jansénistes soutenaient que l’édition était en effet toute récente, et prouvait, d’une manière sensible, jusqu’à quel point et à quel degré d’impudence les Jésuites osaient être mauvais Français. Ces jansénistes, si peu adroits d’ailleurs, mais très ardents et très acharnés, étaient venus à bout de persuader à la plus grande partie de la nation que le crime atroce dont il s’agissait, était l’ouvrage des Jésuites. Cependant les réponses du criminel dans ses interrogatoires, telles qu’elles ont été publiées, n’étaient nullement à la charge de ces pères ; mais il avait servi chez eux, ainsi que chez des personnes du parti opposé ; il l’avait déclaré à ses juges ; les Jésuites, par des raisons qu’on ignore, ne furent point interrogés, comme il semblait qu’ils auraient dû l’être ; c’en fut assez à une grande partie du public pour les charger du crime.

L’assassinat du roi de Portugal, arrivé l’année suivante, et dans lequel la société se trouva encore impliquée, servit de nouveaux moyens à ses ennemis pour soutenir et faire croire que l’attentat qui soulevait la France était aussi son ouvrage. Les amis des Jésuites ont prétendu qu’ils étaient innocents du forfait commis en Portugal ; que l’orage suscité contre eux à cette occasion, et dont ils ont aussi été les victimes dans ce royaume, était un effet de la haine qu’ils s’étaient attirée de la part du premier ministre Carvalho, tout-puissant auprès du prince. Mais pourquoi des religieux inspirent-ils de la haine contre eux à un ministre d’État, si ce n’est parce qu’ils se rendent redoutables à ce ministre par leurs intrigues ? Pourquoi M. de Carvalho, qui détestait les Jésuites, laissait-il en repos les cordeliers, les jacobins et les recollets, sinon parce qu’il trouvait les Jésuites en son chemin, et que les autres végétaient en paix dans leurs couvents sans faire à l’État ni bien ni mal ? Toute société religieuse et remuante mérite par cela seul que l’État en soit purgé ; c’est un crime pour elle d’être redoutable.

Aussi le ministre de Portugal profita-t-il habilement de l’imputation faite à quelques uns de ces pères, d’avoir conseillé, dirigé et absous les assassins, pour faire chasser tous les Jésuites du royaume ; on les renvoya à leur général, qui n’a pas dû être peu embarrassé de ces nouveaux venus ; aussi cette transplantation leur a-t-elle été fatale, un très grand nombre a péri ; et le reste, maltraité par les Jésuites italiens, traîne au milieu de ses confrères, devenus ses ennemis, une vie malheureuse et languissante.

M. de Carvalho, en chassant les Jésuites, en avait fait arrêter trois, qu’on avait déclarés coupables ; mais il ne fut pas assez puissant pour faire exécuter à mort le jésuite Malagrida, qui passait pour le plus criminel. La populace portugaise, ignorante, superstitieuse, et imbue des maximes ultramontaines, n’aurait pas souffert qu’un religieux fût livré au bras séculier pour un crime digne des plus grands supplices, parce que ce crime n’était commis que contre un laïc ; on fut obligé, pour trouver un crime contre Dieu, qui le rendît digne de mort, d’aller chercher quelques mauvais livres de dévotion, ouvrages de l’imbécillité et de la démence, écrits par ce malheureux jésuite ; ce fut uniquement sur ces rapsodies qu’il fut condamné au feu par l’inquisition, non comme coupable de lèse-majesté, mais comme hérétique. On lui reprochait des visions et des miracles dont il avait eu la bêtise de se glorifier ; on lui reprochait surtout d’avoir pu, à l’âge de soixante-quinze ans, se désennuyer tout seul dans sa prison, comme aurait fait un jeune novice ; ce qui pouvait aussi être regardé comme une espèce de miracle, bien digne d’être compté parmi les autres. C’est sur de pareils motifs qu’il fut condamné à la mort la plus cruelle ; l’arrêt ne fit pas même mention du parricide dont il était accusé ; et, comme le remarque très bien Voltaire, l’excès de l’atrocité fut joint à l’excès du ridicule.

C’est une chose plaisante que l’embarras où les Jésuites et les jansénistes se trouvèrent à l’occasion de cette victime immolée à l’inquisition. Les Jésuites, dévoués jusqu’alors à ce tribunal de sang, n’osaient plus en prendre le parti depuis qu’il avait brûlé un des leurs ; les jansénistes qui l’abhorraient, commencèrent à le trouver juste, dès qu’il eût condamné un jésuite aux flammes ; ils assurèrent et imprimèrent que l’inquisition n’était pas ce qu’ils avaient cru jusqu’alors, et que la justice s’y rendait avec beaucoup de sagesse et de maturité. Quelques magistrats même, jusqu’à ce moment ennemis jurés de l’inquisition, semblèrent en cette circonstance s’adoucir tant soit peu pour elle. Un des premiers tribunaux du royaume condamna au feu un écrit où l’inquisition de Portugal était fort maltraitée à l’occasion du supplice de Malagrida ; et dans la dénonciation qui fit condamner cet écrit au feu, on donna beaucoup d’éloges, non pas tout-à-fait à l’inquisition en elle-même, mais à l’examen scrupuleux d’après lequel le jésuite fut livré au bras séculier.

À l’occasion de cette accusation de régicide, tant de fois renouvelée contre les Jésuites, nous rapporterons une anecdote curieuse. Il est étonnant que parmi tant de brochures qui ont appelé ces pères assassins, pas une seule n’ait fait mention d’un trait, à la vérité peu connu, mais qui semble donner beau jeu à leurs ennemis. À Rome, dans leur église de St.-Ignace, ils ont fait représenter aux quatre coins de la voûte, peinte il y a environ cent ans par un de leurs pères, des sujets tirés de l’Ancien Testament ; et ces sujets sont autant d’assassinats, ou au moins de meurtres, faits au nom de Dieu par le peuple juif ; Jahel, qui poussée par l’esprit divin, enfonce un clou dans la tête de Sisara à qui elle avait offert et donné l’hospitalité ; Judith, qui conduite par le même guide, coupe la tête à Holopherne après l’avoir séduit et enivré ; Samson qui massacre les Philistins par ordre du Seigneur ; enfin David qui tue Goliath. Au haut de la voûte, S. Ignace dans une gloire, lance des feux sur les quatre parties du monde, avec ces mots du Nouveau Testament : Ignem veni mittere in terram ; et quid volo nisi ut accendatur ? (Je suis venu mettre le feu sur la terre ; que puis-je désirer, sinon de le voir allumé ?) Il me semble que si quelque chose pouvait faire connaître l’esprit de la société par rapport à la doctrine meurtrière qu’on lui impute, ces tableaux en seraient une preuve plus forte que tous les passages qu’on rapporte de leurs auteurs, et qui leur sont communs avec tant d’autres : mais la vérité est que ces principes, appuyés en apparence par l’Écriture mal entendue, sont ceux des fanatiques de tous les temps, et nous pouvons ajouter, de la plupart des théologiens de parti, lorsqu’ils croiront avoir intérêt de les répandre, et pouvoir les prêcher en sûreté. Pour eux un prince hérétique et infidèle est un tyran, et par conséquent un homme dont la religion et la raison ordonnent également de se défaire. La seule chose qu’on doit reprocher aux Jésuites, c’est d’avoir abandonné ces abominables principes plus tard que les autres, après les avoir plus fortement soutenus ; de faire une profession particulière d’obéissance au pape, et d’obéissance plus étroite que les autres religieux ; d’être par cette raison d’autant plus à craindre dans l’État, qu’ils y sont plus accrédités, plus répandus, plus adonnés au ministère ecclésiastique, et surtout à l’instruction de la jeunesse ; de ne s’être jamais exprimés franchement et nettement, lorsqu’on ne les y a pas forcés, sur les maximes du royaume concernant l’indépendance des rois ; et d’avoir trop donné à entendre qu’ils regardaient ces maximes comme de simples opinions locales, sur lesquelles on pouvait soutenir le pour et le contre, suivant les pays où l’on se trouvait placé. On peut dire avec vérité et sans passion, que cette manière de penser perce dans tous leurs ouvrages, et dans ceux même des Jésuites français qui ont voulu paraître moins ultramontains sur nos maximes que leurs confrères d’Italie ou d’Espagne.

Il ne faut pas croire cependant que cette soumission au pape, tant reprochée à la société, soit pour elle un dogme irrévocable. Tandis que les Jésuites la prêchaient en Europe avec tant de zèle, on pourrait dire de fureur, pour faire accepter la bulle qu’ils avaient fabriquée, ils résistaient à la Chine aux décrets que les souverains pontifes lançaient contre eux sur les cérémonies chinoises : ils allaient même jusqu’à mettre en question, si le pape était en droit de donner une décision sur de pareils sujets. Tant il est vrai que leur prétendu dévouement au pape n’était, pour ainsi dire, que par bénéfice d’inventaire, et sous la condition tacite de favoriser leurs prétentions, ou du moins de ne pas nuire à leurs intérêts.

Quoi qu’il en soit, le parallèle qu’on vient de faire de la doctrine des Jésuites avec celle des autres ordres, est, ce me semble, le vrai point de vue dont on a dû partir dans leur destruction. Parmi tant de magistrats qui ont écrit dans l’affaire de la société de longs réquisitoires, M. de La Chalotais, procureur-général du parlement de Bretagne, paraît surtout avoir envisagé cette affaire en homme d’État, en philosophe, en magistrat éclairé et dégagé de tout esprit de haine et de parti. Il ne s’est point amusé à prouver laborieusement et faiblement que les autres moines valaient beaucoup mieux que les Jésuites ; il a vu de plus haut et plus loin ; sa marche au combat a été plus franche et plus ferme. L’esprit monastique, a-t-il dit, est le fléau des États ; de tous ceux que cet esprit anime, les Jésuites sont les plus nuisibles, parce qu’ils sont les plus puissants ; c’est donc par eux qu’il faut commencer à secouer le joug de cette nation pernicieuse. Il semble que cet illustre magistrat ait pris pour sa devise ces vers de Virgile :

Ductoresque ipsos primum, capita alta ferentes
Cornibus arboreis, sternit ; tum vulgus, et omnem,
Miscet agens telis nemora inter frondea turbam
[13].

La guerre qu’il a faite avec tant de succès à la société n’est que le signal de l’examen auquel il paraît désirer qu’on soumette les constitutions des autres ordres, sauf à conserver ceux qui par cet examen seraient jugés utiles. Il est même certaines communautés, par exemple, celle des frères nommés ignorantins, qu’il indique expressément à la vigilance des magistrats, comme ayant déjà gagné sourdement beaucoup de terrain ; cependant, je ne sais si je me trompe, des hommes qui portent un nom si peu fait pour en imposer, ne doivent guère se flatter de succéder un jour aux Jésuites chez une nation à qui les noms sont sujets à faire la loi ; il faudra, pour avoir en France des succès et des ennemis, qu’ils commencent par se faire appeler autrement.

À l’égard des autres moines en général, c’est à la prudence du gouvernement à juger de la manière dont il doit en user avec eux ; mais supposé qu’on voulût un jour les détruire, ou du moins les affaiblir assez pour les empêcher d’être nuisibles, il est un moyen infaillible d’y parvenir sans employer la violence, qu’il faut éviter même à leur égard ; ce serait de faire revivre les anciennes lois qui défendent les vœux monastiques avant vingt-cinq ans. Puisse le gouvernement se rendre sur ce point au désir unanime des citoyens éclairés !

En attendant ce désastre des communautés monastiques et ce bonheur pour l’État, continuons et finissons le récit de l’anéantissement des Jésuites. Malgré la guerre déclarée à la société par les magistrats, ces pères ne se tenaient pas pour assurés de leur destruction ; le parlement de Paris, qui leur avait porté les premiers coups, les avait assignés à un an pour juger leur institut ; le parti qui désirait leur ruine, aveugle dans sa haine, et ne connaissant ni les lois ni les formes, reprochait au parlement de leur avoir accordé un si long terme ; il craignait que les amis qui leur restaient à la cour n’obtinssent du roi qu’il évoquât à lui seul le jugement de cette affaire. Cette crainte paraissait d’autant plus fondée, que dans l’intervalle de l’assignation au jugement, ils avaient encore reçu de la cour des marques assez éclatantes de protection. Le parlement par l’arrêt du 6 août 1761, qui les ajournait à comparaître au bout de l’année pour le jugement de leurs constitutions, avait ordonné par provision la clôture de leur collège pour le premier octobre suivant ; le roi, malgré les représentations du parlement, prorogea ce temps jusqu’au ier. avril ; et cette prorogation faisait appréhender qu’ils n’obtinssent des marques de faveur encore plus signalées. Personne d’ailleurs ne pouvait s’imaginer qu’une société, naguère si puissante, pût jamais être anéantie ; leurs ennemis même n’osaient s’en flatter pleinement ; mais ils voulaient au moins leur enlever, s’il était possible, les deux branches principales de leur crédit, la place de confesseur des rois, et l’éducation de la noblesse.

Le roi, au milieu de toute cette procédure, avait consulté sur l’institut des Jésuites, les évêques qui étaient à Paris : environ quarante d’entre eux, soit persuasion, soit politique, avaient fait les plus grands éloges et de l’institut et de la société ; six avaient été d’avis de modifier les constitutions à certains égards ; un seul, l’évêque de Soissons, avait déclaré l’institut et l’ordre également détestables. On prétendait que ce prélat, si sévère ou si vrai, avait des sujets de plainte personnels et très graves contre les Jésuites, qui dans une occasion délicate l’avaient joué, compromis et sacrifié. Outré de dépit, à ce qu’ils disaient, et voulant se venger d’eux, cet évêque s’était fait janséniste, et déclaré chef d’un parti qui n’avait plus de tête et bientôt plus de membres. Malheureusement pour les Jésuites, le prélat qu’ils cherchaient à décrier était d’une réputation intacte sur la religion, la probité et les mœurs ; il assura, sans détour, que les parlements avaient raison et qu’on ne pouvait trop tôt se défaire d’une compagnie également funeste à la religion et à l’État.

Néanmoins la pluralité des évêques étant favorable à la conservation des Jésuites, le roi, pour déférer à leur avis, rendit un édit dont l’objet était de les laisser subsister en modifiant à plusieurs égards leurs constitutions. Cet édit, porté au parlement pour être enregistré, y trouva une opposition générale ; on y fit de fortes remontrances ; et ces remontrances eurent plus de succès que ne pouvait attendre le parlement même. Le roi sans y rien répondre retira son édit.

Dans cette situation, la Martinique qui avait déjà été si funeste à ces pères, en occasionnant le procès qu’ils avaient perdu, précipita leur ruine par une circonstance singulière. On reçut à la fin de mars 1762, la triste nouvelle de la prise de cette colonie ; cette prise, si importante pour les Anglais, faisait tort de plusieurs millions à notre commerce ; la prudence du gouvernement voulut prévenir les plaintes qu’une si grande perte devait causer dans le public. On imagina, pour faire diversion, de fournir aux Français un autre objet d’entretien ; comme autrefois Alcibiade avait imaginé de faire couper la queue à son chien pour empêcher les Athéniens de parler d’affaires plus sérieuses. On déclara donc au principal du collège des Jésuites qu’il ne leur restait plus qu’à obéir au parlement et à cesser leurs leçons au ier. avril 1762. Depuis cette époque, les collèges de la société furent fermés, et elle commença sérieusement à désespérer de sa fortune ; enfin le 6 août 1762, ce jour si désiré du public, arriva ; l’institut fut condamné par le parlement d’une voix unanime, sans aucune opposition de la part de l’autorité souveraine ; les vœux furent déclarés abusifs ; les Jésuites sécularisés et dissous, leurs biens aliénés et vendus ; la plupart des parlements, les uns plus tôt, les autres plus tard, les ont traités à peu près de même, quelques uns avaient mis plus de rigueur encore dans leurs jugements, et les avaient chassés sans autre forme de procès.

Ils vécurent donc dispersés çà et là et portant l’habit séculier ; mais ils restaient toujours à la cour, et même y étaient en plus grand nombre que jamais ; ils semblaient de là braver doucement leurs ennemis, et attendre pour se relever un temps plus favorable. On disait assez hautement que ces renards n’étaient pas détruits si l’on ne venait à bout de les enfumer dans le terrier où ils se croyaient à l’abri ; et qu’ils ne seraient pas martyrs tant qu’ils seraient confesseurs. Ils sont bien malades, ajoutait-on, peut-être mourants, mais le pouls leur bat encore. On les croyait si peu anéantis, malgré leur dispersion, qu’un supérieur de séminaire à qui on offrit leur maison du noviciat, répondit qu’il n’en voulait pas, parce qu’il avait peur des revenants.

Ils n’étaient pourtant pas loin du moment de leur expulsion totale ; ce fut encore au zèle inconsidéré de leurs amis qu’ils en eurent l’obligation. Un partisan forcené de la société publia, pour la défendre, un écrit violent, et injurieux aux magistrats, qui avait pour titre, il est temps de parler. Quelqu’un dit alors que la réponse des magistrats serait, il est temps de partir. Ils se trompaient d’autant moins, qu’un nouveau grief vint combler la mesure. L’archevêque dont nous avons déjà tant parlé, croyait les droits de l’église violés par les arrêts du parlement contre des vœux contractés à la face des autels ; il donna en faveur des Jésuites un mandement qui acheva d’indisposer les magistrats ; quelques-uns de ces pères furent accusés d’avoir colporté le mandement, quelques-unes de leurs dévotes de l’avoir débité ; ce fut comme le signal du dernier coup porté à la société entière. Le parlement ordonna que dans huitaine, tout jésuite profès ou non profès, qui voudrait rester dans le royaume, ferait serment de renoncer à l’institut. Le terme était court ; on ne voulait pas leur donner le temps de délibérer : on craignait qu’ils ne tinssent entre eux des assemblées secrètes ; qu’ils n’écrivissent à leur général pour lui demander la permission de céder au temps ; qu’à la faveur des restrictions mentales, ils ne prêtassent le serment qu’on exigeait ; qu’à l’abri de ce serment ils ne restassent en France pour y attendre un meilleur temps ; qu’ils ne pratiquassent enfin la maxime d’Acomat dans Bajazet :

Promettez ; affranchi du péril qui vous presse.
Vous verrez de quel poids sera votre promesse.

Il est certain que les Jésuites en signant le serment qu’on leur proposait, auraient fort embarrassé les jansénistes leurs ennemis, qui ne cherchaient qu’un prétexte pour les faire bannir, et à qui le prétexte aurait manqué. Il est certain, de plus, que, comme chrétiens, ils pouvaient signer en conscience ce qu’on exigeait d’eux ; c’est ce qu’un écrivain, nullement affectionné d’ailleurs à la société, a prouvé démonstrativement par un écrit qui nous est tombé entre les mains, et qu’on trouvera à la suite de cette histoire ; mais soit fanatisme ou raison, soit principe de conscience ou respect humain, soit honneur ou opiniâtreté, les Jésuites n’ont pas fait ce qu’ils auraient pu faire et ce qu’on craignait qu’ils ne fissent. Ces hommes qu’on croyait si disposés à se jouer de la religion, et qu’on avait représentés comme tels dans une foule d’écrits, refusèrent presque tous de prêter le serment qu’on exigeait d’eux ; en conséquence ils eurent ordre de sortir du royaume, et cet ordre fut exécuté à la rigueur. En vain plusieurs représentèrent leur âge, leurs infirmités, les services qu’ils avaient rendus, presque aucune de leurs requêtes ne fut admise. La justice qu’on avait faite du corps fut poussée contre les particuliers jusqu’à une sévérité extrême, qu’apparemment on jugea nécessaire. On voulait ôter à cette société, dont l’ombre même semblait épouvanter encore après qu’elle n’était plus, tous les moyens de renaître un jour ; les sentiments de compassion furent sacrifiés à ce qu’on crut la raison d’État. Cependant les implacables jansénistes, irrités par le souvenir tout récent des persécutions que les Jésuites leur avaient fait souffrir, trouvaient que le parlement n’en faisait pas encore assez ; ils ressemblaient à ce capitaine suisse qui faisait enterrer pêle-mêle sur le champ de bataille les morts et les mourants ; on lui représentait que quelques uns des enterrés respiraient encore, et ne demandaient qu’à vivre : Bon, dit-il, si on voulait les écouter, il n’y en aurait pas un de mort.

Il est certain que la plupart des Jésuites, ceux qui dans cette société, comme ailleurs, ne se mêlent de rien, et qui y sont en plus grand nombre qu’on ne croit, n’auraient pas dû, s’il eût été possible, porter la peine des fautes de leurs supérieurs ; ce sont des milliers d’innocents qu’on a confondus à regret avec une vingtaine de coupables ; de plus, ces innocents se trouvaient par malheur les seuls punis et les seuls à plaindre ; car les chefs avaient obtenu par leur crédit des pensions dont ils pouvaient jouir à leur aise, tandis que la multitude immolée restait sans pain comme sans appui. Tout ce qu’on a pu alléguer en faveur de l’arrêt général d’expulsion prononcé contre ces pères, c’est le fameux passage de Tacite au sujet de la loi des Romains qui condamnait à mort tous les esclaves d’une maison pour le crime d’un seul : habet aliquid ex iniquo omne magnum exemplum ; (tout grand exemple a quelque chose d’injuste). Ainsi dans la destruction des Templiers, un grand nombre d’innocents fut la victime de l’orgueil et de la richesse insolente de leurs chefs ; ainsi les désordres qu’on reprochait aux Templiers n’étaient pas l’unique cause de leur destruction, et leur principal crime était de s’être rendus odieux et redoutables. La postérité pensera de même sur le jugement porté contre les Jésuites, et sur l’exil auquel ils ont été condamnés ; elle le trouvera dur, mais, peut-être, indispensable ; c’est ce que l’avenir seul pourra décider.

Au reste, indépendamment de la compassion naturelle que semblaient réclamer les jésuites âgés, malades ou sans ressources, qui après tout sont des hommes, il semble qu’on aurait pu distinguer, dans le serment qu’on exigeait, les Jésuites profès d’avec ceux qui ne l’étaient pas, et ceux qui avaient déjà renoncé à l’institut d’avec ceux qui y tenaient encore sans y être absolument liés. Qu’on exigeât le serment des Jésuites profès, dont on voulait se débarrasser, on pouvait juger cette précaution essentielle ; mais était-il nécessaire d’exiger autre chose des Jésuites non profès, qu’une simple promesse qu’ils ne se lieraient point à l’institut, et autre chose des ex-Jésuites qu’une simple déclaration qu’ils y avaient renoncé ? La conduite contraire qu’on a tenue pouvait conserver à la société des sujets qui étaient disposés à la quitter, et auxquels on ôtait toute autre ressource ; cette rigueur même pouvait rendre à l’ordre des membres qu’il avait déjà perdus.

En proposant ces réflexions, on est bien éloigné de désapprouver la conduite des magistrats, qui par de justes raisons, sans doute, ont cru devoir en user autrement ; il est bon cependant d’observer que plusieurs parlements ont cru devoir tenir une conduite contraire ; après avoir dissous l’institut, ils ont laissé aux Jésuites dispersés tous leurs droits de citoyens ; mais n’est-il pas à craindre, qu’en les conservant ainsi dans plus de la moitié du royaume, on n’ait laissé à ces hommes, qu’on croit si remuants, un moyen de tramer des intrigues d’autant plus dangereuses qu’elles seront cachées ? Encore une fois le temps seul peut apprendre quels sont les juges qui ont pris le meilleur parti dans cette affaire ; si les uns n’ont pas été trop rigoureux, et si les autres en voulant l’être moins, n’ont pas enterré le feu sous la cendre.

Quelques parlements d’ailleurs n’avaient rien prononcé contre l’institut ; et les Jésuites subsistaient encore en entier dans une partie de la France. Il y avait lieu d’appréhender, qu’au premier signal de ralliement, la patrie dispersée se rejoignant tout à coup à la patrie réunie, ne formât une société nouvelle, avant même qu’on fût en état de la combattre. La sagesse et l’honneur même du gouvernement semblaient exiger que la jurisprudence à l’égard des Jésuites, quelle qu’elle pût être, fût uniforme dans tout le royaume. Ces vues paraissent avoir dicté l’édit par-lequel le roi vient d’abolir la société dans toute l’étendue de la France, en permettant d’ailleurs à ses membres de vivre tranquillement dans leur patrie, sous les yeux et sous la protection des lois. Puissent les intentions pacifiques de notre auguste monarque être couronnées par le succès qu’elles méritent !

C’est sans doute pour mieux remplir ces intentions respectables, que le parlement de Paris, en enregistrant le nouvel édit, a ordonné aux Jésuites de résider chacun dans leur diocèse, et de se représenter tous les six mois aux magistrats du lieu qu’ils habiteront. On ignore si les Jésuites déjà retirés dans les pays étrangers, jugeront à propos de se soumettre à cette contrainte. Le même arrêt leur défend d’approcher de Paris de dix lieues, ce qui les relègue au moins à six lieues de Versailles, mais ne leur interdit pas le séjour de Fontainebleau et de Compiègne, que la cour habite au moins trois mois de l’année. On a cru, sans doute, que durant un si court espace de temps, leurs intrigues à la cour ne seraient point à craindre ; Dieu veuille qu’on ne se soit pas trompé !

En bannissant les Jésuites par son premier arrêt, le parlement de Paris leur avait assigné des pensions pour leur subsistance ; cet adoucissement à leur exil paraissait à bien des gens une sorte de contradiction. Pourquoi, disait-on, faciliter la retraite dans les pays étrangers à des sujets réputés dangereux, apôtres du régicide, ennemis de l’État, et qui en refusant de renoncer à la société, préfèrent leur général italien à leur souverain légitime ? Ce n’est pourtant pas qu’on doive blâmer avec sévérité cette contradiction apparente ; quand on la désapprouverait en rigueur logique, ce qu’il ne nous appartient pas de décider, on devrait encore plus l’excuser en faveur de la loi naturelle, qui existait avant qu’il y eût des jansénistes et des Jésuites. Ceux qui se sont liés à l’institut de la société, ne l’ont fait que sous la sauvegarde de la foi publique et des lois ; s’ils ont refusé d’y renoncer, ce peut être par une délicatesse de conscience toujours respectable, même dans les hommes qui ont tort : en les immolant à la nécessité qu’on a crue indispensable, de ne plus souffrir de Jésuites en France, il eût été inhumain de les priver des besoins de la vie, et de leur interdire jusqu’à l’air qu’ils respirent. Au reste, ces réflexions, bien ou mal fondées, n’ont plus lieu, dès qu’on permet aux Jésuites, sans rien exiger d’eux, de rester dans le royaume ; après avoir privé la société de ses biens, il est juste de fournir à ses membres le moyen de subsister, puisqu’on croit pouvoir, sans inconvénient, les rendre à l’État à qui ils appartiennent.

N’oublions pas, avant de finir ce récit, une circonstance singulière, bien propre à montrer sous son véritable point de vue le prétendu intérêt pour la religion, dont plusieurs de ses ministres cherchent à se parer. Quelques évêques qui résident dans leurs diocèses, se joignirent par des mandements à l’archevêque défenseur des Jésuites ; d’autres évêques, qui ne résident pas, étaient prêts à s’y joindre aussi. Le parlement fit mine de vouloir renouveler et faire observer à la rigueur les anciennes lois sur la résidence ; alors ces évêques se turent, et leur zèle menaçant expira sur leurs lèvres. Déconcertés et humiliés de leur impuissance contre les ennemis des Jésuites, ils chercheront peut-être, pour leur dédommagement, à se rabattre sur les philosophes, qu’ils accusent bien injustement d’avoir communiqué au parlement de Paris leur prétendue liberté de penser ; déjà même quelques uns de ces prélats, à ce qu’on assure, ont pris cette triste et faible revanche ; semblables à ce malheureux passant sur lequel il était tombé quelques tuiles du haut d’une maison dont on réparait le toit, et qui, pour se venger, lançait des pierres au premier étage, n’ayant pas, disait-il, la force de les jeter plus haut.

Tel a été dans le royaume le sort des Jésuites ; les circonstances de leur destruction ont été bien étranges à tous égards ; l’orage est parti du lieu d’où on l’attendait le moins, du Portugal, le pays de l’Europe le plus livré aux prêtres et aux moines ; qui ne paraissait pas fait pour se délivrer si promptement des Jésuites, et encore moins pour donner sur cela l’exemple. Leur anéantissement en France a été préparé par le rigorisme qu’ils ont affiché malgré eux ; enfin il a été consommé par une secte mourante et avilie, qui a terminé, contre toute espérance, ce que les Arnauld, les Pascal, les Nicole n’auraient pu ni exécuter, ni tenter, ni même espérer. Quel exemple plus frappant de cette fatalité inconcevable qui semble présider aux choses humaines, et les amener, lorsqu’on s’y attend le moins, au point de la maturité ou de la destruction ? C’est un beau chapitre à ajouter à l’histoire des grands événements par les petites causes.

Trois ans avant la destruction des Jésuites (en 1759), en parlant des deux partis qui divisaient l’Église de France, je disais du parti le plus puissant, qu’il cesserait bientôt de l’être[14]. On a voulu faire passer ces paroles pour une prophétie ; mais comme je n’aspire pas à l’honneur d’être prophète, j’étais bien éloigné de soupçonner à quel point elle était vraie.

On voyait bien que le parti jusqu’alors opprimé commençait à prendre le dessus ; mais personne ne pouvait prévoir jusqu’à quel degré il devait opprimer à son tour celui dont il avait été écrasé jusqu’alors ; belle matière aux ennemis de la société pour faire valoir leurs lieux communs ordinaires sur la providence de Dieu dans le soutien de ce qu’ils appellent la bonne cause.

Ce qui n’est pas moins singulier, c’est que la nation française, dans un temps ou elle laissait voir sa faiblesse hors de chez elle par une guerre malheureuse, ait fait cet acte de vigueur sur ses propres foyers ; il est vrai qu’en y réfléchissant on trouverait peut-être dans le même principe la cause de tant de faiblesse au dehors, et d’une si grande force, ou si l’on veut, d’une si grande fermentation au dedans ; mais cette discussion politique nous mènerait trop loin, et n’est pas de notre sujet.

Ce qui est plus singulier encore, c’est qu’une entreprise qu’on aurait crue bien difficile et impossible même au commencement de 1761, ait été terminée en moins de deux ans, sans bruit, sans résistance et avec aussi peu de peine qu’on en aurait eu à détruire les capucins et les picpus. On ne peut pas dire des Jésuites que leur mort ait été aussi brillante que leur vie. Si quelque chose même doit les humilier, c’est d’avoir péri si tristement, si obscurément, sans éclat et sans gloire. Rien ne décèle mieux une faiblesse réelle, qui n’avait plus que le masque de la force. Ils diront sans doute qu’ils n’ont fait et n’ont voulu qu’exécuter à la lettre le précepte de l’Évangile, quand on vous persécute dans une ville, fuyez dans une autre. Mais pourquoi, après avoir oublié ce précepte pendant deux cents ans, s’en sont-ils souvenus si tard ?

Enfin, ce qui doit mettre le comble à l’étonnement, c’est que deux ou trois hommes seuls, qui ne se seraient pas cru destinés à faire une telle révolution, aient imaginé et mis à fin ce grand projet ; l’impulsion générale donnée à tout le corps de la magistrature a été leur ouvrage, et le fruit de leur impétueuse activité. Les hommes en effet sont rarement conduits par les esprits froids et tranquilles. La paisible raison n’a point toute seule cette chaleur nécessaire pour persuader ses opinions et faire entrer dans ses vues ; elle se contente d’instruire son siècle à petit bruit et sans éclat, et d’être ensuite simple spectatrice de l’effet bon ou mauvais que ses leçons auront produit. Elle ressemble, si on peut employer cette comparaison, au Vieux de la Montagne, à la voix duquel des jeunes gens ses disciples couraient se précipiter, mais qui se gardait bien de se précipiter lui-même.

Il est vrai que ce petit nombre d’hommes qui ont mis tous les tribunaux du royaume en mouvement contre les Jésuites, ont trouvé la nation favorablement disposée pour cette fermentation, et empressée de l’appuyer par ses discours. Nous disons par ses discours ; car en France tout ce que la nation peut faire, c’est de parler à tort et à droit, pour ou contre ceux qui la gouvernent ; mais il faut avouer aussi que le cri public y est compté pour quelque chose. La philosophie, à laquelle les jansénistes avaient déclaré une guerre presque aussi vive qu’à la compagnie de Jésus, avait fait, malgré eux et par bonheur pour eux, des progrès sensibles. Les Jésuites, intolérants par système et par état, n’en étaient devenus que plus odieux, on les regardait, si je puis parler de la sorte, comme les grands grenadiers du fanatisme, comme les plus dangereux ennemis de la raison, et comme ceux dont il lui importait le plus de se défaire. Les parlements, quand ils ont commencé à attaquer la société, ont trouvé cette disposition dans tous les esprits. C’est proprement la philosophie qui, par la bouche des magistrats, a porté l’arrêt contre les Jésuites ; le jansénisme n’en a été que le solliciteur. La nation, et les philosophes à sa tête, voulaient l’anéantissement de ces pères, parce qu’ils sont intolérants, persécuteurs, turbulents et redoutables ; les jansénistes le désiraient, parce que les Jésuites soutiennent la grâce versatile, et eux la grâce efficace. Sans cette ridicule querelle de l’école, et la fatale bulle qui en a été le fruit, la société serait peut-être encore debout, après avoir tant de fois mérité sa destruction pour des causes un peu plus réelles et plus graves. Mais enfin elle est détruite, et la raison est vengée.

Qu’importe de quel bras Dieu daigne se servir ?

À ces réflexions on peut en joindre une autre non moins importante, et faite pour servir de leçon à tous les religieux qui seraient tentés de ressembler aux Jésuites. Si ces pères eussent été assez raisonnables pour borner la considération de la société à celle qu’elle pouvait tirer des sciences et des lettres, cette considération aurait été plus solide, moins enviée et plus durable. C’est l’esprit d’intrigue et d’ambition qu’ils ont montré, ce sont les vexations qu’ils ont exercées, c’est, en un mot, leur puissance énorme, ou crue telle, et surtout l’insolence qu’ils y joignaient, qui les a perdus. On ne saurait croire jusqu’à quel point ils avaient porté l’audace dans ces derniers temps : voici un trait assez récent qui achèvera de les faire connaître.

Benoît XIV, au commencement de son pontificat, accepta la dédicace d’un ouvrage que le père Norbert, capucin, avait fait contre les Jésuites ; car ils étaient parvenus à armer contre eux jusqu’aux capucins. Tu quoque, Brute[15] ? s’écriait à cette occasion un fameux satirique. Le pape crut pouvoir permettre à Norbert de rester à Rome sous sa protection. Il n’en eut pas le crédit ; les Jésuites firent si bien par leurs manœuvres, qu’ils parvinrent à chasser le capucin, non-seulement des États du pape, mais même de tous les États catholiques ; il fut obligé de se réfugier à Londres, et ne trouva qu’en 1759 un asile en Portugal, lorsque la société en fut expulsée ; il eut la satisfaction, comme il le raconte lui-même, d’assister au supplice de Malagrida, et de dire la messe pour le repos de son âme, tandis qu’on achevait de brûler son corps.

La persécution exercée par les Jésuites avec acharnement contre le malheureux moine protégé par Benoît XIV, avait fort irrité ce pape contre eux ; il ne perdait aucune occasion de leur donner tous les dégoûts qui dépendaient de lui. Les jansénistes même ne doutent pas que s’il eut vécu, il n’eût profité de la circonstance de leur destruction en Portugal et en France, pour anéantir la société ; mais, quoi qu’on en dise, il n’y a pas d’apparence qu’un pape, quel qu’il puisse être, pousse jamais jusqu’à ce point l’oubli de ses vrais intérêts. Les Jésuites sont les janissaires du souverain pontife, redoutables quelquefois à leur maître, comme ceux de la Porte Ottomane, mais nécessaires comme eux au soutien de l’Empire. L’intérêt de la cour de Rome est de les réprimer et de les conserver ; Benoît XIV avait trop d’esprit pour ne pas penser de la sorte. Le czar Pierre, il est vrai, cassa d’un seul coup quarante mille strélitz révoltés qui étaient ses meilleurs soldats ; mais le czar avait vingt millions de sujets, et pouvait refaire d’autres strélitz ; et le pape, dont toute la puissance ne se soutient que par la milice spirituelle qui est à ses ordres, ne pourrait pas aisément en refaire une semblable aux Jésuites, aussi bien disciplinée, aussi dévouée à l’église romaine, et aussi redoutable aux ennemis du souverain pontife.

Ce que l’on peut assurer avec vérité, c’est que le pape Benoît XIV se serait mieux conduit dans leur affaire que Clément XIII ; il n’eût point, comme celui-ci, écrit au roi qui lui faisait l’honneur de le consulter, qu’il fallait que les Jésuites restassent comme ils étaient ; il eût répondu d’une manière équivoque, comme il avait fait au sujet des sacrements refusés aux jansénistes ; il eut gagné du temps ; il eût accordé aux parlements quelques modifications de l’institut, au moins par rapport aux Jésuites français ; il eût flatté et intéressé les jansénistes par quelque bulle en faveur de la grâce efficace ; enfin il eût amorti les coups qu’on portait à son régiment des gardes. Mais il semble que dans cette affaire les Jésuites et leurs amis aient été frappés d’un esprit de vertige, et qu’ils aient fait eux-mêmes tout ce qu’il fallait pour précipiter leur ruine. Pour la première fois ils se sont montrés inflexibles dans la circonstance où il leur importait le plus de ne pas l’être ; ils ont cabalé en secret et parlé ouvertement à la cour contre leurs ennemis ; ils ont crié que la religion était perdue si on se défaisait d’eux ; qu’on ne les chassait que pour établir en France l’incrédulité et l’hérésie ; et par là ils ont jeté de l’huile sur le feu, au lieu de l’éteindre. Il semble que les jansénistes aient fait à Dieu, pour la destruction de la société, cette prière de Joad dans Athalie :

Daigne, daigne, grand Dieu, sur son chef et sur elle
Répandre cet esprit d’imprudence et d’erreur,
De leur destruction funeste avant-coureur.

Aussi ces jansénistes ont-ils bien assuré, dans leur langage dévot, que le doigt de Dieu s’était montré de toutes parts dans cette affaire ; hélas ! a répondu un ci-devant Jésuite, apparemment consolé de ne plus l’être, ce sont bien les quatre doigts et le pouce !

Voilà donc cette société fameuse retranchée du milieu de nous ; plaise au ciel que ce soit sans retour, ne fut-ce que pour le bien de la paix, et qu’on puisse enfin dire : hic jacet ! Ses meilleurs amis sont trop bons citoyens pour penser le contraire ; le rétablissement de cette société remuante, irritée et fanatique, ferait plus de mal à l’État, qu’il ne pourrait, dans l’idée même de ses partisans, procurer de bien à l’Église. Cet événement, si la Providence veut qu’il soit durable, fera non-seulement une époque, mais selon bien des gens, une vraie ère chronologique dans l’histoire de la religion ; on datera désormais dans cette histoire de l’hégire jésuitique[16], au moins en Portugal et en France ; et les jansénistes espèrent que ce nouveau comput ecclésiastique ne tardera pas à être admis dans les autres pays catholiques. C’est le but des prières ferventes qu’ils adressent à Dieu pour le plus grand bien de leurs ennemis, et pour faire rentrer la société en elle-même.

Rien ne sera sans doute plus profitable et plus flatteur pour eux. On sait bien que tout janséniste, pourvu qu’il puisse dire, comme les sauvages de Candide, mangeons du jésuite, sera au comble du bonheur et de la joie ; mais il reste à savoir quelle utilité la raison, qui vaut bien le jansénisme, tirera enfin d’une proscription tant désirée. Je dis la raison et non pas l’irréligion ; c’est une précaution nécessaire à prendre ; car la théologie des jansénistes est, comme nous l’avons vu, si raisonnable, qu’ils sont sujets à regarder les mots de raison et d’irréligion comme synonymes. Il est certain que l’anéantissement de la société peut procurer à la raison de grands avantages, pourvu que l’intolérance jansénienne ne succède pas en crédit à l’intolérance jésuitique ; car, on ne craint point de l’avancer, entre ces deux sectes, l’une et l’autre méchantes et pernicieuses, si on était forcé de choisir, en leur supposant le même degré de pouvoir, la société qu’on vient d’expulser serait la moins tyrannique. Les Jésuites, gens accommodants, pourvu qu’on ne se déclare pas leur ennemi, permettent assez qu’on pense comme on voudra. Les jansénistes, sans égards comme sans lumières, veulent qu’on pense comme eux ; s’ils étaient les maîtres, ils exerceraient sur les ouvrages, sur les esprits, sur les discours, sur les mœurs, l’inquisition la plus violente. Heureusement il n’est pas fort à craindre qu’ils prennent jamais beaucoup de crédit ; le rigorisme qu’ils professent ne fera pas fortune à la cour, où l’on veut bien être chrétien, mais à condition qu’il en coûtera peu ; et leur doctrine de la prédestination et de la grâce est trop dure et trop absurde pour ne pas révolter les esprits. Que les étrangers fassent à la France tant qu’ils voudront des reproches, peu importants en eux-mêmes, sur le peu d’intérêt qu’elle paraît prendre à son théâtre national, si estimé de toute l’Europe, et sur la faveur distinguée qu’elle accorde à sa musique, vilipendée de toutes les nations ; ces étrangers, nos envieux et nos ennemis, n’auront sûrement jamais le funeste avantage de faire à notre gouvernement un reproche plus sérieux, celui de prendre pour objet de sa protection des hommes sans talents, sans esprit, ignorés et ignorants, après avoir autrefois exercé une persécution violente contre les illustres et respectables pères d’une si chétive postérité. D’ailleurs, la nation qui commence à s’éclairer, s’éclairera vraisemblablement de plus en plus. Les disputes de religion seront méprisées, et le fanatisme deviendra en horreur. Les magistrats qui ont proscrit celui des Jésuites sont trop éclairés, trop citoyens, trop au niveau de leur siècle, pour souffrir qu’un autre fanatisme y succède ; déjà même quelques uns d’eux, entre autres M. de La Chalotais, s’en sont expliqués assez ouvertement pour mécontenter les jansénistes, et pour mériter l’honneur d’être mis par eux au rang des philosophes. Cette secte semble dire comme Dieu, dont elle emploie si souvent et si abusivement le langage : celui qui n’est pas pour moi est contre moi ; mais elle n’en fera pas pour cela plus de prosélytes. Les Jésuites étaient des troupes régulières, ralliées et disciplinées sous l’étendard de la superstition ; c’était la phalange macédonienne qu’il importait à la raison de voir rompue et détruite. Les jansénistes ne sont que des cosaques et des pandours, dont la raison aura bon marché, quand ils combattront seuls et dispersés. En vain crieront-ils à leur ordinaire qu’il suffit de montrer de l’attachement à la religion pour être bafoué des philosophes modernes. On leur répondra que Pascal, Nicole, Bossuet, et les écrivains de Port-Royal étaient attachés à la religion, et qu’il n’est aucun philosophe moderne, au moins digne de ce nom, qui ne les révère et ne les honore. En vain s’imagineront-ils que pour avoir succédé au jansénisme de Port-Royal, ils doivent succéder à la considération dont il jouissait ; c’est comme si les valets-de-chambre d’un grand seigneur voulaient se faire appeler ses héritiers, pour avoir eu de la succession quelques méchants habits. Le jansénisme dans Port-Royal était une tache qu’il effaçait par un grand mérite ; dans ses prétendus successeurs, c’est leur seule existence ; et qu’est-ce dans le siècle où nous vivons qu’une existence si pauvre et si ridicule ?

Aussi ne doute-t-on point que la ruine de leurs ennemis n’amène bientôt la leur, non pas avec violence, mais lentement, par transpiration insensible, et par une suite nécessaire du mépris que cette secte inspire à tous les gens sensés. Les Jésuites expulsés par eux, et les entraînant dans leur chute, peuvent adresser dès ce moment à leur fondateur S. Ignace cette prière pour leurs ennemis : Mon père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font.

Parlons sérieusement et sans détour ; il est temps que les lois prêtent à la raison leur secours pour anéantir cet esprit de parti, qui a si longtemps troublé le royaume par des controverses ridicules ; controverses, on ose le dire, plus funestes à l’État que l’incrédulité même, quand elle ne cherche point à faire des prosélytes. Un grand prince reprochait à un de ses officiers d’être janséniste ou moliniste, je ne sais plus lequel des deux ; on lui répondit qu’il se trompait, et que cet officier était athée ; s’il n’est qu’athée, répondit le prince, c’est autre chose, et je n’ai rien à dire. Cette réponse, qu’on a voulu tourner en ridicule, était cependant très sage ; le prince, comme chef de l’État, n’a rien à craindre de l’athée qui se tait et ne dogmatise pas. Ce malheureux, très coupable aux yeux de Dieu et de la raison, n’est nuisible qu’à lui-même et non aux autres ; l’homme de parti, le controversiste trouble la société par ses vaines disputes. Ce n’est pas ici le cas de la loi de Solon, par laquelle tous ceux qui ne prenaient point parti dans les séditions, étaient déclarés infâmes. Ce grand législateur était trop éclairé pour mettre de ce nombre les disputes de religion, si peu faites pour intéresser de vrais citoyens ; il eût plutôt attaché de l’honneur à les fuir et les mépriser.

Nos ténébreuses querelles théologiques ne bornent pas au dedans du royaume le tort et le mal qu’elles nous causent ; elles avilissent aux yeux de l’Europe notre nation déjà trop humiliée par ses malheurs ; elles font dire aux étrangers et jusqu’aux Italiens même, que les Français ne savent se passionner que pour des billets de confession, ou pour des bouffons, pour la bulle Unigenitus, ou pour l’opéra comique. Telle est l’idée très injuste qu’une poignée de fanatiques donne à toute l’Europe de la nation française, dans un temps néanmoins ou la partie vraiment estimable de cette nation est plus éclairée que jamais, plus occupée d’objets utiles, et plus pleine de mépris pour les sottises et pour les hommes qui la déshonorent.

Ce n’est pas seulement l’honneur de la France qui est intéressé à l’anéantissement de ces vaines disputes ; l’honneur de la religion l’est encore davantage, par les obstacles qu’elles opposent à la conversion des incrédules. Je suppose qu’un de ces hommes, qui ont eu le malheur de nos jours d’attaquer la religion dans leurs écrits, et contre lesquels les Jésuites et les jansénistes se sont également élevés, s’adresse en même temps aux deux plus intrépides théologiens de chaque parti, et leur tienne ce discours : Vous avez raison, messieurs, de crier au scandale contre moi, et mon intention est de le réparer. Dictez-moi donc de concert une profession de foi propre à cet objet, et qui me réconcilie d’abord avec Dieu, ensuite avec chacun de vous. Dès le premier article du Symbole, je crois en Dieu tout-puissant, il mettrait infailliblement aux prises ses deux catéchistes, en leur demandant, si Dieu est également tout-puissant sur les cœurs et sur les corps ? Sans doute, assurerait le janséniste ; non pas tout-à-fait, dirait le jésuite entre ses dents. Vous êtes un blasphémateur, s’écrierait le premier ; et vous, répliquerait le second, un destructeur de la liberté et du mérite des bonnes œuvres. S’adressant ensuite l’un et l’autre à leur prosélyte : Ah ! monsieur, lui diraient-ils, l’incrédulité vaut encore mieux que l’abominable théologie de mon adversaire ; gardez-vous de confier votre âme à de si mauvaises mains. Si un aveugle, dit l’Évangile, en conduit un autre, ils tomberont tous deux dans la fosse. Il faut convenir que l’aveugle incrédule doit se trouver un peu embarrassé entre deux hommes qui s’offrent chacun de lui servir de guide, et s’accusent réciproquement d’être plus aveugles que lui. Messieurs, leur dira-t-il sans doute, je vous remercie l’un et l’autre de vos offres charitables ; Dieu m’a donné, pour me conduire dans les ténèbres, un bâton qui est la raison, et qui doit, dites-vous, me mener à la foi ; hé bien, je ferai usage de ce bâton salutaire, j’irai droit où il me conduira, et j’espère en tirer plus d’utilité que de vous deux.

Il ne reste donc plus au gouvernement et aux magistrats, pour l’honneur de la religion et de l’État, que de réprimer et d’avilir également les deux partis. Nous le disons avec d’autant plus de confiance, que personne ne révoque en doute l’impartialité des sages dépositaires de la justice, et le profond mépris qu’ils ont pour ces querelles absurdes, dont leur ministère a exigé qu’ils prévinssent les dangereux effets. Avec quelle satisfaction les citoyens sages et éclairés ne les verront-ils pas consommer leur ouvrage ? Le gazetier janséniste et les convulsionnaires[17] ne doivent-ils pas attendre d’eux, à la première occasion, le même traitement que les Jésuites, avec cette différence néanmoins qu’ont doit mettre, quant à l’éclat, entre la punition d’une noblesse révoltée et celle d’une populace remuante ? Les Jésuites débitaient leurs dangereuses maximes au grand jour ; les convulsionnaires et le gazetier janséniste prêchent et impriment leurs impertinences dans les ténèbres ; l’obscurité seule, dont ces misérables s’enveloppent, peut les dérober au sort qu’ils méritent ; peut-être même ne faut-il, pour les détruire, que leur ôter cette obscurité, qu’ordonner aux convulsionnaires, sous peine du fouet, de représenter leurs farces dégoûtantes, non dans un galetas, mais à la foire, pour de l’argent, entre les danseurs de corde et les joueurs de gobelets, qui les feront bientôt tomber ; et au gazetier janséniste, sous peine d’être promené sur un âne, d’imprimer son libelle ennuyeux, non dans son grenier, mais chez un libraire autorisé, chez celui, par exemple, du Journal chrétien, si répandu et si digne de l’être. Convulsionnaires et gazetiers s’évanouiront, dès qu’ils auront perdu le petit mérite qui leur reste, celui de la clandestinité. Bientôt le nom des jansénistes sera oublié, comme celui de leurs adversaires est proscrit ; la destruction des uns et la disparition des autres ne laisseront plus de traces qui les rappelle ; cet événement, comme tous ceux qui l’ont précédé, sera effacé et enseveli comme ceux qui suivront ; et il en restera tout au plus cette plaisanterie française, que le chef des Jésuites est un capitaine réformé qui a perdu sa compagnie.

Nous observerons, en finissant, que le titre de compagnie de Jésus est encore un des reproches que les jansénistes ont faits aux Jésuites, comme une dénomination trop fastueuse, par laquelle ils semblaient s’attribuer à eux seuls la qualité de chrétiens ; c’est un assez mince sujet de querelle, qui prouve seulement ce que nous avons déjà dit, que la haine a fait armes de tout pour les attaquer ; le véritable crime de la société, on ne saurait trop le redire, n’est pas de s’être appelée compagnie de Jésus, mais d’avoir été réellement une compagnie d’intrigants et de fanatiques ; d’avoir tâché d’opprimer tout ce qui lui faisait ombrage ; d’avoir voulu tout envahir ; de s’être mêlée dans toutes les affaires et dans toutes les factions ; d’avoir plus cherché, en un mot, à se rendre nécessaire qu’à se rendre utile.

L’esprit de vertige qui a causé le malheur des Jésuites en France, semble leur annoncer un pareil sort dans le reste de l’Europe. Depuis longtemps ils sont sans crédit dans les États du roi de Sardaigne et de la république de Venise, et le peu d’existence qu’ils y conservent pourrait bien être ébranlé de nouveau par les secousses qu’ils viennent d’éprouver ailleurs ; leur conduite en Silésie pendant la dernière guerre, n’a pas disposé favorablement pour eux un prince, d’ailleurs ennemi de la superstition et de l’engeance monastique ; la maison d’Autriche, qui les a tant protégés, commence à se lasser d’eux et à les connaître pour ce qu’ils sont ; et ils ont tout lieu de craindre que la bombe qui a crevé en Portugal et en France, ne lance des éclats contre eux dans toutes les parties de l’Europe.

Nous terminerons cet écrit par les questions dont il a été parlé plus haut, sur le serment qu’on a exigé des Jésuites[18] ; elles sont proposées de manière qu’il ne paraît pas y avoir de doute, ni sur la réponse qu’on doit faire à chacune, ni par conséquent sur le parti que ces pères auraient dû prendre. Il semble que dans les écrits publiés à ce sujet par les jansénistes et par les Jésuites, on ait pris à tâche de s’écarter du vrai point de vue de la question. Aux vaines déclamations qui ont été imprimées de part et d’autre, l’auteur paraît avoir voulu substituer un peu de logique, c’est le secret d’abréger bien des contestations, que la rhétorique des avocats et celle des mandements rendraient éternelles.

I. Le roi, ou les magistrats qui le représentent, ne sont-ils pas juges compétents, pour décider si un institut religieux est conforme ou contraire aux lois de l’État ?

II. Est-il nécessaire que la puissance spirituelle concoure avec la temporelle pour cette décision purement civile ?

III. Les sujets du roi, qui se sont soumis à cet institut religieux, ne s’y sont-ils pas soumis dans la supposition, dans la persuasion même, que le roi et l’État l’approuvaient ?

IV. Si le roi ou les magistrats qui le représentent, ayant d’abord permis ou toléré l’institut, viennent à juger ensuite qu’il ne peut s’accorder avec les lois de l’État, les sujets du roi qui s’étaient soumis à cet institut, et qui prendraient le parti d’y renoncer, blesseraient-ils en cela leur conscience ?

V. La renonciation à l’institut emporte-t-elle la renonciation au vœu de chasteté et à celui de pauvreté qu’ils ont faits, et que ni le roi ni les magistrats ne les empêchent d’observer ?

VI. Est-ce entreprendre sur les droits de la puissance spirituelle, de déclarer que leur vœu d’obéissance, envisagé du seul côté civil, ne saurait s’accorder avec l’obéissance qu’ils ont vouée en naissant à leur légitime souverain ; obéissance en vertu de laquelle ils vivent dans les États de ce souverain sous la protection des lois ?

VII. Si le vœu qu’ils ont fait comme sujet, est déclaré contraire à celui qu’ils ont fait comme religieux, ce second vœu n’est-il pas nul de lui-même, étant détruit par un vœu plus ancien et plus sacré ?

VIII. S’ils se croient, nonobstant cette considération, engagés par leur vœu d’obéissance ; s’ils préfèrent l’état de religieux à celui de sujets, le prince, ou les magistrats qui le représentent, ne peuvent-ils pas, ne doivent-ils pas même les déclarer déchus de leurs droits de citoyens, et les obliger à quitter l’État dont ils ne veulent pas être membres ?

IX. Les religieux profès qui renonceront à l’institut, et qui sont liés d’ailleurs par leur vœu de pauvreté, et par la renonciation à leurs biens, ne sont-ils pas en droit d’exiger que l’État se charge de leur subsistance ?

X. Les religieux profès qui, en refusant de renoncer à leur vœu d’obéissance, recevraient ou de la cour, ou de leurs amis, nonobstant leur vœu de pauvreté, des pensions beaucoup plus fortes qu’ils ne leur est nécessaire pour subsister, ne prouveraient-ils pas par cette conduite qu’ils étaient beaucoup moins attachés à leurs vœux qu’à leur général ; qu’ils refusaient bien plus par orgueil que par religion de renoncer à la société ; qu’ils étaient en un mot plus jésuites que chrétiens.

XI. Ceux des religieux profès qui renonceront à l’institut, ne doivent-ils pas en même temps, pour mettre à couvert leur religion et leur honneur, déclarer les motifs d’attachement à leur souverain et à leur patrie, qui les obligent à cette renonciation, et demander acte de cette déclaration juridique ?

XII. Est-il nécessaire d’exiger autre chose des religieux non-profès qu’une simple déclaration juridique qu’ils n’ont point fait de vœux, et la promesse de n’en point faire ?

XIII. Et à l’égard de ceux qui ont renoncé d’eux-mêmes à l’institut, avant l’arrêt qui exige le serment, est-il nécessaire d’en exiger autre chose que la simple déclaration juridique qu’ils y ont renoncé ?

XIV. Les Jésuites n’embarrasseront-ils pas également les jansénistes leurs ennemis, soit qu’ils prêtent le serment qu’on exige, soit qu’ils ne le prêtent pas ? S’ils le prêtent, ils ôtent à ces ennemis acharnés l’espérance et le plaisir de les voir bannir ; s’ils refusent de le prêter, ils réfutent sans réplique l’imputation qu’on leur a tant faite, de se jouer de la religion et des serments. Dans le premier cas, ils déconcertent la haine ; dans le second, ils confondent la calomnie. Quel parti doivent-ils prendre ? celui de déconcerter la haine et de confondre la calomnie tout à la fois, en joignant au serment qu’on exige, la déclaration dont la substance est contenue dans la question XI, et dont nous donnerons plus bas la formule.

XV. Quel fléau que les querelles de religion, et en particulier que la querelle absurde et misérable du jansénisme, qui, depuis plus de cent ans, a fait tant de malheureux dans un des deux partis, et qui maintenant va en faire autant dans l’autre !

XVI. Quel bien pour les peuples et pour les rois, que la lumière de la philosophie, qui, en inspirant pour ces disputes frivoles le mépris qu’elles méritent, est le seul moyen d’empêcher qu’elles ne deviennent dangereuses ?

XVII. Quel est l’auteur de ces réflexions ? un Français uniquement attaché à sa patrie, qui ne s’intéresse ni à la grâce versatile, ni à la délectation victorieuse ; qui n’est ni d’aucune secte, ni d’aucun ordre, ni de la congrégation des messieurs, ni de la troupe de S. Médard ; qui n’a reçu ni de l’argent du général des Jésuites, ni des coups de bûches dans les greniers des convulsionnaires ; qui voudrait que les hommes vécussent en paix, et que tant de haines excitées pour des visions, tant de méchancetés profondes, occasionnées par des disputes creuses, tant de malheurs enfin, causés par tant de sottises, leur apprissent une bonne fois à être sages.

Ainsi soit-il.


Formule de déclaration pour les religieux profès.


Je soussigné, religieux profès de la ci-devant société dite de Jésus, déclare que, quand je me suis soumis à l’institut et au régime de ladite société, j’ai supposé, comme une condition indispensable à cet engagement, qu’il avait l’approbation du roi mon souverain légitime ; Sa Majesté ayant déclaré depuis, d’une manière non équivoque, par l’organe des magistrats dépositaires de son autorité, l’incompatibilité de mon vœu d’obéissance avec le vœu plus ancien et plus sacré que j’ai fait à mon roi et à ma patrie, et me voyant obligé d’opter entre l’un ou l’autre de ces vœux que je ne puis plus observer ensemble, je crois devoir, en honneur et en conscience, m’en tenir à celui que j’ai fait comme Français et sujet de Sa Majesté. C’est par cet unique motif que je renonce à vivre désormais sous l’empire de l’institut, et du régime de ladite société ; n’entendant d’ailleurs renoncer au vœu de pauvreté et à celui de chasteté que j’ai faits, et dont aucun motif ne peut m’interdire l’observation ; promettant de nouveau à Dieu et à l’Église, en tant que besoin est, de garder la vertu de continence parfaite, et de ne recevoir de ceux qui voudront bien me procurer ma subsistance que ce qui est absolument nécessaire à cette subsistance même, suivant le précepte de S. Paul. En foi de quoi j’ai signé la présente déclaration, dont je demande acte, pour acquitter tout à la fois, sans aucune vue ni d’intérêt ni de respect humain, ce que je dois à Dieu et à mon roi.

Fait à Paris, ce…


Formule de déclaration pour les Jésuites non-profès.


Je soussigné… déclare que n’étant point lié jusqu’ici par les vœux de profession à la ci-devant société dite de Jésus, et le roi mon souverain ayant défendu à tous ses sujets, par l’organe des magistrats dépositaires de son autorité, de se lier à cet institut, je promets et fais serment, comme bon et fidèle sujet de Sa Majesté, de ne m’engager dans ladite société par aucun vœu, quel qu’il puisse être. En foi, etc.


Formule de déclaration pour les ex-Jésuites.


Je soussigné déclare qu’au mois de… de l’année… avant l’arrêt de la cour du… qui exige des ci-devant Jésuites la renonciation à l’institut, j’ai fait de moi-même cette renonciation, dont les pièces jointes à la déclaration présente feront foi.



LETTRES À M. ***,

CONSEILLER AU PARLEMENT DE *****,

POUR SERVIR DE SUPPLÉMENT À L’OUVRAGE PRÉCÉDENT, QUI LUI EST DÉDIÉ.




PREMIÈRE LETTRE[19].


1er. décembre 1765.


Votre nom, monsieur, a été pour mes lecteurs un sujet de conjectures et de questions ; on a demandé quel était ce magistrat inconnu et philosophe, également ennemi des fanatiques de toute espèce, également disposé à réprimer, et la persécution que voudraient exciter les partisans de la bulle, et le trouble que ses adversaires voudraient occasionner pour faire parler d’eux. On a successivement nommé les juges les plus recommandables par leur intégrité, par leur esprit et par leurs lumières ; on a dû, ce me semble, n’être embarrassé que du choix ; ce serait faire injure aux organes de la justice, qui doivent être sans préjugés et sans passion comme elle, de supposer qu’il y en ait un seul qui ne voie pas du même œil que vous, nos misérables disputes théologiques ; qui prenne parti dans les querelles de religion, au lieu de s’occuper à les faire rentrer dans le néant, et qui ne témoigne pas également aux controversistes de toutes les sectes le mépris dont ils sont si dignes. Si par malheur il se trouvait quelque magistrat assez au-dessous de sa place, de sa nation et de son siècle, pour se déclarer aujourd’hui partisan de Molina ou de Quesnel, du missionnaire Vincent de Paul ou du diacre Pâris, ce ne pourrait être tout au plus que quelque juge de village, congréganiste ou convulsionnaire ; il ne saurait y avoir de tels hommes dans les tribunaux éclairés.

Aussi j’ai eu la satisfaction de voir, monsieur, que les membres les plus célèbres et les plus estimes des différents parlements du royaume ont trouvé, comme vous, mon ouvrage utile à la vérité et à la raison ; qu’ils m’ont su gré d’avoir frappé également sur la société dangereuse dont nous sommes délivrés, et sur ses pitoyables antagonistes, et de n’avoir pas fait plus de grâce à un genre de sottise qu’à l’autre. Un tel suffrage est bien propre à me consoler de la décision de quelques petites sociétés, où j’ai, dit-on, été déclaré très partial, parce que j’ai appelé chacun par son nom, les Jésuites des intrigants orgueilleux, et le gazetier janséniste, un fanatique imbécile.

Si mes amis me disent vrai, monsieur, le public ne m’a pas été à cet égard moins favorable que vos confrères ; je parle de ce public aussi désintéressé qu’éclairé, qui connaît les Jésuites et les jansénistes pour ce qu’ils sont, qui voit avec plaisir que les premiers n’ont plus d’existence, et qui désire qu’on n’en laisse point ou qu’on n’en donne point aux autres.

À l’égard du jugement que les deux partis ont porté de mon ouvrage, il a été tel que je m’y attendais ; les jansénistes, mécontents de la justice que je leur ai rendue, m’ont accablé d’injures telles qu’ils les savent dire, et d’épigrammes telles qu’ils les savent faire : les Jésuites ont gardé le silence ; ils m’ont presque pardonné les vérités que j’ai dites sur leur compte, en faveur de la franchise avec laquelle j’ai parlé de leurs ennemis. On assure même que cette raison, si naturelle et si édifiante, m’a fait trouver grâce auprès des plus zélés partisans de la société dans le sacré collège : Dieu veuille qu’elle m’évite le malheur d’être mis à l’index ; je me trouverais par cette proscription en trop mauvaise compagnie, en celle des Descartes, des Bayle, des Locke, des Fleury, des Arnauld et des Nicole. L’indulgence que j’ai éprouvée jusqu’à présent de la part des Jésuites et de leurs défenseurs, me rappelle l’éloge que j’ai entendu faire au père Berruyer de la fameuse apologie de l’abbé de Prades : je suis forcé d’avouer, disait-il, que cet ouvrage est bien fait et bien écrit ; nous y sommes assez maltraités, mais nos ennemis, grâce à Dieu, le sont encore plus que nous. Il n’en faudrait pas davantage, monsieur, pour prouver la vérité de ce que j’ai eu l’honneur de vous dire, que les Jésuites sont plus accommodants que les jansénistes modernes : pour contenter ceux-ci, il ne suffit pas de louer Port-Royal et d’attaquer la bulle et la société, il faut encore dire du bien d’eux ; et Dieu m’est témoin que j’aurais désiré y trouver matière.

Il faut pourtant que, malgré ma répugnance à peindre les jansénistes d’aujourd’hui tels qu’ils sont, j’y aie passablement réussi, car ils ont l’air bien fâchés contre moi, si j’en juge par leurs brochures, dont vous ignorez jusqu’aux titres que je ne vous apprendrai pas, et que j’ai déjà oubliés moi-même : mais ce que vous trouverez assez plaisant, quoique mes critiques ne le soient guère, c’est la manière dont une de ces brochures débute : Cet ouvrage, dit-on en parlant du mien, est assez véridique sur ce qui concerne les Jésuites ; quelque partisan de la société m’attaquera peut-être à son tour, et commencera, je l’espère, sa critique en cette sorte : Cet ouvrage est assez véridique sur ce qui concerne les jansénistes. Il ne restera plus qu’à réunir les deux jugements ; et de la vérité avouée de chaque moitié de l’ouvrage, il en résultera celle du tout.

Cependant, comme je me pique, monsieur, d’être encore plus véridique sur ce qui concerne les Jésuites, que les jansénistes ne me l’accordent, permettez-moi de revenir ici sur quelques faits qui les regardent, et que je n’ai pas exactement rapportés.

I. J’avais avancé, sur la foi du bruit public, que leur général, ne sachant que faire des nouveaux venus que le Portugal lui envoyait en foule, les avait laissé périr de misère dans les vaisseaux même qui les avaient apportés. Si la chose était vraie, un pareil chef ne mériterait guère de commander une milice si dévouée à ses ordres : mais des personnes dignes de foi, et qui sont sur les lieux, m’assurent que le fait est faux, et que le général a recueilli de son mieux les Portugais expatriés. On ajoute seulement que l’asile qu’il leur a donné l’a mis hors d’état d’en accorder un pareil aux Jésuites français, qui par là se sont trouvés sans refuge. Peut-on s’empêcher, monsieur, de voir avec des yeux de compassion tant de malheureux, parmi lesquels il n’y a peut-être pas vingt coupables ? Les droits de l’humanité arrachent cette réflexion ; mais le genre humain a été condamné pour le péché d’un seul, et la société pour le crime de quelques-uns.

II. Un Français, homme d’esprit, connu avantageusement dans les lettres, et qui paraît avoir beaucoup fréquenté à Rome le feu cardinal Passioneï (Grosley), dit dans ses Observations sur l’Italie et sur les Italiens : Il ne manquait à la belle et nombreuse biblithèque de ce cardinal, que les écrivains jésuites ; il se vantait hautement de n’en avoir aucun. Sur un témoignage si formel et si peu récusable, qui n’aurait cru, comme moi, le fait exactement vrai ? Cependant un savant géomètre m’écrit d’Italie qu’un des premiers livres qu’il ait vu dans la bibliothèque du cardinal, était celui du père Cizati, cité par Newton à l’occasion des comètes. Après cela, fions-nous à l’histoire ; tout ce qu’on peut dire pour concilier les deux faits, c’est qu’apparemment le cardinal n’avait admis dans sa bibliothèque que deux ou trois livres de Jésuites, plus recommandables par leur rareté que par leur valeur ; ou peut-être que son aversion pour les Jésuites se fortifiant avec le temps, il avait jeté au feu le peu de livres qu’il avait gardé de ces pères.

III. Ce que j’ai avancé au sujet du père Petau, et des traverses qu’il essuya dans la société, a besoin aussi de quelque éclaircissement. La première époque des chagrins qu’on lui suscita fut, comme je l’ai dit, l’opinion très mal sonnante qu’il avait avancée et soutenue dans un de ses ouvrages, que les Pères des premiers siècles n’avaient pas eu sur la divinité du Verbe des idées bien nettes et bien précises : cette dangereuse assertion paraissait donner quelque atteinte aux canons du concile de Nicée ; les ennemis des Jésuites crièrent à l’arianisme ; les supérieurs du père Petau, qui avaient d’abord approuvé son livre, furent prêts, suivant leur coutume, à sacrifier leur confrère quand ils se virent en péril, et le père Petau se hâta de replâtrer son assertion hardie par une espèce de rétractation, qui au fond ne remédiait à rien, et qui mettait seulement l’auteur en contradiction avec lui-même. Cette première persécution fut bientôt suivie d’une autre plus violente : il fut accusé et convaincu d’avoir écrit des choses favorables aux erreurs des jansénistes, sous prétexte de développer la doctrine de S. Augustin ; nouvelles tracasseries de la part de ses confrères, nouvelle rétractation et nouvelles contradictions de la part du père Petau ; excédé de tant de vexations, ce savant et respectable écrivain aurait dès lors renoncé à la société, s’il l’avait pu ; peut-être même, s’il eût refusé de se rétracter, aurait-il été expulsé par ses dignes confrères ; mais, disait-il à l’abbé de Marolles, je suis trop vieux pour déménager.

Ce qu’il y a de singulier, c’est qu’on prétend que le premier dessein du père Petau avait été d’écrire contre les jansénistes ; qu’il s’était embarqué de bonne foi dans ce travail, et que la lecture de S. Augustin l’avait fait changer d’avis. Il lui arriva la même chose qu’à ce comédien qui voulant, dit-on, jouer sur le théâtre les chrétiens et les martyrs, devint chrétien et martyr tout de bon. J’ignore et je n’ai pas eu le temps d’examiner si S. Augustin est aussi favorable aux opinions des jansénistes que ceux-ci le prétendent ; mais je soupçonnerais volontiers, monsieur, qu’il ne l’est guère aux opinions des Jésuites ; car ces pères ne peuvent dissimuler, quand ils sont ou qu’ils se croient à leur aise, le peu de cas qu’ils font du docteur de la grâce ; j’en ai entendu quelques uns, très accrédités parmi eux, tourner en ridicule avec beaucoup de liberté la doctrine de ce Père de l’Église : ils n’avaient ni scrupule ni honte d’être sur ce point l’écho des protestants et des incrédules qui, comme l’on sait, ont fait des raisonnements de S. Augustin, l’objet de tant de plaisanteries scandaleuses.

Les jansénistes, d’ailleurs si difficiles et si amers, ne le sont pas tant à beaucoup près à l’égard des écrivains accrédités dans l’Église qu’on accuse d’avoir eu quelques opinions semblables à celles de la société. Comme c’est à cette société, et non à ses opinions qu’ils en veulent, ils trouvent moyen de disculper bien ou mal les auteurs qui ont pensé comme elle, pourvu qu’ils ne soient pas Jésuites. Voulez-vous, monsieur, un singulier exemple des raisons que les jansénistes opposent pour justifier ces écrivains ? Vous savez que les Jésuites et leurs défenseurs ont accusé S. Thomas, le docteur angélique, dont les jansénistes font sonner si haut en leur faveur la doctrine sur la grâce, d’avoir enseigné en termes exprès le régicide tant reproché à la société ; ils ont même osé citer des passages formels du saint docteur à ce sujet ; je vous donne à deviner de quelle manière S. Thomas est défendu d’une imputation si grave par un des jansénistes qui ont écrit contre moi. Il ne disconvient pas de ce fait, quoique si révoltant ; il se retranche à dire, que si on eût sévi du temps de S. Thomas contre la doctrine du régicide, ce saint docteur se serait promptement rétracté, et n’aurait pas montré la même opiniâtreté que les Jésuites à la soutenir. Que diriez-vous, monsieur, d’un juge qui prétendrait absoudre un assassin, en assurant que si quelqu’un lui eût représenté après coup l’énormité de son crime, il aurait été fâché de l’avoir commis ? Pour moi, qui n’ai pas l’honneur d’être théologien, et qui pourrais en conséquence ne pas prendre le même intérêt que les jansénistes à la gloire de l’Ange de l’école, je le défendrai avec plus de force des abominables principes qu’on lui attribue. Je n’ai point lu et vraisemblablement ne lirai jamais la Somme de S. Thomas ; mais sans me donner la peine de l’ouvrir, je soutiendrai à toute la terre qu’il est impossible qu’on y trouve une si damnable assertion : ma raison est péremptoire ; c’est que s’il était possible que S. Thomas eut enseigné ce dogme monstrueux, il ne serait pas depuis cinq siècles l’oracle de la théologie, et presque sur la même ligne que les Pères de l’Église ; la chrétienté ne lui eût pas décerné un culte public, la France encore moins ; les magistrats, si vigilants et si équitables, qui ont fait brûler avec appareil tant d’auteurs jésuites obscurs, eussent fait jeter dans le même feu, avec bien plus d’éclat et de raison, la Somme de S. Thomas, comme plus dangereuse par l’autorité que les théologiens y attachent ; et le gouvernement eût défendu, sous peine de lèse-majesté, qu’un pareil livre fût enseigné dans nos écoles.

Quoi qu’il en soit, voilà, monsieur, ce que j’ai cru devoir ajouter à mon ouvrage pour y mettre toute l’exactitude possible dans ce qui regarde la société, son état actuel, son régime et ses opinions. Il est quelques autres articles qu’on m’a contestés, mais sur lesquels je n’ai point de rétractation à faire. On avait d’abord voulu nier les assassinats représentés à Rome aux quatre coins de la voûte de l’église de St.-Ignace ; mais le fait est trop public, et consigné dans des ouvrages connus, et notamment dans le tome premier de l’Abrégé de la vie des plus fameux peintres. Il a donc fallu passer condamnation sur ce sujet. On s’est retranché à prétendre que ce sont des rayons de lumière, et non pas des traits de feu, qu’Ignace répand du haut de cette voûte sur les quatre parties du monde. Il fallait donc ôter l’inscription, Ignem veni mittere in terram ; car dans quel dictionnaire latin a-t-on trouvé qu’ignem mittere signifie répandre la lumière et non pas mettre le feu ? D’ailleurs, que voudraient dire, en admettant cette explication, les assassinats représentés aux quatre coins de la voûte ? Que voudraient dire les bêtes féroces, dont j’avais négligé de faire mention dans mon premier récit, et sur lesquelles les quatre parties du monde sont montées pour terrasser l’idolâtrie et l’hérésie aux pieds de S. Ignace ? Est-ce avec cet appareil redoutable qu’on s’annonce quand on ne veut que répandre la lumière et non pas mettre le feu ? et n’est-il pas d’ailleurs trop vrai, pour le malheur de l’Europe chrétienne, que les Jésuites n’ont que trop bien rempli cette devise ?

Croyez, monsieur, que cette devise est toujours la leur, et que s’ils ne l’affichent pas aux voûtes de toutes leurs églises, c’est qu’ils n’osent s’en expliquer à Paris comme à Rome, dans le dix-huitième siècle comme dans les deux précédents. Voici ce que j’ai entendu dire à un Jésuite, assez honnête homme d’ailleurs, et plein de douceur et d’humanité pour tout ce qui n’était pas janséniste ; on lui représentait, dans le temps de notre plus grande fermentation au sujet de refus de sacrements, que nos disputes théologiques, par le trouble qu’elles apportaient au repos des citoyens, pourraient avoir des suites funestes et sanglantes ; hé bien, dit froidement le bon jésuite, où serait le mal, si Dieu jugeait à propos d’employer ce moyen pour faire triompher la religion ? Cette réponse vous fait frémir d’horreur ; cependant ce jésuite, je le répète, avait naturellement l’âme douce et sensible ; et tel est l’effet de l’atrocité scolastique pour pervertir un bon naturel. Je dis de l’atrocité scolastique ; car soyez persuadé, monsieur, que cette atrocité n’est pas propre aux Jésuites seuls ; que c’est le caractère général de tous les théologiens de parti ; que s’il leur arrive de crier contre la persécution, ce n’est jamais contre celle qui proscrit d’autres opinions que les leurs, encore moins contre celle qu’on fait éprouver à leurs ennemis ; c’est uniquement contre celle qu’on exerce sur eux. Lisez tous les écrits des jansénistes, vous les verrez bien plus indignés de la destruction des filles de l’enfance et de la communauté de Sainte-Barbe, que du massacre de Cabrière, et de la Saint-Barthelemi.

Pour en revenir aux Jésuites, et faire connaître par de nouveaux traits l’esprit qui les anime, voici l’extrait d’une lettre écrite l’année dernière des pays étrangers par un des hommes les plus vertueux et les plus respectables de l’Europe. L’auteur du livre sur la destruction des Jésuites a passé sous silence quelques traits qui ne font pas honneur aux révérends pères, par exemple, celui d’une banqueroute frauduleuse à Séville, il y a une centaine d’années ; les révérends pères avaient établi une banque pour faire valoir par charité chrétienne l’argent des veuves et des orphelins ; après avoir reçu quatre ou cinq cent mille écus d’Espagne, ils firent leur banqueroute, et en furent convaincus juridiquement. Toute l’Espagne connaît cette vérité. Autre trait arrivé de mon temps : les révérends pères se brouillèrent avec un gouverneur du roi, limitrophe de leur royaume de Paraguai ; il s’appelait Antequera, ils l’appelèrent Antéchristo ; ils envoyèrent des troupes contrée lui ; se sentant trou faible il se sauva à Lima ; les révérends pères l’y poursuivirent et l’accusèrent de s’être révolté contre le roi, il eut la tête tranchée. On était généralement persuadé de l’innocence du gouverneur. La cour d’Espagne ordonna à un évêque près du Paraguai de faire des enquêtes là-dessus ; l’évêque justifia les révérends pères ; mais, avant de mourir, il écrivit au roi, lui demandant pardon et à Dieu, de n’avoir pas osé dire la vérité, crainte d’être assassiné ou empoisonné, et justifiant en tout le gouverneur Antequera ; le neveu de l’évêque fut chargé de la lettre, qu’il n’osa pas cependant rendre, et qui n’a été trouvée ou donnée qu’à la mort du neveu, il y a peut-être huit ou dix ans. Je tiens ceci du ministre du roi d’Espagne en 1760, que j’étais à Madrid.

Après ces détails, monsieur, jugez de ce qu’on doit penser de la charité jésuitique ; jugez si l’anecdote de la voûte et de ses peintures exige une rétractation de ma part. Je ne parle point, car je ne cherche point à chicaner, du scandale que d’autres pourraient trouver encore à mettre dans la bouche de S. Ignace des paroles que Jésus-Christ a dites de lui-même : Je suis venu mettre le feu sur la terre ; peut-être les Jésuites diront-ils, que du moins S. Ignace ne veut parler comme Jésus-Christ qu’au sens figuré, du feu de l’amour divin : mais les assassinats et les bêtes féroces de la voûte prouvent que le fondateur de la société a parlé dans le sens propre. Un janséniste ajouterait que le feu de l’amour divin est celui que les Jésuites se soucient le moins d’allumer ; mais je ne suis pas janséniste.

Je ne suis pas non plus disposé à me rétracter sur un autre endroit de mon ouvrage, dont les amis de la société se sont plaints ; c’est celui où j’ai dit que les pères Brumoi et Bougeant sont les deux derniers Jésuites qui aient eu un mérite véritable et solide. On entend bien que j’ai voulu parler des seuls Jésuites français ; cette restriction est d’autant plus nécessaire qu’il reste encore à la société, dans les pays étrangers, quelques hommes d’un mérite véritable ; je me contenterai de citer le père Boscovich, qui jouit dans les hautes sciences d’une réputation méritée, et qui par cette raison, pour le dire en passant, fut menacé de sa compagnie, pendant le règne du dernier général, d’une persécution à laquelle il eut le bonheur d’échapper par la protection de Benoît XIV. À l’égard des Jésuites de France, actuellement vivants, on m’a reproché, je le sais, de ne pas leur avoir rendu assez de justice, surtout à un prédicateur célèbre qu’il est inutile de nommer. Je ne répondrai à ce reproche qu’en exprimant tous mes regrets de ce qu’un homme, né avec des talents si supérieurs, a été forcé, par le malheur de son état, de les consacrer à un genre aussi détestable par sa forme que respectable par son objet, celui des sermons ; inconvénient d’autant plus fâcheux pour cet ingénieux écrivain, qu’il a même le malheur de ne pouvoir être proposé pour modèle dans ce mauvais genre, grâce à l’auditoire orgueilleux et frivole à qui il voulait plaire, et dont il a fallu satisfaire la futilité et le mauvais goût. À l’égard des autres Jésuites vivants, bien inférieurs à celui dont il est question, qu’on en nomme à qui la littérature doive des ouvrages tels que le Théâtre des Grecs, et l’histoire du traité de Westphalie, et je serai le premier à en faire l’éloge. Mais où sont ces ouvrages ? Serait-ce le journal de Trévoux ? On peut y trouver, je le veux, quelque érudition et quelque exactitude à certains égards, mais ni goût, ni style, ni philosophie, qualités sans lesquelles il n’y a point aujourd’hui de mérite véritable et solide. Quelle partialité d’ailleurs, et souvent quelle ineptie dans les jugements de ces journalistes contre les ouvrages qui ne plaisent pas à la société ! Qu’il me soit permis, monsieur, pour le bien des lettres et de la philosophie, de m’arrêter un moment sur ce sujet. Cette digression, si c’en est une, n’en fera que mieux connaître le système et l’esprit jésuitiques.

Toute l’Europe littéraire a été témoin du déchaînement des Jésuites contre l’Encyclopédie ; mais toute l’Europe ne sait pas que la cause de leur déchaînement était le refus qu’on avait fait de leur confier la partie théologique de ce dictionnaire. Il faut avouer, monsieur, que cette partie eût été en bonnes mains, demandez-le aux magistrats rédacteurs des assertions. C’est néanmoins ce refus qui a produit tant de violentes sorties des journalistes de Trévoux contre cet ouvrage ; sorties qui n’ont cessé que depuis l’avertissement du troisième volume de l’Encyclopédie, où l’on a mis au jour, avec autant d’évidence que de modération, la justice des détracteurs. Ce n’est pas que le dictionnaire dont il s’agit soit à l’abri de la critique, il s’en faut beaucoup ; je pense au contraire que nul ouvrage n’en est plus susceptible par sa nature, par sa forme, par la multitude des objets qu’il embrasse, par les fautes de commission et d’omission qui y sont inévitables, par le trop grand nombre d’écrivains qui y ont concouru, et qui ne s’accordent pas toujours entre eux, par la négligence qu’on aperçoit dans le travail de quelques-uns, par les déclamations que d’autres se sont permises, enfin par les écarts où l’on dit que les auteurs sont tombés sur des matières respectables. Un critique qui aurait eu de l’équité, eût sans doute remarqué ces sources d’imperfections ; mais il eût, ce me semble, en même temps rendu justice à tout ce que l’ouvrage contient d’utile, d’estimable, de neuf même et de précieux dans bien des genres ; il aurait avoué que l’Encyclopédie était un des plus beaux monuments que les lettres pussent élever au règne de Louis XV, et que si ce monument laisse encore beaucoup à désirer, c’est pour le moins autant la faute des circonstances que celle des auteurs. D’ailleurs, plus cet ouvrage prêtait à la censure, plus les journalistes sont inexcusables de lui avoir si souvent porté des coups qui retombaient sur eux-mêmes. Je ne vous en rapporterai, monsieur, que deux exemples qui pourront vous réjouir un moment par leur singularité. Ils jetèrent les hauts cris dans un de leurs journaux (février 1752), contre un passage du premier volume de l’Encyclopédie ; ils dénoncèrent ce passage au gouvernement et à l’église, comme attentatoire à la religion et à la vertu ; par malheur ils avaient donné quelques années auparavant (janvier 1747) les plus grands éloges à un livre d’où ce passage était tiré mot pour mot ; ils avaient surtout loué l’auteur du respect qu’il témoignait partout pour la religion et la vertu. On leur reprocha cette contradiction fâcheuse ; devinez ce qu’ils répondirent (novembre 1753) : que l’auteur de l’ouvrage qu’ils avaient loué était aveugle (Vauvenargues), et que le copiste ou l’imprimeur pouvaient, à son insu, avoir inséré dans son livre le passage en question. Voilà pourquoi les journalistes ne l’y avaient pas vu, ou pourquoi l’ayant vu, ils avaient gardé le silence.

Autre exemple de leur équité. Vous savez, monsieur, car la chose a fait assez de bruit, de quelle manière on a traduit dans l’Encyclopédie (article Autorité politique) le fameux passage de S. Paul sur les puissances : non est potestas nisi à Deo ; quæ autem sunt à Deo ordinatæ sunt. On a prétendu dans ce dictionnaire que la virgule devait être après Deo, et non après sunt. Le vrai sens de ce passage, a-t-on dit, n’est pas et ne saurait être, que toute puissance, quelle qu’elle soit, vient de Dieu ; car apparemment la puissance des usurpateurs qui arrachent les sujets à leur prince légitime, ne vient point de l’Être suprême, et celle de l’Antéchrist, qui sera pourtant très grande, en viendra moins encore ; quel raisonnement d’ailleurs, et quel sens même peut-il y avoir à faire dire à S. Paul : Il n’y a point de puissance qui ne vienne de Dieu ; or, toutes les puissances qui existent sont établies par Dieu. N’est-ce pas faire répéter à l’apôtre deux fois la même chose, et une chose fausse dans sa généralité ? Est-ce avec cette justesse et cette précision que le St.-Esprit s’explique dans les Écritures ? Le sens du passage est donc, qu’il n’y a de puissance légitime sur la terre que celle qui vient de Dieu ; et que le caractère auquel on reconnaît qu’une puissance vient de Dieu, est que cette puissance soit bien ordonnée, c’est-à-dire, qu’elle ait le bon droit pour base, et l’équité pour principe ; une telle puissance est en effet la seule qui émane réellement du souverain Être, source et modèle de toute justice. Telle est, monsieur, la substance de l’interprétation des encyclopédistes ; je ne prétends nullement en garantir l’exactitude ; je laisse cet examen à de plus habiles que moi ; mais lisez, je vous prie, les magnifiques déclamations du journal de Trévoux contre la manière dont on a expliqué dans l’Encyclopédie cet endroit de l’Écriture ; déclamations si violentes, qu’elles furent alors, dit-on, la principale cause de la suppression du premier volume ; et puis, quand vous aurez lu et admiré toute cette belle diatribe du journaliste, lisez les Actes in-4o., de l’assemblée du clergé de 1765, page 11, vous verrez que, dans ces actes, le passage de S. Paul est traduit et ponctué suivant le sens qu’on lui donne dans l’Encyclopédie, et vous demanderez ensuite au journaliste ce qu’il pense de l’interprétation épiscopale. J’ai quelque pitié, je l’avoue, de l’embarras que lui donnera cette question.

En effet, il ne s’agit pas d’examiner si l’interprétation des encyclopédistes est contraire au texte grec, et au plus grand nombre des interprètes de l’Écriture, comme le journaliste le prétend ; il s’agit seulement de savoir si cette interprétation est en elle-même scandaleuse, absurde et impardonnable, comme il le prétend encore ; et c’est à quoi, ce me semble, les actes du clergé répondent suffisamment ; car quand on se serait écarté dans ces actes, à dessein ou sans le savoir, de la lettre du texte grec et de la foule des traducteurs, on n’eût pas apparemment adopté une interprétation qu’on aurait crue évidemment contraire à l’esprit de S. Paul, et surtout à l’intérêt des puissances légitimes. En un mot, si les encyclopédistes ont mal traduit le passage de l’apôtre, il me semble qu’on n’aurait pas dû leur reprocher si violemment une erreur qu’ils partagent avec les chefs et les docteurs d’Israël.

Un auteur moderne, fameux par ses écarts, et apparemment mécontent des puissances de ce monde, explique le passage dont il s’agit, en disant que les puissances de la terre viennent de Dieu, selon S. Paul, comme la peste et la famine ; nous sommes bien éloignés d’accuser ni les Jésuites ni personne, d’adopter ni d’approuver cette interprétation révoltante, qui se réfute suffisamment elle-même. Mais nous ne pouvons nous empêcher d’observer que les Jésuites ont leurs raisons pour entendre le passage de S. Paul dans un sens détourné qui leur est propre. Leur système, dont à la vérité ils ne se vantent pas trop hautement, mais qui ne paraît que trop dans leur conduite et dans leurs écrits, serait de réduire ou de subordonner, s’il leur était possible, toute l’autorité qui est sur la terre, à la seule autorité spirituelle ; leur argument là-dessus, dès qu’ils croiront pouvoir le proposer en sûreté, sera bientôt mis en forme d’après leur principe ; il ne leur faudra que donner une entorse légère, comme ils l’ont déjà fait, au passage de S. Paul, et à un autre endroit de l’Écriture. Il n’y a point sur la terre, diront-ils, de puissance qui ne vienne de Dieu, c’est S. Paul lui-même qui nous l’apprend. Non est potestas nisi à Deo : donc toute autorité qui émane évidemment d’une autre source que de l’Être suprême, n’est pas une vraie puissance digne du respect et de l’obéissance des hommes, et au contraire les puissances qui viennent évidemment de Dieu, sont celles auxquelles il faut se soumettre et rendre hommage. Or, l’autorité de l’Église et de ceux qui la représentent, émane évidemment de la divinité, puisque c’est Dieu même qui l’a établie ; l’autorité royale ne vient pas de la même source ; c’est ce que nos pères ont déjà si bien prouve dans le bon et saint temps de la ligue, lorsqu’ils persuadaient aux fidèles de secouer le joug de l’hérétique Henri IV. Ils faisaient alors observer aux peuples, que quand Dieu donna aux Juifs un roi sur leurs instances réitérées, il les avertit bien (Liv. I des Rois, chap. 8.) qu’ils ne savaient pas ce qu’ils demandaient ; qu’ils se préparaient un fléau ; que ce roi leur enlèverait leurs femmes, leurs filles, leurs bestiaux et leurs moissons ; ils remarquaient que si Dieu céda sur ce point aux prières des Juifs, ce fut uniquement pour les punir de ce qu’ils désiraient un maître mortel, et de ce qu’ils se lassaient d’être immédiatement sous la domination divine. C’est ainsi, monsieur, que les Jésuites ont déjà prêché il y a deux cents ans contre l’autorité royale[20], en appliquant à tous les monarques ce que l’Écriture ne dit que d’un seul ; c’est ainsi qu’ils prêcheront encore contre cette même autorité, dès qu’ils croiront trouver des circonstances favorables, d’où ils concluront que la seule autorité sur la terre qui vienne de Dieu, et la seule par conséquent à laquelle les hommes doivent l’obéissance, est l’autorité spirituelle. Tel est, monsieur, l’abus que ces pères oseront faire en temps et lieu de l’Écriture et du passage de S. Paul. Il me semble, au contraire, que le sens donné par les encyclopédistes et par les évêques à ce fameux passage, est assez propre, s’il est bien entendu, à assurer l’autorité des monarques contre les usurpations de toute puissance étrangère, et même de la puissance spirituelle. En effet, l’Encyclopédie par sa traduction reconnaît pour émanée de Dieu, non la puissance spirituelle seulement, mais toute puissance bien ordonnée ; c’est-à-dire, fondée sur les lois de l’État, telle, par exemple, que la puissance de nos rois. Dire que cette traduction peut fournir un prétexte de se révolter contre l’autorité la plus légitime, lorsqu’on ne la croira pas bien ordonnée, ce serait imputer à mille autres passages de l’Écriture les conséquences abusives qu’on peut en déduire, et ignorer les marques évidentes auxquelles tout citoyen vertueux et sensé reconnaîtra sur-le-champ la puissance légitime ; cette condition essentielle, d’être bien ordonnée, exclut même l’autorité ecclésiastique, dès qu’elle voudra s’étendre au-delà de ses bornes, et envahir les droits de l’autorité temporelle. C’est sans doute ce que l’assemblée du clergé a senti ; elle est trop attachée aux maximes du royaume pour penser autrement : et si elle a condamné l’Encyclopédie dans ces mêmes actes où elle se conforme si exactement à une des assertions les plus censurées de ce fameux dictionnaire, il faut croire que ce n’est pas pour la traduction que les encyclopédistes ont donnée du passage de S. Paul. Je dirai plus ; si la traduction est susceptible d’un sens équivoque, ce serait plutôt dans les actes du clergé que dans l’Encyclopédie ; car on sait que nos magistrats ont soupçonné les évêques de vouloir, par leur interprétation, se soustraire à l’autorité séculière dans l’administration des sacrements ; et c’est de quoi on n’accusera sûrement pas les encyclopédistes. Il est vrai, car nous ne devons rien dissimuler, que le conseil d’état paraît n’avoir pas supposé cette intention aux évêques, et que par l’arrêt qu’il a rendu en faveur des actes, il semble avoir approuvé la traduction du clergé, et par conséquent toléré du moins celle de l’Encyclopédie. Quoi qu’il en soit, je ne prétends point, encore une fois, garantir cette interprétation ; je dis seulement, et je ne crois pas trop hasarder, qu’elle me paraît préférable au commentaire jésuitique que je viens d’exposer un peu plus haut. Mais laissons là cette discussion délicate, qui n’a même été déjà que trop longue, et reprenons les Jésuites.

La liberté avec laquelle je viens, monsieur, de vous développer les vues secrètes de ces pères par rapport à l’autorité royale, les mécontentera peut-être eux et leurs partisans, beaucoup plus que n’a fait mon ouvrage ; mais la philosophie, calomnieusement accusée de nos jours de vouloir élever une barrière entre les souverains et les peuples, n’a point de plus grand intérêt que de convaincre ses lâches ennemis du projet qu’ils ne rougissent pas de lui imputer ; et je ne puis avoir aucun scrupule de faire retomber sur eux les coups dont ils voudraient voir accabler des citoyens paisibles, attaches à leur patrie et soumis à leur souverain.

Je sens encore moins de remords, aussi bien la matière est beaucoup moins grave, sur l’exposé que j’ai fait de la doctrine des jansénistes ; ce n’est pas ma faute s’il est aussi révoltant que ridicule : mais comptez, monsieur, que cet exposé est très exact ; pour vous en vaincre, prenez seulement la peine, si néanmoins vous pouvez avoir cette patience, de lire ce que les jansénistes m’ont répondu à ce sujet ; et pour peu que vous soyez initié dans leur jargon théologique, vous verrez clairement que leur doctrine, quoique exposée par eux d’une manière obscure et vague, quoique modifiée, comme ils le disent eux-mêmes, avec prudence, est précisément celle que je leur attribue. Voulez-vous en être plus sûr encore ? priez-les de vous énoncer, nettement et sans équivoque, les principaux points de leur catéchisme, si raisonnable et si consolant ; ils vous diront, en citant à tort et à travers S. Augustin, S. Prosper et S. Fulgence, que toutes les actions des infidèles sont des péchés, même celles qui nous paraissent les plus vertueuses ; qu’on ne résiste jamais à la grâce proprement dite, quoiqu’on puisse y résister ; cela n’est-il pas fort clair ? que Dieu n’a pas une volonté réelle de sauver tous les hommes, mais une simple velléité, une espèce de fantaisie ; cette idée n’est-elle pas bien digne de l’Être suprême ? que la grâce qui est donnée à tous est une grâce, à la vérité suffisante, mais qui pourtant ne suffit pas : une grâce pour la forme, si on peut parler ainsi, puisqu’avec son secours on ne produira jamais une bonne œuvre. Dispensez-moi, monsieur, de vous fatiguer par une plus grande liste d’absurdités.

L’embarras de mes jansénistes dans l’exposition de leur doctrine s’aperçoit bien à travers le galimatias scolastique dont ils cherchent à s’envelopper. Je ne vous en citerai qu’un exemple : Dieu, avait dit l’un d’eux, en voulant expliquer leur étrange opinion sur les actions des infidèles, ne punit point pour une action faite sans le secours de la grâce ; il a senti qu’il avait trop dit dans ses principes, et il a ajouté dans un errata : sans le secours de la grâce considérée en elle-même, et quant à sa valeur intrinsèque ; demandez-lui, monsieur, l’explication de cet amphigouri, je ne me charge pas de vous la donner ; et jugez, après tout ce que je viens de dire, si la profession de foi des jansénistes n’est pas toute semblable à cette fameuse profession de foi des ministres de Genève, par laquelle ils ont voulu prouver qu’ils n’étaient point sociniens, et ont si bien démontré qu’ils le sont. ( Voyez à la fin de ce volume.)

Si vous voulez connaître, monsieur, plus en détail et plus à votre aise toute la misère de la théologie jansénienne, lisez le gros livre d’un de leurs oracles modernes, intitulé : de l’action de Dieu sur les créatures ; c’est un de ceux dont ils font le plus de cas : c’est même l’ouvrage qu’un de mes jansénistes me conseille de lire pour me convertir, et m’éclairer ; vous verrez partout dans ce livre un grand philosophe, un métaphysicien précis, clair et profond ; vous y verrez comment Dieu opère tout en nous, parce que la moindre de nos actions est un degré d’être ; vous y verrez comment Dieu, qui produit selon l’auteur toutes nos actions, même les plus criminelles, n’est cependant point auteur du péché, parce que le péché, même le plus atroce, est une simple privation, un néant ; d’où il résulte que Dieu, en nous damnant éternellement pour le péché, nous damne éternellement pour rien ; vous verrez toute cette théologie si lumineuse et si satisfaisante, exposée à la manière des géomètres, ornée des grands mots de théorème, d’axiome, de corollaire, et présentant à toutes les pages la magnifique formule ce qu’il fallait démontrer. Vous verrez enfin, au chapitre des autorités que l’auteur cite en faveur de son opinion, avec quel soin et quel discernement il les a recueillies, jusqu’à ne pas oublier celle de Virgile, dont le suffrage est en effet d’un si grand poids en matière théologique :

Ponuntque ferocia Pœni
Corda volente deo[21].

Tout ce que j’appréhende, c’est que les partisans de la bulle n’y opposent l’autorité d’Horace ; car si Virgile était janséniste, Horace, qui le valait bien, était moliniste.

Det vitam, det opes, animum mî æquum ipse parabo[22].

Je doute cependant que cette difficulté si grave eut embarrasse l’illustre auteur de l’action de Dieu sur les créatures ; car à l’autorité de Virgile en faveur de cette action, il a eu soin d’en joindre une centaine d’autres aussi respectables, Orphée, Homère, Hésiode, Archiloque, Pythagore, Solon, Théognis de Mégane, Sophocle, Euripide, Eschyle, Pindare, Simonide, Cicéron et plusieurs autres, auxquels il renvoie ses lecteurs, comme à autant de Pères de l’Église.

Me trouvez-vous à présent bien coupable, monsieur, d’avoir pris la liberté d’apprécier les inepties janséniennes ? C’est pourtant le mépris que j’ai eu le malheur de témoigner pour ces inepties, qui m’a valu de la part des jansénistes tant d’invectives ; voilà pourquoi ils m’appellent dans leurs brochures, Rabsacès, Philistin, Amorrheen, suppôt de Satan, enfant du diable, bête puante, et ainsi du reste : voilà ce qui les met en fureur, jusqu’à me dénoncer aux magistrats comme un athée, pour avoir dit que le Dieu des jansénistes est un maître qu’ils se donnent à leur choix : le genre humain serait en effet bien à plaindre, si ce maître était tel qu’ils le font, absurde et barbare comme eux.

Cependant le croiriez-vous, monsieur ? avec une semblable théologie, et surtout une semblable logique, ces jansénistes s’imaginent être redoutables ; ils sont persuadés que la philosophie moderne ne les poursuit que par la crainte qu’ils lui inspirent ; ils peuvent se tranquilliser ; si la philosophie les peint au naturel, c’est par l’intérêt qu’elle prend à la vraie religion qu’ils déshonorent, et à la société qu’ils voudraient troubler ; la raison peut-elle d’ailleurs rien appréhender d’une secte dont les opinions sont faites pour être sifflées par des enfants ?

Aussi je craindrais de m’être trop étendu sur les opinions de cette secte, si ces opinions, très peu faites pour qu’on en parle, avaient eu le sort qu’elles méritent, celui d’être ensevelies dans la poussière des écoles. Mais ceux qui s’occupent de pareilles billevesées cherchent à y donner de l’importance, à jouer un rôle dans l’État, à y causer des divisions, à persécuter même ceux qui voient en pitié tant de sottises : il importe donc au bien public que ces sottises et ceux qui les soutiennent, soient connus et méprisés.

Ils commencent à l’être en effet, et à l’être au point que tout leur annonce une fin prochaine, qui n’a été retardée que par la sottise de leurs adversaires : car sottise des deux parts est ici la devise commune. Il est arrivé aux Jésuites et aux jansénistes l’aventure du chasseur et du sanglier de la fable. Le chasseur, ce sont les Jésuites, ayant jeté à terre un sanglier, et le croyant mort, a voulu encore y joindre une perdrix qui passait le long d’une haie ; cette perdrix, ce sont les gens de lettres à qui les Jésuites ont fort maladroitement cherché querelle. Pendant que le chasseur, dit La Fontaine, bande son arc pour tuer l’innocent oiseau.

Le sanglier, rappelant les restes de sa vie,
Vient à lui, le décout, meurt vengé sur son corps,
Et la perdrix le remercie.

Voilà, monsieur, comment les Jésuites sont morts : et les jansénistes, qui viennent de les égorger, mais qui de leur côté sont depuis longtemps aux abois, mourront bientôt comme le sanglier sur le cadavre de leur ennemi.

Ce sont pourtant de pareils hommes qui se vantent, on ne sait pas pourquoi, de trouver des protecteurs dans les parlements : pour l’honneur de la nation et de la magistrature, cette prétention doit être réduite à ses justes bornes. Les parlements, attachés aux maximes du royaume, se sont élevés contre la bulle qui attaque ces maximes ; ils se sont opposés en conséquence au refus de sacrements, dont cette bulle était le prétexte ; ils ont en cela protégé les jansénistes, comme ils protégeraient le dernier citoyen auquel son curé refuserait le viatique par des raisons d’animosité particulière ; mais les magistrats ont d’ailleurs trop d’affaires et de trop importantes, pour prendre quelque intérêt au sens de Jansénius ; aux disputes sur la grâce prévenante ou versatile ; aux gambades de S. Médard, et aux autres balivernes de cette espèce. C’était surtout ainsi que pensait l’illustre abbé Pucelle, comme l’assurent des gens très dignes de foi, qui l’ont bien connu ; il avait trop d’esprit et de lumières pour ne pas voir le fanatisme partout où il était ; tandis qu’en bon Français, il réclamait au parlement contre la bulle Unigenitus et les maux qu’elle a causés, on lui a plusieurs fois entendu dire dans la conversation, que ce serait un grand mal de donner aux jansénistes trop d’existence ; qu’il ne fallait pas les persécuter, mais qu’il fallait encore moins les mettre à portée d’en persécuter d’autres ; qu’ils étaient par la dureté de leur caractère plus disposés encore que les Jésuites à abuser du pouvoir qu’ils auraient en main. Voilà précisément, monsieur, ce que j’ai osé dire à leur sujet, et je me trouve heureux d’avoir en cela pour garant un magistrat si célèbre et si respectable.

Il ne faut donc pas que les jansénistes s’y méprennent ; si on a détruit la société, ce n’est ni par amour pour eux, ni par estime, ni même par aucune sorte d’intérêt en leur faveur ; c’est parce que la société avait trouvé le secret d’animer toute la nation contre elle. Voulez-vous anéantir vos ennemis ? le plus sûr moyen n’est point de vous faire aimer, mais de les faire haïr. Voilà ce qui a fait le bonheur des jansénistes ; c’est d’avoir eu des ennemis détestés : mais qu’ils ne se flattent pas pour cela d’avoir gagné ni la bienveillance, ni la considération publique ; c’est un petit avis qu’on croit devoir leur donner, et dont on espère qu’ils profiteront pour être sages.

Je dois cependant, monsieur, une sorte de réparation aux jansénistes, sur l’intolérance générale que je leur ai reprochée : cette intolérance n’est pas absolument sans exception pour quelques personnes : qu’un homme puissant les protège, fût-il d’ailleurs très peu édifiant dans sa vie et dans ses discours, n’ayez pas peur que les jansénistes lui en fassent aucun reproche ; ils espéreront de son salut ; ils le loueront même, si l’occasion s’en présente. Que d’éloges n’ont-ils pas donnés à l’archevêque de Reims, Le Tellier, très honnête homme sans doute, de très bonnes mœurs, et ennemi déclaré des Jésuites, mais dont la conduite, comme évêque, et surtout les propos, n’étaient rien moins qu’irréprochables ? Au contraire, qu’un prélat respectable par ses vertus et par sa piété les interdise ; qu’un philosophe recommandable par ses mœurs les tourne en ridicule, ils jetteraient volontiers dans le même feu l’évêque et le philosophe : sur ce point seul les Jésuites leur ressemblent, avec cette différence que les jansénistes ne sont tolérants que pour leurs amis, déclarés ou secrets, et que les Jésuites le sont pour tous ceux qui n’attaquent pas la société.

Je crois donc, pour le dire en passant, m’être exprimé avec la vérité la plus exacte, lorsque j’ai dit, dans un endroit de mon ouvrage, que les Jésuites sont par système et par état intolérants pour leurs adversaires, et dans un autre, qu’ils sont accommodants, pourvu qu’on ne se déclare pas leur ennemi. Les jansénistes m’ont reproché, je ne sais pourquoi, de me contredire dans ces deux passages : il est vrai qu’ils ont eu soin, en citant mes paroles, de retrancher les mots que je viens de mettre en italique, et qui ôtent jusqu’à l’apparence même de la contradiction ; c’est avec cette bonne foi qu’ils en usent dans leurs critiques. Je ne prendrais pas la peine, monsieur, de relever cette bagatelle, s’ils ne l’avaient fait sonner bien haut, comme un de leurs arguments les plus victorieux contre moi, et si cet exemple ne servait à faire voir qu’ils savent employer au besoin, pour décrier leurs adversaires, ces restrictions mentales qu’ils reprochent tant aux Jésuites. Ce n’est pas la première fois qu’ils ont eu recours à cette ressource[23].

À travers toutes les injures ennuyeuses qu’ils ont accumulées contre moi, une seule chose m’a paru plaisante ; c’est qu’ils croient m’avoir offensé ; car ils finissent par me demander pardon, en s’excusant de leur amertume sur l’excès du zèle qui les dévore. Il me sera bien facile de mettre sur ce sujet leur conscience en repos ; je n’ai fait que rire de toutes ces injures ; je suis fâché que le public ne les ait pas connues pour en rire aussi ; je leur promets enfin de rire encore, toutes les fois qu’il leur plaira de réitérer ; toutes les fois, par exemple, qu’ils me qualifieront, comme ils font, d’impudent matérialiste, pour avoir prétendu que la fabrique des étoffes, qui est à la vérité une chose très matérielle, a été plus utile au genre humain que leurs querelles théologiques, qui ne sont ni esprit, ni matière, ni rien dont un être raisonnable puisse se former l’idée. Je dirai plus, dussé-je irriter de nouveau mes redoutables adversaires ; c’est que parmi toutes les impertinences scolastiques, qui depuis la naissance du christianisme ont troublé l’Église et l’État, la querelle du jansénisme me paraît tenir le premier rang par sa futilité. Permettez-moi, monsieur, une réflexion bien naturelle à ce sujet. Que les querelles de Luther et de Calvin aient bouleversé l’Europe, cela est sans doute aussi triste qu’humiliant pour l’espèce humaine ; mais du moins ces querelles avaient un objet réel et sensible ; Luther et Calvin disaient aux peuples : Vous allez à la messe, hé bien, nous vous en dispensons ; vous invoquez les Saints, il ne faut s’adresser qu’à Dieu ; vous avez des images dans vos temples ; ce sont des restes d’idolâtrie qu’il faut briser ; vous avez des évêques, des prêtres et des moines qui vous coûtent beaucoup ; il faut vous défaire de vos évêques et de vos moines, et avoir des prêtres qui ne vous coûtent rien ou peu de chose. On convient que toute cette doctrine est impie ; mais enfin elle s’entend, et les peuples qui ont eu la sottise de s’égorger pour de telles disputes, savaient au moins et pouvaient dire pourquoi ils s’égorgeaient. Mais prenez, monsieur, un janséniste et un moliniste dans votre cabinet ; priez-les de vous expliquer bien nettement le sujet qui les divise, et que vous croiriez être bien important, puisqu’il a produit depuis plus d’un siècle tant de haines, de fureurs et de persécutions ; vous serez bien étonné de leur embarras réciproque. Vous verrez qu’ils ne pourront même dire de quoi ils disputent, ou qu’ils ne pourront vous le faire comprendre que pour se faire moquer d’eux : vous verrez qu’ils s’accusent réciproquement d’erreur, que chacun se défend de soutenir l’erreur que son adversaire lui impute, et qu’ils agitent à ce sujet, dans un jargon inintelligible, les questions les plus futiles et les plus creuses : vous verrez qu’ils conviennent tous deux, sans trop savoir pourquoi, mais enfin ils en conviennent, que les propositions attribuées à Jansénius sont hérétiques, et qu’ils ne différent que sur la question, qui ne fait rien à personne, de savoir si Jansénius a enseigne la doctrine qu’elles contiennent ; que le janséniste entend dans un sens les propositions condamnées chez Quesnel, et le constitutionnaire dans un autre sens ; que le premier croit voir la toute-puissance de Dieu proscrite par cette condamnation, et que le second y voit seulement les droits de la liberté de l’homme assurés. Eh ! messieurs, leur direz-vous, de quoi disputez-vous donc avec tant de violence, lorsqu’au fond vous êtes d’accord, ou du moins lorsque vous ne pouvez faire entendre à des hommes de bon sens de quoi vous disputez ? eh ! laissez là le sens de Jansénius et celui de Quesnel, et tâchez seulement de ne pas renoncer au sens commun. N’êtes-vous pas honteux d’être acharnés depuis cent ans les uns contre les autres pour de pareils objets ? et trouvez-vous que le roi et les magistrats aient eu tort de penser qu’il est temps que toute cette belle dispute finisse ? Embrassez-vous donc, mes chers amis ; ne pensez plus au sujet qui vous a divisés, que pour en rire vous-mêmes, pour être modestes, et pour plaindre le sort de l’espèce humaine dans les sornettes qui l’agitent et dont elle n’est que trop souvent la victime. Allez, et gardez-vous bien de vous moquer jamais de la guerre des cordeliers sur la forme de leurs manches et de leur capuchon.

Vous ririez bien davantage, monsieur, si après avoir réconcilié le janséniste et le moliniste, vous entrepreniez de réunir les jansénistes eux-mêmes au sujet de ces convulsions, l’opprobre et le ridicule de notre siècle. Car vous savez que cette importante matière est entre eux un sujet de division et de scandale. Il ne serait pas même impossible qu’à cette occasion mes respectables critiques, après m’avoir déchiré du mieux qu’ils ont pu, et chacun suivant ses forces, n’en vinssent à se déchirer les uns les autres ; car l’un d’eux est convulsioniste décidé, et vraisemblablement convulsionnaire, surtout si on en juge par son style : un autre appelle sans façon scandale et fanatisme cette œuvre divine, et nous avertit bien de ne la pas confondre avec la précieuse doctrine du jansénisme : un troisième, espèce de janséniste manichéen, et à coup sûr grand philosophe, partage l’opération par moitié entre Dieu et le diable, ce qui paraît fort bien imaginé. Il faut avouer, monsieur, que ces convulsions embarrassent beaucoup les jansénistes ; ils s’étaient d’abord flattés d’en tirer parti, mais l’impulsion qu’ils avaient donnée à la superstition et au délire a été plus violente qu’ils ne le voulaient, et la chance a mal tourné pour eux. Jamais ils ne répondront à cet argument si simple : Où sont nées les convulsions, là sont nés les miracles dont vous vous êtes tant glorifiés ; les uns et les autres viennent donc de la même source ; or, de l’aveu des plus sages d’entre vous, les convulsions sont une imposture, ou l’ouvrage du diable : tirez vous-même la conséquence. On les invite à réfuter nettement ce petit syllogisme, dussent-ils parler aussi longtemps qu’ils l’ont fait sur la loi du silence.

C’est presque un dictionnaire, monsieur, que le nom des sectes dans lesquelles ces malheureux jansénistes se sont divisés au sujet des convulsions ; il y a d’abord les anti-convulsionistes décidés, qui ne veulent point de toute cette plate et dégoûtante comédie, sous quelque forme qu’elle se présente ; ce sont, comme de raison, les moins nombreux, parce que ce sont les moins insensés : et puis il y a les convulsionistes décidés ou mitigés, qui se partagent les uns et les autres en plusieurs branches : vaillantistes, qui attendent le prophète Élie ; augustinistes, qui en attendant aussi le prophète, se désennuient le mieux qu’il leur est possible avec les prophétesses ; margouillistes, qui se livrent dans la même attente à des plaisirs bien assortis au nom de la secte ; secouristes, qui sont pour les coups de bûches ; anti-secouristes, qui ne les goûtent point ; mélangistes, qui croient que Dieu et le diable sont chacun pour moitié dans l’œuvre ; discernants, qui vont jusqu’à démêler dans chaque tour de force, ce qui vient du ciel et ce qui appartient à l’enfer, le moment où Dieu disparaît, et où le diable prend sa place. Que dites-vous, monsieur, de cette liste ? Ne jugez-vous pas toutes ces sectes bien dignes de figurer à côté des stercoranistes, qui disputaient pour savoir ce que les espèces eucharistiques devenaient après la digestion, et de ces moines du mont Athos qui croyaient voir à leur nombril la gloire du Thabor ?

Quelle maladresse dans les jansénistes, d’avoir contribué eux-mêmes à décréditer par leurs convulsions les fameux miracles du diacre Pâris ; miracles si célébrés autrefois, aujourd’hui oubliés, et dont même les jansénistes raisonnables ne se vantent plus ! Ils sont trop honteux des farces qui en ont résulté, et savent trop bien la maxime de l’Écriture, qu’il faut juger d’un arbre par les fruits. Arnauld, Pascal et Nicole, on l’a déjà dit, s’étaient montrés bien plus sages ; ils faisaient de bons livres, n’avaient point de convulsions, et n’ont fait qu’un seul miracle dans un besoin urgent ; aussi ce miracle leur réussit-il. Ce n’est plus le temps de les multiplier, si on veut en tirer parti : le sage et pieux Fleury observe avec raison qu’il ne se fait plus ou presque plus de miracles, parce que la vraie religion n’a plus besoin de cette preuve ; et c’est bien ici le cas de dire, que qui prouve trop ne prouve rien.

Les jansénistes modernes, ces tristes enfants d’aïeux respectables, étaient pourtant si glorieux il y a trente ans des prétendus prodiges qu’ils faisaient opérer tous les jours et par centaines dans le petit cimetière de St.-Médard, qu’ils eurent l’impiété d’avancer, au plus fort de leur succès, que les miracles de Jésus-Christ n’avaient été ni plus avérés ni plus éclatants que ceux du bienheureux diacre ; mais ce qui vous paraîtra singulier, monsieur, et en même temps bien honteux pour notre siècle, ils accumulèrent tant de témoignages en faveur de ces prétendus prodiges, que leurs adversaires n’osant nier les faits, prirent le parti de les attribuer au diable ; c’était jouer gros jeu que d’attaquer ainsi des miracles ; car quels prodiges n’attribuera-t-on pas au diable, quand on le voudra ? Et quel moyen restera-t-il de discerner la vraie religion d’avec les fausses, l’erreur d’avec la vérité ? Je sais que quelques uns des premiers auteurs chrétiens, à qui on objectait les prétendus miracles du paganisme, et qui apparemment les croyaient bien avérés, on ne sait pas pourquoi, ont aussi pris le parti de les attribuer au diable ; mais avec tout le respect que je leur dois, je ne puis en ce point approuver leur logique ; il était, ce me semble, bien plus simple de dire à leurs adversaires : nos miracles seuls sont vrais ; les vôtres sont des impostures ; venez, voyez, et niez, si vous l’osez, les prodiges que Dieu fait pour nous ; nous vous défions d’en montrer de semblables. Quand on est sûr, comme ces chrétiens devaient l’être, de la bonté de sa cause, c’est ainsi qu’on doit la défendre.

Quoi qu’il en soit, le gouvernement fit aux jansénistes la seule réponse qu’ils méritaient, la seule qui les ait forcés au silence ; il fit fermer la porte du petit cimetière où s’opéraient tant de merveilles, et le nouveau thaumaturge s’arrêta aussitôt, comme le soleil à la voix de Josué. Vous connaissez, monsieur, les vers charmants que les jansénistes firent alors, pour être mis, disaient-ils, au-dessus de la porte par laquelle tant de miracles avaient passé :

De par le roi, défense à Dieu
De faire miracle en ce lieu.

Ne trouvez-vous pas ces vers excellents, dirait à l’abbé Terrasson un illuminé, que le bienheureux Pâris avait guéri d’un rhume ? Excellents, répondit le philosophe, et d’autant meilleurs que de ce moment Dieu en effet a cessé. L’illuminé trouva cette réponse impie. Quoi de plus impie en effet que de tourner finement en ridicule l’absurdité et l’audace avec laquelle les jansénistes osaient mettre en jeu dans cette matière le nom respectable de la Divinité ? C’est ainsi que les Jésuites accusaient Pascal de tourner les choses saintes en raillerie, pour avoir apporté et tourné en ridicule les impiétés absurdes de leurs casuistes.

Pour égayer le sérieux de cette lettre, je serais tenté, monsieur, de vous raconter en peu de mots un ou deux de ces merveilleux prodiges. Un savant connu, car il y a même eu des gens de lettres qui ont donné dans cette folie, prétendait avoir été guéri au tombeau de M. Pâris d’une surdité qui lui reste encore. Quelque temps après sa guérison, il rencontra un de ses amis, qui, le croyant toujours sourd, lui demanda, en criant, comment il se portait : Ne parlez pas si haut, répondit le savant est-ce que vous ignorez que je suis guéri de ma surdité par l’intercession du bienheureux diacre ? Ah ! dit l’ami, d’un ton plus bas, j’en suis bien aise, et depuis quand êtes-vous guéri ?… Plaît-il ! répondit le sourd.

Le fameux abbé Bécherand, celui qui a inventé les convulsions, avait une jambe plus courte que l’autre : il gambadait sur le tombeau pour tâcher de l’allonger ; le gazetier janséniste donnait chaque semaine le nombre de lignes dont sa jambe était crue ; en ajoutant toutes ces lignes, la jambe ci-devant la plus courte se trouvait plus longue que l’autre.

Voilà, monsieur, à quoi se réduiraient toutes ces merveilles si on leur faisait un honneur qu’elles ne méritent pas, celui de les examiner. Croiriez-vous néanmoins qu’un magistrat, dont la démarche fut à la vérité blâmée des plus sages de ses confrères n’eut pas de honte, il y a environ trente ans, de présenter au roi un gros recueil de ces miracles en plusieurs volumes ? On peut bien assurer qu’il n’y a actuellement dans aucun tribunal du royaume aucun juge qui eut l’imprudence d’en faire autant. Que penserez-vous donc, monsieur, de la prétendue lettre d’un magistrat anonyme, ou plutôt d’un magistrat imaginaire, rapportée dans une des brochures faites contre moi ; lettre qui semble favoriser l’extravagance des convulsions, encore plus dignes que les miracles du mépris de tous les gens raisonnables ? Cette lettre est visiblement supposée ; elle paraît écrite du temps de Grégoire de Tours ou de Pierre Damien : le prétendu magistrat, si embarrassé sur ce qu’on doit penser des convulsionnaires, dit avoir été un de leurs juges ; il faut qu’il y ait été seul de son avis, puisque les autres juges, ses confrères, ont infligé une flétrissure à ces fanatiques, aux chefs la peine du bannissement, aux femmes celle de l’hôpital, pour y être enfermées avec les autres folles de toute espèce. Des personnes sévères, monsieur, ont trouvé cette peine trop douce : je ne puis être de leur avis ; elle serait plutôt, ce me semble, encore trop forte à l’égard d’une sottise épidémique, trop ridicule pour être dangereuse. Il y aurait eu, si je ne me trompe, une punition plus convenable à faire subir aux convulsionnaires, c’est celle que j’ai déjà proposée, de les contraindre à se donner en spectacle pour de l’argent à la plus vile populace : j’ai assez bonne opinion de notre siècle, pour être persuadé que c’était là le meilleur remède à une pareille maladie.

Ne croyez pas au reste, monsieur, que ces fanatiques, moitié dupes, moitié fripons, soient fort à plaindre de la petite avanie que la Tournelle leur a fait essuyer ; cette légère mortification a fait dire à une dévote janséniste, que leur sort était bien digne d’envie, et qu’ils avaient obtenu la petite oie du martyre. L’expression m’a paru si ridiculement plaisante, que je n’ai pu résister à la tentation de vous en faire part ; c’est la seule de cette espèce que je me permettrai dans cet écrit, car je n’ignore pas le reproche, peut-être bien fondé, qu’on m’a fait, d’avoir un peu trop cité de pareils traits dans l’histoire de la destruction des Jésuites. Permettez-moi cependant de faire à ce sujet une observation. Les plaisanteries que j’ai rapportées dans ce dernier ouvrage doivent moins être regardées comme de bons mots, dignes d’être retenus, que comme des traits de caractère national, bien propres à peindre la légèreté française, qui voit gaîment les choses sérieuses, et gravement les choses frivoles. Il semble qu’il manquerait quelque chose au détail curieux de la destruction des Jésuites en France, si on omettait les épigrammes que cette destruction a occasionnées. Qu’il serait à souhaiter qu’on en usât de la sorte dans le récit de tout ce qui se passe d’un peu important parmi nous ! Quelle excellente histoire ce serait, monsieur, qu’une histoire de France par chansons ! que ce peuple si gentil, comme on l’a très bien qualifié, y serait caractérisé d’une manière naïve et piquante ! que chaque événement y serait consigné avec vérité, et que chacun des hommes qui ont joué ou cru jouer un rôle, y serait peint au naturel ! que de démentis cette histoire si véridique donnerait à l’histoire en forme qui l’est si peu, et surtout à tant d’éloges si indignement prodigués au crédit et à la faveur, à tant d’épîtres dédicatoires, monuments du mensonge et de la bassesse ! mais par malheur un ouvrage si agréable et si utile ne peut exister qu’en idée ; trop de gens, trop de familles, trop de corps seraient intéressés à en demander la suppression.

Comme je ne suis, monsieur, ni chansonnier ni faiseur d’épigrammes, je laisserai à d’autres le soin de nous donner sous cette forme, s’ils l’osent et s’ils le peuvent, l’histoire de la destruction des Jésuites, et je me bornerai à quelques réflexions, moitié tristes, moitié consolantes, sur les circonstances et les suites de cet événement. Ne trouvez-vous pas d’abord que les vrais chrétiens doivent tout à la fois s’affliger et se réjouir du peu d’union que le corps des évêques a montré dans cette affaire ; s’en affliger pour l’honneur de l’épiscopat, et s’en réjouir pour le bien de la religion, Dieu n’ayant pas permis que le clergé en corps rendît à une société pernicieuse un témoignage authentique et unanime ? En effet, si l’institut de cette société est aussi édifiant, aussi respectable, aussi évidemment utile à l’Église, que ses défenseurs le prétendent, pourquoi les prélats consultés par le roi à ce sujet, tous remplis de lumière et de zèle, n’ont-ils pas opiné d’une manière uniforme sur une question si intéressante pour la religion ? pourquoi, parmi ceux qui ont réclamé pour les Jésuites, ne s’en est-il trouvé qu’un petit nombre qui aient eu le courage de confirmer leur avis par des écrits publics ? pourquoi, parmi les autres prélats qui n’avaient pas été consultés, n’y en a-t-il eu aussi qu’un petit nombre qui aient élevé leur voix en faveur de ces pères ? pourquoi la plupart des évêques qui ont gardé le silence laissent-ils apercevoir sans peine l’opinion peu favorable qu’ils ont de la société ? pourquoi quelques-uns de ceux qui se sont déclarés pour elle dans leur réponse au roi, ont-ils avoué qu’ils n’avaient fait en cela que se joindre à la pluralité de leurs confrères, et qu’ils savent très bien d’ailleurs à quoi s’en tenir sur les Jésuites ? pourquoi même plusieurs de ceux qui croient de bonne foi qu’il fallait les conserver, sont-ils persuadés qu’il fallait au moins les veiller de près, comme des hommes remuants et dangereux ? pourquoi après avoir lu les mandements des prélats apologistes de la société, est-on forcé de convenir que la plupart des passages d’écrivains jésuites, qu’on prétend avoir été falsifiés dans le recueil des assertions, sont encore très condamnables, même tels qu’ils sont rapportés par ces prélats ? pourquoi surtout, nous le disons avec douleur, démêle-t-on dans quelques uns de ces mandements un attachement secret aux maximes ultramontaines, tant reprochées à la société, et si odieuses à tout bon Français ? pourquoi, d’un autre côté, la plupart des prélats qui ont écrit contre les Jésuites, se sont-ils avisés si tard de faire éclater leur zèle en faveur de la saine doctrine ? pourquoi n’avaient-ils donné sur cet objet important aucun signe de vie, tandis que les Jésuites étaient encore puissants ? pourquoi ont-ils attendu que la société fût à terre pour l’écraser ? pourquoi même en est-il parmi eux qui avaient opiné en faveur des Jésuites, lorsque leur destruction était encore incertaine, et que le roi consultait à leur sujet le clergé de France ? par quelle inspiration ont-ils si subitement changé d’avis ? Encore une fois, monsieur, que de sujets pour ceux qui aiment la religion et ses ministres, de gémir tout à la fois et de se consoler !

C’est surtout une matière abondante de réflexions, que le profond silence gardé en 1765 par les Actes de l’assemblée du clergé, au sujet des Jésuites. Ce silence a paru une preuve convaincante que l’église gallicane ne prenait pas à la société un intérêt bien vif, puisqu’elle ne daignait pas même lui dire dans son malheur un mot de consolation ; on en a conclu que les réclamations de quelques évêques contre les arrêts des parlements pour expulser cette société, n’avaient guère pour objet de la défendre, mais de venger, pour user de leurs expressions, les droits de l’épiscopat contre les usurpations qu’ils imputent à la justice séculière ; on est presque porté à croire que le clergé eût peut-être chassé les Jésuites de lui-même, si on lui en eût laissé le soin et l’honneur.

Vous verrez enfin, monsieur, par la lecture de ces actes, que la conservation des privilèges de l’Église, ou de ce que les évêques appellent ainsi, car je n’entre point dans cette question, est la seule chose qui les intéresse réellement ; ils n’ont pas à la vérité entièrement oublié, dans ces actes, de parler de leurs biens, qu’ils désirent aussi de conserver, comme il est très naturel ; mais ils n’en disent qu’un mot en passant, et seulement pour déclarer qu’ils ne sont pas disposés à y renoncer, parce que c’est de Dieu qu’ils les tiennent ; leur adhésion à la lettre circulaire de Benoît XIV, qui défend de refuser les sacrements aux jansénistes, excepté dans des cas qui ne peuvent jamais arriver, prouve qu’ils sont là-dessus beaucoup moins difficiles qu’on ne les en accuse ; et que tout ce qu’ils désirent, c’est de n’être point forcés par l’autorité séculière d’administrer aux fidèles ce qu’ils sont très disposés à leur donner. En cela ils pensent tout à la fois très chrétiennement et très-sensément ; très chrétiennement, parce qu’on doit supposer que celui qui demande les sacrements, désire et mérite de les recevoir ; très sensément, parce qu’il faut ôter aux impies, dont le nombre s’augmente de jour en jour, les prétextes, même peu fondés, que leur fournissent des sacrements donnés par sommations et par arrêts, pour profaner dans leurs discours ce que la religion a de plus respectable.

On est surpris, monsieur, que dans les actes dont nous parlons, le clergé ait fait une nouvelle déclaration en faveur de la bulle ; l’avoue qu’il aurait pu et même dû s’en dispenser ; mais cette déclaration est pourtant bonne à quelque chose, ne fût-ce qu’à donner un démenti formel aux jansénistes, qui depuis cinquante ans nous assurent que le clergé abandonnera la bulle, dès qu’elle cessera d’être soutenue et protégée par le gouvernement. Nous y voilà arrivés, monsieur ; la bulle est proscrite par les magistrats, bafouée par la nation, abandonnée par les hommes en place ; et c’est en ce moment que le clergé élève sa voix pour elle. Le même principe qui a fait réclamer contre cette bulle tant de prélats, d’ecclésiastiques et de religieux lorsqu’elle parut, fait parler aujourd’hui leurs successeurs avec le même zèle pour la défendre ; son arrivée a changé la doctrine ou la façon de parler des écoles ; tous les collèges, les cahiers de théologie, les séminaires sont imbus du nouveau catéchisme qu’elle nous a apporté ; tous les aspirants aux ordres, à l’épiscopat, à l’état monastique, sont élevés dans les principes de la théologie nouvelle : car celle des jansénistes n’est pas à beaucoup près si claire, qu’elle doive éclipser ce qui lui fait ombrage ; faut-il donc s’étonner si la plupart de nos prélats et de nos prêtres se montrent si fidèles à la bulle Unigenitus, et si persuadés que la conservation de la religion y est essentiellement attachée ? Les hommes n’ont qu’un certain degré de lumière, mais n’ont aussi qu’un certain degré d’audace et de mauvaise foi ; ils soutiennent par honneur et par persuasion ce qu’ils ont adopté par ignorance, par prévention ou par fanatisme. Le gouvernement a eu beaucoup de peine à faire proscrire le jansénisme à l’ancienne Sorbonne ; il en aurait autant aujourd’hui à empêcher la nouvelle Sorbonne, qui, quoi qu’on en dise, vaut à peu près l’ancienne, de se déclarer, comme elle fait hautement et dans toutes les occasions, en faveur de la bulle. Il a fallu trente ans pour la lui faire admettre ; il en faudrait du moins autant pour la lui faire oublier. Tout cela est dans la nature humaine.

Le gouvernement aurait dû sans doute ne pas s’occuper de cette guerre scolastique ; c’est là ce qui a donné à la bulle et à ses adversaires de l’existence, et occasionné des troubles dans l’État : les théologiens du temps du bon roi Louis XII disputaient entre eux comme les nôtres sur des questions ridicules, et voulaient aussi, comme les nôtres, que l’autorité s’en mêlât : que ces messieurs, disait le bon roi, s’accordent entre eux s’ils le veulent, mais qu’ils ne nous étourdissent point de leurs querelles, dont ni moi ni tout autre bon chrétien n’avons affaire.

Si le gouvernement a eu le malheur de prendre part aux disputes de nos théologiens, il a heureusement un moyen bien facile de réparer cette faute, c’est de ne s’occuper aujourd’hui de ces querelles que pour les faire cesser, et le moyen le plus efficace pour y réussir n’est pas l’autorité, qui a toujours un effet contraire sur des esprits aigris ; Dieu même ne ferait pas taire des théologiens acharnés les uns contre les autres, ils lui soutiendraient qu’ils entendent mieux que lui ses intérêts. Le vrai secret de leur imposer silence, c’est d’imprimer à leur acharnement réciproque le sceau ineffaçable du ridicule ; c’est de permettre aux écrivains raisonnables de répandre sur ces disputes le mépris qu’elles méritent ; bientôt ou elles n’existeront plus, ou elles se trouveront reléguées sur les bancs avec les controverses des scotistes et des thomistes.

Rien n’est plus facile au gouvernement que de parvenir, dans les circonstances présentes, à ce but si désiré de tous les bons citoyens, si propre à rétablir le calme dans l’État, et à réparer l’honneur de la nation française, trop avilis par de tels sujets de trouble. Le public, fatigué de tant de querelles absurdes, ne demande pas mieux que de siffler ceux qui les excitent ou qui les entretiennent ; les controverses de théologie font aujourd’hui peu de fortune, et donnent bien peu de considération à ceux qui les agitent.

Avouons-le cependant ; parmi les évêques qui sont entrés en lice pour ou contre les Jésuites, deux ont été distingués par cette saine partie de la nation, qui ne prenant aucune part au fond de la querelle, et laissant les rapsodies polémiques entassées de part et d’autre, croit plus sûr de juger les hommes par leur conduite que par leurs livres ; ces deux prélats, objets d’une considération générale, sans restriction et sans mélange, sont précisément les chefs des deux partis ; l’un d’eux existe encore, et l’autre n’est plus, l’archevêque de Paris et l’évêque de Soissons. Pourquoi la calomnie et la médisance même les ont-elles respectés ? C’est qu’on ne peut leur reprocher, ni d’avoir été au combat lorsqu’il n’y avait rien à craindre, ni de s’y être traînés à la suite des autres ; c’est que le premier s’était déclaré contre les jansénistes dans un temps où ils commençaient à se montrer redoutables, et que le second avait levé l’étendard contre les Jésuites, bien avant que leur pouvoir fût anéanti, ou même affaibli ; tous deux d’ailleurs d’une conduite irréprochable, tous deux pleins d’humanité, de vertus et de bonne foi ; tous deux enfin exilés, disgraciés, mortifiés autant qu’ils ont pu l’être, ont constamment marché sur la même ligne, et l’estime publique les en a payés ; ceux de leurs confrères qui ont écrit après eux, n’ont paru que leurs échos, ont fait peu de sensation et ont même été l’objet de la satire. Nous sommes bien éloignés de croire que cette satire soit équitable ; la religion et le respect dû aux princes de l’Église nous défend de le penser, et encore plus de le dire ; mais nous ne pouvons nous empêcher de remarquer dans cette conduite du public, et sa malignité impitoyable, lorsqu’elle peut à tort et à travers supposer à des actions louables ou courageuses des motifs qui ne le sont pas, et en même temps sa justice exacte, lorsque cette malignité dépourvue de prétexte est forcée de reconnaître la vertu et de lui rendre hommage : tant il est vrai qu’elle a toujours droit à l’estime des hommes, même quand elle se trompe, même quand son erreur est une occasion de trouble ; on lui pardonne et cette erreur, et presque le mal qu’elle cause, en faveur de la pureté de ses motifs.

C’est ainsi, monsieur, que pensent sur ces deux prélats tous les hommes justes et désintéressés du royaume ; c’est ainsi que pensent les philosophes eux-mêmes qu’on accuse pourtant de penser si mal. Il faut avouer, permettez-moi de le dire en passant, que ces pauvres philosophes sont bien à plaindre ; il n’y a point de malheurs réels ou fictifs qu’on ne leur impute, depuis l’expulsion des Jésuites jusqu’à la retraite de mademoiselle Clairon, depuis la querelle des parlements avec le clergé, jusqu’à celle des capucins. Le croirez-vous ? Un grave théologien a même voulu les rendre responsables des malheurs de la France dans la dernière guerre ; il est vrai, comme quelqu’un d’eux l’a remarqué, que le roi de Prusse et les Anglais, pour qui cette guerre a été plus heureuse, ne sont pas philosophes. Ces imputations me rappellent ce qu’ont imprimé les jansénistes, que les Jésuites étaient la cause du tremblement de terre de Lisbonne ; mais les Jésuites de leur côté ne sont pas restés sans réponse ; ils se sont vantés dans le même temps, le croira qui jugera à propos, d’avoir converti cinq ou six mille Juifs en Pologne, parce que ce royaume était assez heureux pour n’avoir ni Encyclopédie ni jansénistes.

Convenons pourtant de bonne foi, pour en revenir aux philosophes, que si la destruction de la société est un aussi grand mal que ses partisans le prétendent, ses amis zélés ont en effet quelque raison de se plaindre de l’influence considérable que les philosophes y ont eue ; oui, monsieur, dût-on accuser encore la philosophie de chercher à se faire valoir, elle peut se flatter d’avoir contribué beaucoup à cette grande opération, à la vérité d’une manière sourde et peu éclatante ; ceux qui se glorifient d’y avoir eu la plus grande part, ont agi par l’impression de la lumière générale que la raison a répandue depuis quelques années dans presque tous les esprits, et dont plusieurs personnes en place sont aujourd’hui heureusement éclairées. Pour vous en convaincre, voyez, monsieur, avec quelle amertume on reproche à la philosophie le désastre des Jésuites dans la plupart des apologies qu’on a données de ces pères, et même dans quelques uns des mandements publiés en leur faveur ; il est vrai que les défenseurs de la société donnent aux philosophes, ses ennemis, le nom d’incrédules ; qualification que la saine philosophie n’adopte pas, et mérite encore moins. Mais les injures ne touchent point à la vérité du fait, elles ne font même que la constater ; et il est tout simple que des hommes dont le fanatisme a été dévoilé par des écrivains raisonnables, donnent à ce fanatisme le nom de religion, et à leurs adversaires celui d’impies.

Il faut être juste, monsieur ; le fanatisme n’a aujourd’hui que trop de sujet de montrer de l’humeur, dans l’état de détresse et d’avilissement où il se trouve. Le triomphe de la raison s’approche, non sur le christianisme qu’elle respecte, et qui n’a rien à craindre d’elle, mais sur la superstition et l’esprit persécuteur qu’elle combat avec avantage, et qu’elle est près de terrasser ; sa voix perce de toutes parts, du fond du Nord au centre de l’Italie ; elle pénètre dans les écoles et jusque dans les cloîtres ; elle se fait entendre dans les pays même d’inquisition, du sein desquels nous voyons sortir des ouvrages pleins de profondeur et de lumière. Querelles de religion, despotisme sacerdotal, monachisme, intolérance, tous ces fléaux de l’humanité tombent dans le décri ; le monachisme, entre autres, commence à dépérir sensiblement ; les cloîtres, autrefois si peuplés, s’éclaircissent d’une année à l’autre ; le gouvernement même commence à en sentir l’abus, et les bons citoyens pensent que l’expulsion des Jésuites ne sera pas aussi utile qu’elle le peut être, si elle n’est suivie d’un examen rigoureux des constitutions et du régime des autres ordres.

Je ne sais ce qui résultera de cet examen ; mais ce qui est certain, c’est que jamais peut-être les moines n’ont fourni une plus belle occasion, ou de les détruire, ou de les réprimer. La plupart des ordres religieux, c’est un fait constant, sont agités aujourd’hui par une fermentation intestine et violente qui mine sourdement les uns et qui dévore ouvertement les autres ; nos malheureux moines s’assomment entre eux dans leurs saintes prisons avec les chaînes qu’ils portent, et qu’ils aspirent à voir briser ; les capucins surtout, qui devraient si peu faire parler d’eux, se déchirent avec une fureur qui a éclaté dans le public, fait pour ignorer jusqu’à leur existence ; et leur général, accouru en vain de quatre cents lieues pour remettre l’ordre, a fini par secouer la poussière de ses pieds contre des sujets rebelles. Les bénédictins de St.-Germain-des-Prés ont fait plus ; ils ont demandé par une requête imprimée de ne plus porter un habit qui leur paraît avilissant (ce sont leurs propres termes) ; de ne plus faire maigre, de ne plus se relever la nuit pour chanter matines. Il y avait deux partis à prendre sur cette requête ; celui de l’admettre en s’emparant de leurs biens, et celui de leur laisser leur froc et leurs richesses ; le premier parti pouvait être plus conforme à la politique, mais le second a paru plus religieux, et c’est celui qu’on a pris. Si les Jésuites avaient présenté une pareille requête, il n’y a pas d’apparence qu’elle eût été rejetée, tant les circonstances changent tout ; on les a forcés à quitter leur habit, et on force les bénédictins à garder le leur ; c’est que l’habit de S. Ignace a incommodé le gouvernement, et que l’habit de S. Benoît n’incommode que ceux qui le portent.

Quoi qu’il en soit, c’est à la prudence du prince, des ministres et des magistrats à voir ce qu’il faut tolérer en ce genre, ce qu’il faut détruire et ce qu’il faut protéger. Je dis ce qu’il faut protéger, car il est quelques communautés qui en paraissent dignes ; je citerai entre autres les frères de la Charité, voués par état au soulagement des pauvres et des malades. Serait-ce aller trop loin que de prétendre que cette occupation est la seule qui convienne à des religieux ? En effet, suivant la réflexion d’un auteur moderne, à quel autre travail pourrait-on les appliquer ? à remplir les fonctions du ministère évangélique ? mais les prêtres séculiers, destinés par état à ce ministère, ne sont déjà que trop nombreux, et par bien des raisons doivent être plus propres à ces fonctions que des moines ; ils sont plus à portée de connaître les hommes, ils ont moins de maîtres, moins de préjugés de corps, moins d’intérêts de communauté et d’esprit de parti. Appliquera-t-on les religieux à l’instruction de la jeunesse ? mais ces mêmes préjugés de corps, ces mêmes intérêts de communauté ou de parti, ne doivent-ils pas faire craindre que l’éducation qu’ils donneront ne soit ou dangereuse, ou tout au moins puérile ; qu’elle ne serve même quelquefois à ces religieux, comme elle n’a que trop servi aux Jésuites, de moyens de gouverner et d’instrument d’ambition, auquel cas ils seraient plus nuisibles que nécessaires ? Les moines s’occuperont-ils à écrire ? mais dans quel genre ? l’histoire ? l’âme de l’histoire est la vérité ; et des hommes si chargés d’entraves doivent être mal à leur aise pour la dire, souvent réduits à la taire, et quelquefois forcés de la déguiser. L’éloquence et la poésie latine, dans laquelle on prétend que plusieurs Jésuites ont excellé ? le latin est une langue morte, qu’aucun moderne n’est en état d’écrire ; et nous avons assez en ce genre de Cicéron, d’Horace, de Virgile, de Tacite, et de tant d’autres chefs-d’œuvre de l’antiquité. Les religieux cultiveront-ils les matières de goût ? ces matières, pour être traitées avec succès, demandent le commerce du monde, commerce interdit aux religieux. La philosophie ? elle veut de la liberté, et les religieux n’en ont point. Les sciences, comme la géométrie, la physique, etc. ? elles exigent un esprit tout entier, et par conséquent ne peuvent être que faiblement cultivées par des hommes voués à la prière. Aussi les génies du premier ordre en ce genre, les Bayle, les Descartes, les Viette, les Newton ne sont point sortis des cloîtres, et le peu de religieux qui ont paru dans cette carrière à la seconde place, ceux même qui n’ont été qu’à la troisième, se repentaient pour la plupart de leur état, et en remplissaient bien faiblement les devoirs. Il reste les matières d’érudition ; ce sont celles auxquelles la vie sédentaire des moines les rend plus propres, qui demandent d’ailleurs le moins d’application, et souffrent les distractions plus aisément. Ce sont aussi celles où les religieux peuvent le mieux réussir, et où ils ont en effet réussi le mieux. Cette occupation, néanmoins, est fort inférieure, pour des moines, au soulagement des malades et au travail des mains ; j’entends un travail profitable au public, et qui ne soit pas borné à nourrir la communauté ou à l’enrichir. Enfin, monsieur, le plus essentiel est de rendre utiles, de quelque manière que ce puisse être, tant d’hommes absolument perdus pour la patrie, moins nuisibles sans doute que la société intrigante dont on vient de se défaire, mais à qui la religion ne donne pas le droit de n’être bons qu’à eux. Encore une fois, c’est à la sagesse du gouvernement à décider quels sont les ordres qu’il convient de laisser subsister pour le bien public, s’il en est quelques uns qui soient dans ce cas. C’est à lui à prendre là-dessus les mesures convenables à sa justice, à sa sagesse et à sa gloire.

Mais il est deux objets auxquels il doit dès à présent se rendre très attentif. Le premier est d’ôter aux Jésuites tout moyen de se rétablir parmi nous ; c’est à quoi on parviendra surtout en aliénant leurs maisons et en dénaturant leurs biens, et c’est de quoi les magistrats ne sauraient trop s’occuper ; la négligence à ce sujet pourrait avoir un jour des suites funestes ; elle faciliterait le rappel des Jésuites ; et ce qui est arrivé déjà du temps d’Henri IV, doit servir de leçon pour ne pas tomber dans un inconvénient semblable. Un autre inconvénient assez dangereux, dans lequel on tombe déjà, c’est de souffrir trop de Jésuites ensemble dans la même ville ; on en comptait, il n’y a pas longtemps, plus de quatre-vingts dans la ville de Rennes seule ; c’en serait trop à Paris même : aussi la Bretagne s’aperçoit-elle bien de leur multitude par les toiles qu’ils y tendent ; il ne serait pas inutile de nettoyer un peu la maison.

Mais en insistant, monsieur, comme amateur de la tranquillité publique, sur la nécessité indispensable de ne pas souffrir trop de Jésuites dans une même ville, j’insisterai encore plus, comme partisan de l’humanité, sur la nécessité non moins pressante de pourvoir à leur subsistance quelque part qu’ils soient ; les magistrats avaient ordonné qu’il serait accordé à chaque Jésuite une pension alimentaire, modique à la vérité, mais du moins telle que les circonstances pouvaient le permettre. Cet arrêt, conforme aux premiers principes de la raison et de l’équité, demeure, si on en croit la voix publique, presque sans exécution dans quelques provinces. Les détails récents qu’on écrit à ce sujet, s’ils ne sont point exagérés, sont faits pour toucher tous les cœurs sensibles, tous ceux même que l’impitoyable jansénisme n’a pas endurcis jusqu’à la férocité. On assure qu’il se trouve en plusieurs villes des Jésuites malades, infirmes, pauvres, âgés, sans famille, sans amis, sans appui et sans ressource, réduits à la plus affreuse misère, privés de pain et hors d’état d’en gagner. Ceux d’entre eux qui pourraient se procurer par leur travail le nécessaire le plus absolu, se trouvent même dénués de cette ressource dans plusieurs diocèses, par la prévention que leur funeste robe inspire contre eux. La plupart de ces malheureux Jésuites, très innocents des intrigues qui ont fait détruire la société avec justice, ont consumé leurs jours et leur santé dans les travaux pénibles de l’éducation de la jeunesse ; aujourd’hui, sur le bord de leur tombeau, ils ne trouvent plus dans leur patrie où reposer leur tête, et souffrent, sans avoir la force de se plaindre, le sort cruel qu’on leur fait essuyer ; les magistrats qui les ont privés de leur état par une nécessité malheureuse, ne manqueront pas, sans doute, de se faire rendre compte, dans le plus grand détail, de la situation de ces infortunés ; leur humanité et leur justice s’empresseront d’y apporter le remède. En un mot, réprimer les Jésuites, mais les faire vivre, tel doit être le premier objet de ceux qui les ont dispersés.

Le second objet que doit avoir le gouvernement, c’est d’empêcher que le jansénisme, cette secte avilie et remuante, ne cherche à se relever de ses ruines, et à troubler de nouveau la religion et l’État. Je ne sais si je lis bien dans l’avenir, et dans un avenir que je crois peu éloigné ; mais il me semble que je ne serais pas tranquille à la place des jansénistes, car qui empêchera quelqu’un de nos plus respectables magistrats, de ces hommes qui ont acquis à titre de citoyens vertueux et de juges intègres la confiance publique, de se lever tout à coup au milieu d’une assemblée de chambres, et de dire : Messieurs, nous avons chassé les Jésuites et la France nous en remercie. Souffrirons-nous au milieu de nous des hommes, à la vérité beaucoup plus méprisables, mais qui seraient plus méchants si on leur laissait prendre crédit ? Qu’on ne les persécute point, à la bonne heure, c’est même le moyen qu’ils soient oubliés plutôt ; qu’on leur donne les sacrements, qu’on les laisse mourir en paix, mais qu’ils nous y laissent vivre. Nous avons déjà sévi contre le fanatisme ridicule et scandaleux qu’ils cherchaient à répandre par leurs convulsions. Que ne sévissons-nous aussi contre les intrigues sourdes qu’ils font jouer pour exciter du trouble ? Que ne sévissons-nous contre l’acharnement avec lequel ils violent sans cesse la loi du silence, en disant toujours qu’il faut se taire ? Que ne sévissons-nous, surtout, contre ce gazetier obscur qui déchire impunément ce qu’il y a de plus respectable dans l’Église ? C’est à nous sans doute à réprimer les évêques qui abusent de leur autorité et qui en passent les bornes, mais c’est à nous en même temps à leur faire rendre les égards qui leur sont dus, et à ne pas souffrir qu’un vil écrivain les insulte. Je sais qu’il nous appelle pères de la patrie ; mais le vrai moyen de l’être est de réprimer les enfants qui la déchirent : songeons à mériter ce titre sans nous embarrasser qu’il nous le donne ; et montrons-lui que nous faisons aussi peu de cas de ses satires que de ses éloges. Tel est, messieurs, le dernier service que la nation désire de nous, et qu’elle en espère ; qu’attendons-nous pour consommer notre ouvrage, et pour faire cesser enfin cette odieuse guerre théologique, qui rend notre patrie la fable de l’Europe ?

Voilà, monsieur, il n’est pas possible d’en douter, le coup que les plus éclairés d’entre nos magistrats préparent à la secte jansénienne ; voilà le coup qu’elle aurait déjà reçu de nos parlements, s’ils avaient cru que cette secte voulût succéder au crédit et aux intrigues des Jésuites ; elle n’a donc d’autre moyen de se garantir du sort qui la menace, que de se tenir dans le silence et de rentrer dans le néant, d’où elle n’aurait jamais dû sortir.

Je suis, etc.


30 mars 1766.

P. S. Il vient, monsieur, de me tomber entre les mains un gros et violent ouvrage, récemment écrit contre les parlements, par un jésuite à qui vraisemblablement la faim et la misère ont donné la triste maladie qu’on appelle rage. Je le plains très sincèrement, car il a l’air bien malheureux ; on le croirait sur la roue, aux cris qu’il pousse et aux invectives qu’il exhale ; ce serait le cas de lui appliquer le mot si connu d’un passant à un roué qui blasphémait ; mais il ne faut jamais se moquer de ceux qui souffrent, quelques méchants qu’ils soient. Ce jésuite forcené a fait l’honneur à mon ouvrage d’en dire deux mots ; il n’y répond que par des injures atroces contre l’écrivain auquel il lui plaît de l’attribuer ; il assure à cette occasion, ce qui est d’une fausseté bien prouvée et bien reconnue, que le compte rendu au parlement de Bretagne est l’ouvrage de cet écrivain. Voilà le premier acte d’hostilité que la société ait fait contre mon livre ; encore n’est-ce pas réellement un acte d’hostilité de sa part ; car cette production jésuitique a paru, dit-on, si révoltante au général même de la société, qu’il en a ordonné la suppression. C’est à la vérité un monstre né dans la famille, mais étouffé par avis de parents, et qui ne fera de mal à personne. Il n’est pas même absolument sûr que ce monstre ait un jésuite pour père ; des gens qui se prétendent bien instruits, lui en donnent un autre, à la vérité très digne de l’être ; c’est l’illustre et respectable apologiste de la Saint-Barthelemi, qui, chassé de France depuis quelques années en récompense de son zèle pour la bulle et pour les Jésuites, s’est réfugié à Rome, où il a eu le plaisir de dire à ses protecteurs et à ses complices des vérités qu’ils lui ont bien rendues. Les détails de cette scène ont été publiés et imprimés partout. Mais une chose moins connue, et qui servirait à mieux dévoiler encore, s’il était possible, le personnage dont on parle, c’est qu’il n’a pas été toujours l’ami et le champion de la société ; il avait commencé par être aux gages des jansénistes, et par écrire contre le père Girard dans la ridicule affaire de la Cadière. Depuis ce temps. Dieu l’a éclairé, il est devenu l’apologiste de la bonne cause, des Jésuites et de la Saint-Barthelemi.

J’apprends dans le moment que cet agent de la société vient d’être chassé de Rome ; et, ce qui ne vous fera pas moins de plaisir, que l’agent des jansénistes en a été chassé le même jour. Cela s’appelle faire maison nette et bonne justice.

Je suis, etc.




SECONDE LETTRE.

SUR L’ÉDIT DU ROI D’ESPAGNE POUR L’EXPULSION DES JÉSUITES.


15 juillet 1767.


La lettre que j’ai eu l’honneur de vous adresser, monsieur, par forme de supplément à l’histoire de la destruction des Jésuites en France, était écrite et même imprimée depuis longtemps, lorsqu’il est arrivé à ces pères de nouveaux malheurs, causés par de nouvelles sottises. Je ne m’épuiserai point en conjectures sur la nature du délit qui a forcé le roi d’Espagne à les bannir de ses États, je me bornerai à quelques réflexions.

I. Ce délit, quel qu’il soit, doit être bien grave, puisque la peine en a été si sévère. Je me trompe, il y a tout lieu de croire, d’après l’édit du roi d’Espagne, qu’elle ne l’est pas encore assez : car ce prince fait entendre, ou plutôt déclare nettement, qu’il cède aux mouvements de sa clémence royale, en se bornant à chasser les Jésuites. L’imagination, comme vous pouvez le croire, travaille sur ce canevas, et prête à ces pères les forfaits les plus odieux : on fait plus, on cite des lettres authentiques qui les accusent. Ce mystère s’éclaircira sans doute : s’il est tel qu’on le prétend, l’atrocité du crime est au point que je n’ose vous en faire part ; mais en même temps l’extravagance du complot est pour le moins égale à l’atrocité ; le peu de vraisemblance qu’il y avait de réussir, le péril même où la société s’exposait en réussissant, tout cela fait demander par quelle fatalité les Jésuites sont devenus aussi fous que méchants ; on était assez persuadé du second, mais on ne les soupçonnait pas du premier.

II. Le délit est apparemment celui de toute la société jésuitique espagnole, puisque le roi a cru devoir faire arrêter, comme d’un coup de filet, tous les Jésuites à la fois, et presque à la même heure. Il est en effet plus que vraisemblable que la révolte du peuple de Madrid en 1766, celle de plusieurs autres villes d’Espagne arrivée dans le même temps, celle enfin d’une partie de l’Amérique espagnole, ont été l’ouvrage de ces pères ; et assurément toute une populace révoltée a plus d’un jésuite pour confesseur. Car il n’y a pas moyen d’accuser ici les autres moines ; le roi d’Espagne en fait tant d’éloges, qu’il doit avoir de bonnes preuves que les Jésuites sont les seuls coupables. Mais tous sans exception le sont-ils ? Et si tous ne le sont pas, que les innocents sont à plaindre ! que le prince doit souffrir lui-même de ne pouvoir les connaître, de ne pouvoir peut-être les épargner s’il les connaît, et d’être forcé de les sacrifier à cette loi cruelle, mais apparemment nécessaire, qu’on appelle la raison d’État !

III. Les précautions excessives qu’on a cru devoir prendre en Espagne pour s’assurer des Jésuites, et les faire sortir du royaume, prouvent du moins combien ces moines y étaient à craindre, ou combien on a cru qu’ils l’étaient : or cette seule raison était peut-être suffisante pour se délivrer d’eux ; car doit-on garder chez soi des hommes qui prétendent avoir renoncé au monde, et à plus forte raison à la cabale et à l’intrigue, qui doivent prêcher aux peuples la soumission et la patience, et contre lesquels un monarque puissant est obligé de se mettre si fort en garde, quand il lui plaît de s’en défaire ? Tout prêtre et tout moine à qui son roi dit, allez-vous-en, doit, en conséquence de la religion qu’il prêche, partir sur-le-champ, je ne dis pas seulement sans résistance, je dis même sans murmure et sans réplique. Ne doit-il pas être persuadé, d’après ce que l’Écriture lui enseigne, que la puissance des rois vient de Dieu ? Et si Dieu lui disait, partez, se révolterait-il au lieu d’obéir ? se plaindrait-il même, et lai demanderait-il ses raisons ?

IV. La défense faite par le roi d’Espagne à ses sujets de parler ou d’écrire pour ou contre les Jésuites, sous peine de lèse-majesté, ne saurait être regardée comme un pur acte de despotisme de la part d’un roi si sage et si juste ; cette défense si rigoureuse prouve donc seulement à quel point on appréhende d’échauffer dans ce royaume les partisans des Jésuites, non seulement en permettant aux amis de la société de réclamer en sa faveur, mais en permettant à ses ennemis même de dire librement ce qu’ils pensent d’elle. Ainsi les mânes même de cette compagnie épouvantent encore lorsqu’elle n’est plus. Quel funeste colosse que celui dont l’ombre seule cause tant de frayeur ! qu’il était nécessaire de le renverser !

V. Peut-être néanmoins cette terrible opinion qu’on a des Jésuites, cette crainte excessive qu’on leur témoigne, leur fait-elle plus d’honneur qu’ils ne méritent ; la manière obscure, paisible, et presque humiliante dont ils ont péri en France, fait voir que leur prétendu crédit en ce royaume avait plus d’apparence que de réalité ; il pourrait bien en être de même en Espagne ; mais, on le répète, des prêtres, des moines sont encore trop puissants, même avec la simple apparence du crédit et du pouvoir.

VI. Comme ce ne sont ni les princes, ni les ministres, ni les magistrats, mais la loi qui punit les crimes, et que la loi, en punissant un citoyen ou un corps, dit et doit dire pourquoi elle le punit, il est hors de doute que si le roi d’Espagne n’a pas encore fait connaître le crime des Jésuites, son silence en ce moment est fondé sur de bonnes raisons, et qu’il ne tiendra pas toujours renfermés dans son cœur les motifs d’une proscription si subite et si terrible ; ce prince, on ose le dire sans crainte de l’offenser, doit à lui-même, à ses sujets, aux autres princes et États de l’Europe, à toutes les nations enfin, de dévoiler l’iniquité toute entière, et de prévenir par là, autant qu’il est en lui, le mal que les Jésuites pourraient faire ailleurs, après en avoir tant fait en Espagne. Il le doit d’autant plus, qu’il annonce, par son édit, que si la société entreprend de se justifier, tous les Jésuites espagnols seront privés de la pension qu’il leur accorde : pour être en droit de lier la langue à un accusé, il faut être bien sûr d’avoir en main de quoi le confondre ; encore dans ce cas même est-il rare de lui fermer la bouche. Souhaitons donc que le roi d’Espagne se trouve bientôt en état de ne plus rien avoir à ménager, et de pouvoir dire librement aux Jésuites : Voilà de quoi vous êtes convaincus ; justifiez-vous, si vous l’osez. C’est ainsi que la loi parle aux coupables, c’est ainsi que le monarque, qui est l’organe de la loi, devrait leur parler toujours ; quand des circonstances malheureuses l’obligent à user de réserve, il est presque aussi à plaindre que ceux qu’il punit.

VII. En attendant ce détail, on a cru pouvoir supposer à Paris que les Jésuites français participent au crime des Jésuites d’Espagne, sinon d’effet, au moins d’intention ; peut-être a-t-on cru devoir les traiter avec rigueur, par la seule crainte qu’ils ne soient en France une occasion de trouble, crainte que l’événement d’Espagne a réveillée ; peut-être les punit-on seulement, comme la cigale de la fable, pour s’être trouvés en mauvaise compagnie ; quoi qu’il en soit, l’édit qui expulse la société d’Espagne vient d’occasionner l’arrêt qui la bannit du ressort du parlement de Paris. Voilà pour les jansénistes un beau sujet de réflexions profondes ; voilà une belle matière de lettre à un chevalier de Malte, ou à un duc et pair : car c’est là ordinairement leur bureau d’adresse. On ne sait si les autres parlements suivront tous l’exemple que le parlement de Paris leur a donné ; la plupart semblent vouloir laisser les Jésuites en paix ; ce défaut d’uniformité peut avoir de grands inconvénients ; expulser tous les Jésuites est peut-être bien sévère ; les conserver tous est peut-être bien dangereux : mais avoir à leur égard deux poids et deux mesures, est le plus mauvais de tous les partis.

VIII. Les magistrats du parlement de Paris semblent désirer dans leur arrêt que le roi obtienne du pape la dissolution des Jésuites ; c’est, dit-on, ce que le pape pourrait faire de mieux pour le bien de l’Église, pour la tranquillité de plusieurs États de l’Europe, enfin pour son propre repos ; cela peut être : mais le S. Père en aura-t-il le courage ? se résoudra-t-il à réformer de sang-froid les meilleures troupes de sa maison ? se bornera-t-il à gémir sur les pertes et les malheurs du Saint-Siège ?

IX. Si l’humanité et la compassion sont un motif assez puissant pour déterminer les hommes d’État, surtout quand ces hommes d’État sont en même temps hommes d’Église, je crois que cette raison seule devrait engager le souverain pontife à relever au moins de leurs vœux tous les Jésuites français, espagnols et portugais ; par là il les affranchirait de cette obéissance sans bornes à leur général, si effrayante pour ceux qui ne sont pas jésuites, et aujourd’hui si funeste à ceux qui le sont ; il empêcherait, autant qu’il est possible, que par ce motif on n’interdise à tant de malheureux le feu et l’eau, et qu’on ne leur ôte tout moyen de subsister.

X. Je sais qu’en Espagne et en France on leur a assigné des pensions ; mais outre que ces pensions sont très modiques, mille circonstances malheureuses ou forcées ne peuvent-elles pas en retarder, ou même en faire cesser le paiement ? On oublie bientôt les malheureux quand on ne les voit plus ? que sera-ce si ces malheureux sont membres d’une société proscrite et odieuse ? Déjà, si on en croit le bruit public, cet inconvénient commence à se faire sentir pour les Jésuites français ; plusieurs, dit-on, n’ont encore rien reçu des pensions qu’on leur avait accordées pour leur subsistance. C’est un fait que je ne suis pas à portée d’éclaircir ; je sais seulement que tous les Jésuites de France ne sont pas dans le même cas, et que plusieurs ont exactement touché ce qui leur a été promis. Cet acte de charité, ou plutôt de justice, mérite, ce me semble, d’être rempli avec la plus grande exactitude, et on ne saurait à cette occasion refuser des éloges au conseil d’Espagne, qui, en chassant les Jésuites par l’acte d’autorité le plus décisif et le plus sévère, a cherché du moins à mettre toute l’humanité possible dans l’exécution. Quelle humanité, grand Dieu ! s’écrieront les Jésuites, de nous laisser pendant trois mois à la merci des vents et de la mer, sans avoir même pris la précaution de s’assurer d’un port où l’on voulût au moins nous donner l’hospitalité ! Pour répondre à cette triste imputation, il faudrait examiner, je ne dis pas si le roi d’Espagne a eu de justes motifs pour expulser les Jésuites de ses États, car on ne doit pas en douter, mais si, voulant les expulser avec sûreté pour lui, il pouvait s’y prendre autrement qu’il n’a fait, et s’il ne courait pas trop de risque, en leur ordonnant simplement de sortir du royaume ; s’il pouvait prévoir que le pape, qui avait reçu sans pension, pour l’amour de Dieu et de la société, quinze cents Jésuites portugais, refuserait de recevoir avec pension deux à trois mille Jésuites espagnols ; si le pape de son côté n’a pas été en droit de les refuser, comme souverain par la grâce de Dieu et par celle des puissances chrétiennes ; s’il a bien ou mal raisonné en écrivant au roi d’Espagne : Pourquoi expatrier tant de malheureux s’ils sont innocents, et pourquoi vouloir en infester mes États s’ils sont criminels ? Voilà bien des questions sur lesquelles il me paraît aussi difficile que délicat de prononcer. Un publiciste allemand trouverait là de quoi faire un gros volume et le sage d’assez courtes, mais d’assez tristes réflexions.

XI. Il y a quelques jours qu’un de ces hommes, qu’on appelle philosophes, encyclopédistes, matérialistes, un de ces hommes enfin dont le nom seul fait reculer d’effroi à la cour, dans les collèges et dans les couvents de religieuses, déplorait le sort des infortunés Jésuites, qui, n’ayant d’autre crime que celui de l’être, vont se trouver sans asile, sans pain, sans ressource. Vous êtes bien bon, lui dit quelqu’un, de vous attendrir sur des hommes qui vous verraient brûler en riant, et qui mettraient eux-mêmes le feu au bûcher. Cela se peut, répondit simplement le philosophe ; mais ces Jésuites sont des hommes, ils ne m’ont encore brûlé que dans l’intention, et je ne suis pas janséniste. En effet, monsieur, les magistrats même qui ont chassé les Jésuites de France, voient avec compassion la destinée de la plupart d’entre eux ; je n’ai trouvé jusqu’à présent qu’une centaine de prêtres et deux ou trois femmes qui fussent insensibles à leur malheur ; et je vous laisse à deviner de quel parti sont ces femmes et ces prêtres. Il est vrai que quand on voit d’un côté les Jésuites d’Espagne réduits à la situation la plus triste, et de l’autre les Jésuites de France abusant de la bonté qu’on a de les y souffrir pour cabaler et pour intriguer comme ils font, on ne sait à quel sentiment se livrer à l’égard des individus de cette société ; on ne voudrait pas les voir malheureux, mais on voudrait les voir loin de soi. Les jansénistes les voudraient en enfer, et les philosophes aux Champs-Élysées.

XII. Que deviendront les Jésuites de Naples et ceux de Parme ? est-ce un projet arrêté entre les princes de la maison de Bourbon, de ne plus souffrir de Jésuites dans les États de leur dépendance ? Je m’arrête, car j’entends déjà qu’on me répond : Vous lisez de trop loin dans les secrets des dieux. On dit que l’expulsion de ces pères trouvera peu de difficulté dans les États de Parme ; ces États sont petits, le gouvernement y est éclairé, et les Jésuites bien connus ; mais on assure qu’il ne sera pas aussi aisé de les chasser de Naples, où ils ont à leurs ordres cinquante mille coquins appelés lazaroni, toujours prêts à se révolter au premier signal : cette canaille avait pour chef, il y a quelques années, un fameux Jésuite nommé le père Peppe, qui présentait à la reine de Naples sa main à baiser, et lui donnait de l’autre sa bénédiction ; c’est le même qui, en 1757, prêchait dans les marchés de Naples contre le roi de Prusse, et le comparait à l’antechrist ; ce Jésuite, dans une sédition, eut l’audace, à ce qu’on prétend, d’offrir au roi de Naples, aujourd’hui roi d’Espagne, quarante mille hommes dont il se vantait de pouvoir disposer. Si le fait est vrai, la réponse naturelle à cette offre obligeante était de faire pendre le moine ; et je crois que s’il ne le fut pas, c’est qu’on n’avait pas cent mille hommes à opposer aux quarante mille. Ce père Peppe est mort il y a quelques années, riche d’environ un million, tant en argent qu’en effets, qu’il avait amassé pour la plus grande gloire de Dieu, et à la très grande édification de l’Église. Le poste était trop bon pour que les Jésuites aient négligé de lui donner un successeur ; et cet Élie a sûrement laissé son double esprit à quelque Élisée. Si le conseil de Naples vient à bout de chasser de tels prophètes, il faudra qu’il soit pour le moins aussi habile que le conseil d’Espagne.

XIII. Voici ce qu’un homme de mérite et très instruit écrivait de Londres au mois de février 1767. Nous sommes inondés de Jésuites ; jusqu’ici le gouvernement n’a pas jugé à propos d’y faire attention, mais on s’aperçoit de leur zèle à faire des prosélytes, et le nombre de ce que les Anglais appellent papistes, est considérablement augmenté depuis la destruction de la société en France ; on assure qu’il s’est plus réfugié de Jésuites à Londres qu’à Rome. J’ai peine à croire que les Jésuites fassent en Angleterre autant de prosélytes que cette lettre les en accuse ; on ne se convertit plus guère, et je crois les Jésuites moins propres que jamais à être les ministres de cette bonne œuvre ; j’imagine seulement que leur affluence à Londres doit avoir attiré dans cette ville les papistes du royaume, comme le miel attire les mouches. Quoi qu’il en soit, le gouvernement d’Angleterre souffre donc paisiblement dans son sein les Jésuites et leurs adhérents ; je n’examine pas s’il a tort ou raison ; mais que les Jésuites sentent au moins tout le prix de cette indulgence, si contraire à l’esprit de persécution dont ils étaient animés ; qu’ils cessent enfin de prêcher contre la tolérance, qui leur est aujourd’hui si utile ; car, sans cette tolérance, que deviendraient-ils en Angleterre et ailleurs ?

XIV. Ce qui attire surtout l’attention de l’Europe, c’est le parti que prendront les Jésuites du Paraguai ; leur conduite avec l’Espagne nous apprendra s’ils sont en effet aussi puissants dans ce pays que leurs ennemis et leurs amis le prétendent ; l’événement fera connaître s’ils sont assez forts pour se maintenir au Paraguai en dépit de l’Espagne ; en ce cas, malheur à toute puissance qui ne les chassera pas de chez elle, comme des hommes qui osent partager avec le gouvernement le pouvoir souverain ; pour moi, mon avis serait qu’on envoyât au Paraguai tous les Jésuites d’Europe, ils y seraient tranquilles et heureux, s’ils peuvent l’être, et nous aussi.

XV. J’ignore comment les Jésuites du Paraguai se conduiront ; mais quel que soit leur projet, j’ai mauvaise opinion du succès, si le même esprit de vertige qui les agite aujourd’hui en Europe, s’est étendu jusqu’aux Jésuites du Nouveau-Monde. Cet esprit de vertige, qui les précipite partout vers leur ruine, est bien contraire à l’esprit de leur institut, et ce n’était pas par là qui fallait s’en écarter. Qu’est devenue cette prudence dont ils se glorifiaient, qui avait tant contribué à leur grandeur, qui les avait fait échapper à tant de périls ? Autrefois leur lançait-on du haut du toit un seul coup de pierre, ils se retiraient à l’écart, faisaient le moins de bruit qu’ils pouvaient, et attendaient pour continuer leur chemin qu’on ne pensât plus à eux ; depuis six à sept ans on tire sur eux à cartouche en Portugal et en France, et c’est le temps qu’ils choisissent en Espagne pour cabaler contre le monarque ! Oh ! que les jansénistes ont beau jeu pour s’écrier que Dieu vient d’aveugler le conseil d’Achitophel, afin qu’il allât se pendre !

XVI. Quelle terrible leçon que le désastre des Jésuites, pour les ordres religieux qui voudraient à l’avenir se rendre puissants, ou même qui se contenteraient de le paraître ! Depuis deux cents ans ces pères luttaient contre la haine, ils pouvaient en apparence se flatter d’en être vainqueurs, ils ont fini par y succomber. Oh ! que la haine est active et vigilante ! elle est éternelle comme Dieu et terrible comme lui.

XVII. Mais quelle leçon en même temps pour tout souverain, pour tout État, qui voudrait désormais protéger les moines et leur donner de l’existence ! Cette espèce d’hommes se présente d’abord avec un air soumis et modeste, elle semble n’avoir pour but que de se rendre utile, elle commence même quelquefois par l’être, elle tâche ensuite de se rendre nécessaire, puis indépendante, et enfin dangereuse ; c’est alors que l’autorité, qui l’avait protégée d’abord, se trouve contrainte, pour la réprimer, de s’écarter des formes de la justice ; ce qui est toujours un mal dans tout gouvernement, même quand on s’y trouve réduit pour éviter de plus grands maux. Voilà l’histoire des Jésuites en Espagne : aucune puissance ne les avait d’abord traités plus favorablement ; aucune puissance ne les a traités ensuite avec plus de rigueur ; c’est l’autorité qui les a soutenus, c’est l’autorité qui les chasse.

XVIII. Rien de plus fragile, dit un historien philosophe, qu’un pouvoir qui n’a qu’un appui étranger. Croit-on que les ordres mendiants subsisteraient encore, s’ils avaient conservé long-temps l’éclat qu’ils eurent à leur naissance ? Que de protecteurs et d’ennemis à la fois ! Écoutez d’un côté le bon S. Louis, qui disait que s’il pouvait se partager en deux, il donnerait une moitié de lui-même aux cordeliers, et l’autre aux jacobins. Je ne donne pas cette parole pour ce que S. Louis a dit de meilleur ; mais voyez quel respect tous les princes de son siècle avaient, comme lui, pour l’habit des mendiants, puisque tous voulaient mourir avec une robe de frère prêcheur ou de frère mineur. D’un autre côté, écoutez en même temps les cris redoublés des universités, des évêques, et de toute la chrétienté contre ces moines, et vous serez étonné qu’ils aient résisté à tant de causes de destruction. Mais remarquez que ces ordres mendiants étant au nombre de deux, et toujours en guerre l’un avec l’autre, se contre-balançaient mutuellement, et s’empêchaient de gagner trop de terrain ; ils se sont ainsi minés et soutenus réciproquement, jusqu’à ce que les Jésuites, mendiants aussi dans leur origine, sont venus succéder au crédit des uns et des autres, et leur ont dit comme le soldat de Virgile, hæc mea sunt, veteres migrate coloni. Qu’en est-il arrivé ? Les mendiants sont oubliés et vivent, les Jésuites ont régné et se meurent. Peut-être cependant les Jésuites, dans l’État même où ils sont réduits, ne voudraient pas troquer leur agonie contre la chétive existence des mendiants. Dans le vrai, quoique bien malades, ils ne sont encore ni sans vie, ni même sans force ; c’est une puissance qui a perdu trois grandes provinces, mais à qui il reste des établissements et des ressources ; et s’ils doivent mourir, il y a apparence que leur agonie sera longue.

XIX. Qui sera désormais assez insensé, ou plutôt assez imbécile, je ne dis pas seulement pour se faire jésuite, mais pour se faire moine, malgré les louanges données par le roi d’Espagne à tout ce qui ne porte pas l’habit de S. Ignace ? Il ne faut qu’un ou deux chefs et quelques confrères turbulents et factieux, pour se voir exposé à être arraché brusquement de son lit et de sa maison, jeté dans une voiture, de là dans un vaisseau ou sur la frontière, et enlevé pour jamais à sa patrie, à sa famille, à ses amis, sans pouvoir même deviner par où on a pu mériter un pareil traitement. Cette réflexion fera peut-être cesser tout-à-fait la sottise d’entrer dans les cloîtres, qui diminue déjà de jour en jour ; et cette sottise abolie sera un grand bien pour l’humanité. Ainsi soit-il.

XX. Puissent au moins les Jésuites, instruits par tant de malheurs, ne plus faire parler d’eux quelque part qu’ils soient ! Puissent aussi les jansénistes, qui sans les Jésuites ne sauraient vivre, les accompagner dans leur retraite ! Puissent les uns et les autres, ainsi réunis dans un même lieu, et s’il est possible, sous un même toit, s’accorder entre eux s’ils le peuvent, ou se dévorer mutuellement, s’ils ne trouvent rien de mieux à faire. Ainsi soit-il encore.

Je suis, etc.


Addition qui doit être mise à la fin de la seconde lettre.


La première des deux lettres qui servent de supplément à l’histoire de la destruction des Jésuites, a paru dans les pays étrangers il y a près de deux ans, la seconde il y a près de neuf mois. Pendant qu’on les réimprimait à la suite de l’édition de l’histoire, les Jésuites, déjà chassés de l’Espagne, l’ont encore été de Naples, de Sicile, de Parme, de l’Amérique espagnole, et du Paraguai même. Cette expulsion s’est faite partout sans bruit, sans scandale, sans la plus légère émeute. On est bien persuadé, vu la sagesse des mesures qui avaient été prises dans ces différents États pour l’émigration des Jésuites, qu’elle ne pouvait pas être fort orageuse ; mais ce qui doit étonner, et à quoi l’on ne s’attendait pas, c’est que nulle part, à ce qu’on assure, ces pères n’ont été regrettés par le peuple, et que le Paraguai même n’a témoigné nul chagrin de leur départ. Si la chose est ainsi, rien ne décèle davantage dans cette société, comme nous l’avons déjà dit ailleurs, une faiblesse réelle qui n’avait que le masque de la force ; l’opinion seule faisait regarder les Jésuites comme redoutables, et on doit être un peu honteux de la frayeur qu’ils ont si longtemps causée ; ce qui n’empêche pourtant pas qu’en Portugal, en France, en Espagne, etc., on n’ait très bien fait de les détruire.

Un grand roi qui n’ayant pas le bonheur d’être catholique, ne doit pas être fort attaché à la société, qui même dans la dernière guerre n’a pas eu lieu d’être content des Jésuites de Silésie, mais qui ayant résisté à quatre armées, ne s’effraie pas aisément d’une compagnie de moines, a écrit ces propres paroles : Quoiqu’invité par l’exemple des autres souverains, je ne chasse point les Jésuites, parce qu’ils sont malheureux ; je ne leur ferai point de mal, étant bien sûr d’empêcher qu’ils n’en fassent ; et je ne les opprime point, parce que je saurai les contenir.




  1. Voyez les écrivains jésuites de la vie de S. Ignace.
  2. Le P. Boyer, théatin, ensuite évêque de Mirepoix, et depuis précepteur des enfants de France.
  3. On sait que ce père de l’Église était à Pétersbourg, où, pour avoir du pain, il écrivait des panégyriques ; une grande princesse qui faisait de ses éloges le même cas que de ses écrits. Il ne manquait plus à la honte de ceux qui l’ont mis en œuvre, que de le laisser, comme ils l’ont fait, dans la misère, et obligé d’aller mendier sa subsistance avec avilissement à six cents lieues.
  4. Voltaire, dans son excellent catalogue des écrivains du siècle de Louis XIV.
  5. Ils en étaient bien éloignés en 16… lorsqu’ils défendirent à tous les sujets de la congrégation d’enseigner le jansénisme et le cartésianisme.
  6. On ne sera peut-être pas fâche de voir ce qu’un philosophe de beaucoup d’esprit, et plein de mépris d’ailleurs pour toutes les querelles théologiques, pensait sur cette charmante doctrine. Se peut-il qu’on donne au mot de liberté un sens aussi forcé que celui que lui donnent les jansénistes ? Nous sommes donc, selon eux, comme une bille sur un billard, indifférente à se mouvoir à droite ou à gauche, mais dans le temps même qu’elle se meut à droite, on la soutient encore indifférente à se mouvoir, par la raison qu’on aurait pu la pousser à gauche. Voilà ce qu’on ose appeler en nous liberté, une liberté purement passive, qui signifie seulement l’usage différent que le Créateur peut faire de nos volontés, et non pas l’usage que nous en pouvons faire nous-mêmes avec son secours. Quel langage bizarre et frauduleux ! Lettre de La Motte à Fénelon.
  7. On mettra ici ces vers en faveur des étrangers, qui peuvent ne les pas connaître :

    Sustulit hinc Jesum, posuitque insignia regis,
    Impia gens ; alium non habet illa Deum.

    Voici la traduction qu’on peut en donner :

    Pour faire place au nom du roi,
    La croix de ces lieux est bannie ;
    Arrête, passant, et connais
    Le Dieu de cette race impie.

  8. De La Chalotais, dans son Essai sur l’Éducation.
  9. Fleury, Disc. sur l’Hist. Ecclés. disc. 3, chap. 7.
  10. Dépit amoureux, acte I, scène dernière.
  11. Voyez les écrits des constitutionnaircs au sujet des refus de sacrements.
  12. Fables de La Fontaine, liv. 7, fab. 3.
  13. Ces vers sont tirés du liv. ier de l’Énéide. Énée aperçoit dans une forêt un grand troupeau, à la tête duquel des cerfs marchaient fièrement ; il donne la chasse. D’abord il jette par terre les chefs de la troupe, qui portaient la tête haute ; il poursuit et disperse ensuite le reste à travers les bois.
  14. Voyez t. I, p. 565, § 26, de l’Abus de la Critique en matière de Religion.
  15. Et toi aussi, mon cher Brutus ! On assure que le satirique donnait an mot Brute une interprétation plus maligne, que nous ne prétendons pas approuver.
  16. On sait qu’hégire signifie fuite, expulsion.
  17. On assure que, dès le lendemain de l’expulsion des Jésuites, les convulsionnaires ont commencé à la prédire. C’est ainsi qu’ils ont toujours prophétisé et ; ce qui est bien surprenant, ils ne se sont jamais trompés.
  18. Ces questions paraissent avoir été écrites dans l’intervalle de l’arrêt qui ordonnait aux Jésuites le serment à l’arrêt qui les a bannis. On a cru qu’elles pourraient être utiles, si quelque circonstance imprévue paraissait un jour exiger qu’on obligeât les Jésuites de renoncer expressément à l’institut.
  19. Cette lettre était écrite avant la fin de l’année 1765 ; différentes circonstances ont empêché qu’elle ne parût plus tôt. On craint même qu’elle ne vienne aujourd’hui trop tard, car les Jésuites sont déjà presque oubliés ; mais comme elle contient quelques vérités utiles, et par conséquent toujours bonnes à dire en tout temps, on s’est déterminé à la donner, au risque d’avoir assez peu de lecteurs.
  20. Voyez les écrits des Jésuites du temps de la ligue, et entre autres le livre de Mariana, de Rege et regis Institutione ; il est tout fondé sur ce principe, que l’autorité des rois ne vient point de Dieu, mais des hommes ; d’où il conclut qu’on peut et qu’on doit assassiner un prince rebelle à l’autorité de Dieu, ou, ce qui revient au même, de l’Église. Voyez aussi les ouvrages du jésuite Salmeron, qui prétend que, dans le passage dont il s’agit, S. Paul n’a voulu que faire sa cour aux puissances de la terre, et les ménager en faveur du christianisme naissant.

    Nous croyons devoir remarquer que, dans l’endroit du premier livre des Rois, rapporté ci-dessus, et si mal interprété par les Jésuites au désavantage de l’autorité royale, la Vulgate se sert d’un terme dont les tyrans pourraient abuser ; ce sera, dit-elle, verset ii, le droit du roi de prendre vos enfants, vos femmes, etc. Ce droit ne doit s’entendre évidemment que d’un droit injuste, d’un droit barbare, que jamais un roi digne de l’être ne pourra s’attribuer, encore moins regarder comme venant de Dieu. Nous pourrions ajouter ici, sur le véritable droit des princes, plusieurs réflexions, qui seraient sûrement approuvées et signées de tous les monarques vertueux et justes ; mais elles nous écarteraient trop de notre sujet. Nous dirons seulement que l’auteur d’un ouvrage moderne, qui a pour titre, de l’Autorité du Clergé, nous paraît avoir bien mal entendu et commenté ce passage, p. 145 et suivantes de son premier volume. Cet auteur ajoute, p. 144, que, quand les rois abusent de leur puissance, il est juste de n’y point consentir, et de ne pas se conformer à l’abus ; mais que rien ne doit faire perdre la soumission à l’autorité. On n’entend pas ce que cela veut dire ; car ne pas se conformer à l’abus, c’est résister à l’autorité qui abuse. On ne saurait s’exprimer avec trop de précision dans ces matières délicates, où un mot pour un autre peut donner lieu à des conséquences dangereuses.

  21. Les Carthaginois, par la volonté de Jupiter, car c’est le dieu dont Virgile parle, déposent leur férocité. Énéid. I. v. 306.
  22. Que Dieu me donne la vie, les richesses, je me ferai à moi-même un cœur juste. Horace, épître I. 18. dernier vers.
  23. Mes jansénistes ne sont pas plus exacts dans les faits qu’ils rapportent que dans leurs raisonnements et leurs citations. L’un d’eux, par exemple, assure que l’ouvrage sur la Destruction des Jésuites a été envoyé de la part de l’auteur au père Frisi, barnabite italien, et très habile géomètre. Rien n’est plus faux, et le père Frisi est prêt à l’attester. Encore une fois, on ne relève ces bagatelles, très futiles en elles-mêmes, que pour montrer l’exactitude scrupuleuse, en tout genre, de ces hommes de bien ; car c’est ainsi qu’ils se qualifient entre eux, c’est l’épithète par laquelle ils se désignent.