Sur la complaisance que les femmes ont en leur beauté


Sur la complaisance que les femmes ont en leur beauté


SUR LA COMPLAISANCE QUE LES FEMMES
ONT EN LEUR BEAUTÉ.
(1663.)

Il n’y a rien de si naturel aux belles personnes, que la complaisance qu’elles ont en leur beauté : elles se plaisent, avant qu’on leur puisse plaire ; elles sont les premières à se trouver aimables et à s’aimer. Mais les mouvements de cet amour sont plus doux qu’ils ne sont sensibles : car l’amour-propre flatte seulement, et celui qui est inspiré se fait sentir.

Le premier amour se forme naturellement en elles, et n’a qu’elles pour objet : le second vient du dehors, ou attiré par une secrète sympathie, ou reçu par la violence d’une amoureuse impression. L’un est un bien qui ne fait que plaire, mais toujours un bien, et qui dure autant que la beauté ; l’autre sait toucher davantage, mais il est plus sujet au changement.

À cet avantage de la durée, qu’a la complaisance de la beauté sur le mouvement de la passion, vous pouvez ajouter encore qu’une belle femme se portera plutôt à la conservation de sa beauté, qu’à celle de son amant : moins tendre qu’elle est pour un cœur assujetti, que vaine et glorieuse de ce qui peut lui donner la conquête de tous les autres. Ce n’est pas qu’elle ne puisse être sensible pour cet amant ; mais, avec raison, elle se résoudra plutôt à souffrir la perte de ce qu’elle aime, que la ruine de ce qui la fait aimer.

Il y a je ne sais quelle douceur à pleurer la mort de celui qu’on a aimé. Votre amour vous tient lieu de votre amant, dans la douleur ; et de là vient l’attachement à un deuil qui a des charmes :

Qui me console excite ma colère :
Et le repos est un bien que je crains.
Mon deuil me plaît et me doit toujours plaire ;
Il me tient lieu de celle que je plains1.

Il n’en est pas ainsi de la perte de la beauté. Cette perte met une pleine amertume dans vos pleurs, et vous ôte l’espérance d’aucun plaisir, pour le reste de votre vie.

Avec votre beauté, il n’y avoit point d’infortune dont vous ne pussiez vous consoler : sans votre beauté, il n’y a point de bonheur dont vous puissiez vous satisfaire. Partout, le souvenir de ce que vous avez été fera vos regrets ; partout, la vue de ce que vous êtes fera vos chagrins.

Le remède seroit de vous accommoder sagement au malheureux état où vous vous trouvez ; et quel remède, pour une femme qui a été adorée, de revenir d’une vanité si chère à la raison ! Nouvelle et fâcheuse expérience, après l’habitude d’un sentiment si doux et si agréable !

Les dernières larmes que se réservent de beaux yeux, c’est pour se pleurer eux-mêmes, quand ils seront effacés. De tous les cœurs, le seul qui soupire encore pour une beauté perdue, c’est celui d’une misérable qui la possédoit.

Le plus excellent de nos poëtes, pour consoler une grande reine de la perte d’un plus grand roi, son époux, veut lui faire honte de l’excès de son affliction, par l’exemple d’une reine désespérée qui se prit au sort, dit aux astres des injures, et accusa les dieux, de la mort de son mari2 :

Et dit aux astres innocents
Tout ce que fait dire la rage,
Quand elle est maîtresse des sens3.

Mais, ne trouvant pas que l’horreur de l’impiété pût être assez forte, dans une âme outrée de douleur, il garde pour sa dernière raison à lui représenter l’intérêt de ses appas ; comme s’il n’y avoit plus aucun remède à son mal, que la considération du tort qu’elle fait à sa beauté :

Que vous ont fait ces beaux cheveux,
Dignes objets de tant de vœux,
Pour endurcir votre colère ?
Et devenus vos ennemis,
Recevoir l’injuste salaire
D’un crime qu’ils n’ont point commis ?

Il pardonnoit aux femmes d’être impies, d’être insensées ; il ne leur pardonnoit pas de s’être rendues moins aimables. C’est le crime dont il prétendoit, avec moins de peine, leur faire horreur. Les vouloir rappeler à la religion, c’est peu de chose : leur mettre devant les yeux l’intérêt de leur beauté, c’est tout ce qu’il s’imagine de plus fort, contre l’opiniâtreté de leur deuil ; il ne connoît rien au delà qui soit capable de les guérir.

Pour connoître jusqu’où va cet attachement des femmes à leur beauté, il le faut considérer dans les plus retirées et les plus dévotes. Il y en a qui ont renoncé à tous les plaisirs, qui se sont détachées de tous les intérêts du monde, qui ne cherchent à plaire à personne, et à qui personne ne plaît : mais, dans une indifférence de toutes choses, elles se flattent secrètement de se trouver encore aimables. Il y en a d’autres qui s’abandonnent à toutes sortes d’austérités ; et si, par hasard, elles se regardent dans un miroir, vous les entendez soupirer de se voir changées. Elles font avec la dernière ferveur ce qui défigure leur visage, et ne peuvent souffrir la vue de leur visage défiguré.

La nature, qui peut consentir à se laisser détruire elle-même, par un sentiment d’amour pour Dieu, s’oppose en secret au moindre changement de la beauté, par un mouvement d’amour-propre, dont elle ne se défait point. En quelque lieu qu’une belle personne soit retirée, en quelque état qu’elle soit, ses appas lui seront chers. Ils lui seront chers dans la maladie ; et, si la maladie va jusqu’à la mort, le dernier soupir est moins pour la perte de la vie, que pour celle de la beauté.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Maynard, dans l’Ode, sur la mort de sa fille.

2. Artémise, qui avoit perdu Mausole, roi de Carie, son époux.

3. Ces vers sont de Malherbe, dans l’Ode qui a pour titre : Consolation à Caritée sur la mort de son mari. Ménage, dans ses Observations sur les poésies de Malherbe, dit que cette Caritée étoit une dame de Provence de grand mérite et d’une beauté extraordinaire. Mais M. de Saint-Évremond nous apprend ici, que Malherbe composa cette ode pour Marie de Médicis, après la mort de Henry IV. Cependant, comme il me sembloit que cette pièce, quoique très-belle, étoit d’un style trop simple, et, pour ainsi dire, trop familier, pour une personne d’un si haut rang ; je lui montrai la remarque que j’avois faite sur cet endroit, à la marge de mon exemplaire, où je rapportois l’observation de Ménage, et les raisons qui me la faisoient paraître vraisemblable : mais il m’assura que, de son temps, personne ne doutait, à la cour, que Malherbe n’eût en vue Marie de Médicis. (Note de Des Maizeaux.) Ce fait est peu connu. Voy. le Malherbe de M. Hachette, I, p. 32, où la tradition, attestée par Ménage, est reproduite, sans observation du savant éditeur.