Sur la carte de Tendre

Poésies de Segrais précédées d'un essai sur les poètes bucoliques
Chalopin et fils (p. 174-175).



STANCES


sur la Carte de[1] Tendre.


Estimez-vous cette carte nouvelle
Qui veut de Tendre apprendre le chemin ?
Pour adoucir une beauté cruelle
Je m’en servais encore ce matin.
Mais, croyez-moi, ce n’est que bagatelle.
Ces longs détours n’ont souvent point de fin,
Le grand chemin et le plus sûr de tous,
C’est par Bijoux.



Sur cette carte on marque un certain fleuve,
Le premier but d'un désir amoureux ;
Mais par Bijoux aisément il se treuve
Et c'est par là qu'il n'est point dangereux ;
Demandez-vous une plus forte preuve,
Pour faire voir que, de ce Tendre heureux,
Le grand chemin et le plus sûr de tous
C'est par Bijoux ?


Si quelquefois sur Estime on s'avance,
C'est quand on peut faire estimer ses dons,
Car Petits Soins ne vont qu'à Révérence,
Et Jolis Vers pris souvent pour chanson
Malaisément vont à Reconnaissance,
Mais bien plutôt aux Petites-Maisons ;
Le grand chemin et le plus court de tous,
C'est par Bijoux.


Oubliez donc cette trop longue route
Ne retenez que le nom de Bijoux ;
Avec lui seul vous parviendrez sans doute
Car si d'abord Tendre ne s'offre à vous,
Séjournez-y quoique le séjour coûte ;
Tendre viendra jusques au rendez-vous ;
Le grand chemin et le meilleur de tous,
C'est par Bijoux.

  1. La Carte de Tendre, dans la première partie du roman de Clélie, par mademoiselle de Scudéri, est une fiction allégorique imaginée pour marquer les différens genres de tendresse, qui tous peuvent se rapporter à trois causes, l’estime, la reconnaissance et l’inclination. La Carte marque trois rivières à qui l’on donne ces trois noms, et sur lesquelles sont situées trois villes, nommées Tendre ; Tendre sur Inclination, Tendre sur Estime et Tendre sur Reconnoissance. La route qui conduit à ces trois villes est semée de villages par où il faut passer : Petits Soins, Jolis Vers, etc., que cite ici Segrais, sont de ce nombre.