Calmann-Lévy, éditeurs (p. 1-17).

SUR LA BRANCHE



I

PARIS


Paris, hôtel de Castigliono.

Me voici bientôt arrivée, j’imagine, au bout de mon chemin, un chemin long de cinquante-sept ans déjà ! Cinquante-sept ans que mon cerveau fonctionne, que mon cœur bat, que mes pieds marchent. Je ne perçois encore aucune trace d’usure. Une solide machine que la mienne en vérité !

J’étais condamnée à faire toute seule la dernière étape. Un jour, dans mon ciel serein, contre toute prévision, un orage terrible a éclaté. Cet orage m’a enlevé mari, famille, foyer. Depuis lors, je vis à l’hôtel « sur la branche ». Pour une femme, dans les conditions où je me trouve, rien ne saurait être plus pratique et plus agréable. Se perdre dans quelque appartement trop grand, s’asseoir solitaire à la table autrefois entourée de visages, chers, entendre les meubles craquer pendant les soirées d’hiver, voir les visiteurs se faire rares, n’être plus en contact avec le monde que par les journaux, ce serait une véritable petite mort. La Providence m’y a soustraite, je ne cesse de l’en remercier.

Mon esprit, délesté des soins du ménage, de toute préoccupation matérielle, a pris un nouvel essor. On eût dit qu’il avait été rechargé et avec une électricité plus subtile, plus puissante. À l’âge où l’on se sent décroître, je me sens en progrès, et j’ai pu monter dans « le dernier bateau ». Assurément le phénomène ne m’est pas spécial. Corot disait que pour saisir l’âme et la beauté d’un paysage, il fallait « savoir s’asseoir » ; je crois que j’ai réussi à savoir m’asseoir pour regarder la vie. Du point où je me suis placée après bien des tâtonnements, elle m’apparaît belle et bonne, oui, bonne… Je vois l’homme, non plus comme un aveugle en liberté, mais comme un coopérateur de l’œuvre divine, immortel comme elle. Je le vois, marchant en pleine éternité, conduit vers des buts lointains et glorieux. Cette vision nouvelle m’est une source d’enseignements précieux, de consolations, d’espérances infinies. Pourquoi ne les donnerais-je pas à ceux qui en ont besoin ? Pourquoi ne penserais-je pas pour ceux qui n’ont pas le temps de penser ? Pourquoi ne regarderais-je pas pour ceux qui n’ont pas le temps de regarder ? « Sur la branche », on voit de plus haut et plus loin aussi, oh ! beaucoup plus loin.


Paris.

Une chambre et un cabinet de toilette au quatrième étage d’un hôtel de première classe, dans le quartier des étrangers, voilà mon chez-moi. Le contenu de trois malles, voilà toutes mes possessions terrestres. Il n’est pas grandiose, pas luxueux ce décor de mon cinquième acte ; eh bien, tel quel, il me plaît infiniment. Ma fenêtre donne sur une rue élégante et je vois passer des théories d’êtres humains intéressants par la variété de leurs conditions et de leurs allures. De mon balcon, j’ai la vue d’une bande étroite mais très étendue du panorama de Paris ; de Sainte-Clotilde à la basilique du Sacré-Cœur, du jardin des Tuileries au boulevard des Italiens et les lueurs du couchant éclairent divinement le pan du ciel qui m’est concédé. Les quelques mètres carrés où je piétine sur place renferment un nombre invraisemblable de choses : un lit, une chaise longue, deux tables, deux fauteuils, une malle. Sur un panneau, entre les plis d’une étoffe ancienne, les portraits de mes derniers amis, sur un autre, ceux de mes connaissances, des personnes qui ont laissé un souvenir agréable dans ma vie, puis les photographies des chiens que j’ai aimés, de Blanchette, de Charmant, de Bob, de Jack. Je les garde pour le rayon de tendresse canine que la lumière a saisi au fond de leurs yeux. À droite de la cheminée l’étagère de mes livres favoris : la Bible, Homère, Dante, Shakespeare, Molière, Diderot, Don Quichotte, Manon Lescaut. Au-dessus, la Vérité de Lefèvre ; au-dessous, Saint-Augustin et Sainte-Monique, d’Ary Scheffer. En face de la porte d’entrée, la Victoire de Samothrace. Épinglée à côté de mon lit, une gravure de Willette, étrange et belle : contre un ciel noir, traversé d’éclairs, se dresse une grande croix sur laquelle est cloué un être humain aux traits rudes, mal dégrossis. C’est le mauvais larron. Il est là, agonisant, les cheveux soulevés par un vent d’orage, mais point seul. Une femme du peuple a les bras autour de son cou, les lèvres sur ses lèvres. Pour atteindre sa bouche, elle a dû se hisser sur sa monture, un petit âne blanc conduit par un enfant qui, honteux, s’appuie contre le bois infamant. Est-ce l’amour de Montmartre, de Saint-Ouen, de Saint-Lazare ?… je ne sais, mais dans ce baiser, dans ce corps de femme tendu, exhaussé jusqu’au crucifié, il y a une force de tendresse maternelle qui fait croire au pardon. Toutes ces choses peuplent ma solitude, pressent contre mon cerveau, contre mon cœur et en font jaillir des pensées et des sentiments. Quand j’ai, en outre, dans ma chambre, des fleurs et du feu, elle me semble gaie et délicieusement intime. Pour une femme qui, comme moi, aime les vastes pièces, hautes de plafond, les étoffes soyeuses, les objets artistiques doux à l’œil et au toucher, les beaux tableaux, cette demeure banale devrait m’être une torture. Eh bien, non, je me suis attachée aux objets qui m’entourent à cause de leur laideur même. La bergère de ma pendule en chapeau rond avec une colombe sur l’épaule, un mouton à ses pieds, une houlette à la main, la pendule elle-même, qui autrefois m’eussent causé un continuel grincement de dents, me sont devenues chères. Et puis, ce que j’aime surtout, c’est cette grande malle, barrée de rouge et de bleu, marquée de mes initiales, chevronnée d’étiquettes qui me rappellent que je suis une nomade. Je la fais et je la défais avec un égal plaisir. Elle renferme tout ce qui est nécessaire à ma vie simplifiée. Dans un de ses compartiments se trouve même ma dernière toilette, ma robe de cercueil, les souliers dont on doit me chausser. Qui donc aurait de la coquetterie pour moi ? Chère malle. En mourant, je la regretterai plus qu’un palais et l’idée qu’un jour des mains étrangères farfouilleront dedans, disperseront son contenu, m’est très désagréable.

Hier, en promenant les yeux autour de moi, je n’ai pu m’empêcher de sourire. Sur la cheminée une statuette de Saint-Antoine de Padoue, le don d’une amie très pieuse, au mur un fer de cheval, le gui de la Noël dernière, le buis de Pâques. Des gris-gris, des fétiches, des symboles comme sous la hutte ancestrale, c’est très curieux. Je sais qu’ils ne me porteront pas bonheur, qu’ils ne me préserveront d’aucun mal, mais ils sont là.

L’hôtel que j’habite, comme toutes les maisons du quartier, date du premier Empire. Pour introduire les ressorts nécessaires à la vie moderne dans une construction d’une autre époque, il faut vraiment des prodiges d’ingéniosité. J’ai assisté à cette évolution de l’habitation humaine. Elle m’a singulièrement intéressée. Dans l’ordre matériel, elle reproduit l’évolution de l’esprit. Les procédés se ressemblent d’une manière frappante. Ici, l’ouvrier rencontre un mur trop gros, une cloison trop mince, une poutre trop vieille ; là, la science se heurte à un préjugé ancien, à une croyance séculaire, à une âme affaiblie. Il faut perforer, étayer, abattre, reconstruire avec des précautions infinies, introduire des ressorts nouveaux et dans l’immeuble et dans le cerveau. Les bois, les pierres crient, l’intellect proteste, mais l’œuvre inéluctable s’accomplit : bains, ascenseurs, électricité, tuyaux, fils, trouvent place dans les vieux murs. Un idéal nouveau prend possession du cerveau, et le monde a marché. J’étais présente, lorsqu’à l’hôtel, on a fermé le compteur à gaz pour admettre la jeune et brillante humière moderne, et en voyant ceci tuer cela, je n’ai pas pu me défendre d’un serrement de cœur. Dame ! je suis parmi les « cela » maintenant.

Paris.

La connaissance de trois langues a fait de moi une cosmopolite. C’est à la fois un bonheur et un malheur d’être cosmopolite. Les facultés se développent davantage, mais l’âme garde les caractéristiques de sa race, le cœur reste de son pays, de son clocher même. On inspire de la méfiance à ses compatriotes, de l’envie aussi. On se heurte à leurs idées stationnaires, à leurs préjugés. On ne les comprend plus, et au milieu d’eux, on éprouve toujours une pénible sensation d’isolement. Que l’on puisse prendre le germe du cosmopolitisme dans une petite ville de province paraîtra invraisemblable. Cela a été pourtant. La Providence amène de loin, quelquefois, les éléments dont elle a besoin pour les destinées humaines. Une Anglaise fit son apparition dans la société de Bourg. Il n’y en avait jamais eu avant elle. C’était la femme d’un jeune docteur. Elle s’était mariée contre le gré de ses parents et tous les siens avaient rompu avec elle. La littérature anglaise du commencement du siècle a eu, chez nous, une influence qui ne s’est jamais reproduïte. Ma mère avait une admiration passionnée pour Byron, Shelley, Walter Scott. Une compatriote de ces hommes-là ne pouvait manquer de lui inspirer de la sympathie. Elle se la très intimement avec madame André qui habitait la maison voisine de la siente. Cette amitié commnonça à influer sur mon éducation physique, Quand je vins au monde, je fas reçue, vêtue et soignée commme l’étaient les enfants anglais. On me laissa les membres libres, la tête découverte, on m’accoutuma au grand air et à l’eau froide. Plus tard, je portai des robes très courtes, j’eus les épaules et les jambes nues, les cheveux au vent. Ma mère fut sévèrement blâmée de oes innovations. Mes camarades se moquaient de moi et m’appelaient l’« English ». Madame André me parlait sa langue comme elle faisait à son petit garçon et je l’apprenais sans m’en apercevoir. La nostalgie, le chagrin d’être séparée de ses parents développèrent chez l’amie de ma mère les germes de la phtisie. Elle fut emportée en huit jours. Son mari quitta le pays et emmena son fils, mon compagnon de jeu. Après cela, om aurait pu croire que l’élément étranger avait été supprimé dans ma vie. Eh bien, non ! Cinq ans plus tard, vers ma douzième année, un Anglais arriva à Bourg. On ne sut jamais d’où ni comment. Il se logea chez une veure qui avait une maisonnette à l’entrée de la ville et prenait en pension des professeurs, des employés. Madame Permet, qui était une femme de grande bonté, s’intéressa à l’étranger. Sur sa prière, elle lui chercha des leçons et réussit à lui trouver cinq élèves, moi comprise. Pauvre M. Gray ! Je suis sûre que personne en ce monde ne se souvient de lui. Son image n’existe probablement plus que dans une cellule de mon cerveau. Comment y a-t-elle été imprimée si profondément ? Par la puissance occulte de la douleur qu’il portait en lui peut-être! II est là, avec sa silhouette maigre, sa longue taille voûtée, sa pâleur nacrée, ses yeux tristes. Chose curieuse, presque incroyable, pour qui ne sait pas la merveille que nous sommes, je sens encore l’impression de froid physique que me donnait ce corps d’où la vie se retirait. Je revois sa main fine, transparente, aux ongles bien taillés qui se détachait sur mes livres. Elle me fascinait, m’imposait, comme si à mon insu j’eusse subi le prestige de la race supérieure dont elle témoignait. Du reste, avec M. Gray, j’étais extraordinairement attentive et docile. Il m’enseignait sa langue au moyen de la grammaire Robertson. Soit que la méthode fût bonne, soit que j’y eusse une aptitude innée, je ne mis pas longtemps à la comprendre. Il y avait en Angleterre toute une littérature enfantine, alors que nous en étions réduits aux Veillées du Château, aux Exilés en Sibérie, aux Contes de Berquin et que nos éditions roses et bleues se trouvaient encore dans les limbes de quelques cerveaux féminins. Dans leurs livres, pas de sermons, pas de modèles de sagesse impossibles à imiter, mais de vrais petits garçons, de vraies petites filles, tous les animaux de l’arche deNoé, de la vie enfin. Cela m’allait. Ces histoires me ravissaient et excitée par la curiosité, je cherchais sans Page:Laperche - Sur la branche.djvu/27 Page:Laperche - Sur la branche.djvu/28 Page:Laperche - Sur la branche.djvu/29 Page:Laperche - Sur la branche.djvu/30 Page:Laperche - Sur la branche.djvu/31 Page:Laperche - Sur la branche.djvu/32 Page:Laperche - Sur la branche.djvu/33 éditeurs, rédacteurs ne savent pas encore, au xxe siècle, ce qu’est un manuscrit. S’ils s’en doutaient, ils le manieraient comme un saint-sacrement.

En tout cas mon roman fut lu, — il aurait pu ne pas l’être, — il fut lu, accepté, publié en feuilletons, puis en volume. Son succès me fit pressentir que Jean Noël pourrait bien prolonger ici-bas l’existence de madame de Myères. Je n’en vois pas la nécessité, mais la Providence la voit probablement.

J’écrivis un second roman. L’appréciation favorable du premier par un académicien qui aime les Lettres d’un amour désintéressé et se plaît à signaler les œuvres de quelque mérite, m’ouvrit les pages d’une de nos meilleures Revues. Mon amie mourut avant l’apparition de ce nouveau volume, qu’elle avait particulièrement aimé. Le jour même de sa publication, quelque chose de curieux se produisit. J’étais venue faire visite à sa mère que j’attendais dans la chambre même, où nous avions si souvent communié ensemble. C’était au mois d’avril, vers la fin d’une belle journée. Il y avait autour de moi un silence de crépuscule. J’évoquai sa douce figure de madone aux yeux noirs, sa silhouette élégante et je regrettai qu’elle ne fût plus là. Soudain, dans l’air tranquille, sans qu’une feuille des arbres de la cour remuât, une onde de vent… extraordinairement doux, entra par la fenêtre ouverte, m’enveloppa et sembla ressortir. Je tressaillis, mon cœur battit. J’eus l’idée instantanée que cette manifestation venait d’elle. Cette impression m’est restée… Sait-on ? Ah ! sait-on ?

Je viens d’achever mon troisième roman. J’en ai recommencé la copie. Pendant ces cinq dernières années, j’ai étudié le travail de la vie chez les autres, la curiosité m’est venue de l’étudier en moi. N’est-ce pas bien imprudent ? Dieu sait quelles cellules ma pensée peut rouvrir ! Saura-t-elle éviter cette zone qui contient tant de choses sacrées et douloureuses ? J’y veillerai ! Il y a des morts qui ne sont jamais assez morts.